Washington, D.C.

Angelo Donatelli fut étonnamment facile à trouver. Austin chercha simplement son nom dans le réseau Internet et trouva quinze références dont un article de Business Week décrivant la réussite spectaculaire d’un serveur qui était devenu propriétaire d’un des restaurants les plus à la mode de New York. La photo de Donatelli discutant avec son chef de cuisine montrait un homme aux cheveux argentés, entre deux âges, ressemblant davantage à un diplomate européen distingué qu’à un restaurateur. Austin appela les renseignements de Manhattan et fut bientôt en ligne avec sa très aimable directrice adjointe.

— M. Donatelli est absent aujourd’hui, dit-elle.

— À quel moment pourrais-je le joindre ?

— Il doit rentrer demain de Nantucket. Vous pouvez essayer de l’appeler après trois heures.

Nantucket. Austin connaissait bien l’île au large de la côte du Massachusetts, car il y avait souvent fait escale quand il faisait de la voile dans le Maine. Il essaya d’obtenir le numéro de téléphone de Donatelli à Nantucket, mais il était sur liste rouge. Quelques minutes plus tard, il parlait au lieutenant Coffin du Département de Police de Nantucket. Austin se présenta comme appartenant à la NUMA et expliqua qu’il souhaitait entrer en contact avec M. Donatelli. Il comptait sur le fait que la police d’une petite ville connaît tout le monde et sait tout sur la communauté.

L’officier de police confirma que Donatelli avait une maison de vacances sur l’île, mais se montra prudent.

— Qu’est-ce que l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine peut vouloir à M. Donatelli ?

— Nous rassemblons des renseignements historiques sur les collisions en mer. M. Donatelli était à bord de l’Andréa Doria quand il a été heurté.

— J’en ai entendu parler. Je l’ai rencontré une fois ou deux. C’est un chic type.

— J’ai essayé de lui téléphoner, mais il est sur liste rouge.

— Ouais ! La plupart des gens font la même chose dans le coin où il habite. Ils construisent de grosses maisons afin d’avoir la paix.

— Je peux essayer de prendre un avion pour l’île en fin d’après-midi et tenter ma chance de le rencontrer.

— J’vais vous dire. Quand vous arriverez sur l’île, faites donc un saut au poste de police de Water Street et demandez-moi. Je pourrai vous montrer sur la carte où il habite.

« Bon flic ! pensa Austin. Pas le genre à donner des renseignements sur un des riches propriétaires de l’île sans savoir à qui il a affaire. »

II n’aurait jamais cru Nina capable de trouver si vite une piste à suivre.

Zavala étant au Texas et Trout au Yucatân, Austin pourrait sans doute trouver un moment pour rencontrer brièvement Donatelli. Il utilisa ses accointances gouvernementales pour obtenir une place sur une petite compagnie locale qui faisait des navettes régulières entre Washington et Nantucket. Deux heures plus tard, il était dans un coucou volant vers le sud-est.

Le vol lui laissa le temps de parcourir le dossier que Yaeger avait posé sur son bureau lorsqu’Austin allait le quitter. Il avait demandé au petit génie de l’informatique de faire travailler ses merveilles électroniques sur la Fraternité, la société secrète du XVIe siècle dont Perlmutter et lui avaient parlé en déjeunant. Et de chercher les liens que Los Hermanos pouvaient avoir eus avec Christophe Colomb. Austin regarda par le hublot l’océan étinceler tout en bas puis ouvrit le dossier et lut la note de Yaeger.

« Salut, Kurt,

Je crois que je l’ai ! Je me suis baladé dans les sociétés secrètes jusqu’à m’user les yeux, mais, pris sous l’angle de Colomb, ça resserre les recherches. J’ai suivi un de ces faits isolés qui flottent sur l’écran de l’ordinateur, venant de Dieu sait où. Une note en bas de page d’une seule ligne dit que Colomb aurait été associé à une organisation appelée la Fraternité du Saint Sabre de la Vérité. (Ils aimaient les titres à rallonge, à l’époque.) Je ne peux pas te confirmer qu’il en ait été membre. Probablement pas.

La Fraternité a été fondée vers 1400 pendant l’Inquisition espagnole, par un archidiacre du nom d’Hernando Ferez, à la tête d’un puissant monastère connu pour ses convictions extrémistes. En plein dans la flagellation et la mortification. Ferez était un peu à droite de Torquemada, lui-même grand manitou de l’Inquisition. Ferez réunit les plus fanatiques du monastère. Les frères constituèrent le cœur de sa Compagnie.

Ferez était complètement dingue, inébranlable dans ses convictions, très heureux d’user de violence et de meurtre pour arriver à ses fins. Il accorda d’avance l’absolution à ses disciples, quelle que soit la quantité de sang répandu pour la cause, qui était d’éradiquer les hérétiques. Et si possible, de s’enrichir en même temps. Ils partageaient avec l’Inquisition le butin pris aux victimes. La Fraternité travaillait dans l’ombre, identifiant les infidèles pour nourrir la machine à tuer de l’Inquisition. Parfois ils envoyaient leurs propres escadrons. Ou bien, contre une somme importante, ils vous assuraient l’impunité. Du moment qu’ils pouvaient vous pomper de l’argent.

L’hérésie s’étendait très loin. Ce qui nous amène à voir les choses sous un autre angle. À l’époque, on pouvait être brûlé rien que pour avoir affirmé que Colomb avait découvert l’Amérique. Les Écritures n’ont jamais parlé du continent américain. Ça ficherait en l’air toute l’histoire d’Adam et Ève. Alors quand Colomb affirma avoir atteint l’Inde ou la Chine, les puissances du temps l’ont soutenu.

En réalité, les vraies raisons furent politiques. L’Église et l’État, c’était la même chose. Quiconque menaçait le dogme de l’Église menaçait le Trône. Si jamais des doutes se manifestaient sur l’enseignement de l’Église en matière de géographie, le vulgum pecus pourrait tout à coup se demander pourquoi il mourait de faim alors que les évêques et les rois étaient bien nourris, et avant longtemps, la populace risquait de monter à l’assaut des châteaux.

Il y avait aussi des millions en jeu. L’Espagne voulait les richesses du Nouveau Monde pour elle seule. Si d’autres pays pouvaient prouver que Colomb n’était pas le premier à découvrir l’Inde, des rivaux de l’Espagne, comme le Portugal, pourraient réclamer pour eux les nouvelles terres et les richesses. L’or signifiait de nouveaux navires de guerre et la constitution de grandes armées, de sorte qu’il s’agit en réalité de domination européenne. C’est pourquoi l’Inquisition, qui servait d’instrument de terreur à l’État espagnol, considérait comme une hérésie punissable du bûcher de croire qu’il existait un continent qui séparait les civilisations et que ces civilisations avaient eu des contacts avec l’Ancien Monde avant Christophe Colomb. Et pour montrer à quel point cette idée était dangereuse, le roi envoya secrètement Amerigo Vespucci vérifier que Colomb n’a voit pas découvert une route plus courte pour atteindre l’Inde, qu’il avait trouvé un nouveau continent et qu’il n’avait peut-être pas été le premier à s’y rendre. Vespucci fut accusé d’hérésie et dut se rétracter. En commettant ce crime capital, l’Espagne admettait tacitement qu’il y avait bien eu des contacts précédents. Torquemada était un vieux diable sournois. Il affirma que même si les Indiens avaient reçu un visiteur de l’Ouest, qu’ils appelaient Quetzalcoatl, l’étranger avait dû être blanc et espagnol. Cela signifiait que l’Espagne avait des droits sur les nouvelles terres même avant la naissance de Colomb.

J’ai vérifié que cinq marins étaient bien morts après avoir dîné chez Colomb. Je ne peux pas prouver que la Fraternité ait eu quelque chose à voir dans ce crime. Ils ont pu être empoisonnés. Je n’ai plus rien découvert sur la Fraternité après le XVIIe siècle. Peut-être a-t-elle cessé de travailler avec l’Inquisition. Ci-joint les copies de mes sources. J’espère que ça t’aidera. Hiram. »

Le reste du dossier contenait les sources annoncées. Austin lut la pile de papiers et se dit que Yaeger avait fait du bon travail en résumant ses découvertes. Le récit sur la Fraternité était passionnant, surtout sur sa mission consistant à supprimer toute connaissance d’un contact entre le Nouveau et l’Ancien Monde. Un problème cependant : la Fraternité avait cessé d’agir depuis plus de trois cents ans.

La voix du pilote annonça que l’appareil passait près de Martha’s Vineyard. On apercevait la forme en côtelette de Nantucket à l’est de Vineyard. Un brouillard océanique enveloppait la lande balayée par le vent et les longues bandes blanches ceignant l’île. Il était facile de comprendre pourquoi cet endroit avait attiré le capitaine Achab[42] à la jambe de bois et, dans la réalité, les capitaines baleiniers quakers et les armateurs qui bâtissaient leurs fortunes sur le commerce de la baleine. Nantucket avait à sa porte une autoroute marine d’où ses baleinières pouvaient atteindre les sept mers pour des voyages durant parfois des années.

Austin loua une voiture à l’aéroport Tom Nevers et se rendit en ville, passa devant d’imposants immeubles de brique construits avec l’argent de l’huile de baleine. La voiture tressauta sur la large rue principale pavée de galets qu’on utilisait autrefois pour le ballast des anciens navires à voiles. Puis il entra dans Water Street, le long du port, où il s’arrêta au commissariat, à côté de la caserne de pompiers. Le lieutenant Coffin était une grande asperge aux pommettes hautes et au nez osseux et proéminent qui avait pris trop de soleil. Il resta bouche bée de surprise lorsqu’Austin se présenta.

— Mince ! Vous avez fait vite, dit-il en mesurant de l’œil l’homme aux larges épaules et aux cheveux prématurément blanchis. Vous avez des jets privés, à la NUMA ?

— Certains en ont. Moi, j’ai tenté ma chance avec un vol régulier. Une bonne excuse pour quitter Washington.

— Je ne peux pas vous en blâmer. L’île est superbe à cette époque de l’année. Et il n’y a pas foule non plus. (Ses yeux noisette se froncèrent.) Après votre appel, j’ai appelé la NUMA.

— Je ne peux pas vous en blâmer ! Coffin sourit.

— On dirait que vous faites partie des huiles. Ici, on est assez décontractés, mais on ne saurait être trop prudents. Il y a pas mal de gens riches à Nantucket, avec de grandes maisons et plein d’impôts à payer. Mais je n’imagine pas un cambrioleur demander à la police où est la maison qu’il veut cambrioler. Enfin, on ne sait jamais ! C’est bien d’avoir appelé. Par ici, les gens s’occupent les uns des autres. Ils seraient capables de vous envoyer à l’autre bout de l’île. Je vais vous montrer comment y aller. (Il posa une carte touristique sur le comptoir.) Vous prenez la Polpis Road jusqu’à un chemin de sable marqué par une boîte aux lettres avec un bateau dessus.

Coffin dessina la route au marqueur.

Austin remercia l’officier de police et suivit ses instructions pour sortir de la ville, atteignit l’étroite route ondulante courant sous les pins et passant devant des fermes et des buissons de canneberges. À hauteur de la boîte aux lettres surmontée du modèle réduit noir et blanc d’un paquebot de métal, Austin emprunta la route de sable qui serpentait dans une forêt rabougrie jusqu’à une lande houleuse. L’odeur forte de la mer arrivait sur les rubans de brouillard qu’il avait vus depuis l’avion.

La grosse maison sortit soudain du brouillard. Elle paraissait déserte. Aucun véhicule dehors, aucune lumière aux fenêtres malgré le soir qui tombait. Austin laissa la voiture sur le parking en fer à cheval couvert de coquilles écrasées, suivit une allée bordée d’une large pelouse bien entretenue jusqu’à un porche grand ouvert. Il sonna à la porte d’entrée. La sonnerie résonna à l’intérieur. Pas de réponse. Peut-être la directrice du restaurant s’était-elle trompée. Ou peut-être Donatelli avait-il changé ses projets et était-il rentré à New York plus tôt que prévu.

Austin fronça les sourcils. Ceci était peut-être une chasse au dahu pour lui faire perdre du temps. Il savait depuis le début que le lien était bien trop ténu qui tentait de relier un vol à main armée en mer, datant de plusieurs décennies, à l’assassinat des archéologues. Il se demanda s’il pourrait attraper un vol de retour jusqu’à Washington. Oh ! Merde ! Il rentrerait tout aussi vite s’il passait la nuit sur l’île et prenait le premier vol du matin. Ayant pris sa décision, il décida d’explorer les lieux. Il quitta la véranda et fit le tour de la maison.

Nantucket était affligé d’une plaie de « maisons trophées » si grandes qu’elles ressemblaient à de petits hôtels, construits par des gens riches pensant que plus la surface était grande, plus ils en imposaient à leurs voisins. La maison de Donatelli était grande et l’architecte avait réussi à inclure des caractéristiques architecturales italiennes aux décorations traditionnelles de galets argentés et de moulures blanches, mais le tout était de bon goût.

Derrière la maison s’étendait un assez grand potager. Il y avait aussi une balançoire d’enfant et un toboggan. Austin suivit le son des brisants au-delà de la grande pelouse jusqu’au bord d’une falaise sableuse et resta un moment en haut d’un escalier battu par le vent qui rejoignait la plage. Celle-ci était obscure et le brouillard étouffait un peu le bruit de l’océan. Mais il entendait les rouleaux frapper le sable, tout en bas. Il se retourna pour regarder la maison. Dans la brume et le soir qui descendait, elle était à peine visible.

Supposant qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait, Austin regagna la voiture et rédigea une note avec son numéro de téléphone, demandant à Donatelli de l’appeler dès que possible. Il retourna vers la porte d’entrée. Un moyen peu technique de communiquer, mais ça marcherait peut-être. Il lui passerait un coup de fil en rentrant au bureau.

Il grimpa les marches du large porche et glissa la note sous le heurtoir qui ornait la porte, pensant que le poids de cuivre empêcherait le papier de s’envoler. Il réalisa soudain qu’il avait quelque chose de plus important à craindre que le vent. Un métal dur et froid pressait sa nuque. Puis il entendit le son reconnaissable d’un très gros fusil que l’on arme. Il n’avait pourtant entendu aucun bruit de pas ni le moindre son.

— Les mains en l’air, dit une voix dure. Ne vous retournez pas ! L'homme parlait avec un accent. Austin leva lentement les mains.

— Monsieur Donatelli ?

— Ne parlez pas, dit l’homme en soulignant son ordre d’une nouvelle pression sur la nuque. Une main experte le fouilla, sortant rapidement son portefeuille de sa poche. Satisfait de constater qu’ Austin ne portait pas d’arme, il lui ordonna de grimper les marches d’un escalier extérieur menant au porche d’une terrasse au second étage qui courait sur trois côtés de la maison. Le brouillard s’était épaissi comme pour se venger et, dans la lumière du crépuscule, Austin n’aurait pas pu distinguer la silhouette penchée sur la balustrade si son attention n’avait été attirée par la lueur orange d’une cigarette et l’odeur de tabac fort.

— Assis ! dit l’homme au fusil.

Austin obéit et se posa sur une chaise longue que la brume rendait humide. Le gardant en joue, l’homme parla en italien au fumeur. L’entretien dura une minute.

La silhouette enveloppée de brouillard parla enfin.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Kurt Austin et j’appartiens à l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine. Un silence.

— Au moins, vous avez l’esprit de suite. C’est la même histoire que celle que vous avez racontée au lieutenant Coffin.

La voix avait un accent, mais pas aussi marqué que celui du porteur de fusil.

— Vous avez parlé à Coffin ?

— Évidemment ! La police essaie d’éviter des ennuis aux résidents. Surtout à ceux qui contribuent largement à leur fond d’équipement. Je lui avais demandé de me prévenir si quelqu’un me demandait. Il a même proposé de venir ici avec vous. Je lui ai répondu que je pouvais régler la situation tout seul.

— Alors vous êtes bien M. Donatelli ?

— C’est moi qui pose les questions. (Il reçut un choc douloureux dans la colonne vertébrale.) Qui êtes-vous vraiment ?

— Ma carte d’identité est dans mon portefeuille.

— On peut en faire une fausse.

Donatelli se montrait difficile à convaincre.

— Le lieutenant Coffin a appelé la NUMA et vérifié que j’étais bien celui que j’ai dit être.

— Je ne doute pas une seconde que vous soyez ce que vous dites. C’est ce que vous êtes vraiment qui m’intéresse. La patience d’Austin s’épuisait.

— Disons que je ne comprends pas de quoi vous parlez, monsieur Donatelli.

— Pourquoi une grosse agence gouvernementale comme la NUMA voudrait-elle me parler ? Je dirige un restaurant à New York. Le seul rapport que j’aie avec l’océan, ce sont les fruits de mer que j’achète à Fulton Food Market.

Question raisonnable.

— Vous étiez sur l’Andréa Doria.

— Le lieutenant Coffin a dit que vous aviez parlé du Doria. C’est bien vieux, tout ça, vous ne trouvez pas ?

— Nous espérons que vous avez des renseignements pour une affaire sur laquelle nous travaillons.

— Parlez-moi de cette affaire, monsieur Austin. Vous pouvez baisser les mains, mais rappelez-vous que mon cousin Antonio vient de Sicile et que, comme la plupart des Siciliens, il ne fait confiance à personne. Et il est très fort à la lupara, surtout d’aussi près.

La lupara était un fusil à canon scié très prisé de la Mafia sicilienne avant que la mode passe aux armes automatiques et aux voitures piégées. Une antiquité, mais mortelle.

— Avant que je commence, dit Austin d’une voix calme, j’aimerais que vous demandiez au cousin Tony de cesser de m’appuyer sur la nuque ou sa lupara va aller finir là où le soleil ne brille pas.

Austin n’avait aucun moyen de mettre sa menace à exécution, mais la journée avait été longue et il était fatigué de recevoir des coups dans la nuque. Donatelli traduisit pour son cousin. Antonio recula et se planta sur le côté, le fusil toujours dirigé sur Austin. Dans la fente qui aurait pu être sa bouche s’ouvrit ce qui était peut-être un sourire.

Un briquet s’alluma dans l’obscurité, éclairant les yeux enfoncés de Donatelli.

— Maintenant, racontez-moi votre histoire, monsieur Austin Kurt s’exécuta.

— Tout a commencé au Maroc, commença-t-il. À partir de là, il raconta tout ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour, expliquant comment ils avaient retrouvé Donatelli.

— Un de nos chercheurs est tombé sur votre nom dans un journal. Quand j’ai lu que vous aviez assisté au vol du camion blindé sur le navire, j’ai souhaité vous parler.

Donatelli resta un moment silencieux puis s’adressa en italien à son cousin. La silhouette râblée qui était restée près d’Austin passa silencieusement entre les volets et, une seconde plus tard, la lumière s’alluma dans la maison.

— Entrons, nous serons mieux à l’intérieur, monsieur Austin. Il fait humide, ici. C’est mauvais pour les os. Je dois vous présenter mes excuses. J’ai cru que vous étiez l’un d’eux. Ils ne se seraient pas donné la peine de concocter une histoire aussi fantastique. Alors elle doit être vraie.

Austin entra. Donatelli lui indiqua un fauteuil somptueux près d’une grande cheminée, s’installa dans celui d’en face et appuya sur un bouton de télécommande. Un feu de gaz se mit à brûler dans l’âtre. La chaleur qui arriva de l’écran de verre était très agréable. Austin était couvert d’une humidité qui n’avait rien à voir avec la rosée.

Son regard se posa sur le manteau de la cheminée où trônait un modèle réduit très minutieux de l’Andréa Doria. Ce n’était qu’un des objets constituant la collection du restaurateur : photos, peintures, même un appareil de flottaison, le tout exposé un peu partout dans le salon spacieux. Et tous se rapportaient au Doria.

Donatelli l’observait. La lumière dansante du foyer baignait les traits encore beaux d’un homme d’une soixantaine d’années. La chevelure abondante et ondulée, peignée en arrière, était plus grise qu’il n’y paraissait sur les photos des magazines. On pouvait dire que Donatelli vieillissait bien. Il était encore mince et, dans son jogging bleu pâle apparemment très coûteux et ses chaussures de course de marque, il paraissait homme à veiller sur sa forme.

Le cousin Antonio était exactement son contraire. Courtaud et épais, la tête rasée et les yeux attentifs dans un visage qui avait dû souvent servir de punching-ball, il avait le nez cassé, des oreilles en chou-fleur et une peau jaunâtre marquée de multiples cicatrices. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon noirs, il reparut avec un plateau sur lequel se trouvaient deux verres d’alcool et le portefeuille d’Austin. Son image de garçon de café était cependant entachée par le fusil en bandoulière sur son épaule.

— De la grappa, annonça Donatelli. Ça brûle l’humidité des os. Austin remit son portefeuille dans sa poche et goûta à la liqueur. L’eau de feu italienne lui brûla la gorge, mais ça faisait du bien. Donatelli en but une gorgée.

— Comment m’avez-vous trouvé ici, monsieur Austin ? J’avais laissé des instructions au bureau. On ne devait dire à personne où j’étais.

— On m’a dit au restaurant que vous étiez sur l’île. Le vieil homme sourit.

— Autant pour mes mesures de sécurité ! Donatelli but une autre gorgée et regarda silencieusement le feu. Après un moment, il fixa Austin de son regard pénétrant.

— Ce n’était pas un vol à main armée, dit-il enfin.

— Le journal se serait-il trompé ?

— J’ai dit ça parce que c’était plus facile. Lors d’un vol, les voleurs prennent quelque chose. Là, ils n’ont pris que des vies.

Avec une mémoire vive de détails et assez d’humour, Donatelli raconta les événements de cette nuit mémorable de 1956. Même après toutes ces années, sa voix trembla en décrivant les mouvements du navire mourant tandis que lui-même se frayait un chemin dans l’obscurité noyée. Il raconta les meurtres des gardiens du camion blindé, sa fuite et son sauvetage à la fin.

— Vous m’avez dit que le camion transportait une pierre, dit-il. Pourquoi ces gens s’entre-tueraient-ils pour une pierre, monsieur Austin ?

— Peut-être n’était-ce pas n’importe quelle pierre. Il hocha la tête sans comprendre.

— Monsieur Donatelli, vous avez dit tout à l’heure que vous pensiez que j’étais « l’un d’eux ». Que vouliez-vous dire ? Le restaurateur choisit ses mots avec soin.

— Au cours des années qui ont suivi le naufrage, je n’ai parlé à personne de ce qui était arrivé. L’article du journal, c’était un lapsus de ma part. Je savais, au plus profond de moi-même, que j’avais raison de garder le secret sur tout cela. Après la parution de l’article, quelqu’un m’a appelé et m’a averti de ne jamais plus rien dire sur l’incident. Un homme avec une voix comme un glaçon. Il savait tout de moi et de ma famille. Il connaissait le coiffeur de ma femme, le nom de chacun de mes enfants et petits-enfants. Où ils habitaient. Il m’a dit que si jamais je parlais de cette nuit-là à quiconque, ils me tueraient. Mais qu’avant j’assisterais à la destruction de ma famille. (Il regarda à nouveau le feu.) Je viens de Sicile. Je l’ai cru. Je n’ai plus jamais accordé d’interview. J’ai demandé à Antonio de venir vivre avec moi. Il avait... euh... disons des ennuis chez lui et fut heureux de déménager.

D’après le visage marqué de Tony et son aisance à manipuler son arme, Austin n’eut aucun mal à deviner le genre d’ennuis qu’il pouvait avoir, mais il ne posa pas de question.

— Je suppose que l’homme qui vous a appelé n’a pas laissé son nom. Ni celui de la personne pour laquelle il appelait.

— Si et non. C’est juste, il n’a pas laissé son nom. Mais il a précisé qu’il n’agissait pas seul et qu’il avait de nombreux frères.

— Des frères ! N’a-t-il pas plutôt parlé de Fraternité ?

— Oui, je crois que c’est ce qu’il a dit. Vous en avez entendu parler ?

— D existait une organisation appelée la Fraternité du Saint Sabre de la Vérité. Elle travaillait avec l’Inquisition espagnole. Mais c’était il y a des centaines d’années !

— La Mafia est née il y a des centaines d’années, répondit Donatelli avec un sourire amusé à son cousin. Pourquoi serait-ce différent ?

— L’existence continue de la Mafia est bien établie d’après ses activités incessantes.

— Oui, c’est vrai, mais même si les gens du Vieux Pays connaissaient son existence et savaient que la Main Noire était partie en Amérique avec les émigrants, la police n’a jamais rien su de Cosa Nostra avant de trouver quelqu’un qui, par accident, a brisé le code du silence. Le silence ou la mort.

— Vous voulez dire qu’il est possible qu’une organisation puisse opérer en secret pendant des siècles ? Donatelli ouvrit ses mains tendues.

— La Mafia accomplissait des meurtres, des extorsions, des vols. Et pourtant, le chef du FBI, Hoover, jurait que Cosa Nostra n’existait pas.

Tout en réfléchissant aux paroles de Donatelli, pensant qu’il marquait un point, Austin examina la pièce.

— Vous avez parcouru un long chemin depuis que vous étiez serveur, dit-il en considérant les panneaux de bois et les décorations de cuivre.

— J’ai reçu de l’aide. Après le naufrage, j’ai décidé de ne jamais remettre les pieds sur un bateau, dit-il en riant. Il n’y a rien de tel que d’être prisonnier d’un navire qui coule pour ôter tout romantisme à la mer. La femme que j’ai essayé d’aider est malheureusement morte de ses blessures. Quand je suis allé à son enterrement, son mari m’a à nouveau remercié. Il a dit qu’il voulait faire quelque chose pour moi. Je lui ai avoué mon rêve d’avoir un petit restaurant à moi. Il m’a donné l’argent pour en acheter un à New York à condition que je suive des cours d’anglais et de gestion qu’il était prêt à payer. J’ai appelé le restaurant Myra, du nom de la femme de M. Carey. J’ai ouvert six autres restaurants dans de grandes villes de ce pays. Ils m’ont rendu millionnaire et m’ont permis de vivre comme ça. J’ai épousé une femme merveilleuse. Elle m’a donné quatre fils et une fille qui sont tous dans la restauration et beaucoup, beaucoup de petits-enfants. Il finit son verre de grappa et le reposa sur la table.

— J’ai construit cette maison pour ma famille, mais aussi, je crois, parce que ce n’est pas loin de l’endroit où le navire a coulé. Les nuits de brouillard comme celle-ci, ça fait revenir les souvenirs. Voyez-vous, monsieur Austin, l’accident a été tragique pour des tas de gens comme M. Carey. Mais il a changé ma vie en mieux.

— Pourquoi me racontez-vous ça maintenant ? Vous auriez pu me donner juste les renseignements que je demandais.

— Ma femme est morte l’an dernier. Après avoir survécu à l’Andréa Doria, je me suis dit que je ne vivrai pas éternellement. J’ai vu dans sa mort le rappel du fait que moi aussi j’étais mortel, comme tout le monde. Je ne suis pas un homme religieux, mais j’ai commencé à me dire qu’il fallait remettre certaines choses en ordre. Tous ces hommes qui sont morts dans les cales du navire. Peut-être aussi tous ceux dont vous m’avez parlé. Il faut que quelqu’un parle pour eux. (Ses mâchoires se serrèrent.) Je serai le porte-parole des morts.

Donatelli regarda la pendule murale.

— Il est tard, monsieur Austin. Avez-vous un endroit où dormir ?

— J’ai pensé prendre une chambre dans un motel.

— Ce ne sera pas nécessaire. Vous dormirez ici ce soir et vous serez mon hôte pour le petit déjeuner. Pour dîner ce soir, je vais vous préparer une pasta spéciale. Tomates et zucchini[43] du jardin.

— Il est impossible de repousser une offre pareille !

— Bien. (Il servit une nouvelle rasade de grappa et leva son verre.) Et quand nous aurons mangé et bu, nous trouverons le moyen de montrer à ces gens ce qu’il en coûte d’embêter un Sicilien.