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De nos jours
Vingt heures. Venu du sud, comme un insecte noir rampant sur une nappe bleue froissée, un vieux cargo fatigué se frayait un passage dans la houle des Caraïbes, vers l’entrée du port de Santiago à Cuba. La fumée de son unique cheminée s’envolait dans une brume bleutée, poussée par un vent d’est, tandis que le soleil s’enfonçait sous la ligne d’horizon, ne formant plus qu’une énorme balle orange magnifiée par l’atmosphère terrestre.
C’était l’un de ces derniers cargos qui traversaient les océans à la demande, en direction de ports exotiques aux quatre coins du monde, sans suivre d’itinéraire fixe. Leurs horaires dépendaient des exigences du fret et de ses propriétaires, et ainsi les destinations changeaient à chaque port. Ils accostaient, déchargeaient leur cargaison et repartaient au loin comme des spectres dans la nuit.
À deux milles du rivage, un petit bateau approcha en bondissant sur la mer houleuse et vira pour venir se positionner parallèlement au cargo. Le pilote du port s’approcha de la coque rouillée et on lui jeta une échelle de corde par une écoutille ouverte.
Le pilote, un homme au teint mat et aux épais cheveux gris, âgé d’une cinquantaine d’années, leva les yeux vers le vétuste navire. La peinture noire ternie aurait eu grand besoin d’être entièrement poncée et refaite. Des traînées de rouille dégoulinaient de chacune des ouvertures de la coque et l’énorme ancre, fermement accrochée à son écubier, était complètement couverte de corrosion. Le pilote déchiffra les lettres à peine lisibles sur le haut de la coque. Ce vieux rafiot se nommait L’Oregon.
Jésus Morales secoua la tête, incrédule. C’était un miracle que ce bateau ne soit pas au rebut depuis une vingtaine d’années. Il ressemblait plus à une épave qu’à un cargo en service. Il se demanda si les bureaucrates du ministère des Transports avaient la moindre idée de l’état du bateau avec lequel ils avaient signé un contrat pour leur livrer une cargaison d’engrais chimiques pour les champs de sucre et de tabac. Il n’arrivait pas à croire que ce bateau ait pu passer le contrôle de l’assurance maritime.
Tandis que le cargo ralentissait jusqu’à l’arrêt presque complet, Morales resta debout accroché au bastingage et les pare-chocs du bateau du pilote se pressèrent contre la coque du cargo. Profitant d’une vague qui soulevait son bateau, Morales sauta prestement du pont mouillé à l’échelle de corde et grimpa jusqu’à l’écoutille. Ce geste, il l’exécutait une dizaine de fois par jour. Deux matelots qui attendaient l’aidèrent à se hisser sur le pont.
Tous deux de forte carrure, ils ne se donnèrent pas la peine de sourire pour lui souhaiter la bienvenue à bord. L’un d’eux se contenta de montrer du doigt l’échelle qui menait à la passerelle. Puis ils tournèrent les talons et le plantèrent là. En les regardant s’éloigner, Morales se prit à espérer qu’il ne tomberait jamais sur eux dans une ruelle sombre.
Il s’accorda un moment de répit avant de gravir l’échelle et prit le temps d’observer l’accastillage.
Son expérience et sa connaissance des bateaux lui permirent d’estimer qu’il mesurait cent soixante-dix mètres de long et vingt-deux mètres de large. Il devait jauger dans les onze mille tonneaux. Cinq grues, deux derrière la cheminée et la superstructure et trois sur le pont avant, attendaient de décharger la cargaison. Il dénombra six cales et douze écoutilles. Dans sa jeunesse, il avait dû être classé parmi les cargos express. Il calcula qu’il avait dû être construit et armé au début des années soixante. Le drapeau qui flottait à la poupe était iranien, une immatriculation que Morales n’avait pas vue très souvent.
Si L’Oregon paraissait délabré depuis l’eau, il se révélait franchement sordide lorsque l’on se tenait sur le pont principal. La rouille recouvrait la moindre pièce de machinerie depuis les manivelles jusqu’aux chaînes, mais le gros équipement paraissait tout de même en état de fonctionnement. En revanche, les grues ne semblaient pas avoir fonctionné depuis des années.
Pour couronner le tout, des tonneaux éventrés, des outils détériorés et ce qui ne pouvait être décrit que comme du matériel à mettre au rebut étaient éparpillés sur les ponts. Au cours de toutes ses années en tant que pilote du port, Morales n’avait jamais vu un bateau dans un état si lamentable.
Il grimpa à l’échelle menant à la passerelle, notant au passage la peinture des cloisons d’étanchéité qui s’écaillait et les hublots aux vitres fêlées et jaunies. Il fit une dernière pause avant d’ouvrir la porte battante. L’intérieur du bateau était aussi affreux, si ce n’est pire. La timonerie était sale, ses comptoirs et ce qui avait été un parquet en teck, marqués de brûlures de cigarettes. Des mouches mortes jonchaient les rebords des fenêtres, l’odeur le prenait à la gorge. Et soudain surgit le capitaine.
L’homme qui salua Morales était un grand balourd à l’immense estomac qui débordait largement de sa ceinture. Son visage était couvert de cicatrices et son nez tellement cassé qu’il était resté tordu vers la joue gauche. Ses épais cheveux noirs étaient lissés vers l’arrière à grand renfort d’une crème graisseuse, et sa barbe était toute dépenaillée. Le capitaine était une cacophonie de couleurs. Ses yeux étaient rouges et ses dents jaune-marron, tandis que ses bras étaient recouverts de tatouages bleus. Une casquette de plaisancier crasseuse était juchée sur l’arrière de son crâne et il portait un bleu de travail miteux. La chaleur tropicale et l’humidité sur la passerelle sans air conditionné permirent à Morales de constater que l’homme n’avait pas dû prendre un bain depuis un bon mois. Tout chien digne de ce nom aurait essayé d’enterrer ce type comme une vulgaire charogne.
Il tendit une main moite à Morales et s’exprima en anglais :
— Ravi de vous voir. Je suis le capitaine Jed Smith.
— Jésus Morales. Pilote de la capitainerie du port de Santiago.
Morales se sentait mal à l’aise. Smith avait un accent américain, ce qui ne manquait pas de le surprendre sur un bateau battant pavillon iranien.
Smith lui tendit une liasse de documents.
— Voici les papiers d’immatriculation et le manifeste de la cargaison.
Morales ne jeta qu’un bref regard aux documents.
Les officiers des douanes les étudieraient plus attentivement. Sa seule préoccupation était que le cargo ait l’autorisation d’entrer dans le port. Il lui rendit le paquet en déclarant :
— Eh bien, allons-y.
Smith tendit la main en direction d’un gouvernail en bois qui semblait terriblement démodé pour un bateau construit dans les années soixante.
— Il est à vous, señor Morales. Sur quel ponton voulez-vous qu’on s’amarre ?
— Il n’y a aucun emplacement de libre à quai avant jeudi. Vous devrez jeter l’ancre au milieu du port en attendant.
— C’est dans quatre jours. Nous avons des échéances à respecter. Nous ne pouvons pas poireauter pendant quatre jours avant de décharger la cargaison !
Morales haussa les épaules.
— Je n’ai aucun contrôle sur le capitaine du port. En outre, le port est plein de bateaux qui déchargent des équipements agricoles et des automobiles, maintenant que l’embargo a été levé. Ils ont la priorité sur votre cargaison.
Smith leva les deux mains.
— Bon, très bien. Ce ne sera pas la première fois que nous devrons nous tourner les pouces en attendant de décharger. (Il sourit de toutes ses dents pourries.) Mon équipage et moi, on n’aura qu’à débarquer et se faire des copines cubaines.
Cette pensée fit se hérisser la peau de Morales. Peu désireux de poursuivre cette conversation, il se dirigea vers le gouvernail tandis que Smith appelait la salle des machines et demandait que le bateau reparte à vitesse réduite. Le pilote sentit les vibrations du moteur à travers le pont tandis que le vieux bateau redémarrait poussivement, et il fit obliquer la proue vers l’étroite entrée du port de Santiago qui était bordé de hautes falaises surgissant de la mer.
Depuis le large, le chenal qui menait à l’intérieur du port en forme d’intestin était invisible jusqu’à ce qu’un bateau l’emprunte. À tribord, sur les falaises, se dressait la vieille forteresse coloniale haute de soixante mètres connue sous le nom de Morro Castle.
Morales remarqua que Smith et les membres de son miteux équipage semblaient intéressés par les fortifications qui avaient été creusées à flanc de colline lorsque Fidel Castro avait cru que les États-Unis allaient attaquer Cuba. Ils étudiaient les emplacements des mitrailleuses et des missiles grâce à des jumelles coûteuses.
Morales sourit en lui-même. Qu’ils regardent ce qu’ils veulent, songea-t-il. La plupart de ces fortifications étaient désertées. Seules deux petites forteresses étaient encore tenues par une compagnie de soldats pour manœuvrer les batteries de missiles dans l’improbable éventualité où un bateau hostile entrerait dans le port.
Morales se fraya un chemin entre les bouées et barra habilement L’Oregon à travers les tours et détours du chenal qui s’ouvrit bientôt sur le vaste port arrondi de Santiago. Le gouvernail lui donnait toutefois une étrange impression, à peine perceptible, mais qui le chiffonnait. Chaque fois qu’il le tournait, on aurait dit qu’il y avait un petit retard avant que le gouvernail réagisse. Il fit un rapide tournant à bâbord avant de ramener la barre à tribord ; pas de doute, il y avait un retard, comme un écho, d’environ deux secondes. Il ne sentait pas de mollesse dans la machinerie, plutôt une pause. Cela devait avoir une autre origine. Pourtant, quand la réaction venait, elle était ferme et rapide. Mais pourquoi cette hésitation ?
— La barre a comme un retard, dit-il au capitaine.
— Oui, grommela Smith. C’est comme ça depuis quelques jours. La prochaine fois que nous serons dans un port avec un chantier naval, je ferai vérifier l’axe du gouvernail.
Cette réponse ne satisfaisait pas Morales, mais le bateau entrait dans la baie à présent et il enfouit ce mystère au fond de son esprit. Il appela la capitainerie sur la radio du bateau et la tint informée de sa progression, puis il reçut des ordres concernant l’ancrage du bateau.
Morales montra à Smith les bouées qui délimitaient la zone de mouillage et fit réduire la vitesse. Il fit ensuite pivoter la poupe tandis que la proue faisait face au large, puis il ordonna l’arrêt complet. L’Oregon ralentit et s’arrêta dans un espace libre entre un porte-conteneurs canadien et un pétrolier libyen.
— Vous pouvez jeter l’ancre, dit-il à Smith qui opina du chef tout en levant un haut-parleur vers son visage.
— Jetez l’ancre ! cria-t-il à son équipage.
En réaction à cet ordre, on entendit au bout de quelques secondes le fracas métallique des chaînons contre l’écubier, suivi d’un grand plouf au moment où l’ancre plongea dans l’eau. La proue du bateau fut tout embrumée par le nuage de poussière et de rouille soulevé par la chaîne.
Morales relâcha son étreinte sur les poignées usées du gouvernail et se tourna vers Smith :
— Bien sûr, vous réglerez les honoraires du pilote lorsque vous présenterez vos papiers à la capitainerie.
— Pourquoi attendre ? demanda Smith.
Il sortit de la poche de sa combinaison une liasse froissée de billets de cent dollars américains. Il compta quinze billets, puis hésita, observa l’expression choquée de Morales et déclara :
— Au diable l’avarice, allez, deux mille dollars, ça fera un compte rond.
Sans la moindre hésitation, Morales prit les billets et les rangea dans son portefeuille.
— Vous êtes extrêmement généreux, capitaine Smith. Je préviendrai la capitainerie que vous avez réglé l’intégralité des honoraires du pilote.
Smith signa les différentes déclarations sur l’honneur et consigna le lieu de mouillage. Il passa son bras massif autour de l’épaule du Cubain.
— Alors, et ces filles… Dites-moi quel est le bon endroit à Santiago pour faire connaissance…
— Dans les cabarets sur le front de mer, vous trouverez à la fois distraction et boisson bon marché.
— Je le dirai à mes hommes.
— Au revoir, capitaine.
Morales ne tendit pas la main. Il se sentait déjà sale rien que d’être sur le bateau ; il ne pouvait pas se forcer à serrer la main crasseuse de cet odieux capitaine. La chaleur spontanée du Cubain avait été refroidie par le décor et il ne voulait pas passer une seconde de plus que nécessaire sur L’Oregon. Quittant la timonerie, il lança l’échelle sur le pont et descendit jusqu’au bateau du pilote qui l’attendait, encore tout ébranlé par ce navire, de loin le plus immonde qu’il ait jamais amené dans le port. Ce qui était exactement l’impression que les propriétaires du cargo avaient voulu lui donner.
Si Morales avait examiné le bateau de plus près, il aurait pu se rendre compte que tout cela n’était qu’une façade. L’Oregon s’enfonçait dans l’eau à cause de ballasts spécialement aménagés qui, une fois remplis d’eau, faisaient plonger la coque pour donner l’impression que le bateau était chargé. Même les tremblements de la machinerie étaient simulés mécaniquement. Les véritables moteurs étaient silencieux et ne vibraient pas.
Quant à la couche de rouille qui recouvrait la coque, ce n’était que de la peinture, appliquée avec art.
Une fois certain que le pilote et son bateau s’étaient éloignés de L’Oregon, le capitaine Smith fit quelques pas vers un parapet installé sur le pont et qui semblait n’avoir aucune utilité. Il l’agrippa et appuya sur un bouton situé sur le côté. Le carré du pont sur lequel se tenait Smith se mit soudain à descendre jusqu’à une vaste pièce brillamment éclairée et remplie d’ordinateurs, de radars et de plusieurs imposantes consoles contenant des systèmes de communication et d’armement. Le parquet du poste de commande était recouvert d’un magnifique tapis, les murs étaient lambrissés de bois exotique et les meubles semblaient sortis tout droit de la vitrine d’un designer. Cette salle était le véritable cœur de L’Oregon.
Les six personnes – quatre hommes et deux femmes – vêtues de chemises à fleurs impeccables, shorts et blouses blanches, géraient les différents systèmes. Une femme observait un ensemble d’écrans qui couvraient chaque section de la baie de Santiago, tandis qu’un homme zoomait avec sa caméra sur le bateau du pilote qui tournait et entrait dans le chenal principal. Personne n’accorda un regard au gros capitaine. Seul un homme vêtu d’un short kaki et d’une chemise de golf verte s’approcha de lui.
— Ça s’est bien passé avec le pilote ? demanda Max Hanley, le vice-président, qui dirigeait tous les systèmes opérationnels, y compris les moteurs.
— Il remarqué le retard du gouvernail.
Hanley sourit.
— S’il avait su qu’il manœuvrait un gouvernail mort ! Bon, il faudra qu’on fasse quelques ajustements. Tu lui as parlé en espagnol ?
— Non, en américain, avec mon plus bel accent yankee. Pourquoi lui faire savoir que je parle sa langue ? Ainsi, je pouvais vérifier qu’il ne nous jouait pas de mauvais coup avec les responsables du port pendant que nous jetions l’ancre. (Smith releva une manche de sa combinaison crasseuse et jeta un coup d’œil à sa montre Timex au cadran méchamment rayé.) Trente minutes avant la tombée de la nuit.
— L’équipement dans le moon pool[2] est prêt.
— Et l’équipe qui va à terre ?
— Elle attend tes ordres.
— J’ai juste le temps de me débarrasser de ces vêtements puants et de me changer, déclara Cabrillo en se dirigeant vers sa cabine par la coursive aux murs de laquelle étaient accrochées des toiles contemporaines.
Les cabines de l’équipage étaient dissimulées entre deux cales et elles étaient aussi luxueuses qu’un hôtel cinq étoiles. Il n’y avait pas de distinction entre officiers et matelots sur L’Oregon. Ils avaient tous fait des études et étaient parfaitement entraînés dans leurs domaines respectifs ; des hommes et des femmes d’élite qui avaient servi dans l’armée. Le bateau appartenait au personnel, qui en était actionnaire. Il n’y avait pas de grades. Cabrillo était président du conseil d’administration, Hanley vice-président et les autres avaient différents titres. Ils étaient tous des mercenaires motivés par le profit – ce qui n’excluait pas quelques bonnes œuvres au passage – engagés par des gouvernements ou de grandes compagnies pour exécuter des services clandestins à travers le monde entier, et présentant souvent de gros risques.
L’homme qui sortit de la cabine vingt minutes plus tard ne ressemblait en rien à celui qui y était entré. La perruque gominée, la barbe effilochée et la combinaison crasseuse avaient disparu, comme l’odeur infecte. Idem pour la Timex, remplacée par un chronographe Concord en acier. De plus, il s’était débarrassé d’au moins cinquante kilos.
Juan Rodriguez Cabrillo, de l’aspect de vieux loup de mer malpropre, était redevenu lui-même. Un homme grand, d’une quarantaine d’années, à la beauté rude et aux yeux bleus perçants. Ses cheveux blonds étaient coiffés en brosse et une moustache de cow-boy ornait sa lèvre supérieure.
Il se hâta de parcourir la coursive jusqu’à la porte du fond qui s’ouvrit sur une salle de contrôle perchée en hauteur à l’intérieur d’une vaste caverne au milieu du navire. Le moon pool, haut de trois ponts, était le lieu de stockage des équipements submersibles de L’Oregon : équipement de plongée, sous-marins habités ou automatiques, ainsi qu’un assortiment de capteurs électroniques sous-marins. Enfin, deux submersibles dernier cri de l’US Submarines, un Nomad de vingt mètres et un Discovery 1000 de dix mètres, suspendus à des nacelles. Les portes du fond de la coque s’ouvrirent et l’eau s’engouffra jusqu’à atteindre le niveau de la ligne de flottaison extérieure.
Cabrillo entra dans la salle des opérations sous-marines et se planta au bout d’une grande table qui affichait des hologrammes en trois dimensions de chaque rue de Santiago. Linda Ross, analyste de la sécurité et de la surveillance, était debout devant la table et elle briefait un groupe de personnes vêtues de treillis militaires cubains. Linda avait été lieutenant dans la marine avant que Cabrillo ne la débauche pour qu’elle rejoigne L’Oregon. Elle avait été officier de renseignement à bord d’un croiseur lance-missile AEGIS puis avait passé quatre ans à Washington dans les services de renseignement de la marine.
Linda décocha un regard de biais à Cabrillo qui restait là sans l’interrompre. C’était une femme séduisante, pas au point de faire tourner les têtes, mais considérée comme jolie par la plupart des hommes. Elle entretenait sa silhouette d’un mètre soixante-treize et soixante-cinq kilos par un exercice régulier, mais passait peu de temps en maquillage et coiffure. Cette femme intelligente, à la voix douce, était très admirée par l’ensemble de l’équipage.
Les cinq hommes et la femme qui se tenaient autour de l’image 3D de la ville écoutaient attentivement les instructions de dernière minute de Linda qui utilisait une petite baguette métallique avec une lumière au bout pour désigner leur objectif.
— La forteresse de Santa Ursula ; elle a été construite pendant la guerre hispano-américaine, puis, à partir du xxc siècle, elle a été utilisée comme entrepôt jusqu’à la révolution castriste. C’est à ce moment-là qu’elle a été transformée en prison.
— Quelle est la distance exacte entre le point où nous débarquerons et la prison ? demanda Eddie Seng, le maître ès subterfuges de L’Oregon et responsable des opérations à terre.
— Un kilomètre quatre cents, répondit Linda.
Seng croisa les bras, l’air pensif.
— Nous pourrons tromper la population avec nos uniformes, mais s’il faut se replier en se battant sur plus d’un kilomètre vers le port tout en guidant dix-huit prisonniers, je ne peux pas garantir qu’on y arrivera.
— Sûrement pas dans l’état où vont être ces pauvres gens, déclara Julia Huxley, le médecin de bord.
Elle participait à la mission pour soigner les prisonniers. Ce petit bout de femme à la poitrine généreuse et à la silhouette athlétique était la personne dont on recherchait le plus la compagnie à bord. Ancien médecin chef de la base navale de San Diego, elle était respectée de tous.
— Nos agents en ville ont prévu de voler un camion vingt minutes avant que vous ne quittiez la prison. Il est utilisé pour la distribution de nourriture aux hôtels. Le camion, avec un chauffeur, sera garé à une rue de la cabane de maintenance située sur le quai au-dessus de votre débarcadère. Il vous conduira à la prison, attendra et vous ramènera au ponton. Là, il abandonnera le camion et rentrera chez lui à bicyclette.
— Est-ce qu’il a un nom ? Il y a un mot de passe ?
Linda esquissa un sourire.
— Le mot de passe est dos.
Seng eut l’air sceptique.
— Deux, c’est tout ?
— Oui, et il répondra par uno, un. C’est aussi simple que ça.
— Bon, ça a le mérite d’être concis.
Linda appuya alors plusieurs fois sur les boutons d’une petite télécommande et les images de la ville cédèrent la place à un diorama 3D de l’intérieur de la prison Santa Ursula en coupe, révélant les pièces intérieures et les cellules avec tous les couloirs et accès.
— Selon nos sources, il y a en tout dix gardiens pour toute la prison. Six pendant la journée, deux le soir et deux de minuit à six heures du matin. Vous ne devriez avoir aucun problème pour maîtriser les deux qui seront de garde. Ils croiront que vous êtes une brigade militaire venue transporter les prisonniers dans un autre lieu de détention. Vous devez réussir à entrer à vingt-deux heures. Il faudra maîtriser les gardiens et relâcher les prisonniers, puis retourner au sous-marin et regagner le bateau avant vingt-trois heures. Si vous arrivez plus tard, vous compromettez nos chances de sortir du port.
— Comment ça ? demanda un homme de l’équipe de Seng.
— Nous avons appris que les systèmes de défense du port sont testés tous les soirs à minuit. Il faut que nous soyons déjà loin à ce moment-là.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas attendre minuit pour y aller, au moment où toute la ville est endormie ? demanda un autre membre de l’équipe. À vingt-deux heures, les habitants de la ville seront encore dans les rues.
— Vous causerez moins de soupçons si vous n’êtes pas à rôder dans les rues juste avant l’aube, répondit-elle. De plus, les huit autres gardiens sont en général dans les bars de la ville jusqu’au petit matin.
— Vous en êtes sûre ?
Linda acquiesça :
— Nos agents dans la ville ont observé et consigné leurs mouvements depuis deux semaines.
— À moins que la loi de la tartine ne dresse sa tête hideuse, la libération des prisonniers et la fuite devraient se passer sans accroc, dit Cabrillo. Les difficultés commenceront quand vous serez tous à bord et que nous devrons quitter le port. À la minute où les forces de sécurité cubaines nous verront lever l’ancre et emprunter le chenal vers le large, ils sauront qu’il y a quelque chose de louche et les forces de l’enfer se déchaîneront.
Linda regarda Cabrillo :
— Nous avons l’armement adéquat pour les éliminer.
— Certes, reconnut Cabrillo. Mais nous ne pouvons pas tirer le premier coup de feu. S’ils frappent L’Oregon les premiers, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous défendre.
— Aucun de nous n’a été informé, intervint Seng, de l’identité des prisonniers que nous allons libérer. Ils doivent être importants, sinon on ne nous aurait pas donné ce contrat.
— Nous voulions garder le secret jusqu’à notre arrivée ici, déclara Cabrillo en se tournant vers lui. Ce sont des médecins, journalistes ou hommes d’affaires cubains qui se sont opposés au gouvernement de Castro. Des hommes et des femmes tous très respectés. Castro sait qu’ils sont dangereux en liberté. S’ils rejoignent la communauté cubaine de Miami, ils peuvent partir de cette base pour initier un mouvement révolutionnaire.
— Est-ce que c’est un bon contrat ?
— Dix millions de dollars si nous les ramenons sur le sol américain.
Seng et tous ceux qui étaient placés autour de l’hologramme laissèrent échapper un sourire.
— Voilà qui devrait ajouter un montant confortable dans chacun de nos bas de laine, dit-il.
— Faire le bien pour faire son beurre, déclara Cabrillo avec un large sourire. C’est notre devise.
À vingt heures trente précises, Seng et sa petite équipe embarquèrent dans le Nomad 1000 avec les deux pilotes qui le garderaient durant l’opération. Le bâtiment ressemblait davantage à un luxueux yacht qu’à un sous-marin. Capable d’atteindre de grandes vitesses en surface grâce à ses moteurs diesel, il utilisait une propulsion électrique en plongée. Avec une vitesse de douze nœuds sous l’eau, le Nomad pouvait descendre à trois cents mètres. L’intérieur était conçu pour accueillir confortablement douze personnes, mais Cabrillo l’avait fait réaménager pour contenir trois fois plus de gens, bien tassés, en vue de missions telles que celle-ci.
La porte d’entrée fut fermée et scellée, et l’embarcation, maintenue par un large cordage, fut soulevée par une grue et posée au centre du moon pool. Le technicien regarda vers la salle de contrôle et Cabrillo lui donna le signal de la plongée. Puis, lentement, le sous-marin s’enfonça dans l’eau noire. Dès qu’il y fut installé, les plongeurs détachèrent les cordages et furent remontés par la grue jusqu’au balcon en surplomb.
— Essai radio, dit Seng. Vous me recevez ?
— Comme si on était dans la même pièce, lui assura Linda.
— Est-ce que la voie est libre ?
— Aucun mouvement de navire et seulement trois bateaux de pêche qui se dirigent vers le large. À dix mètres, vous devriez passer largement sous les quilles et les hélices.
— Faites chauffer le café, dit Seng.
— Bon voyage[3], railla Cabrillo.
— Facile à dire, rétorqua Seng.
Quelques instants plus tard, les lumières à l’intérieur du Nomad s’éteignirent et il disparut dans l’eau noire du port.
Les pilotes du sous-marin se fiaient à leur GPS pour suivre la trajectoire qui les mènerait à leur destination exacte sur les docks. Détectant les obstacles grâce à leur système de radar anticollision, ils purent se glisser entre la proue et la poupe de deux porte-conteneurs qui déchargeaient leur cargaison et ils évitèrent les larges pilotis. Une fois sous les quais et hors de vue d’éventuels passants au-dessus, ils firent surface et achevèrent leur parcours à l’aide d’un instrument de vision nocturne qui amplifiait les lumières de la ville filtrant sous les planches des pontons.
— Pont flottant de maintenance droit devant, annonça le pilote.
Il n’y eut pas de passage en revue des armes ou des équipements de survie. S’ils portaient tous des armes dissimulées, ils voulaient avoir l’air d’une petite unité de sécurité se déplaçant dans la ville sans aucun dessein menaçant pour les citoyens. Ils se contentèrent de s’assurer que leurs uniformes étaient en bon état et présentables. Les membres de l’équipe spécialisés en combat avaient tous appartenu aux Forces spéciales.
Ils avaient pour consigne stricte de ne pas faire couler le sang à moins d’une nécessité absolue pour sauver des vies. Seng lui-même avait fait partie d’une équipe de reconnaissance dans les Marines et il n’avait jamais perdu un homme.
A peine le Nomad avait-il doucement buté contre le ponton flottant que Seng, suivi de près par son équipe, sortit du sous-marin et monta les marches jusqu’à un petit bâtiment qui abritait les outils et les petits équipements pour la maintenance du port. La porte fut facile à déverrouiller de l’intérieur et Seng, après s’être assuré d’un bref regard que personne ne se trouvait dans les parages, fit signe à tout le monde de le suivre.
Les lumières des grues et des bateaux qui déchargeaient éclairaient les quais comme en plein jour, mais, par chance, la porte pour sortir du bâtiment était de l’autre côté et le groupe put se glisser dans l’ombre. Puis, en rang par deux et marchant au pas, la colonne conduite par Seng avança jusqu’aux entrepôts au bout du port.
Sa montre indiquait 9 : 36. Ils disposaient exactement de vingt-quatre minutes pour arriver à la grille d’entrée de la prison. Ils découvrirent la camionnette neuf minutes plus tard, garée le long de l’entrepôt sous un réverbère faiblard. Seng reconnut le camion de livraison Ford 1951 qui avait l’air d’avoir dépassé les trois millions de kilomètres depuis des années. Dans la pénombre, il discerna les caractères rouges fantaisie sur le côté de la carrosserie longue de quatre mètres. Gonzales, fournisseur de restauration, en espagnol. On ne distinguait le chauffeur qu’au bout rougeoyant de sa cigarette.
Seng avança jusqu’à la fenêtre ouverte, la main sur son pistolet automatique Ruger P97 calibre 45 muni d’un silencieux, et déclara calmement : « Dos. »
Le chauffeur de la camionnette souffla une bouffée de sa cigarette sans filtre et répondit : « Uno. »
— Grimpez tous à l’arrière, ordonna Seng à son équipe. Je monte à l’avant.
Il ouvrit la portière et se glissa sur le siège. Il n’y eut aucune conversation tandis que le chauffeur embrayait dans un grincement poussif pour s’éloigner du port en direction des rues de la ville. Sur le boulevard qui longeait la baie, un réverbère sur deux était éteint, soit parce que les ampoules grillées n’étaient jamais remplacées, soit dans un souci d’économie d’énergie. Au bout de quelques blocs, le chauffeur obliqua dans une grande artère et attaqua une faible pente en direction de San Juan Hill.
Deuxième ville de Cuba par la taille, Santiago se trouvait dans la province d’Oriente et avait été la capitale de l’île au xvue siècle. Entourée de collines plantées de café et de canne à sucre, la ville était un labyrinthe de ruelles, avec des petites placettes et des bâtiments à l’architecture coloniale espagnole, aux façades agrémentées de balcons.
Seng garda le silence pour mieux scruter les rues adjacentes tout en étudiant les coordonnées sur son GPS portable pour être certain que le chauffeur avait pris la bonne direction. Les rues étaient pratiquement vides, si l’on exceptait des voitures vieilles d’une cinquantaine d’années garées le long des trottoirs peuplés de gens qui faisaient une simple promenade digestive ou consommaient à la terrasse de bars d’où s’échappaient de bruyantes mélodies de musique cubaine rythmée. La peinture de nombreuses boutiques et des appartements au-dessus était écaillée et délavée, tandis que d’autres arboraient de vives couleurs pastel. Les caniveaux et trottoirs étaient propres, mais les fenêtres semblaient n’avoir jamais vu la couleur d’un produit nettoyant ni d’une raclette à vitre. La plupart des passants avaient l’air joyeux. On entendait souvent des rires et parfois des chants. Personne n’accorda plus d’un bref regard à la camionnette lorsqu’elle passa au centre de la ville.
Seng repéra quelques hommes en uniformes, mais ils semblaient plus enclins à rechercher une compagnie féminine qu’à repérer une éventuelle intrusion étrangère. Le chauffeur alluma une nouvelle cigarette qui empestait. Seng, qui n’avait jamais fumé, s’appuya de plus belle contre sa portière et passa le visage par la vitre ouverte en fronçant le nez avec dégoût.
Dix minutes plus tard, le camion atteignit la grille principale de la prison-forteresse. Le chauffeur passa devant et s’arrêta une quarantaine de mètres plus bas sur la route.
— Je vous attendrai ici, déclara-t-il dans un anglais presque parfait.
C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis le port, mais Seng devina d’emblée qu’il avait affaire à un homme instruit.
— Enseignant ou médecin ?
— J’enseigne l’histoire à l’université.
— Merci.
— Ne soyez pas trop longs. Le camion éveillerait les soupçons s’il se trouvait encore là après minuit.
— Nous devrions être sortis avant, lui assura Seng.
Seng descendit de la cabine et regarda précautionneusement à droite et à gauche dans la rue. Elle était déserte. Il frappa discrètement sur les portes arrière qui s’ouvrirent, et ses coéquipiers sautèrent à terre pour le rejoindre sur le trottoir en briques. Ils marchèrent en patrouille jusqu’à la grille et tirèrent la sonnette. On entendit une sonnerie dans le bureau du garde de l’autre côté. Quelques instants plus tard, un gardien arriva, le pas hésitant, en se massant les yeux et les tempes. Il s’était manifestement endormi à son poste. Il s’apprêtait à renvoyer les intrus lorsqu’il reconnut l’uniforme de Seng et ses galons de colonel et il ouvrit fiévreusement la grille, fit un pas en arrière et salua.
— Mon colonel, qu’est-ce qui vous amène ici à cette heure ?
— Colonel Antonio Yarayo. J’ai été envoyé par le ministre de la Sécurité avec cette équipe pour interroger un prisonnier. Une nouvelle enquête fait apparaître la possibilité d’une opération d’espionnage américaine. Nous pensons qu’ils ont des informations qui pourraient se révéler utiles.
— Pardonnez-moi, mon colonel, mais je dois vous demander vos papiers.
— Vous ne faites que votre devoir de soldat, lieutenant, dit Seng solennellement.
Il lui tendit une enveloppe.
— Pourquoi n’y a-t-il pas plus de gardes à leur poste ?
— Il y en a un qui surveille les cellules des prisonniers.
— Hmm. Eh bien, je ne vois aucune raison de rester plantés là toute la nuit. Conduisez-moi à votre bureau.
Le militaire les fit immédiatement entrer dans une pièce sommaire qui ne contenait qu’un bureau et deux chaises. Une photo de Castro, datant de sa jeunesse, était seule accrochée au mur.
— Qui est l’officier commandant cet endroit ? demanda Seng..
— Le capitaine Juan Lopez.
— Où est-il ?
— Il a une amie qui a une maison en ville. Il sera de retour à neuf heures demain matin.
— Comme c’est pratique, fît Seng en prenant l’air agacé. Quel est votre nom ?
— Lieutenant Gabriel Sanchez, colonel.
— Et le nom de l’autre garde qui surveille les cellules ?
— Sergent Ignez Macco.
— Veuillez vérifier nos papiers pour que nous puissions y aller.
Le lieutenant s’assit au bureau et retira quelques papiers de l’enveloppe. Seng passa derrière lui et sortit un petit revolver de sa poche tandis que Sanchez découvrait, ébahi, deux bandes dessinées. Il leva les yeux.
— Mon colonel, je ne comp…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus avant d’être frappé à la nuque par une petite fléchette remplie d’un tranquillisant. Sanchez regarda Seng d’un air étonné avant de s’affaler, inconscient, sur la table. Seng lança un gros rouleau d’adhésif à l’un de ses hommes. Chaque mouvement avait été si bien répété qu’il n’avait pas à donner un seul ordre. Deux hommes prirent le rouleau, ligotèrent le garde inconscient, fouillèrent ses poches, dans lesquelles ils trouvèrent une étrange clé ronde, et ils le fourrèrent dans un placard.
Tandis qu’ils parcouraient au pas de course les passages et tunnels et descendaient les marches en pierre pour gagner les cellules, Seng savait où il se trouvait au centimètre près, grâce à l’hologramme de la forteresse qu’il avait mémorisé.
Sans avoir besoin de se presser outre mesure, ils ne pouvaient toutefois se permettre de perdre du temps. Seng comprenait pourquoi il suffisait de quelques hommes pour garder l’ensemble de la forteresse. Les murs étaient d’une épaisseur énorme et il n’y avait qu’une seule voie pour entrer ou sortir des cachots situés bien au-dessous du niveau de la rue. La seule issue par laquelle un prisonnier pouvait s’échapper était le chemin d’où était venue l’équipe de L’Oregon : l’entrée principale. Une enfilade d’ampoules électriques éclairait le passage. Le plafond était très haut, mais l’espace entre les murs était très étroit. L’escalier se termina finalement devant une énorme porte en acier aussi épaisse que le coffre-fort d’une banque. Une caméra de surveillance fixa, menaçante, Seng et ses hommes. Là, ça se complique, songea-t-il en insérant la clé bizarre dans la serrure. Seng pria pour que la porte s’ouvre sans qu’on lui demande de code.
Sa crainte se confirma lorsqu’il tourna la clé et qu’une sonnerie d’alarme retentit de l’autre côté de la porte. Un instant plus tard, une voix se fit entendre à travers un haut-parleur.
— Qui va là ?
— Colonel Antonio Yarayo, Sécurité de l’État, avec une équipe pour interroger les traîtres.
Silence. Seng poursuivit sans attendre de réponse.
— Ouvrez. J’ai l’autorité et les documents requis pour entrer. Le lieutenant Sanchez nous aurait bien accompagnés, mais il a dit qu’il n’avait pas le droit de laisser la grille sans surveillance. Sergent Ignez Macco, c’est cela ? demanda Seng en montrant son enveloppe. Si vous avez des questions, j’ai ici tous les documents nécessaires.
— Mais mon colonel, implora Macco, si on ouvre la porte avant huit heures du matin, les alarmes vont se déclencher au bureau de la sécurité à Fort Canovar.
— J’ai ordonné au lieutenant Sánchez de neutraliser l’alarme des cachots, bluffa Seng.
— Mais colonel, il ne peut pas faire ça. La porte est commandée par un système différent, relié au bureau du commandant de la sécurité en ville. On ne peut pas l’ouvrir avant huit heures du matin.
Un obstacle de plus à surmonter, qui n’était pas tout à fait une surprise. Seng prit le pari que les responsables de la sécurité penseraient à un dysfonctionnement des alarmes et appelleraient le fort pour vérifier avant d’envoyer une escouade de police.
Macco se laissa convaincre. Quelques secondes plus tard, la grosse serrure en acier cliquetait et on entendait les verrous coulisser de leurs attaches sur le mur pour revenir sur le cadre de la porte. Puis la porte massive s’ouvrit en silence et avec douceur. Le sergent Macco se mit au garde à vous et salua.
Seng ne perdit pas davantage de temps en politesses. Il braqua le pistolet tranquillisant sur la gorge de Macco et pressa la minuscule détente. Les yeux du sous-officier se révulsèrent et il s’effondra sur le sol en pierre comme un sac de sable.
La prison n’était pas des plus modernes. Les portes rouillées des cellules avaient été installées à la fin du xixe siècle et s’ouvraient encore avec la grande clé ancienne pendue à la ceinture de Macco. Seng arracha la clé et son anneau et commença à ouvrir les premières portes. A peine étaient-elles entrebâillées que Julia Huxley se jetait à l’intérieur pour évaluer l’état de santé de chaque prisonnier. L’équipe en soutenant les prisonniers en état de choc, qui redoutaient le pire, l’aidait à se diriger vers le passage.
— Cinq d’entre eux ne sont pas en état de monter les escaliers jusqu’à la rue, déclara Julia. Il faudra des brancards.
— Dans ce cas, nous les porterons sur notre dos, répliqua Seng.
— Ces pauvres diables croient que nous allons les exécuter, déclara un grand costaud roux aux cheveux en brosse.
— Pas le temps de leur expliquer ! aboya Seng.
Il savait que les responsables de la sécurité en ville devaient se demander pourquoi l’alarme du cachot de Santa Ursula s’était déclenchée à cette heure tardive. Ils allaient appeler et se rendre compte que les lignes téléphoniques étaient coupées. Combien de temps met-traient-ils à envoyer une patrouille sur place, voilà ce qui restait à deviner.
— Julia, rassemble ceux qui peuvent marcher. Vous porterez les autres.
Ils se mirent en route, traînant presque les pauvres Cubains mal en point hors du cachot et dans l’escalier ; chaque membre de l’équipe portait un prisonnier sur une épaule tout en retenant de l’autre bras ceux qui montaient les marches avec peine. Julia fermait la marche, soutenant deux femmes et murmurant des paroles d’encouragement dont la signification ne pouvait passer qu’à travers le ton de sa voix, puisqu’elle connaissait tout juste assez d’espagnol pour commander une margarita.
L’ascension de l’escalier en colimaçon était une torture pour les prisonniers épuisés, mais il était impossible de faire demi-tour. Être capturé maintenant, c’était l’exécution certaine. Ils gravissaient tant bien que mal les marches, essoufflés, hors d’haleine, le cœur battant à tout rompre. Ces hommes et ces femmes qui avaient depuis longtemps perdu espoir voyaient là l’opportunité de mener de nouveau une existence normale, grâce à ces fous qui risquaient leur vie pour les sauver.
Seng ne pouvait se permettre de compatir à leur souffrance, ni même de regarder leurs visages décharnés. Il remettait cela à plus tard, lorsqu’ils seraient en sécurité à bord de L’Oregon.
Il mettait toute sa concentration à les entraîner vers la grille d’entrée, en gardant la tête froide et l’esprit clair.
Enfin, l’avant de la colonne atteignit le bureau du garde à la grande porte. Seng sortit avec précaution dans la rue en brique. Pas un bruit ni un chuchotement, pas le moindre signe de la présence d’hommes ni de véhicules. Le camion se trouvait exactement là où ils l’avaient laissé.
Les hommes qui portaient les prisonniers étaient maintenant essoufflés et trempés de sueur dans l’humidité tropicale. Seng scruta attentivement la rue obscure et les bâtiments avoisinants grâce à ses jumelles à vision nocturne. La voie était libre. Satisfait, il fit passer tout le monde par la porte et les poussa sans ménagement vers le camion.
Il regagna le bureau en courant pour jeter un coup d’œil au lieutenant, toujours inconscient. Il remarqua également une lumière rouge sur une console à côté du bureau. Effectivement, l’alarme avait été déclenchée lorsqu’ils avaient pénétré dans le cachot. Le téléphone se mit à sonner ; il décrocha et aboya :
— Un momento !
Puis il reposa le combiné et sortit en courant.
L’équipe et les prisonniers étaient entassés à l’arrière de la camionnette, tels des travailleurs japonais à l’heure de pointe. Le chauffeur passa la première avec un bref raclement métallique et le camion fit un bond en avant. Les rues avaient le même aspect que précédemment ; la circulation était faible et les Cubains profitaient de la douceur de la soirée sur leurs balcons, aux terrasses des cafés, ou bien en buvant, chantant et dansant dans les cantinas.
Seng tendit l’oreille par la fenêtre pour guetter un éventuel bruit d’alarme ou de sirène. L’air de la nuit ne lui apporta que des bribes de musique. Le son le plus désagréable provenait du silencieux du camion, qui semblait prêt à se détacher du pot d’échappement, dont le fracas de ferraille noya bientôt tous les bruits de la ville. Il vit des Cubains regarder le camion puis tourner la tête. Les pots d’échappement bringuebalants et les silencieux rouillés étaient chose courante chez les vieilles voitures qui parcouraient les rues de Santiago. Les habitants de la ville avaient sans doute des choses plus distrayantes à l’esprit.
Le chauffeur roulait à une lenteur exaspérante, mais Seng ne voulait pas le brusquer. Une camionnette qui prenait tout son temps pour traverser la ville n’éveillerait pas les soupçons. Au bout de ce qui lui sembla une heure, mais qui ne faisait que quinze minutes, le chauffeur se gara contre un entrepôt des docks et s’arrêta. Après un rapide coup d’œil à droite et à gauche sur le quai désert, Seng achemina tout son monde vers le bâtiment de la maintenance. Le trajet de cinq minutes se passa sans encombre.
Ils avaient de la chance. La seule activité se concentrait autour des deux cargos qui déchargeaient leurs gros conteneurs. Bien qu’encore sur ses gardes, Seng commençait à se détendre. Il leur fit signe d’emprunter la porte de la cabane et de descendre l’escalier en bois. Dans l’obscurité, il aperçut les contours vagues de la silhouette du pilote du Nomad, debout sur le ponton flottant, qui aida les Cubains à monter à bord. L’autre pilote était en dessous, pour les installer méthodiquement dans l’étroite cabine du sous-marin.
Lorsque Seng et Julia Huxley, les derniers à embarquer, montèrent sur le pont supérieur du sous-marin, le pilote détacha les amarres et leva brièvement la tête vers eux.
— Vous êtes dans les temps.
— Rejoignez le navire à la vitesse maximale, répliqua Seng. Nous n’avons pas pu éviter de déclencher une alarme. Je suis surpris que la police ne soit pas déjà sur nos talons.
— S’ils ne vous ont pas suivis jusqu’ici, déclara le pilote avec assurance en refermant et scellant le sas, ils ne devineront jamais d’où vous veniez.
— Oui, jusqu’à ce que L’Oregon ait disparu de son mouillage.
En quelques secondes, le sous-marin plongea sous la surface de l’eau moirée. Quinze minutes plus tard, il réémergeait à l’intérieur du moon pool de L’Oregon. Les plongeurs attachèrent le crochet et le câble de la grue et le Nomad fut soulevé délicatement jusqu’au deuxième pont et attaché au balcon. L’équipe médicale de Huxley se tenait prête, avec quelques membres de l’équipage, pour aider les Cubains à se rendre à l’infirmerie perfectionnée de L’Oregon. Il était vingt-trois heures passées de trois minutes.
Un homme mince, aux cheveux prématurément blanchis, reconnut en Cabrillo un responsable et s’avança vers lui d’un pas mal assuré.
— Monsieur, je m’appelle Juan Tural. Pouvez-vous me dire qui vous êtes et pour quelle raison vous nous avez fait sortir, mes amis et moi, de Santa Ursula ?
— Nous sommes une société de service, et on nous a engagés pour faire ce travail.
— Qui vous a engagés ?
— Des amis à vous aux États-Unis, répondit Cabrillo. C’est tout ce que je peux vous dire.
— Alors vous ne servez aucun idéal, aucune cause politique ?
Cabrillo émit un petit sourire.
— Il y a toujours une cause.
Tural soupira.
— J’avais espéré que le salut, lorsqu’il viendrait, serait d’une autre nature.
— Vos amis n’avaient pas la possibilité de le faire. Ils sont venus nous demander de l’aide. C’est aussi simple que ça.
— Il est bien dommage que votre seule motivation ait été l’argent.
— Ce n’est pas le cas. L’argent n’est qu’un moyen d’action, dit Cabrillo. Il permet à notre groupe de choisir ses combats et de financer des projets de solidarité. C’est une liberté qu’aucun d’entre nous n’avait lorsque nous travaillions pour nos gouvernements respectifs.
Il jeta un œil à son chronographe.
— À présent, si vous voulez bien m’excuser, nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge.
Puis il tourna les talons et laissa Tural le regarder s’éloigner.
Vingt-trois heures dix-sept. S’ils devaient fuir, c’était le moment, songea Cabrillo. On avait depuis longtemps réagi à l’alarme de la prison, et des patrouilles devaient écumer la ville et la campagne à la recherche des prisonniers et de leurs sauveteurs. La seule trace qui subsistait était le chauffeur du camion, mais il ne serait pas en mesure de fournir des informations à la police cubaine, même s’il était capturé et torturé. Son contact n’avait pas fait mention de L’Oregon. Pour autant que le chauffeur sache, l’équipe avait débarqué sur une autre partie de l’île.
Cabrillo décrocha un téléphone pour appeler le vice-président dans la salle des machines.
— Max ?
Hanley répondit presque immédiatement.
— Juan.
— Est-ce que les ballasts ont été pompés ?
— Ils sont à sec et la coque est en position haute pour naviguer à grande vitesse.
— La marée va changer et nous faire tourner. On ferait mieux de partir pendant que la proue est tournée vers le chenal. Dès que l’ancre sera libérée, je mettrai les moteurs en marche à basse vitesse. Pas la peine d’alerter d’éventuels témoins sur le rivage par un départ précipité. À la première alerte ou bien dès que nous aurons atteint le chenal, selon ce qui se passera en premier, je passerai au programme de vitesse maximale. Nous aurons besoin de toute la puissance que tes moteurs pourront fournir.
— Tu crois que tu peux nous faire emprunter un chenal aussi étroit en pleine nuit à grande vitesse sans pilote ?
— Le système informatique du bateau a enregistré la forme du chenal dans les moindres détails ainsi que les bouées lorsque nous sommes entrés. Notre trajectoire est programmée dans le pilote automatique. Nous laisserons à Otis le soin de nous tirer de là.
Otis était le nom utilisé par l’équipage pour désigner les systèmes automatisés de contrôle du bateau. Il pouvait faire naviguer L’Oregon sur une trajectoire sans dévier de plus de quelques centimètres.
— Automates pilotés par informatique ou pas, ce ne sera pas simple de naviguer sur un chenal si étroit à soixante nœuds.
— Nous pouvons y arriver, dit Cabrillo en appuyant sur quelques touches pour composer un code. Mark, faites-moi un petit topo sur nos systèmes de défense.
Mark Murphy, le spécialiste des armes du navire, répondit avec son accent traînant de l’ouest du Texas :
— Les lanceurs de missiles cubains, s’ils font mine d’avoir ne serait-ce qu’un petit hoquet, on les élimine.
— On peut s’attendre à des attaques aériennes une fois qu’on sera en pleine mer.
— Ça devrait pas poser problème.
Il se tourna vers Linda Ross :
— Linda ?
— Tous les systèmes sont opérationnels.
Cabrillo reposa le combiné et se détendit en allumant un mince cigare cubain. Debout au centre du poste de contrôle, il parcourut du regard les membres de l’équipage. Ils le dévisageaient tous avec un air impatient.
— Bon, dit-il lentement avant de prendre une profonde inspiration, je pense qu’on peut y aller.
Il donna l’ordre par commande vocale à l’ordinateur, le treuil se mit en mouvement et l’ancre se souleva lentement, sans bruit – à travers des étuis en Téflon insérés à l’intérieur de l’écubier et qui amortissaient le cliquetis de la chaîne –, abandonnant le fond du port. Un nouvel ordre et L’Oregon se mit doucement en branle.
En bas, dans la salle des machines, Max Hanley surveillait les jauges et les instruments sur l’immense console. Ses quatre gros moteurs magnétohydrodyna-miques constituaient une invention révolutionnaire pour le transport maritime. Ils intensifiaient et recombinaient l’électricité contenue dans l’eau de mer salée avant de la faire passer à travers un tube magnétique creux dont la température était maintenue au zéro absolu par de l’hélium liquide. Le courant électrique ainsi produit créait une force énergétique extrêmement élevée qui faisait passer l’eau en la pompant à travers des propulseurs sous la poupe.
Non seulement les moteurs de L’Oregon étaient capables de pousser le cargo à des vitesses incroyables, mais en plus ils ne nécessitaient aucun carburant à l’exception de l’eau de mer qui passait à travers le tube magnétique. La source de propulsion était inépuisable. Un autre avantage de ce système était la place libérée par les réservoirs de mazout, qui pouvait ainsi être utilisée à d’autres fins.
Il existait seulement quatre autres bateaux à moteurs magnétohydrodynamiques, trois paquebots de croisière et un pétrolier. On avait fait jurer le secret aux techniciens qui avaient installé les moteurs sur L’Oregon.
Hanley veillait avec un soin jaloux sur ces moteurs de haute technologie. Ils étaient fiables et posaient rarement problème. Il travaillait avec eux comme s’ils constituaient une extension de son âme et les maintenait en parfait état, s’assurant qu’ils étaient à tout moment en mesure de faire face à des opérations longues et extrêmes. Il les observa se mettre en marche automatiquement et entraîner le bateau dans le chenal qui menait au large.
Là-haut, au poste de commande, des panneaux blindés coulissèrent sans bruit pour révéler une large fenêtre dans la cloison de séparation avant. Le murmure qui parcourut les rangs des hommes et des femmes qui regardaient les lumières de la ville fut très bas, comme s’ils craignaient d’être entendus par les Cubains responsables des systèmes de défense.
Cabri llo repéra un autre navire qui quittait le port devant eux.
— De quel bateau s’agit-il ? demanda-t-il.
Un membre de l’équipe sortit la liste des arrivées et des départs sur son écran.
— C’est un cargo enregistré en Chine qui transporte du sucre vers Hangchou, rapporta-t-il. Il quitte le port près d’une heure plus tôt que prévu.
— Son nom ? demanda Cabrillo.
— Il signifie l’Aube rouge. La compagnie de navigation est la propriété de l’armée chinoise.
— Extinction de toutes les lumières extérieures et augmentation de la vitesse jusqu’à ce que nous soyons tout près du navire devant, ordonna Cabrillo à l’ordinateur. Nous allons l’utiliser comme leurre pour sortir.
Le pont extérieur et les feux de navigation s’éteignirent, laissant le bateau dans l’obscurité tandis que l’espace entre les deux navires diminuait. Les lumières à l’intérieur du poste de commande s’affaiblirent et se muèrent en une clarté bleu-vert.
Lorsque Y Aube rouge pénétra dans le chenal et passa la première bouée, L’Oregon, tous feux éteints, le suivait à une cinquantaine de mètres. Cabrillo maintenait son bateau juste assez loin pour que les feux du pont du navire chinois n’éclairent pas sa proue. Le pari était risqué, mais il espérait que la silhouette de son navire se confondrait avec l’ombre de Y Aube rouge.
Cabrillo jeta un coup d’œil à la grande horloge à vingt-quatre heures sur le mur au-dessus de la fenêtre au moment où la grande aiguille des minutes avançait d’un cran. 23 : 39. Plus que vingt et une minutes avant le test des systèmes de défense cubains.
— Le fait de suivre Y Aube rouge nous ralentit, déclara Linda. Nous perdons un temps précieux.
Cabrillo hocha la tête.
— Vous avez raison, nous ne pouvons plus attendre. Il a joué son rôle.
Il se pencha en avant et parla dans le micro de l’ordinateur.
— Vitesse maximale, nous dépassons le bateau devant.
Tel un petit hors-bord au moteur puissant stimulé par une main énergique sur la manette des gaz, Y Ore-gon enfonça sa poupe dans l’eau menaçante et dégagea son étrave des vagues tandis que les propulseurs créaient une éruption d’écume, laissant dans leur sillage un vaste cratère. Le navire fit un bond sur le chenal et dépassa le cargo chinois en passant à moins de sept mètres, comme si ce dernier était complètement arrêté. Les marins chinois eurent l’air stupéfaits. De plus en plus rapide à chaque seconde, L’Oregon s’envolait dans la nuit. La vitesse était la plus spectaculaire réussite du bateau, son cœur de pur-sang. Quarante nœuds, cinquante. Au moment où il doubla Morro Castle à l’entrée de Santiago, il atteignait presque les soixante-deux nœuds. Aucun bateau au monde de cette taille ne pouvait égaler cette vitesse.
Les balises en haut des falaises ne furent bientôt plus que des taches vacillantes sur l’horizon noir.
À terre, l’alarme fut rapidement donnée pour signaler le départ non autorisé d’un navire, mais les opérateurs radar et missiles ne déclenchèrent pas leurs missiles sol-mer. Les officiers ne pouvaient pas croire qu’un tel bateau avançait à une vitesse si incroyable. Ils crurent à une défaillance du système radar et renâclèrent à tirer des missiles qu’ils n’étaient pas sûrs de pouvoir bloquer sur une cible si inconcevable.
C’est seulement lorsque L’Oregon fut à vingt milles au large qu’un général cubain fit le rapprochement entre le départ soudain du navire et l’évasion des prisonniers de Santa Ursula. Il ordonna un tir de missiles sur le bateau, mais le temps que son ordre soit répercuté, L’Oregon était hors de portée.
Il donna alors l’ordre à des avions de l’armée cubaine d’intercepter et de couler le mystérieux bateau avant qu’il puisse se mettre sous la protection d’une vedette des gardes-côtes américains. Il n’avait aucun moyen de leur échapper, songea-t-il en se calant dans son fauteuil pour allumer un cigare et souffler avec satisfaction un nuage de fumée bleutée en direction du plafond. À plus de cent kilomètres de là, deux MiG antédiluviens décollèrent et suivirent la trajectoire de L’Oregon, guidés par les radars cubains.
Cabrillo n’avait pas besoin d’étudier des graphiques pour voir que contourner la pointe de Cuba de Santiago par le Winward Passage, puis de mettre le cap au nord-ouest vers Miami était tout bonnement du suicide. Pendant près de mille kilomètres, L’Oregon se trouverait à moins de quatre-vingts kilomètres des côtes cubaines, ce qui équivalait à faire un voyage dans un stand de tir. L’option la plus sage qui lui restait était de mettre le cap au sud-ouest pour contourner la pointe sud d’Haïti puis presque droit vers l’ouest jusqu’à Porto Rico, qui était sous souveraineté américaine. Là, il pourrait en toute sécurité faire débarquer ses passagers qui seraient soignés dans de bons hôpitaux avant de reprendre l’avion pour la Floride.
— Deux avions non identifiés à l’approche, annonça Linda.
— Je les ai, répondit Murphy courbé au-dessus d’une console avec écrans radar intégrés et un grand nombre de boutons et de voyants.
— Tu peux les identifier ? demanda Linda.
— Selon l’ordinateur ce sont deux MiG-27.
— À quelle distance sont-ils ?
— Cent kilomètres, et ils se rapprochent, répondit Murphy. Les pauvres vieux, ils ne savent pas ce qui les attend.
Cabrillo se tourna vers son expert de la communication, Hali Kasim.
— Essaie d’entrer en contact avec eux. Avertis-les en espagnol que nous avons des missiles antiaériens à bord et que nous les dégommerons en plein vol s’ils montrent le moindre signe d’hostilité.
Kasim n’avait pas besoin de parler espagnol pour délivrer son avertissement. Il se contenta de demander à son ordinateur de traduire le message et de l’envoyer par la radio branchée sur vingt fréquences différentes.
Au bout de quelques minutes, il hocha la tête.
— Ils nous reçoivent, mais ils ne répondent pas.
— Ils pensent qu’on bluffe, dit Linda.
— Essaie encore. Murphy, quelle est la portée de leurs missiles ?
— Normalement, ils doivent être équipés de roquettes à courte portée, seize kilomètres.
Cabrillo prit un air solennel.
— S’ils ne décrochent pas d’ici cinquante kilomètres, élimine-les. En attendant, j’ai une meilleure idée : lance un de nos missiles et guide-le manuellement pour qu’il les frôle.
Murphy se livra aux calculs nécessaires et appuya sur un bouton rouge.
— Le missile est parti.
On entendit distinctement un sifflement dans le poste de commande tandis qu’une roquette surgissait d’une ouverture dans le pont avant et s’élançait dans le ciel. Ils surveillèrent tous les moniteurs tandis qu’elle se dirigeait vers le nord-ouest puis disparaissait.
— Quatre minutes avant la cible, dit Murphy.
Tous les regards se tournèrent vers la grande pendule au-dessus de la fenêtre. Personne ne parlait, tous étaient crispés par l’attente. Le temps se traînait et l’aiguille des secondes semblait mettre une éternité à faire un tour. Finalement, Murphy prit la parole d’une voix monocorde :
— Le missile est passé à deux cents mètres au-dessus des ennemis, pile entre les deux.
— Ils ont compris le message ? demanda Cabrillo d’une voix où perçait l’appréhension.
Il y eut un long silence, puis :
— Ils rentrent chez eux, rapporta joyeusement Murphy. En voilà deux qui ont bien de la chance.
— Et qui sont assez intelligents pour reconnaître leur défaite.
— Tout à fait, acquiesça Linda avec un large sourire.
— Pas de sang sur les mains aujourd’hui, dit Cabrillo avec un soupir de satisfaction.
Il se cala dans son fauteuil et ordonna à l’ordinateur :
.
– On passe en vitesse de croisière.
L’opération clandestine était presque achevée et le contrat rempli. Les cadres de L’Oregon n’estimaient pas devoir leur succès à la chance. Il résultait d’une combinaison de talents, de compétences, d’intelligences diverses et d’un planning minutieux. À présent, tous, sauf le technicien qui surveillait le poste de commande et le système de navigation, pouvaient se délasser. Certains se dirigèrent vers leur cabine afin de prendre un repos bien mérité tandis que d’autres se rassemblaient dans la salle à manger pour se restaurer et se détendre. Cabrillo se retira dans sa cabine lambrissée de teck et sortit un paquet du coffre dissimulé dans le pont sous la moquette. Il en déballa le contenu, qu’il étudia pendant près d’une heure, avant de commencer à ébaucher un premier niveau de stratégie.
Deux jours et demi plus tard, L’Oregon entrait dans le port de San Juan à Porto Rico et débarquait les exilés cubains. Avant le coucher du soleil, ce remarquable navire et son étrange équipe d’associés avaient repris la mer pour une nouvelle mission. D’ici peu, ils auraient volé une œuvre d’art d’une valeur inestimable, aidé un chef spirituel à reconquérir le pouvoir et rendu la liberté à une nation. Mais lorsque L’Oregon quitta le port, Cabrillo n’était pas à bord. Il volait vers l’est à la rencontre du soleil levant.