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Le Faleon 2000EX rouge bordeaux décolla de Hea-throw juste après six heures du matin et se posa à Genève vers neuf heures et demie, heure locale. Il atteignait Mach 0.8 en vitesse de croisière, avec un rayon d’action de 7 440 kilomètres, et il avait coûté vingt-quatre millions de dollars. Winston Spenser était le seul passager à bord.
À son arrivée à Cointrin, l’aéroport international de Genève, Spenser fut accueilli par une Rolls Royce avec chauffeur qui le conduisit à son hôtel. Là, sans aucune formalité d’inscription, on le fit monter directement à sa suite, où il put prendre le temps de se rafraîchir. Debout devant le miroir aux bords biseautés, il contempla son reflet. Il avait un long nez aristocratique, son regard bleu pâle était distant et sa peau manquait d’un hâle. Ni ses joues ni son menton n’avaient de contour précis. À la vérité, son image semblait toujours un peu floue, comme si elle manquait de caractère. Ce n’était pas le visage d’un meneur d’hommes, seulement celui d’un larbin de luxe.
Lorsqu’il eut fini son examen, il replaça sa coûteuse eau de Cologne dans sa trousse de toilette Burberry puis il quitta sa chambre pour prendre une collation. La vente aux enchères d’œuvres d’art pour laquelle il s’était rendu à Genève devait commencer très prochainement.
— Monsieur désire-t-il autre chose ? demanda le serveur.
Spenser contempla un instant les vestiges de son repas.
— Non, ce sera tout.
Le serveur opina du chef, ôta les assiettes, sortit une brosse de son tablier et enleva les quelques miettes dispersées sur la table. Puis il se retira en silence. L’addition ne fut pas présentée, l’argent ne changea pas de main. Le coût du petit déjeuner et les pourboires apparaîtraient sur la facture de la chambre, que Spenser ne verrait jamais.
Dans le coin opposé de la salle à manger, Michael Talbot scrutait Spenser. Talbot, un marchand d’art de San Francisco, avait déjà croisé le chemin de Spenser. À trois reprises l’année précédente, le Britannique guindé avait enchéri plus haut que les clients de Talbot, comme si ses clients à lui avaient des ressources illimitées.
Talbot espérait seulement qu’il en irait autrement aujourd’hui.
Spenser était vêtu d’un costume trois pièces gris et d’un nœud papillon à pois bleus. Ses bottines de cuir noir étaient aussi brillantes que ses ongles, et ses cheveux courts à la coupe stylée étaient mêlés de gris, comme il convenait à son âge, que Talbot estima à près de soixante ans.
Un jour où Talbot était à Londres pour affaires, il avait voulu se rendre à la boutique de Spenser. Il n’y avait aucun numéro de téléphone, le petit immeuble de pierre ne portait aucune plaque et hormis une discrète caméra vidéo au-dessus de l’interphone,, il semblait resté un siècle en arrière. Talbot avait sonné deux fois, sans obtenir de réponse. Spenser sentit le regard insistant de Talbot, mais se contenta pour sa part de le dévisager du coin de l’œil. Des sept autres hommes qui selon lui seraient intéressés par l’œuvre d’art que Spenser était venu acheter, c’était sans doute l’Américain qui enchérirait le plus haut. Le client de Talbot était un milliardaire de la Silicon Valley avec un penchant pour l’art asiatique et le goût de la controverse. La combativité du milliardaire ne pouvait qu’aider Spenser. L’orgueil de l’homme pouvait l’entraîner au-delà du prix maximum qu’il s’était fixé, mais lorsque la compétition se durcissait, il se mettait généralement en colère et abandonnait. Ces nouveaux riches, tellement prévisibles ! songea Spenser. Il se leva pour regagner sa chambre. La vente aux enchères ne devait commencer qu’à treize heures.
— Lot trente-sept, annonça le commissaire-priseur avec respect, le Bouddha d’or.
On fit glisser sur le podium une grande armoire en acajou et le commissaire-priseur ouvrit le loquet qui maintenait la porte fermée.
Le public des acheteurs était peu nombreux. Cette vente se tenait dans le plus grand secret et n’avaient été conviées que quelques personnes ayant les moyens de s’offrir des chefs-d’œuvre de provenance douteuse.
Spenser n’avait pas encore enchéri. Le lot vingt et ûn, un bronze de Degas qu’il savait avoir été volé dans un musée douze ans plus tôt lui avait plu, mais les enchères étaient montées plus haut que le prix fixé par son client sud-américain. De plus en plus souvent, Spenser évitait les clients qui lui imposaient un prix limite, même si celui-ci se chiffrait en millions. Cette vente était la première étape de son plan de retraite. Le commissaire-priseur ouvrit la porte de l’armoire en même temps que Spenser appuyait sur le bouton d’un téléphone par satellite miniature dans sa poche intérieure. Il parla dans le petit micro attaché au revers de sa veste.
— Veuillez dire à votre patron que l’objet est exposé, dit-il à un assistant qui se trouvait à des milliers de kilomètres.
— Il demande si c’est bien ce que vous espériez.
Spenser contempla la massive statue en or tandis qu’un chuchotement parcourait la salle.
— C’est encore mieux que ça, répondit-il doucement.
Quelques secondes s’écoulèrent tandis que l’assistant faisait passer l’information.
— A tout prix, déclara-t-il enfin.
— Ce sera un honneur, répondit Spenser en se remémorant l’histoire de la statue.
Le Bouddha d’or datait de 1288, lorsque les dirigeants du futur Viêt Nam firent réaliser cette statue pour célébrer leur victoire sur l’armée de Kubilay Khan. Deux cent quatre-vingt-huit kilos d’or massif provenant du Laos avaient été fondus pour créer cette statue de l’Illuminé, haute de un mètre quatre-vingts. Deux morceaux de jade du Siam formaient les yeux et un collier de rubis de Birmanie s’enroulait autour du cou. Le ventre du bouddha était orné de saphirs de Thaïlande et son nombril était une grande opale ronde qui scintillait de tous ses feux. L’œuvre avait été offerte au premier dalaï-lama en l’an 1372.
Pendant 587 ans, le Bouddha d’or était resté dans un monastère au Tibet et il avait ensuite accompagné le dalaï-lama dans son exil. Mais un jour, alors que le dalaï-lama projetait de l’exposer aux États-Unis, il avait disparu à l’aéroport de Manille.
Le président Ferdinand Marcos avait toujours été le suspect principal. Depuis lors, son trajet était mystérieux, jusqu’à ce qu’il réapparaisse tout aussi mystérieusement pour cette vente. L’identité du vendeur resterait une énigme.
Bien qu’il semblât presque impossible d’attribuer une valeur à une pièce aussi rare, c’était pourtant ce qui allait se passer. Les estimations s’étalaient entre cent et cent vingt millions de dollars.
— Mise à prix à cinquante millions de dollars américains, annonça le commissaire-priseur.
Une mise à prix plutôt basse, songea Spenser. L’or seul valait déjà le double de cela. Ce devait être la crise économique mondiale, conclut-il.
— Nous avons cinquante millions, soixante maintenant.
Talbot leva sa planchette alors que les enchères atteignaient quatre-vingts.
— Quatre-vingts, maintenant quatre-vingt-dix, débita le commissaire-priseur d’une voix monotone.
Spenser jeta un regard à Talbot, de l’autre côté de la pièce. L’Américain typique, le téléphone collé à l’oreille, la main sur la planchette, comme s’il craignait que le commissaire-priseur manque son signal.
— Quatre-vingt-dix et nous arrivons à cent.
L’enchère de cent millions venait d’une marchande d’art d’Afrique du Sud que connaissait Spenser. Son patron avait fait fortune dans les diamants. Spenser admirait cette femme et ils avaient plus d’une fois bu un verre de sherry ensemble, mais il connaissait aussi les habitudes de son patron. Lorsque le prix dépassait celui qu’il pouvait espérer en tirer en le revendant, il abandonnait. L’homme aimait l’art, mais il n’achetait qu’au prix qu’il s’était fixé et seulement s’il pouvait en tirer profit plus tard.
Cent dix millions à l’arrière de la pièce. Spenser se retourna pour dévisager l’enchérisseur. L’âge de l’homme était difficile à déterminer, mais si Spenser avait dû deviner, il lui aurait donné une bonne soixantaine, en raison des élégants cheveux gris et de la barbe. Deux choses lui semblaient tout de même étranges. Spenser connaissait pratiquement tout le monde dans la pièce, au moins de nom ou de réputation, mais cet homme lui était étranger. En outre, il semblait curieusement détaché, comme s’il cherchait à acquérir un week-end de thalassothérapie à une vente de charité, alors qu’il venait de faire une enchère de l’ampleur du budget annuel d’un petit pays. Cet homme avait sans doute les qualifications requises, la société de vente aux enchères s’en était certainement assurée, mais qui était-il ?
Cent vingt, pour un magnat de l’industrie pharmaceutique allemande.
— Cent vingt, je vois cent trente.
Talbot leva encore sa planchette, de manière aussi démonstrative que s’il faisait des signaux en sémaphore.
Les enchères commencèrent à ralentir à cent quarante millions de dollars. L’homme aux cheveux gris renchérit. Spenser se retourna avec appréhension et l’homme le regarda droit dans les yeux. Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale.
Il se tourna sur le côté, apercevant ainsi Talbot qui parlait avec animation dans son téléphone. Il sentait que le milliardaire de la Silicon Valley flanchait.
— Dites-lui, murmura Spenser dans son téléphone, que ça s’est ralenti à cent cinquante, avec peut-être encore une enchère à venir.
— Il veut savoir si vous avez déjà enchéri.
— Non, répondit Spenser, mais ils savent que je suis là.
Spenser avait souvent acheté des œuvres à ce com-missaire-priseur ; l’homme le quittait à peine des yeux. Le moindre sourire, geste ou tic de sa part serait interprété comme une enchère.
— Il vous demande d’enchérir à deux cents, lui transmit l’assistant, pour leur clouer le bec.
— Compris, répondit Spenser.
Puis, presque au ralenti, il posa deux doigts écartés sur ses lèvres.
— J’ai deux cents millions, dit le commissaire-priseur sans s’émouvoir.
Un saut de cinquante millions alors qu’il cherchait désespérément à en obtenir un de dix.
— J’ai deux cents millions dans la salle. Quelqu’un pour deux cent dix millions ?
La pièce était aussi silencieuse qu’un tombeau. Spenser se tourna vers le fond ; l’homme aux cheveux gris avait disparu.
— Deux cents millions une fois, déclara le com-missaire-priseur, deux cents millions deux fois. (Il s’interrompit). Adjugé. Deux cents millions plus la prime de l’acheteur, incroyable !
La salle jusqu’alors silencieuse fut parcourue d’un flot d’applaudissements contenus.
Spenser resta encore une demi-heure pour superviser le transport et la sécurité de l’œuvre jusqu’à l’aéroport, et à dix-sept heures, il s’envolait vers l’est pour livrer son précieux chargement. Pour des raisons de sécurité, il avait affrété un avion à son nom, laissant dans l’ombre celui de son client, un milliardaire de Macao. C’était la compagnie aérienne qui s’occupait de tout : après l’avoir transportée jusqu’en Asie, elle prendrait en charge la livraison de la pièce à sa nouvelle résidence par voiture blindée. Il était presque au bout de ses peines.