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Chuck « Tiny » Gunderson dînait de saucisses et de tranches de cheddar aux commandes du Citation X, en regardant les montagnes au-dessous de lui. Gunderson pesait près de cent quarante kilos pour un mètre qua-tre-vingt-quinze et il avait joué au football américain à l’Université du Wisconsin avant d’obtenir son diplôme et d’être recruté par la Defense Intelligence Agency. L’expérience de Gunderson au sein de la D1A n’avait fait qu’augmenter sa passion pour l’aviation, qu’il avait conservée lorsqu’il était parti travailler dans le privé. À ce moment précis, Gunderson regrettait tout de même de ne pas pouvoir boire une bière avec son déjeuner. Au lieu de cela, il fit couler le tout avec une dernière gorgée de ginger-ale Blenheim. Un coup d’œil aux jauges, comme il le faisait toutes les cinq minutes, lui permit de s’assurer qu’elles étaient toutes dans le vert.
— M. Citation est content, dit-il en tapotant le pilote automatique et vérifiant la trajectoire.
Spenser frappa à la porte du cockpit et l’ouvrit.
— Votre société s’est-elle occupée de la voiture blindée qui doit nous attendre à l’aéroport de Macao ?
— Ne vous inquiétez pas, dit Gunderson. Ils prennent tout en main.
Le port d’Aomen était en effervescence. Des sampans et des péniches partageaient les voies de navigation avec des cargos modernes et quelques luxueux yachts de plaisance. Un vent de terre soufflait et l’odeur des feux de bois sur le continent chinois se mêlait à celle des épices que l’on déchargeait. À quelque vingt kilomètres de là, survolant le sud de la mer de Chine, Gunderson recevait l’autorisation d’atterrir.
Spenser contemplait le bouddha en or massif sanglé au sol en face de lui.
Au même instant. Juan Cabrillo dégustait un expresso après un repas composé d’un chateaubriand, accompagné d’un assortiment de légumes, et suivi d’un plateau de fromage puis d’une omelette norvégienne en dessert. Il porta une serviette à ses lèvres en prenant la parole de sa place en bout de table dans la salle à manger principale du bateau.
— Nous avons un homme sur place à Macao, dit-il. Il s’occupera du transport lorsque nous aurons récupéré le bouddha.
— Quel est son plan ? demanda Hanley.
— Il n’en a pas encore, concéda Cabrillo, mais il finit toujours par trouver une idée.
Seng prit la parole :
— J’ai rassemblé des plans détaillés du port, des rues et de la ville tout entière, dit-il. Le port et l’aéroport sont tous deux à moins de deux kilomètres de l’endroit où nous pensons trouver le Bouddha d’or.
— C’est un sacré coup de chance, fit remarquer Ross.
— Macao fait en tout à peine plus de onze kilomètres carrés, dit Seng.
— Est-il prévu de jeter l’ancre au large ? demanda Murphy.
Cabrillo opina du chef.
— Dans ce cas, j’ai besoin des coordonnées GPS de toute la région, déclara Murphy. Au cas où.
Une heure s’écoula à régler tous les détails.
— Om, murmurait l’homme. Om.
La personne qui tirerait le plus grand bénéfice du retour du Bouddha d’or n’avait pas la moindre idée du tourbillon d’activités qui l’entourait. Il méditait dans une tranquille rocaille du jardin d’une villa de Beverly Hills. À près de soixante-dix ans, il ne semblait pas vieillir comme les autres hommes. Le passage du temps l’avait simplement modelé en un être humain plus complet.
En 1959, les Chinois l’avaient forcé à fuir son propre pays et à chercher refuge en Inde. En 1989, il avait reçu le prix Nobel de la paix pour ses efforts permanents pour la libération non violente de son pays. Dans un monde où une maison vieille de cent ans était considérée comme monument historique, cet homme était la quatorzième réincarnation d’un chef spirituel.
Le dalaï-lama voyageait vers son pays sur les ailes de son esprit.
Winston Spenser était fatigué et irritable. Il ne s’était pas reposé depuis son départ de Londres et la lassitude du voyage ajoutée à son âge commençaient à le rattraper. Une fois que le Citation X eut atteint le bout de la piste d’atterrissage, il attendit que le pilote ait ouvert la porte et déplié les escaliers. Puis il sortit. La voiture blindée n’était qu’à quelques mètres et les portes arrière étaient ouvertes. De chaque côté du véhicule se trouvait un garde en uniforme noir avec une arme dans un holster. Ils avaient l’air aussi aimables qu’une porte de prison. L’un d’eux s’approcha.
— Où est l’objet ? demanda-t-il sans préambule.
— Dans une caisse, dans la cabine, répondit Spen-ser.
L’homme fit signe à son collègue d’aller voir et celui-ci s’exécuta. À ce moment-là, Gunderson descendit l’escalier.
— Qui êtes-vous ? demanda le garde.
— Je suis le pilote.
— Retournez dans le cockpit jusqu’à ce qu’on ait fini.
— Hé ! commença Gunderson tandis que le plus costaud des gardes lui attrapait le bras et le poussait dans le cockpit avant de refermer la porte.
Puis les deux hommes firent glisser la caisse sur une rampe d’accès jusqu’au sol. Ils la poussèrent sur une autre rampe dans le fourgon. Il était impossible de la soulever à deux. Une fois que la caisse fut à l’intérieur, ils avancèrent le véhicule pour pouvoir fermer les portes. Un des gardes les verrouillait lorsque Gunderson réapparut.
— Vous pouvez être sûr que je me plaindrai, lui dit-il.
Le garde se contenta de sourire et s’avança vers le siège passager où il s’installa.
— Au temple A-Ma ? demanda le chauffeur par la fenêtre.
— Oui, répondit Spenser.
Le garde montra une limousine Mercedes-Benz garée non loin de là.
— Vous devez nous suivre là-dedans, déclara-t-il.
Remontant sa vitre, il mit le contact de la fourgonnette blindée et démarra.
Spenser monta dans la limousine et s’élança sur ses traces.
Les deux véhicules qui se suivaient traversèrent le pont Macao-Taipa, empruntèrent le carrefour en trèfle, passèrent devant l’Hôtel Lisboa et remontèrent l’avenue Infante D. Henrique jusqu’à l’endroit où elle changeait de nom et devenait San Mo La ou la Nouvelle Route. À l’extrémité ouest de l’île, ils atteignirent l’intersection de Rua das Lorchas et se dirigèrent vers le sud en longeant la mer.
Le front de mer évoquait une scène de film d’action. Des ordures et des sampans flottaient sur l’eau et les rues longeant la mer étaient remplies d’échoppes proposant tout et n’importe quoi, depuis le poulet déplumé jusqu’aux pipes à opium en argent. Des touristes prenaient des photos tandis que vendeurs et acheteurs marchandaient sur la mélodie staccato du cantonais.
À la fourche avec la Rua do Almirante Sergio, le convoi obliqua vers la gauche, passa devant la gare routière, puis entra dans l’enceinte du temple A-Ma. Ce temple du xive siècle était le plus ancien de Macao et il se dressait sur une colline boisée avec vue sur l’eau. Le complexe contenait au total cinq sanctuaires reliés par de sinueux sentiers pavés. L’odeur de l’encens flottait dans l’air lorsque Spenser descendit de la limousine et gagna le fourgon blindé. À ce moment précis, quelqu’un alluma un pétard torsadé pour chasser les mauvais esprits. Instinctivement, il se baissa et regarda par la fenêtre ouverte du chauffeur.
— Vous allez bien, monsieur ? demanda le chauffeur.
— Oui, répondit Spenser piteusement en se redressant. Il faut que j’entre quelques instants. Si vous voulez bien attendre ici.
Le chauffeur hocha la tête et Spenser remonta l’allée vers le bâtiment principal. Il frappa à la porte d’une pièce isolée utilisée comme bureau par le supérieur des moines. Elle s’ouvrit, révélant un homme à la tête rasée et vêtu d’une robe jaune, qui lui sourit.
— Monsieur Spenser, dit-il. Vous êtes venu pour votre paquet.
— Oui, dit Spenser.
Le moine fit sonner une clochette et deux autres moines surgirent d’une pièce voisine.
— M. Spenser est ici pour le paquet dont je vous ai parlé, leur annonça le supérieur. Il va vous expliquer.
Un don important au temple lui avait permis de s’assurer que son leurre resterait là aussi longtemps que nécessaire. Un mensonge avisé ferait le reste.
— Dehors, dit Spenser en souriant au moine, j’ai une statue dorée du Bouddha que j’aimerais exposer quelque temps. Avez-vous un endroit pour la mettre ?
— Certainement, dit le moine. Amenez-la à l’intérieur.
Vingt minutes plus tard, le transfert avait eu lieu. Le Bouddha d’or était à présent caché en pleine lumière. Trente minutes plus tard, à un kilomètre de là, le fourgon blindé faisait sa dernière livraison de la journée. Après avoir congédié les gardes, Spenser, aux côtés du milliardaire de Macao, contempla la statue.
— C’est plus beau que ce que j’espérais, dit le milliardaire.
Mais moins que ce que tu penses, songea Spenser.
— Je suis ravi qu’il vous plaise, déclara-t-il.
— Il faut fêter ça, conclut le milliardaire avec un sourire.
Des plateaux d’argent de mets délicats couvraient la longue table en merisier de la majestueuse salle à manger. Spenser avait évité la viande de singe ainsi que la soupe d’oursins et s’était décidé pour du poulet sauce cacahuète. Mais les garnitures épicées mettaient à rude épreuve son estomac épuisé par le voyage et il ne souhaitait qu’une chose, que la soirée s’achève rapidement.
Spenser était assis à une extrémité de la table, et son hôte à l’autre bout. Six concubines complétaient la tablée, trois par côté. Après un dessert de mousse de fruits rouges, les cigares et le cognac, l’homme se leva.
— Et maintenant, Winston, si on prenait un petit bain, laissant ces jeunes femmes faire leur travail ?
L’homme n’imaginait pas que le faux Bouddha demeurerait moins d’une semaine en sa possession.
Quant à Winston Spenser, comment aurait-il deviné qu’il lui restait moins de deux semaines à vivre ?