10
À la sortie du pont, Truitt passa par le carrefour en trèfle. Ils longèrent l’hôtel-casino Lisboa en empruntant 1’Avenida Dr Mario Soares vers l’ouest. À leur droite, se dressait la Banque de Chine, une structure en verre et granit rose dont les niveaux supérieurs offraient une vue sur la frontière avec la Chine.
— Pour des anticapitalistes, ils ont construit une banque magnifique ! fit Meadows.
Personne ne lui répondit, tous étaient fascinés par le panorama. Le centre de Macao était un étrange micmac d’ancien et de neuf, d’européen et d’asiatique, de traditionnel et de moderne. Truitt atteignit la Rua da Praia Grande et tourna à gauche.
— D’après ce qu’on m’a dit, cet endroit était magnifique, jusqu’à ce que commencent les travaux de réhabilitation de Nam Van Lake.
La rue était bloquée par des camions de construction, des bétonneuses et des tas de matériaux.
Un peu plus loin, la rue devenait 1’Avenida da República et elle contournait Nam Van Lake.
— C’est la résidence du gouverneur, dit Truitt en montrant la colline du doigt. Je prends le chemin le plus long pour faire le tour de la péninsule afin que vous puissiez appréhender la géographie des lieux. La colline au nord de la résidence du gouverneur s’appelle Penha. De l’autre côté, c’est Barra. Notre cible est entre les deux, sur une rue qui s’appelle Estrada da Penha.
Il obliqua à gauche pour gravir la pente jusqu’à ce que le van atteigne l’Estrada de D. Joao Paulino. Puis il prit à droite sur quelques mètres et de nouveau à droite pour tomber sur l’Estrada da Penha, qui formait un vague U au sommet de la colline avant de recouper l’Estrada Joao Paulino.
Le van dépassa le bas du U et avait remonté la moitié d’un côté lorsque Truitt ralentit.
— La voici.
Il s’agissait d’une élégante demeure ancienne, qui n’aurait pas déparé chez de grands propriétaires terriens. Un haut mur de pierres entourait la propriété, brisé seulement par une grille en fer forgé et envahi par le lierre. D’immenses arbres, parfaitement placés, plantés depuis des générations, garnissaient l’étendue émeraude de la pelouse. Lorsqu’ils passèrent devant, ils aperçurent un terrain de croquet sur le côté de la maison. Plus loin sur la droite, au bout d’une allée de pavés, se dressait un garage à un étage, devant lequel un homme à tout faire lavait une limousine Mercedes-Benz.
L’édifice aurait pu abriter un armateur du xixe siècle ; le seul compromis avec l’époque actuelle était la rangée de caméras de sécurité en haut du mur de pierre qui donnait sur la rue.
— Il y a six caméras à des emplacements stratégiques de la propriété.
Ils approchaient de la jonction avec Joao Paulino, et Truitt ralentit avant de livrer son commentaire.
— Ce qui compliquerait pas mal la situation, dit-il en s’arrêtant au panneau stop, sans l’élément’que je n’ai pas encore mentionné.
— C’est-à-dire ? demanda Cabrillo.
— Notre homme donne une grande réception, dit Truitt en tournant le volant vers la gauche, et c’est nous qui allons assurer l’animation.
Truitt reprit l’itinéraire touristique en sens inverse, devant le temple et le long de l’eau.
— Alors ? s’enquit le magnat de l’informatique.
Il s’était procuré les services d’un scientifique de Stanford pour la somme de mille dollars, et avait obtenu l’accès au laboratoire grâce à un coup de fil au président de l’université, lui rappelant ses généreuses donations.
— Il date du xine siècle, mais si vous voulez une estimation précise de la région d’où l’or est extrait, il va falloir faire fondre la moitié de votre échantillon.
— Eh bien, qu’est-ce que vous attendez ?
— Ça va me prendre trente à quarante-cinq minutes, dit le scientifique, déjà lassé par la grossièreté du milliardaire. Pourquoi ne feriez-vous pas un saut à la cafétéria pour boire quelque chose ?
— Est-ce qu’ils ont du thé Chai ? demanda son client.
— Non, répondit le chercheur agacé, mais il y a un café Starbucks à côté qui en a.
Lui ayant indiqué la direction du Starbucks, il attendit que le milliardaire soit sorti et referma la porte du labo.
— Imbécile, marmonna-t-il.
Puis il s’approcha d’un petit four et glissa à l’intérieur la soucoupe métallique contenant l’échantillon d’or. Une fois celui-ci fondu, il plaça l’échantillon dans un appareil relié à un ordinateur qui analyserait tous les autres métaux présents dans l’or. En comparant les pourcentages avec ceux des ors connus, le scientifique pourrait déterminer la provenance du minerai.
En attendant que la machine accomplisse son tour de magie, il feuilleta un magazine de ski. Au bout de vingt minutes, la machine s’arrêta.
Le président des États-Unis était assis dans un fauteuil des Adirondacks derrière sa maison de Camp David dans le Maryland. Le Président russe lui faisait face, de l’autre côté d’une table en bois. Bien qu’invisibles, deux milliards de dollars d’aide économique se trouvaient sur la table.
— Qu’en pensez-vous, Vlad ? demanda le Président américain.
— Vous savez que je n’ai jamais porté les Chinois dans mon cœur, dit le Russe, mais cette aide ne sera qu’un pansement. L’industrie de mon pays a besoin d’une nouvelle impulsion économique.
L’Américain hocha la tête.
— Les plus gros morceaux de mon budget sont toujours les avions et bateaux militaires. Les Taïwanais ont une liste de courses d’un kilomètre de long. Si je m’arrangeais pour vous faire faire quelques affaires ?
Le Président russe sourit.
— Vous êtes un homme habile, dit-il. Vous vous débrouillez pour me donner ce dont mon pays a besoin tout en nous mettant à dos les Chinois qui ne vont pas apprécier notre rapprochement avec Taïwan.
Le Président américain se leva et s’étira.
— Eh bien Vlad, n’est-ce pas le principe de toute négociation ? Donner aux deux côtés ce qu’ils veulent ?
— Je pense, répondit le Président russe en se levant, que nous avons un accord.
— Très bien, conclut son hôte en lui faisant signe de se diriger vers la salle à manger. Et maintenant, si nous allions voir ce que le chef nous a réservé comme surprise ?
— L’or provient d’une mine des environs de la Birmanie, déclara le scientifique lorsque le milliardaire revint avec son gobelet de thé.
— Pouvez-vous être plus précis ?
— Au sud du vingtième parallèle, ce qui signifie le sud du Viêt Nam, le Laos, la Thaïlande ou la Birmanie. Je peux essayer de restreindre un peu, mais cela va prendre du temps.
Le milliardaire sirota son thé et secoua la tête de gauche à droite.
— Pas la peine, vous avez prononcé le mot magique.
Il se dirigea vers la porte tout en décrochant un téléphone de sa ceinture.
— Amenez la voiture, dit-il à son chauffeur.
Puis il raccrocha et ouvrit la porte.
— Est-ce que vous voulez récupérer votre or ? cria le chercheur à travers le laboratoire.
— Gardez-le ! cria le milliardaire. Ce n’est rien par rapport à ce que j’ai.
— Très généreux de votre part, murmura le scientifique en raclant l’or de la soucoupe refroidie et le glissant dans une enveloppe avec l’autre moitié de l’échantillon.
Portant l’enveloppe à son bureau, il la rangea dans le tiroir supérieur. Puis il gagna la sortie, éteignit les lumières et referma derrière lui la porte du laboratoire. Quelques minutes plus tard, il traversait le campus sur sa mobylette, encore sous le choc de cette étrange rencontre.
Dans une cale de stockage au niveau inférieur de L’Oregon, Hanley et Kevin Nixon regardaient la collection de véhicules.
— Il nous faudra au moins deux motos et un véhicule tout-terrain.
Nixon opina et s’avança vers une des motos. Depuis sa dernière utilisation, elle avait été nettoyée et huilée. Tout le matériel était entretenu régulièrement, ce qui constituait une condition essentielle pour la réussite des opérations.
— Bon, je vais déjà tester tout ça, dit Nixon. Vous voudrez des plaques d’immatriculation de Macao ?
— Ce serait bien, dit Hanley. Des plaques normales, pas diplomatiques.
Nixon contempla 1 écritoire où était fixée la liste des tâches établie par Cabrillo.
— On dirait que Ross veut des micros de communication pour l’équipe d’intervention, avec un deuxième canal pour joindre le bateau.
— Vérifiez que les batteries sont chargées et que tout fonctionne bien, dit Hanley. Je vais mettre en œuvre un relais que nous installerons sur la colline Barra de manière à ne pas utiliser les fréquences locales.
— On ferait bien d’installer aussi une balise là-bas, dit Nixon en regardant sa liste. Murphy veut une cible fixe au cas où il aurait besoin de lancer un missile.
— Ce cher Murphy, dit Hanley en soupirant, il lui faut un marteau de forgeron pour enfoncer une punaise !
Nixon ouvrit un conduit de ventilation, puis enjamba la moto et appuya sur le démarreur. La machine ronronna puis se mit à tourner au ralenti. Il l’éteignit et passa à la deuxième moto pour faire de même. Les deux hommes passèrent plusieurs heures à effectuer toutes les vérifications du matériel.
Au même moment, Mark Murphy se trouvait plus près de la poupe, dans l’armurerie. Un coffre contenait le matériel de rechargement et des rangées de tiroirs recelaient munitions, explosifs, minuteries et détonateurs. Aux murs, étaient accrochés des étuis protégeant des armes automatiques, des fusils et des armes de poing. La pièce sentait la poudre, le métal et l’huile.
Les pièces d’un fusil M-16 de l’armée américaine se trouvaient sur un tissu posé sur l’établi. Murphy appuya sur un chronomètre digital, puis attrapa la crosse de l’arme et la remonta. Un instant plus tard, il rappuyait sur le chrono et levait les mains en l’air. Une minute et quatre secondes, il manquait de rapidité aujourd’hui. Ouvrant un tiroir, il remplit des chargeurs avec différents types de munitions.
— Ah, ce que je peux aimer mon boulot ! fit-il à haute voix.
La voiture retraversait le pont entre Macao et Taipa.
— Les Minutemen ! dit Cabrillo. Mais où tu as déniché ce nom ?
— On pourrait considérer ça comme un hommage à Paul Revere et son mouvement révolutionnaire, déclara Truitt en riant.
— Ce n’était pas plutôt Paul Revere et les Raiders[6] ? demanda Jones.
— Mais en fait, poursuivit Truitt, c’est le nom du groupe qui avait déjà été engagé.
— Et ça ne va pas faire beaucoup, deux groupes pour la même fête ?
— Ça aurait pu, mais il se trouve que les vrais Minutemen, un groupe californien qui fait une tournée en Extrême-Orient, sont emprisonnés à Bangkok après deux semaines de concerts dans les bars de Phuket. Apparemment, un douanier a trouvé un joint dans le nécessaire de rasage du batteur.
— Un coup monté ? demanda Cabrillo.
— On n’a pas eu le choix, dit Truitt. Les Minutemen sont sans doute le seul groupe du coin à être clean. Ils se sont rencontrés dans un groupe de Narcotiques Anonymes.
— Et alors ? fit Meadows. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un qui a décidé de changer de vie, on ne devrait pas les laisser moisir dans une prison thaïlandaise.
— Ne t’inquiète pas, le douanier a été soudoyé, expliqua Truitt. Il n’y a aucune trace de l’arrestation. L’un de nos informateurs en Californie a pris contact avec leur maison de disques et a expliqué la situation ; nous leur avons payé le retour chez eux en première classe puisque le concert de Macao était le dernier sur leur liste. En ce moment même, les Minutemen sont convaincus d’avoir apporté une aide essentielle à la lutte contre le terrorisme, puisque c’est la couverture standard que nous avons utilisée.
La voiture atteignit Taipa et commença la traversée de l’île.
— Je n’ai qu’une question, fit Cabrillo. Lequel d’entre nous est le chanteur du groupe ?