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Sur le pont inférieur, dans la Boutique magique, le groupe répétait. Kevin Nixon leur fit signe d’arrêter, puis il pianota sur le poste de contrôle de l’ordinateur.
— Allez, on reprend dès le début, ordonna-t-il.
Murphy commença à gratter sa guitare et les premières mesures de la chanson de Creedence Clearwater Revival, Fortunate Son, retentirent. Le reste des instruments vint s’ajouter. Halpert avait une voix incroyablement bonne. Une fois passée dans l’ordinateur, elle était impossible à différencier de l’originale. Sa gestuelle était également bonne, contrairement à celle des autres membres du groupe.
Cabrillo se démenait sur son clavier tel un Liberace sous amphétamines et Kasim bougeait comme un Buddy Rich affligé d’une minerve. Lincoln se débrouillait légèrement mieux : il gardait les yeux fermés et grattait sa basse tout en tapant du pied en rythme. Mais il avait de si grosses mains que l’on voyait à peine ses doigts bouger. Nixon attendit la fin de la chanson.
— Pas mal, concéda-t-il. Mais j’ai quelques vidéos de concerts que je vous suggère de regarder pour travailler un peu votre jeu de scène.
Trois heures plus tard, le groupe était fin prêt.
C’était le moment qu’Iselda préférait dans son travail : les petits détails à régler à la dernière minute.
Elle chercha dans son sac un paquet de cigarillos. Contrairement à la plupart des fumeurs, elle ne se limitait pas à une seule marque, mais elle garnissait son sac de trois ou quatre paquets différents. Elle sélectionnait son poison selon plusieurs facteurs : la douleur de ses poumons, le mal de gorge, la quantité de nicotine nécessaire pour son boulot. Des menthols pour la fraîcheur, des cigarillos quand elle avait besoin d’un coup de fouet, de longues cigarettes lorsqu’elle voulait ponctuer une conversation en les utilisant comme une baguette de chef d’orchestre. Elle alluma le cigarillo et prit une bouffée.
— J’avais exigé très clairement de la glace pilée pour les cocktails ! hurla-t-elle au visage du traiteur, pas des glaçons ronds.
— Vous avez demandé les deux, répondit le traiteur, mais la glace pilée n’est pas encore arrivée.
— Vous la mettrez là ?
— Elle est dans la chambre froide, Iselda, expliqua l’homme avec patience. Nous ne voulions pas qu’elle fonde.
Elle dirigea son regard vers l’autre côté de la tente où un ouvrier installait les machines qui produisaient des nuages de fumée à partir de neige carbonique.
— Il nous faudra plus de fumée que ça ! cria-t-elle en s’approchant des machines pour réprimander l’ouvrier.
Après quelques minutes d’ajustement, l’homme fit redémarrer la machine. Des nuages denses de gaz froid s’échappèrent en volutes puis retombèrent sur le sol.
— Bon, parfait, fit Iselda. Maintenant, assurez-vous d’avoir suffisamment de neige carbonique.
Ce fut ensuite un technicien en train de régler les éclairages qui attira son regard et elle se précipita dans cette direction.
À bord de L’Oregon, l’opérateur qui écoutait les conversations de la maison prit une note sur son bloc jaune et attrapa le micro de communication interne.
— Président Cabrillo, appela-t-il. Je crois qu’il faut que vous veniez par ici.
La limousine arriva lentement devant la grille qui menait à la piste de l’aéroport de San José en Californie. Un garde muni d’une arme dans son holster bloquait le passage. Le chauffeur baissa sa glace.
— Nouvelles règles de sécurité, dit le garde. On ne roule plus sur le tarmac.
Le milliardaire avait lui aussi baissé sa vitre. Ce désagrément était pénible. Tout bonnement insupportable.
— Attendez une minute, cria-t-il. Depuis des années, on m’a toujours conduit jusqu’à mon avion !
— Plus maintenant, objecta le garde.
— Vous savez qui je suis ? fulmina le milliardaire.
— Aucune idée, rétorqua le gardien. Mais je sais qui je suis moi. Je suis le type qui vous donne l’ordre de faire demi-tour tout de suite.
N’ayant plus rien à dire, le chauffeur de la limousine battit en retraite et se dirigea vers le terminal puis se gara devant et attendit que son patron descende. La rencontre avait mis celui-ci de méchante humeur et il l’entendit marmonner tandis qu’il portait ses sacs à bonne distance derrière lui.
— Quand je pense à ce que je paye pour un hangar ici ! On pourrait s’attendre à avoir un minimum de service !
Alors qu’ils approchaient de la porte menant aux taxiways, ils aperçurent les magnifiques jets qui attendaient leurs propriétaires. Il y avait trois Gulfstream, un ou deux Citation, une demi-douzaine de King Air et un monstre de couleur bordeaux qui ressemblait à un avion de ligne régionale.
Le milliardaire était passablement attaché aux apparences.
Si les riches avaient des jets privés, lui en voulait un grand. Un avion qui hurlait le succès et l’excès comme un collier de chien en diamants. Le milliardaire avait choisi un Bœing 737. L’appareil était équipé d’une piste de bowling, d’une baignoire et d’une chambre à coucher plus grande que bien des appartements. Il y avait également un grand écran de télévision, des technologies de communication avancées et un chef qui avait fait ses classes au Cordon Bleu. Le couple de danseuses qu’il avait engagé était déjà à bord. Pour ce vol, les distractions étaient une blonde californienne et une rousse qui ressemblait de façon frappante à Ann-Margret jeune.
Le milliardaire voulait de quoi tuer le temps pendant ce long vol.
Il passa en coup de vent la porte qui donnait sur les pistes, sans attendre son chauffeur avec les bagages, et se dirigea vers le 737. Puis il monta la rampe et entra.
— Mesdames, cria-t-il, au rapport !
Treize minutes plus tard, ils avaient décollé.
À bord de L’Oregon, le technicien entrait un programme dans l’ordinateur quand Cabrillo fit irruption.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il sans préambule.
— Ho vient de téléphoner à un assureur qui doit venir chez lui faire une estimation du Bouddha.
— Merde ! s’exclama Cabrillo en attrapant le micro. Max, tu ferais bien de monter à la salle de communications, on a un problème.
Tandis que le technicien continuait à essayer de localiser l’origine de l’appel, Cabrillo arpenta la salle de contrôle. Hanley arriva au bout de quelques minutes.
— Que se passe-t-il, Juan ?
— Ho a fait venir un expert d’une compagnie d’assurances pour une estimation du Bouddha.
— Quand ? demanda Hanley.
— À seize heures.
Le technicien appuya sur un bouton et l’imprimante cracha une feuille.
— Voici l’adresse, patron, dit-il. Je l’ai insérée dans une carte de Macao.
— Il faut qu’on invente un plan, dit Cabrillo. Pour avant-hier.
Winston Spenser jonglait avec des tronçonneuses.
On lui avait consenti un prolongement de découvert en tant que vieux client de la banque, mais le banquier s’était montré très clair en exigeant un réapprovisionnement du compte dans les soixante-douze heures. Ses cartes de crédit avaient atteint leur limite et les appels affluaient à son bureau de Londres, pour l’interroger sur sa situation. À tous égards, Spenser était pour le moment dans une situation financière catastrophique. Dès que l’accord serait conclu avec le milliardaire américain, il serait plus riche qu’il l’avait jamais rêvé, mais pour l’instant, il ne pouvait pas se payer un billet d’avion pour rentrer chez lui.
Tout ce qu’il aurait à faire le lendemain, c’était retirer le Bouddha, le transférer à l’aéroport et recevoir ses gains mal acquis. Puis il affréterait un jet pour s’envoler vers le couchant avec sa fortune. Lorsque son client de Macao se rendrait compte qu’il avait été dupé, il serait déjà bien loin.