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Juan Cabrillo était assis à la table de sa cabine et étudiait le dossier pour la troisième fois.
Dans neuf minutes, les aiguilles de l’horloge indiqueraient minuit et on serait officiellement Vendredi saint. Le jour du grand jeu. Les opérations effectuées par la Corporation comprenaient toujours une part de chance combinée avec une certaine flexibilité. La clé était de réduire au maximum les surprises grâce à une rigoureuse planification et d’avoir toujours un plan de secours disponible.
En cela, la Corporation excellait.
Le seul problème était l’objet lui-même. Le Bouddha d’or n’était pas une puce électronique facile à glisser dans une poche ou à coudre dans le revers d’une veste. C’était un objet très lourd, de la taille d’un homme, que l’on ne pouvait déplacer et dissimuler sans déployer efforts et habileté. Quelle que soit la tactique adoptée, le transport de la statue jusqu’à un lieu sûr nécessiterait plusieurs hommes et un véhicule.
La taille et le poids du Bouddha d’or en faisaient une condition sine qua non.
Ensuite, il y avait les protagonistes eux-mêmes. Le marchand d’art, Ho, les invités de la réception, les autorités chinoises ; et maintenant l’expert de l’assurance. Chacun d’eux pouvait enrayer la machine d’un simple grain de sable ; d’autre part, l’enjeu et les délais serrés rendaient impossible de renoncer ou d’ajourner l’opération.
Cabrillo détestait ne pas avoir de possibilité de retraite.
Il pouvait y avoir des prisonniers, des blessés ou des morts lorsque le plan exigeait de réussir l’opération à n’importe quel prix. La dernière fois que la Corporation avait subi des pertes, c’était à Hong Kong, où Cabrillo avait perdu sa jambe et d’autres la vie. Depuis lors, il avait consciemment évité tous les contrats à haut risque. Celui du Bouddha d’or avait commencé comme une opération de routine, mais il devenait de plus en plus dangereux.
C’est le trac, songea Cabrillo en refermant son dossier. À un moment de la soirée, ils seraient en possession du Bouddha et initieraient le processus de la restitution au dalaï-lama. Quelques jours plus tard, la Corporation serait payée, sortie de l’auberge, et en route pour une nouvelle destination.
Winston Spenser buvait à longs traits son whisky Glenmorangie, comme si c’était de la petite bière. Son superbe plan venait de se heurter à un imprévu. Ho l’avait appelé en début de soirée et ses paroles lui avaient fait l’effet d’un pic à glace planté dans son cerveau.
— J’aimerais que vous veniez en avance à la réception, avait dit Ho. Ainsi vous pourrez être présent lorsque l’expert de la compagnie d’assurances viendra faire une estimation du Bouddha.
Il aurait suffi d’une journée de plus pour que Spenser soit déjà loin.
Parti pour l’Uruguay, le Paraguay ou les îles du Pacifique Sud, n’importe où sauf ici. Le faux Bouddha était de bonne facture et il avait payé une rançon de roi pour que la statue puisse soutenir un examen attentif, mais si l’expert de la compagnie d’assurances était compétent, il éventerait la ruse. L’or lui-même pouvait sans doute passer. Mais le problème venait des pierres précieuses. Si l’expert avait des notions de gemmologie, il se rendrait compte qu’elles étaient trop parfaites. Des pierres massives de la taille de celles qui ornaient le Bouddha d’or étaient très rares. Les pierres répertoriées de cette taille avaient toutes des défauts.
Seules les pierres de synthèse, produites en laboratoire, étaient si pures.
Il éclusa son whisky et s’étendit sur son lit.
Mais le lit tournoyait et le sommeil fut long à venir.
Depuis son exil en Inde, on aurait pu imaginer que le dalaï-lama avait vécu dans l’ignorance de ce qui se passait dans son pays. Rien n’était plus éloigné de la vérité. Dès l’instant où il avait franchi la frontière, un système de renseignement s’était mis en place pour l’informer dans son quartier général de Little Lhassa.
Les messages étaient transmis oralement par une série de coureurs qui traversaient les montagnes loin du regard des Chinois pour délivrer leur message soit en personne, soit par un intermédiaire. Grâce aux centaines de milliers de Tibétains restés fidèles au dalaï-lama, les tentacules du réseau atteignaient toutes les régions du pays. On rapportait les mouvements des troupes chinoises, on interceptait des câbles envoyés vers le sud, on répétait des bribes de conversations téléphoniques.
La qualité de l’enneigement, les crues des rivières et d’autres questions climatiques et environnementales étaient également mémorisées et transmises. On incitait des touristes à glaner des renseignements auprès des Chinois. Les commerçants qui avaient affaire aux soldats chinois dressaient le bilan de leurs ventes et du comportement général des troupes. Parfois on sonna l’alerte, à des moments où le contrôle sur la population semblait se relâcher. Grâce aux réunions destinées à informer le dalaï-lama et ses conseillers, les exilés avaient une meilleure vision des conditions de vie au Tibet que les occupants exécrés.
— Les troupes semblent acheter davantage de babioles ? demanda le dalaï-lama.
— Oui, répondit un de ses conseillers. Des objets typiquement tibétains.
— Quand cela s’est-il déjà produit ?
— Jamais, admit le conseiller.
— Et les rapports indiquent que les stocks de carburant des bases militaires sont au plus bas.
— C’est ce qu’ont déclaré les Tibétains qui travaillent sur les bases. Les excursions en camion sont raccourcies et il n’y a pas eu d’exercice de char depuis près d’un mois. On dirait que l’occupation est au point mort.
Le dalaï-lama ouvrit un dossier sans titre et en étudia le contenu.
— Cela coïncide avec le rapport des consultants des îles Vierges que nous avons engagés. Leur dernier audit fait état de la mauvaise santé de l’économie chinoise. C’est le pays qui a le plus augmenté ses importations de pétrole, tout en diminuant ses investissements à l’étranger. Si le président Jintao ne se résout pas à des mesures nécessaires, son pays pourrait être plongé dans une crise de grande ampleur.
— Nous pouvons espérer, déclara un conseiller.
— Ce qui m’amène au sujet principal de notre discussion, dit le dalaï-lama. Prenons un moment pour clarifier notre esprit et ensuite je vous expliquerai.
Le 737 bordeaux était un palace volant.
Le milliardaire s’était concocté un cocktail d’ecstasy et de viagra pour passer le temps. L’ecstasy le rendait tendre, mais le viagra neutralisait cet effet en stimulant sa libido qui était passablement agressive.
En ce moment, à l’avant de l’avion, un steward prenait des notes sur son PDA. Lorsqu’il eut terminé, il le brancha sur le téléphone de bord et envoya son message. Maintenant, il n’avait plus qu’à attendre la réponse.
L’hôtesse, elle, semblait plus inquiète. C’était son premier vol dans cet avion et cette débauche la mettait mal à l’aise. Détournant le regard de l’arrière de l’appareil, elle s’adressa à l’homme blond.
— Vous avez déjà travaillé pour ce type ?
— C’est la première fois, déclara l’homme.
— Si je n’avais pas besoin d’argent, répliqua la brunette, ce voyage serait un aller simple.
L’homme blond hocha la tête.
— Parlez-moi un peu de vous.
Trente minutes plus tard, il souriait. Elle avait enjolivé – mais à peine – ce qu’il savait être la vérité.
— J’ai peut-être une proposition à vous faire, lui dit-il.
À ce moment précis, un interphone sonna et on entendit le milliardaire :
— Apportez-nous deux autres magnums de Champagne !
— N’oubliez pas ce que vous vouliez me dire, dit l’hôtesse. Je vais abreuver les chevaux et je reviens.
À Macao, les rues étaient remplies de fêtards. Deux hommes remontaient lentement l’Avenue Conselheiro Ferriera de Almeida encore bondée à cette heure tardive. Le passager transmettait au conducteur les indications d’un GPS portable. Ils tournèrent dans l’Avenida do Coronel Mesquita et se dirigèrent vers le nord-ouest jusqu’à une petite rue secondaire qui menait à un quartier résidentiel à moins d’un kilomètre du territoire chinois.
— Il faut se garer, ordonna le copilote.
Le conducteur s’exécuta, trouva une place sous un arbre, mit le véhicule au point mort et coupa le moteur. Le copilote indiqua une maison en retrait de la rue un peu plus loin.
— C’est celle-là.
— On y va ?
Le copilote descendit de la camionnette et fit le tour tandis que l’autre sortait une sacoche en cuir de sous son siège.
— Tu as remarqué que personne par ici n’a de chien ? demanda le conducteur.
— Les coups de bol, ça arrive, répondit le copilote.
Les deux hommes étaient vêtus de couleurs sombres qui se fondaient dans la nuit. Leurs chaussures avaient des semelles en caoutchouc et ils portaient des gants chirurgicaux en vinyle noir. Ils marchaient sans hâte, du pas déterminé de ceux qui possèdent une compétence sans arrogance. Ils se faufilèrent jusqu’au mur d’enceinte et s’arrêtèrent un instant à la grille. L’un d’eux sortit un crochet de sa poche et débloqua la serrure en un clin d’œil. Il ouvrit la porte pour laisser entrer son coéquipier, puis la referma derrière eux.
Ils n’avaient guère besoin de parler. Tous deux avaient mémorisé le plan.
Ils gagnèrent l’arrière de la maison, protégés par l’obscurité, et désactivèrent le système de sécurité, puis forcèrent la serrure et se glissèrent en silence dans la maison. En bas de l’escalier, le conducteur ouvrit une petite boîte en plastique noir et enfila une oreillette. Pointant son appareil vers l’étage, il tendit l’oreille.
Puis il sourit et fit un signe de tête à son coéquipier.
Joignant les mains, il les posa contre sa joue en inclinant la tête pour indiquer que les occupants de la maison dormaient. Il indiqua l’extrémité de l’étage vers la gauche, puis un peu plus loin, une autre chambre à coucher. Enfin, il tendit le poing vers la chambre de gauche. Cible principale ici. Cible secondaire là.
Et dans une sorte de révérence, il décolla ses mains l’une de l’autre.
Puis il détacha une sorte de bourse attachée à sa ceinture et en souriant tendit à son partenaire un étui en cuir long de quinze centimètres. Celui-ci le saisit et monta l’escalier. Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence, que le conducteur passa à attendre sur le palier.
— Je sais pas ce que t’en penses, dit le copilote en descendant l’escalier, mais moi j’ai faim.
L’autre enleva son oreillette, rangea le cordon dans son étui, qu’il referma.
— Alors, allons manger, dit-il.
Le navigateur atteignit le palier et alluma une minuscule lampe-torche.
— Nous ne pouvons pas demander à nos hôtes ce qu’il y a de bon, ils sont au pays des rêves.
— Et quand ils se réveilleront, on sera loin d’ici, répondit le chauffeur.
Les deux hommes se dirigèrent vers la cuisine, qui ne contenait rien d’appétissant. Ils regagnèrent donc leur véhicule, traversèrent la ville et entrèrent dans le casino pour commander du jambon et des œufs.