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Le Vendredi saint, 25 mars 2005, le soleil se leva à six heures onze.
Sur le pont des sampans à l’intérieur du port, il commençait à y avoir du mouvement parmi les commerçants chinois. Le long de l’Avenida da Amizade, devant le grand Hôtel Lisboa, une dizaine de femmes en robe-tablier de coton et un chapeau conique rejeté sur le dos lavaient le trottoir avec une eau savonneuse qu’elles déversaient de leurs seaux métalliques. Elles trempaient leur balai en paille dans le seau pour nettoyer les débris laissés par les gagnants et les perdants de la nuit. Quelques durs à cuire sortaient en trébuchant, éblouis par le soleil de ce début de journée.
Des petits rickshaws motorisés à trois roues sillonnaient l’avenue ; leurs conducteurs s’arrêtaient pour prendre une petite tasse de café fort, puis repartaient pour amener colis ou passagers à destination. Devant un petit restaurant à deux cents mètres au nord-ouest du casino, le propriétaire tira une dernière bouffée sur sa cigarette et rentra à l’intérieur. Sur le poêle dans l’arrière-salle se trouvait une marmite de caldo verde, un ragoût portugais de patates, saucisses et légumes verts locaux. Il mélangea la mixture, puis posa sa longue cuiller en bois sur le plan de travail et se mit à préparer une marinade de lait de coco, ail, poivre et piment pour des poulets qu’il commença par frotter avec du gros sel.
De l’autre côté de l’étendue d’eau, Hong Kong était cachée par un brouillard d’humidité et de pollution, mais on percevait les bruits des premiers ferries à grande vitesse qui quittaient le port. Les premiers avions de la journée, principalement des avions-cargos, zébraient le ciel bleu et amorçaient leur descente vers l’aéroport. Un bâtiment de la marine chinoise quittait son mouillage en dessous du temple A-Ma et partait en patrouille, tandis qu’un grand et luxueux yacht, sur le toit duquel était posé un hélicoptère, demandait un emplacement par radio.
Un seul cargo, qui n’était plus de première jeunesse, entrait dans le port pour livrer une cargaison de bicyclettes en provenance de Taïwan. Sur un autre cargo, complètement décrépit, un homme aux cheveux blonds coupés en brosse était assis à la table de sa cabine et lisait.
Juan Cabrillo était éveillé depuis des heures.
Il passait en revue tous les scénarios envisageables.
On frappa légèrement à sa porte et Cabrillo se leva pour aller ouvrir le verrou.
— Je me doutais bien que tu serais réveillé, dit Hanley.
Il apportait un plateau contenant deux assiettes munies de couvercles métalliques, d’où s’échappait de la vapeur.
— Petit déjeuner, annonça-t-il en entrant dans la cabine.
Cabrillo dégagea de l’espace sur sa table et Hanley posa les grandes assiettes, puis il souleva les couvercles en souriant.
Cabrillo fit un signe de tête et lui indiqua un siège.
— Rien d’inhabituel pendant la nuit ? demanda-t-il.
— Non, répondit Hanley sur un ton détendu. Tout se passe comme prévu.
Cabrillo sirota son café.
— Il y a beaucoup de choses qui risquent de déraper, dit-il.
— Comme toujours.
— C’est pour ça qu’on est si bien payés.
— C’est pour ça qu’on est si bien payés, convint Hanley.
— Alors, est-ce que vous savez quand j’ai perdu ma virginité ? demanda l’hôtesse de l’air. Puisque vous avez l’air de savoir tout le reste…
— C’est trop personnel ! s’exclama en riant le steward blond.
— Mais mes liaisons et mes relevés bancaires ne le sont pas ? se moqua la jeune femme.
— Désolé pour cette intrusion dans votre vie privée. Le groupe pour lequel je travaille adore les petits détails.
— On croirait que vous êtes des espions.
— Oh non ! Mais on travaille pour eux.
— Un revenu net d’impôts suffisant pour prendre ma retraite ?
— Le rêve de tout un chacun, admit le steward.
L’hôtesse parcourut du regard l’avant de la cabine.
Tout compte fait, elle n’était rien de plus qu’une serveuse de restaurant en plein ciel.
— Comment pourrais-je refuser ? demanda-t-elle.
— Très bien, fit l’homme blond en se levant.
— Où allez-vous ? demanda-t-elle.
— Il faut que j’aille tuer le pilote, dit l’homme sur un ton banal.
L’expression atterrée de la jeune femme fut impayable.
— Je plaisante. Je vais aux toilettes. Je suis qualifié pour piloter un 737, mais je pense que Mr Fabulous trouverait bizarre que je disparaisse.
— Mais vous êtes qui au juste ? murmura l’hôtesse tandis que l’homme blond s’esquivait.
— Êtes-vous sûr que cette bécane est capable de faire un aller-retour jusqu’à la frontière ? demanda Cari Gannon.
Gannon contemplait un vieux camion délabré de 2,5 tonnes garé sous un arbre près d’un immeuble en pierre dans une petite rue de Thimbu, au Bhoutan. Dans un lointain passé, le camion avait été peint en gris-vert mais la peinture était presque entièrement partie et on ne voyait plus à présent qu’une fine couche de rouille granuleuse. Le pare-brise en deux parties était fêlé du côté passager et les six pneus étaient complètement usés. Le capot, fendu au centre pour que l’on puisse ouvrir les côtés afin de travailler sur le moteur, était cabossé et il avait été soudé plusieurs fois. Les marchepieds étaient des planches de bois. Le pot d’échappement pendouillait sous le châssis, maintenu par du fil de fer rouillé.
Gannon fit le tour du camion et regarda l’arrière. Quelques-unes des lattes qui formaient le plancher étaient fendues, d’autres manquaient, et les rabats en toile qui couvraient les côtés étaient à peu près dans le même état qu’une tente de la Seconde Guerre mondiale.
— Oh oui, monsieur, répondit le Bhoutanais avec assurance. Il a le cœur solide.
Gannon poursuivit son inspection. Debout sur le marchepied côté passager, il jeta un coup d’œil à la cabine. La longue banquette était usée, révélant quelques ressorts, mais les quelques jauges du tableau de bord n’étaient pas fêlées et semblaient fonctionnelles. Il redescendit et se dirigea vers le capot, dont il ouvrit un pan. Le moteur était étonnamment propre et il en émanait une forte odeur de graisse et d’huile neuve. Les courroies et conduits, s’ils n’étaient pas neufs, pouvaient encore servir et les fils électriques et la batterie avaient l’air en bon état. Gannon revint vers l’homme.
— Est-ce que vous pourriez le faire démarrer ?
L’homme ouvrit la porte du conducteur et s’installa dans son siège.
Après avoir mis le starter, il appuya sur l’accélérateur et tourna la clé de contact. Le moteur toussa plusieurs fois, puis se mit à ronronner. La fumée sortit d’un trou rouillé dans le pot d’échappement, mais le moteur tournait au ralenti. Gannon tendit l’oreille : il n’entendait pas de bruit suspect dans les soupapes, mais il posa tout de même les mains sur le capot pour en avoir le cœur net. Rien à signaler.
— Relancez le moteur ! cria-t-il.
Le chauffeur appuya sur l’accélérateur puis releva le pied ; il répéta la manœuvre quatre fois de suite.
— OK, fit Gannon, vous pouvez arrêter.
Le propriétaire coupa le contact, remit la clé dans sa poche et descendit du camion. Il était petit, à peine plus d’un mètre cinquante, il avait le teint mat et les yeux légèrement en amande. Souriant à Gannon, il attendit le verdict.
— Est-ce que vous avez des courroies de rechange ?
— Je peux m’en procurer, dit l’homme.
Gannon fouilla dans sa poche et sortit une liasse de billets maintenus par un élastique. Ôtant l’élastique, il mit les billets en éventail.
— Combien pour m’emmener avec un chargement jusqu’à la frontière tibétaine ? demanda-t-il. Amnésie incluse.
— Amnésie ? répéta l’homme sans comprendre.
— Quand ce sera fait, expliqua Gannon, je veux que vous oubliiez jusqu’à mon existence.
L’homme hocha la tête.
— Mille dollars, dit-il sur un ton décidé. Et un lecteur DVD.
— Ça me paraît raisonnable, fit Gannon. Bon, maintenant, est-ce que vous savez où je pourrais trouver un bœuf ?