19

Winston Spenser entra dans la grande demeure, attrapa une flûte de Champagne sur le plateau d’un serveur qui passait et en avala la moitié avant même d’avoir fait trois pas dans le vestibule. Stanley Ho, rayonnant, serrait la main de chaque invité. Devant Spenser se trouvaient un couple d’Australiens qui disait bonjour au maître de maison, et un attaché du consulat portugais. Spenser attendit patiemment en finissant son premier verre de Champagne, puis il héla un serveur pour en avoir un autre avant de faire face à Ho.

— Winston, fit Ho en souriant, quelle joie de vous voir, mais vous êtes un peu en retard, l’expert de l’assurance est déjà passé.

— Mes excuses, dit Spenser, j’ai été retardé.

Il essaya de poursuivre son chemin, mais Ho lui prit le bras.

— Ça ne fait rien, dit-il. On dirait que vous arrivez pile au bon moment.

Il tendit la main vers l’escalier.

L’estomac de Spenser fit un double saut périlleux. Le Bouddha d’or, sanglé à un diable comme un patient d’un hôpital psychiatrique, descendait l’escalier, porté par les vigiles des services de sécurité Redman.

— j’ai décidé d’exposer mon nouveau trésor, dit Ho, pour que tous mes invités puissent en profiter. Ne vous inquiétez pas, je ne manquerai pas de dire à ceux qui me le demanderont qui m’a aidé à en faire l’acquisition.

Mille pensées se bousculaient dans l’esprit de Spenser, dont aucune n’était très agréable.

— Monsieur…, commença-t-il, mais la file avançait et Ho se préparait à accueillir l’invité suivant. Je ne crois pas…

— Nous nous reparlerons dans le jardin, dit Ho doucement en se retournant pour serrer la main à un couple de nouveaux arrivants.

— La porte de derrière, demanda Hanley en indiquant un écran.

Il appuya sur le bouton d’une console de communication puis parla dans un micro.

— Juan, on est en train de transporter le Bouddha à l’extérieur.

Sur un autre écran, on voyait Cabrillo à l’intérieur de la tente, en train de vérifier les branchements de son clavier. Il leva la main et fit signe qu’il avait compris. Ross passa devant les tentes pour accueillir le Bouddha dont elle supervisa l’emplacement près de la fontaine.

La cible de tous les préparatifs était à présent exposée à tous les regards.

L’inspecteur en chef des forces de police de Macao, Sung Rhee, observait la statue depuis sa place sur la pelouse près de la porte arrière du manoir. Rhee connaissait déjà Stanley Ho avant qu’il fasse fortune, mais les deux hommes n’étaient pas des amis. Le premier bateau qu’avait possédé Ho et le début de son enrichissement en temps qu’armateur avaient été les bêtes noires de Rhee.

L’inspecteur en chef n’était qu’un simple enquêteur à cette époque, chargé des mœurs ou de la contrebande, et il avait acquis la conviction que Ho transportait de la drogue sur son bateau. Seulement, Rhee n’avait jamais réussi à le prendre sur le fait. La fortune de Ho s’était accrue très rapidement et Rhee savait ce que cela signifiait en général, mais le problème, c’était que le pouvoir de l’armateur s’était accru dans le même temps. Deux fois au cours des dix dernières années, on avait retiré à Rhee des enquêtes concernant les activités de Ho alors qu’il était sur le point de détenir assez de preuves pour l’inculper. À présent, tandis que Ho s’inventait une légitimité grâce à ses holdings, Rhee commençait à comprendre qu’il ne paierait jamais pour ses douteuses activités passées.

La présence de Rhee à la soirée n’avait aucun caractère officiel ; il s’agissait plutôt d’une façade pour les invités.

Comme le maire, les ambassadeurs de différents pays et les personnages apparentés à des familles royales, Rhee était là pour renforcer cette façade de respectabilité, si chère à Ho.

Il n’était qu’un élément du décor, ce qui n’empêchait pas le flic au fond de lui d’être sur le qui-vive. Il contempla la masse d’or et essaya de réfléchir à la manière dont il s’y prendrait pour la voler. Rhee scruta le jardin, essaya d’imaginer un chemin pour fuir. Le mur d’enceinte rendait obligatoire un départ par la grille principale ; le fait que la statue soit placée à la vue de tous était un atout pour la sécurité. Il y aurait sans doute toujours au moins une personne dans les parages. Il jeta un nouveau coup d’œil aux alentours puis secoua la tête.

Décidément, la statue ne risquait pas d’être volée, et Rhee pouvait passer à l’intérieur et attaquer les beignets de crevettes.

Une limousine Mercedes-Benz vert foncé s’arrêta devant la grille et l’on fit signe au chauffeur de passer. Celui-ci, Tom Reyes, emprunta l’allée circulaire et s’arrêta en laissant la portière du passager face à l’entrée du manoir. Puis il descendit et ouvrit la portière arrière pour aider son occupante à sortir.

Une fois que Monica Crabtree fut debout à côté de la limousine, Reyes se précipita à la porte d’entrée annoncer au majordome l’arrivée de la princesse Aalborg du Danemark.

Le majordome s’écarta tandis qu’elle pénétrait dans le vestibule dans un froufrou de dentelle et de satin et se dirigeait vers Ho, actuellement tout seul.

— La princesse Aalborg, annonça Reyes, deux pas derrière elle.

Ho s’inclina et déposa un léger baiser sur la main tendue puis releva la tête et sourit.

— Je suis très honoré de vous recevoir dans mon humble demeure.

— Enchantée, répondit Monica Crabtree avec un accent bizarre.

Ho claqua des doigts et un serveur apparut comme par enchantement.

— Puis-je vous offrir un rafraîchissement ?

— Je prendrais volontiers du Champagne avec une framboise, répondit Crabtree.

Ho fit un signe au serveur qui détala.

— Jeeves, fit Crabtree à son chauffeur, ça ira, vous pouvez disposer.

Reyes recula de quelques pas puis tourna les talons et se dirigea vers la porte principale. Déplaçant la limousine, il la gara près des autres voitures, repoussa sa casquette en arrière et alluma une cigarette.

— Monica est entrée sans encombre, rapporta Hanley à Cabrillo.

La nuit tombait sur le jardin avec une légère brise qui apportait l’odeur de la mer. À quelques kilomètres de là, sur l’esplanade réservée au défilé, les moteurs des chars se réveillaient. La fanfare qui devait prendre la tête du cortège se mit en rangs dans l’attente du signal du départ. Macao se préparait à la nuit, et sur les hauteurs de la ville ainsi que sur le front de mer, les lumières commençaient à scintiller. En mer, on distinguait peu à peu les feux de navigation des bateaux approchant du port, et les avions qui décollaient et atterrissaient n’étaient plus que des taches de lumière dans le ciel.

Tous les invités étaient arrivés et le jardin devant le manoir ressemblait à un concessionnaire de voitures de luxe. Jaguars, BMW, Lamborghini, Ferrari, tout y était. Douze limousines, une Humvee blindée et une vieille Rolls Royce encombraient la pelouse. Sur le mur de la rue, les caméras de sécurité faisaient un mouvement de va-et-vient incessant, mais plus aucune voiture ne s’approchait et le garde était fatigué de regarder son écran.

Personne ne remarqua donc les deux motards qui passaient lentement devant la propriété.

Si un expert en la matière les avait vus, il aurait constaté que l’un des side-cars avait été élargi et renforcé. Ces modifications étaient à peine visibles, mais en regardant de près, on pouvait voir qu’une roue très résistante avait été ajoutée en dessous et que le siège du passager avait été supprimé et transformé en compartiment de transport. Les motos poursuivirent jusqu’au panneau stop puis tournèrent à gauche et se dirigèrent vers l’arrière-port. Les motards avaient un rendez-vous non loin de là.

Le groupe faisait un essai de balance. Le mur de haut-parleurs derrière sa tente donnait des airs de concerts de rock à la scène, mais le son qui s’en échappait n’était pas si fort que l’on aurait pu le croire. À moins de se tenir directement à côté du mur de baffles, il était impossible de deviner que nombre d’entre elles ne fonctionnaient pas, soit parce qu’elles étaient vides, soit parce qu’elles contenaient du matériel nécessaire à l’opération.

Ross s’approcha de Cabrillo.

— Votre premier set est à dix-neuf heures, dit-elle. Vous êtes prêts ?

Cabrillo regarda les musiciens, puis la foule des invités qui étaient encore dispersés dans la tente, certains assis, d’autres passant de table en table.

— Je vais mettre la musique d’ambiance dans un instant, ce sera le signal que nous sommes prêts.

Il s’approcha de la grosse console et tourna un bouton. Au son de la musique, les invités gagnèrent leur place. Stanley Ho était debout sur le bord d’une tente à la gauche du Y, tentant de régaler Linda d’une anecdote illustrant son pouvoir et sa richesse.

— J’adore le Bouddha, fit Huxley en souriant. Peut-être avez-vous d’autres œuvres d’art que vous pourrez me montrer tout à l’heure ?

— J’en serais ravi, répliqua Ho. D’ailleurs il y a de nombreux objets dans mon bureau qui pourraient vous intéresser. Peut-être réussirons-nous à nous éclipser tout à l’heure pour y jeter un coup d’œil ?

— Ce serait bien, répondit Huxley.

Ho hocha la tête avec gourmandise. Il imaginait déjà le plaisir qu’il pourrait tirer de cette blonde pulpeuse, et s’il lui fallait pour cela abandonner ses invités, eh bien tant pis.

— Je dois aller prononcer un mot de bienvenue, mais nous nous reverrons plus tard, dit Ho.

Huxley sourit et s’éloigna en faisant onduler tout son corps. Ho passa parmi la foule, s’arrêtant à quelques tables pour distribuer de chaleureuses poignées de main. Quelques minutes plus tard, il était devant le chapiteau des musiciens.

— Je suis Stanley Ho, dit-il à Halpert. Puis-je utiliser votre micro pour dire un mot ?

Halpert lui tendit son micro et Ho tapota la surface pour vérifier qu’il fonctionnait.

— Mesdames et messieurs…

La foule fit silence.

— J’aimerais vous souhaiter la bienvenue à ma soirée du Vendredi saint.

Les invités applaudirent.

— J’espère que vous trouverez le repas et les rafraîchissements à votre goût.

Nouveaux applaudissements.

— J’espère que vous avez tous eu l’occasion d’admirer ma dernière acquisition, un porte-bonheur. Je l’ai exposé à l’entrée de la tente, comme un autre invité à qui nous ferions honneur ; il signifie illumination et spiritualité, ce qui est le thème des festivités de ce soir. Maintenant, si nous pouvions prendre une minute pour nous souvenir de ceux qui ont donné leur vie pour notre liberté…

La foule resta silencieuse.

— Merci, conclut Ho. Nous aurons un feu d’artifice plus tard dans la soirée, ainsi qu’un excellent groupe venu tout droit de Californie aux États-Unis. Veuillez accueillir les Minutemen !

Il rendit le micro à Halpert tandis que les lumières de la tente diminuaient jusqu’à ce qu’un seul spot illumine le chanteur qui tournait le dos au public. Le groupe accorda ses instruments et les premières notes de la chanson des Eagles, Already Gone, résonnèrent.

Halpert se retourna et se mit à gueuler les paroles.

Plus que tout autre élément, la clé d’un cambriolage réussi est la discrétion. Le couple de motards le savait et ils se déplaçaient sans bruit dans le temple A-Ma pour atteindre leur objectif. Les touristes étaient rentrés chez eux et la plupart des moines étaient dans le réfectoire en train de partager un frugal dîner. La petite pièce où se trouvait leur cible était faiblement éclairée et les deux hommes, masqués et vêtus de noir, se fondaient dans la pénombre comme des farfadets.

— Le voilà, chuchota un homme.

Il poussait un diable volé la nuit précédente dans un magasin de location. Il le fit rouler jusqu’à la statue qu’il examina puis attendit que son partenaire ait fermé la porte de la caisse de bois et l’ait penchée pour pouvoir glisser le diable en dessous. Après l’avoir sanglé, ils reprirent le chemin de la sortie.

Winston Spenser avait délaissé le vin au profit du cognac. Il était agréablement ivre et commençait à avoir l’impression qu’il allait atteindre son but. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il disposait d’un peu de temps avant de s’éclipser pour son rendez-vous avec la société qui lui fournissait la voiture blindée au temple. Ensuite il se rendrait à l’aéroport et conclurait la vente avec le milliardaire américain.

Aux premières lueurs du jour, il aurait quitté le pays, et ensuite il pourrait arrêter un peu de boire.

Ayant terminé son digestif, il fit signe à un serveur de le resservir. Puis il se tourna vers sa voisine.

— Ce groupe est excellent !

— Tout à fait, acquiesça Monica Crabtree.

À trois cent soixante-trois kilomètres de Macao, dans la mer de Chine méridionale, l’avion bordeaux passait au-dessus de l’île de Tungsha, et amorçait sa descente. Le milliardaire américain se leva et rattacha la ceinture de son kimono en soie noire.

— Ces dames sont fatiguées, dit-il avec une fierté à peine dissimulée. Pourriez-vous préparer du café, du jus d’orange, quelques viennoiseries et les apporter à l’arrière ?

— Immédiatement, répondit le steward en bondissant de son siège.

Le milliardaire poursuivit son chemin et frappa à la porte du cockpit.

Le copilote ouvrit la porte.

— Oui, monsieur ?

— À quelle distance sommes-nous ?

— À moins d’une demi-heure, répondit le copilote en jetant un œil à ses cartes de navigation.

— Vous ferez le plein de carburant ?

— C’est prévu, on nous attend, répondit le pilote en tournant la tête vers la porte du cockpit.

En passant dans l’espace cuisine, le milliardaire sentit le café qui se préparait.

— Nous devrions atterrir dans moins d’une demi-heure, dit-il.

Le steward attendit jusqu’à ce qu’il soit parti, puis il ôta un pager de sa ceinture et appuya sur quelques boutons. Il fit un clin d’œil à l’hôtesse et reprit ses préparatifs.

Le trio de vigiles des services de sécurité Redman releva les yeux lorsque les musiciens eurent fini la dernière chanson du premier set. Puis, Sam Pryor se tourna vers une caméra et posa un doigt sur son nez.

Sur L’Oregon, Max Hanley attrapa un micro.

— Julia, dit-il, tu peux commencer maintenant.

Huxley surgit de derrière les baffles et fit un signe à Halpert. Cabrillo, Lincoln et Murphy se mirent à enlever quelques haut-parleurs. Ho s’approcha d’eux.

— Vous avez encore deux sets, leur rappela-t-il.

— Nous avons quelques soucis de branchements électriques, lui dit Cabrillo. Trois tours de haut-parleurs ne fonctionnent pas. Ne vous inquiétez pas, ça n’a pas posé de problème en première partie.

— Tu veux que je les ramène dans le camion ? demanda Julia.

— Ça fait partie de ton boulot, répondit Halpert.

Ho dévisagea Huxley. La perspective de voir sa pulpeuse blonde transpirer le dérangeait.

— Je vais demander à un garde de vous donner un coup de main, dit Ho. Mlle Candace a exprimé le désir de visiter la maison.

— OK, monsieur Ho, dit Cabrillo. Nous allons les sortir devant la tente et ensuite nous demanderons à un garde de nous aider à les mettre dans le camion.

— Comme vous voudrez, dit Ho. Allons Candy, vous venez faire cette visite ?

Linda Ross fit un signe au traiteur.

— Avant la deuxième plage de musique, M. Ho voudrait porter un toast, dit-elle.

— Le punch aux fruits de la passion ? demanda le traiteur.

— Exactement, fit Ross.

— Juste avant le plat principal ?

— C’est ce qui est prévu.

— Dans ce cas, je vais aller mettre de la glace dans le punch tout de suite.

— Vous avez l’air débordé, dit Linda. Je m’occupe du punch.

Tandis que le chef avait le dos tourné, Linda sortit une flasque et ôta le bouchon. Le liquide visqueux était d’un étrange bleu-vert avec des taches qui ressemblaient à des paillettes d’argent. Elle le fit tourbillonner puis le versa dans la cuve. Elle prit une cuiller en bois et remua la mixture, puis ajouta un bloc de glace.

Le traiteur était à l’autre bout de la cuisine, en grande discussion avec le chef. Linda l’appela à travers la pièce.

— Faites transférer le punch dans les carafes en cristal pour les emmener à la tente, dit-elle. Et demandez aux serveurs de commencer à le servir.

Le traiteur fit un geste d’acquiescement et Ross ressortit.

— Signal de Ross, dit Larry King.

À bord de L’Oregon, Hanley regardait les moniteurs.

— Nous l’avons vu aussi, Larry.

Harry zooma sur le Bouddha ; Reinholt, Prior et Barrett se tenaient en triangle autour de l’objet, non loin des haut-parleurs qui attendaient d’être déplacés.

— Dés que Ho aura porté son toast et que les musiciens auront repris, vous pourrez commencer l’exfiltration, dit Hanley. Est-ce que quelqu’un a vu où est passé Ho ?

— À l’intérieur de la maison, avec Huxley, répondit King.

— Je l’ai en audio dans son bureau, intervint un des opérateurs de L’Oregon.

— Mettez le haut-parleur, ordonna Hanley.

— C’est un Manet, était en train de dire Ho.

— Je confonds toujours Monet et Manet, dit Huxley. Mais il faut dire que l’art n’est pas mon fort.

— Et c’est quoi exactement votre fort ? demanda Ho.

À ce moment, Hanley se brancha sur la minuscule oreillette de Huxley.

— Julia, murmura-t-il. Il faut que Ho redescende pour porter son toast tout de suite.

— Mon fort, comment vous expliquer, il faudrait que je vous montre…, ronronna Candace. Mais ça prend un peu de temps. Quand le groupe aura commencé sa deuxième partie et que mon copain sera occupé, je me sentirai plus en sécurité.

— Ça me va, dit Ho.

Huxley s’approcha de lui et frotta sa généreuse poitrine contre son flanc.

— Je me dépêche d’aller porter le toast, dit-il en sentant son désir monter.

— Moi aussi je dois faire une apparition, dit Huxley, et ensuite nous aurons tout notre temps.

Ho fit un geste vers la porte et tous deux quittèrent la pièce.

À l’intérieur de la tente, les serveurs débarrassaient les hors-d’œuvre. Puis ils se mirent en devoir de servir le punch des carafes en cristal dans des petites coupes devant chaque couvert. La plupart des convives avaient repris leur place lorsque Ho traversa la tente pour se rendre près de la scène. Attrapant une coupe de punch au vol, il poursuivit son chemin jusqu’à la scène.

Mark Murphy installait la dernière charge dans le périmètre de la tente et du jardin. Il mit dans sa poche un petit déclencheur à distance puis regagna l’arrière de la scène. Juan Cabrillo se tenait sur le côté, scrutant la foule. Crabtree avait posé son grand sac à main sur le sol près d’elle et elle tendit le pied pour vérifier qu’il était toujours là. Kasim, Lincoln et Halpert attendaient le signal. Devant la tente, le trio des services de sécurité Redman faisait les cent pas avec une certaine nervosité.

Ho avança vers Cabrillo.

— Est-ce que la sono est en marche ?

— Un instant, monsieur, dit Cabrillo avant d’appuyer sur un bouton. Vous pouvez y aller.

Ho tapota le micro.

Le moine sortit du réfectoire et se figea sur place. Dans l’alcôve qui avait contenu le Bouddha se trouvait une bannière recouverte de caractères arabes, mais la statue avait disparu. Il revint précipitamment pour alerter les autres. Une douzaine de moines en robes jaunes entrèrent sur ses pas dans le grand temple. Ayant constaté la situation, le supérieur des moines se rendit dans le bureau pour passer un coup de téléphone.

— Pourquoi on ne fait pas des diables avec des freins ? demanda l’un des motards en enfonçant les talons dans le sol pour freiner sa descente de la colline devant le temple.

L’autre homme se tenait devant le diable, s’efforçant de ralentir le Bouddha, mais le sol meuble ne lui laissait pas beaucoup d’appui et il glissait dans la pente.

— Lâche les poignées et enfonce l’arrière dans le sol, murmura-t-il.

Ce fut une glissade plutôt qu’une descente maîtrisée qui les vit arriver au bas de la colline. Une fois qu’ils eurent repris le contrôle du diable, ils le firent rapidement rouler jusqu’au side-car de la moto et coupèrent les sangles. L’homme qui était à l’avant baissa la portière du side-car.

— Allez hop, fit-il.

À cet instant, un gong retentit dans l’enceinte du temple.

— Merde ! fit un homme tandis qu’ils faisaient glisser tant bien que mal la statue dans le side-car. Je pensais qu’on serait au moins sortis du parking avant que quelqu’un donne l’alerte.

— Je l’attache, fit le deuxième. Démarre !

L’autre grimpa sur la moto et appuya sur le starter, faisant vrombir le moteur tandis que son partenaire finissait d’attacher le Bouddha et regagnait sa propre moto. Jetant un regard vers la colline, il aperçut un groupe de plusieurs moines qui descendaient la pente et il klaxonna. L’autre tourna la tête et en voyant leurs poursuivants, il débraya et passa la première, puis il tourna la manette des gaz et sortit du parking.

— Je voudrais de nouveau vous remercier tous d’être venus, dit Ho. Avant de porter un toast, je vous propose d’applaudir chaleureusement les Minutemen.

Les invités applaudirent.

— Maintenant, si vous voulez bien lever vos verres…

Il s’interrompit un instant.

— À la paix et la prospérité en ce jour saint, dit-il. Rappelons-nous les sacrifices consentis par un petit nombre pour que nous puissions vivre en paix.

Ho porta le verre à ses lèvres et en prit une gorgée ; la foule l’imita.

— Le dîner va être servi, dit Ho, et la musique va reprendre dans quelques instants.

— La potion est dedans, dit Hanley à tous ceux qui l’entendaient sur leur oreillette ; on y va dans cinq minutes.

Parfois, si l’on sait observer, on peut se rendre compte que la vie est un ballet bien orchestré. Si l’on est attentif, des événements apparemment indépendants se révèlent liés : un observateur placé au-dessus de la réception aurait vu deux groupes distincts. Les membres de la Corporation se mirent à se déplacer comme des pièces sur un échiquier tandis que les invités réagissaient tous de la même manière.

Sung Rhee essayait de se concentrer, mais l’intérieur de la tente montait et descendait ; des points bleus brouillaient sa vision périphérique. Il aperçut soudain ce qu’il crut être une belette jaune et rouge du coin de l’œil, mais lorsqu’il tourna la tête, elle était partie. À cet instant, son téléphone mobile sonna.

— Rhee.

— Je vous entends à peine, répondit l’inspecteur au bout du fil.

Rhee scruta le minuscule téléphone. Il le tenait à trente centimètres de son visage, comme s’il était devenu incapable d’évaluer les distances. Il essaya de le déplacer dans la bonne direction, mais il le cogna contra sa tempe.

— Et là, c’est mieux ? demanda-t-il.

— C’est mieux. Chef, nous venons de recevoir un appel du supérieur du temple A-Ma. Deux hommes viennent de voler une grande statue de Bouddha qui était exposée là-bas.

Rhee réfléchit un instant. Le Bouddha était juste à côté de la tente.

— Tout va bien, répondit-il. J’ai vu notre ami il y a très peu de temps.

— De quoi parlez-vous, chef ?

Rhee considéra le bouquet de fleurs au centre de la table. La tête d’un petit cheval apparut et lui parla avec un accent britannique. Take me for a ride[8], disait le cheval.

— Écoutez-moi, dit Rhee. Mon cheval est ici.

— Chef, fît l’inspecteur. J’arrive tout de suite.

Rhee lâcha son téléphone et se tourna vers son voisin.

— Vous voyez mon cheval ?

Mais son voisin était un troll qui parlait une langue totalement incompréhensible.

Couvrant le vrombissement de la moto, une sirène s’éleva juste derrière la colline. Les deux hommes éteignirent leur moteur et tendirent l’oreille.

— Parfait, dit le premier, ils sont bloqués dans les embouteillages, comme prévu.

— On y va, fit le deuxième.

Ils redémarrèrent et s’éloignèrent du temple.

L’inspecteur Ling Po hurlait dans sa radio en roulant vers le manoir. Il était à huit cents mètres lorsque la circulation s’arrêta.

— Est-ce que quelqu’un a pu accéder au temple ? cria-t-il.

Les patrouilles faisaient leur rapport une par une. Seule la voiture qui longeait l’arrière-port progressait.

— Nous avons deux motards qui ont volé une grande statue en or du Bouddha, dit-il en klaxonnant. Personne ne les a vus passer ?

Les rapports furent négatifs.

Po fit monter sa voiture de police sur le trottoir et continua à avancer en écrasant son klaxon.

Les musiciens jouaient la chanson de Thin Lizzie, The Boys are Back in Town.

Sur L’Oregon, Hanley regardait les moniteurs avec inquiétude. Il s’attendait bien à quelques bizarreries de comportement une fois que la drogue aurait été administrée, mais là, il assistait à un véritable chaos. Une foule d’invités en smoking et robes du soir avait soudain envahi la piste de danse et plusieurs femmes commençaient à effeuiller leurs vêtements.

Stanley Ho avançait dans une sorte de brouillard ; il se sentait tout drôle, mais ignorait pourquoi. Repérant Candace à l’autre extrémité de la tente, il se fraya un chemin vers elle.

— OK, tout le monde, dans soixante secondes, c’est parti, fit Hanley.

— J’entends des sirènes, déclara King, et elles se rapprochent.

— Monica, demanda Hanley, vous m’entendez ?

Crabtree se tourna vers la caméra du clavier et fît un clin d’œil.

— Maintenant ! ordonna Hanley.

Crabtree mordit dans un paquet qu’elle avait sorti de son sac à main et le fourra dans sa bouche. Ho n’était qu’à quelques pas et elle avança vers lui en vacillant, l’écume aux lèvres. Elle lui passa les bras autour du cou et le serra.

— Allez-y, Murph, ordonna Hanley.

Murphy glissa la main dans sa poche et actionna la commande. Il y eut instantanément une série d’explosions semblables à un feu d’artifice. Les lumières de l’extérieur s’éteignirent ainsi que celles de la tente.

— La voie est libre pour l’échange ! commanda Hanley.

À cet instant, Barrett et Pryor firent descendre un des haut-parleurs du chariot et ouvrirent l’arrière. Un bouddha en plâtre doré glissa sur le sol. Au même moment, Reinholt couvrit l’autre avec le rebord de la tente. Plusieurs plantes vertes placées dans le Y sous la tente abritaient les vigiles du regard des éventuels observateurs.

— Tout est dans l’obscurité sur le front ouest, déclara King en scrutant le jardin à la pâle lumière d’une lunette à vision nocturne.

— Personne ne bouge ? lui demanda Hanley.

King passa en revue le jardin puis le reste de la colline.

— Il y a une voiture de police banalisée avec un gyrophare sur le toit qui avance sur 1’Avenida República. Elle est à trois cent cinquante mètres.

— Vous pouvez l’avoir à cette distance ?

— Homme de peu de foi ! fit King. C’est une voiture, pas un moustique ! Je ne suis pas sûr d’avoir le nez du chauffeur, mais on ne sait jamais…

— Juste un pneu, Larry, demanda Hanley.

— Attendez, répondit Larry.

Appuyant son arme sur une branche, il régula sa respiration, puis il attendit que la voiture de police soit dans son champ de tir. Il était dans un état de concentration presque zen. Lorsque la cible apparut, tout se passa comme au ralenti. King appuya sur la détente puis mit toute sa volonté dans la trajectoire de la balle. À l’intérieur du fusil, le percuteur frappa l’amorce et l’étincelle enflamma la poudre ; la balle fut propulsée hors de la cartouche et mise en rotation par les rayures du canon, puis elle passa à travers le silencieux et fondit en ligne droite sur sa cible.

— Merde ! s’exclama Po lorsque son pneu avant éclata.

Il ralentit et sortit de la voiture, laissant la portière ouverte. Il regarda sur le trottoir en arrière pour voir sur quoi il avait roulé. Il n’y avait rien de visible, mais cela ne voulait rien dire. Il regarda sa destination sur le haut de la colline et décida qu’elle était trop raide à grimper à pied. Po se faufila à l’intérieur et attrapa sa radio.

— La cible s’est arrêtée et demande de l’aide, commenta King.

— Beau travail ! fit Hanley.

Ce dernier regardait les moniteurs, mais sans les lumières, il n’y avait pas grand-chose à voir. Il jeta un coup d’œil à sa montre puis au programme des opérations. Trente secondes s’écoulèrent. King continuait à surveiller l’intérieur de la propriété. Quelques cuisiniers étaient sortis du bâtiment principal et s’étaient agglutinés près de la porte de derrière. Il fit pivoter sa lunette vers l’avant de la maison et remarqua que le portail d’entrée s’était ouvert automatiquement lorsque le courant avait été coupé. Encore dix secondes.

— Vous avez repéré la charge de feux d’artifice ? demanda Hanley.

— Je l’ai, répondit King.

— Protégez-vous les yeux après avoir tiré.

— Je vais revenir à une lunette normale.

— On y va dans cinq, quatre, trois, deux, un.

King appuya sur la détente et visa le paquet d’explosifs que Murphy avait mis en place quelques heures plus tôt. Les feux d’artifice explosèrent en rugissant. Les chandelles romaines fusèrent vers le ciel et des gerbes de feu se mirent à jaillir. Il y avait des bruits suraigus et des bruits sourds. King se frotta les yeux et regarda la scène, à présent illuminée.

Trois signaux lumineux d’une lampe-torche à l’entrée de la tente attirèrent son attention.

— L’échange a été fait, indiqua-t-il.

— Prévenez l’hélicoptère, ordonna Hanley à un des opérateurs.

— Elle a une attaque ! hurlait Ho.

Monica Crabtree, pendue au cou de Ho, avait les yeux révulsés. Un médecin dansait sur une table non loin de là, mais il ne répondit pas à l’appel de Ho. Ce fut Barrett qui s’avança.

— Cette femme est malade, dit Ho.

Le garde attrapa Crabtree et la déposa sur le sol. L’intérieur de la tente était en proie au chaos, la musique hurlait, mais dans la pénombre, personne n’avait remarqué que les musiciens avaient quitté la scène. La tête de Ho tournait et il avait des difficultés à se concentrer. Le garde posa ses lèvres sur celles de Crabtree.

— Sans la langue, chuchota-t-elle.

Mimant le bouche-à-bouche, le vigile se tourna vers Ho.

— Cette femme est en train de mourir, dit-il.

— Demandez de l’aide !

Le vigile attrapa la radio à sa ceinture et appela une ambulance.

— Juan, fit Hanley, l’oiseau va atterrir.

— Il est temps de décoller, annonça Cabrillo à son équipe. Rassemblez tout le monde.

Reinholt et Pryor poussaient le chariot contenant les faux haut-parleurs sur la pelouse vers l’extrémité de l’héliport. Une fois que le chariot fut en place, ils sortirent des barres vertes lumineuses de leur poche et les plièrent en deux. La réaction chimique illumina les tubes et ils les disposèrent en un cercle approximatif pour que le pilote de l’hélicoptère sache où atterrir.

Sous la tente, les gens chantaient, dansaient, hurlaient et se pavanaient. Sung Rhee pelotait une de ses voisines de table et le maire de Macao buvait l’eau du bouquet de fleurs.

Seul Winston Spenser semblait maître de lui. Lorsque son estomac le tracassait, il évitait les jus de fruits ; il n’avait pas participé au toast et il se rendait compte que tout allait de travers lorsqu’il sentit une piqûre sur la nuque. Une seconde plus tard, il s’effondrait sur la table.

Une brèche s’ouvrit dans la circulation et la voiture de police qui longeait l’arrière-port réussit à prendre un peu d’avance. Au loin, le policier aperçut les motos qui tournaient dans Calcada da Barra. Appuyant à fond sur l’accélérateur, il s’élança à leur poursuite.

— Je les ai en vue, cria-t-il dans sa radio. Ils vont vers le nord-ouest, sur Calcada.

Le motard chargé du Bouddha aperçut dans son rétroviseur la voiture de police qui se rapprochait. Il fit un signe à son partenaire qui tourna la tête. Ralentissant un peu, il attendit que la voiture de police soit juste derrière lui, puis il actionna une manette sur son side-car.

Bouddha d'or
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