25
À l’instant exact où Reyes et Lincoln se garaient près de L’Oregon, Max Hanley essayait un artifice de la Boutique magique. En arrière-fond, sur l’un des nombreux établis, la machine qui chauffait le latex émit un bip qui signifiait qu’elle était à la bonne température, et se mit automatiquement en stand-by.
Hanley jeta un coup d’œil à la machine puis son regard se concentra de nouveau sur la petite boîte qu’il tenait entre ses mains.
— OK, dit-il à Barrett, on essaye encore une fois.
— Test, un, deux, trois, fit Barrett. Promenons-nous dans les bois, Frère Jacques, dormez-vous…
— C’est bon, le coupa Hanley.
Il mit en place la petite boîte sur sa gorge et répéta ce que Barrett avait dit. Les yeux fixés sur l’écran d’ordinateur qui affichait des barres graphiques, il remarqua une différence et ajusta plusieurs minuscules écrous en acier à l’arrière de la boîte avec un tournevis d’optométriste.
— Recommencez.
— Je n’ai pas eu de relation sexuelle avec cette femme, Mlle Lewinsky, dit Barrett. Écoutez-moi bien, il n’y aura pas de nouveaux impôts. Par respect pour la famille, je ne répondrai pas à cette question, tralalalala.
— Attendez, dit Hanley.
Il répéta les élucubrations de Barrett en regardant l’écran. Barrett fronça les sourcils, éberlué : sa voix venait de la bouche de Hanley, c’était à la fois irréel et impressionnant.
— Ma mère n’entendrait pas la différence, dit-il.
— Ah, la technologie moderne ! fit Hanley.
— Comment allez-vous l’attacher ? demanda Barrett.
Et Hanley de lui faire une démonstration.
Reyes balaya le port du regard ; personne ne les observait. Avec l’aide de Lincoln, il sortit Talbot de la banquette arrière et le traîna sur la passerelle jusqu’à L’Oregon. Accueilli par Julia Huxley, le trio fut emmené directement à la Boutique magique. Talbot, les yeux toujours bandés, avança en trébuchant dans les coursives, monta dans l’ascenseur et finit par arriver tant bien que mal, après un dernier couloir, à la Boutique magique. Une fois que Lincoln eut ouvert la porte, Reyes installa Talbot sur une chaise, à laquelle il l’attacha. On alluma devant ses yeux une lampe, dont il sentit la chaleur. Quelques secondes plus tard, on lui enlevait son bandeau et il fut aveuglé par le faisceau éblouissant.
— Vous êtes Michael Talbot ? demanda Hanley.
— Oui, répondit-il en détournant les yeux de la lumière.
— Regardez droit devant ! ordonna Hanley.
Talbot s’exécuta, mais il avait du mal à fixer la lumière. Il sentait qu’il y avait quelqu’un derrière lui, mais ses liens étaient trop serrés pour qu’il puisse se retourner.
— Avez-vous eu des relations sexuelles avec un adolescent en Indonésie ?
— Vous êtes qui ?
Brusquement, il sentit une piqûre dans son cou, puis une décharge électrique qui lui parcourait tout le corps.
— C’est moi qui pose les questions ici, fit Hanley. Avez-vous eu des relations sexuelles avec un adolescent ?
— Il m’a dit qu’il avait dix-huit ans, marmonna Talbot entre ses dents.
— On en a marre des types comme vous qui venez en Asie pour satisfaire vos besoins pervers, dit Hanley. Vous ternissez la réputation de l’Amérique.
— Je suis ici pour aff…
Décharge électrique.
— Silence ! aboya Hanley.
Talbot avait peur, cette peur profonde de l’inconnu et de l’invisible qui envahit l’âme et joue avec les nerfs et les organes. Talbot commençait à transpirer et son envie d’uriner était irrépressible.
— Il faut que j’aille aux toilettes, dit-il.
— Vous irez quand on vous le dira, dit Hanley. D’abord, nous allons faire un moulage de votre tête. Puis nous créerons une image en trois dimensions que nous transmettrons par réseau informatique à toutes les polices d’Asie, qui vous rechercheront. Ensuite, vous lirez une déposition à voix haute. Si vous coopérez et que vous accomplissez ces tâches, on vous emmènera à Hong Kong, d’où vous pourrez prendre le premier vol pour les États-Unis. Si vous essayez de nous entuber, vous risquez de vous retrouver vite fait les tripes à l’air sur la côte chinoise. Alors, don Juan, vous décidez quoi ?
— OK, OK, lâcha Talbot. Mais je vais pisser dans mon froc.
— Emmenez-le aux toilettes, déclara Hanley.
Les yeux bandés, Talbot fut conduit au cabinet de toilette où on lui délia les mains.
Quatre minutes plus tard, il était de nouveau ligoté sur sa chaise. Un quart d’heure après, le masque avait été fabriqué et l’empreinte vocale enregistrée. Enfin, on allongea Michael Talbot à l’arrière de la berline, face contre la banquette, et on le conduisit vers le quai du ferry.
Winston Spenser s’efforçait de trouver un angle d’attaque. Il n’y en avait aucun ; il avait beau tirer la sonnette d’alarme, rien ne se produisait. L’alternative maintenant était la vie ou la mort et les gens qui la lui avaient présentée s’étaient montrés convaincants. Il repartirait avec une nouvelle identité et un million de dollars de liquidités. Il décida que ce contrat valait la peine d’être honoré.
Spenser regarda ses nouveaux papiers, puis considéra la femme qui parlait au téléphone. Elle raccrocha et se tourna vers le chef.
— Le vice-président arrive, monsieur le président, dit-elle. Il a résolu le problème.
Spenser n’avait pas la moindre idée de l’identité ni de l’appartenance de ceux qui le retenaient en otage. Il savait seulement d’après ce qu’il avait observé qu’ils détenaient un pouvoir immense. Ils semblaient évoluer dans un monde de leur création, un monde de contrôle et d’illusion, et ils avaient toujours eu une longueur d’avance sur les plans de Spenser. Et soudain cela le frappa.
— Vous étiez à la vente aux enchères à Genève ! dit-il au chef du groupe.
Cabrillo regarda Spenser d’un air pensif.
— Oui, j’y étais.
— Comment saviez-vous que j’avais remplacé le Bouddha par une copie ?
— C’est notre société que vous avez payée pour transporter la statue par avion jusqu’à Macao, puis en voiture blindée jusqu’au temple, dit Cabrillo.
— Et alors, toute l’affaire à la réception, c’était une ruse ?
— Nous voulions aussi remplir votre contrat auprès de votre deuxième acheteur, dit Cabrillo.
— Surréaliste ! Et les cent millions ?
— Ils iront à des œuvres caritatives, fit Cabrillo. Nous avons été engagés pour rapporter le véritable Bouddha à son légitime propriétaire, le deuxième contrat n’est que la cerise sur le gâteau.
— Et quelle est l’idéologie de votre groupe ? Quelles sont vos motivations ? demanda Spenser, l’air pensif.
— Nous sommes une entreprise, dit Cabrillo. Nous n’avons pas d’autre idéologie.
— Alors vous existez pour faire des profits ?
— Nous existons, répondit Cabrillo, pour transformer le mal en bien. Mais en cours de route, nous avons appris à en faire une entreprise plutôt lucrative.
— Incroyable, murmura Spenser.
— Pas tant que ça, dit Cabrillo comme la porte du hangar s’ouvrait pour laisser entrer la voiture qui transportait Hanley.
La porte se referma et Hanley descendit de la Chevrolet.
— Je vous présente Michael Talbot, annonça Cabrillo à un Spenser éberlué.
Le milliardaire de la Silicon Valley prit une clé accrochée à la chaîne autour de son cou et ouvrit le porte-documents en cuir sur sa table. Puis il en sortit un dossier et feuilleta les papiers. La pile, d’un peu plus de deux centimètres d’épaisseur, était composée de bons au porteur de montants divers, allant de cinquante mille dollars à un million tout rond, provenant de nombreuses banques européennes, britanniques, allemandes, mais surtout suisses et liechtensteinoises. Le total s’élevait à cent millions, une rançon de roi pour une œuvre somptueuse.
Mais pour le milliardaire, ce n’était jamais que de l’argent. Il vivait pour l’assouvissement de ses désirs. Ce n’était pas la valeur artistique du Bouddha d’or qui le séduisait, ni celle, historique et mystérieuse, qui enveloppait la statue comme un nuage, mais bien le fait qu’elle ait été volée une première puis une seconde fois. C’était la transgression qui lui plaisait ; son ego serait flatté par le fait de posséder cette œuvre unique et inestimable. À vrai dire, il possédait déjà une collection d’œuvres d’art volées qui rivalisait avec certains musées européens. Monet, Manet, Daumier, Delacroix, des esquisses de Léonard de Vinci, des bronzes de Donatello. Des manuscrits enluminés, des joyaux de la Couronne, des documents historiques.
Plusieurs hangars en Californie étaient remplis de voitures anciennes, de célèbres motos et d’avions de la première heure. Des armes de la guerre de Sécession, des icônes des Romanov volées au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, des écrits du scientifique Nicola Tesla dérobés dans un musée roumain après la chute du communisme, des lettres secrètes du président des États-Unis, et même un siège de toilettes de la Maison-Blanche.
Le premier ordinateur, le premier ordinateur personnel, le premier PC destiné à une consommation de masse.
Ces trois derniers objets étaient affaire de nostalgie puisque c’est à l’informatique qu’il devait son immense richesse. Il possédait toujours une copie du premier programme que sa société avait vendu, après qu’il l’eut volé à un programmeur peu méfiant qui avait cru aider un autre amateur enthousiaste. Celui-là, son premier vol et le plus important, avait préparé le chemin pour tous les autres.
Il contempla de nouveau les bons et tendit la main vers le téléphone par satellite.
Sous le regard d’Eddie Seng, deux Zodiac gris-vert étaient soulevés par un monte-charge jusqu’au milieu du navire depuis un pont inférieur. Lorsque le monte-charge s’arrêta, Sam Pryor accrocha un câble à l’anneau central du premier bateau et le balança par-dessus bord. En bas, au niveau de l’eau, Murphy attrapa le cordage et l’amarra au quai. Tandis que Pryor procédait de même avec le deuxième bateau, Murphy monta à bord et vérifia les niveaux de carburant et d’huile du moteur surpuissant à quatre temps. L’huile avait été changée et les réservoirs remplis. Murphy tourna la clé et regarda les voyants du tableau de bord ; une fois qu’il fut sûr que tout allait bien, il démarra le moteur qui se mit à ronronner presque sans bruit.
Lorsque le deuxième bateau toucha l’eau, Kasim procéda aux mêmes vérifications que Murphy. Les deux bateaux attendaient, moteur au ralenti, Seng grimpa à bord de celui de Murphy et vérifia qu’on avait bien chargé les équipements nécessaires. Trouvant tout en ordre, il s’adressa à Huxley à voix basse :
— Tu as tout ?
Huxley consulta sa liste et arriva au dernier article.
— On est prêts.
Puis, Seng se pencha entre les deux bateaux et tendit un CD à Kasim.
— Voici les coordonnées pour le GPS de bord ; nous utiliserons exactement les mêmes. Il va falloir essayer de rester à deux, trois mètres de distance l’un de l’autre, pas plus, pour être protégés par le bouclier antiradar.
Kasim hocha la tête.
— C’est compris, Eddie.
— Bon, Mark, murmura Seng en détachant les amarres, on peut y aller.
Murphy abaissa la manette et le bateau exécuta un demi-tour. Quelques minutes plus tard, les deux embarcations fendaient les flots troublés par la pluie à près de trente nœuds. Ils étaient indétectables à tous points de vue : les radars qui pourraient essayer de les repérer étaient brouillés ; quant à les entendre, c’était impossible à cause du bruit de la tempête. Ils arrivaient à la rescousse.
À deux heures du matin, le trio dans le tunnel ne disposait plus que de trois à quatre heures avant le lever du jour.
Mais ce problème ne les inquiétait pas autant que le risque de noyade. Hornsby regardait en avant, là où une large gouttière se déversait dans l’égout principal.
Ce qui avait commencé comme un simple ruissellement s’était mué en torrent furieux. La canalisation devant eux coulait avec tant de force que le flot s’écrasait contre le mur d’en face comme un torrent jaillissant d’une bouche à incendie.
— À partir de maintenant, dit Meadows, la moitié du tunnel va être remplie d’eau.
Déjà l’eau leur arrivait aux genoux et ne cessait de monter. Ils étaient dans une impasse ; l’eau était trop profonde pour qu’ils puissent gagner la sortie à pied.
— Il faut gonfler les rafts, dit Jones d’une voix lasse.
Hornsby ouvrit un des sacs de marin et en sortit deux rafts gonflables. Il brancha un gonfleur d’air comprimé au raft qui se déplia et devint rapidement rigide. Deux minutes plus tard, Hornsby éteignait le gonfleur.
— Il va falloir placer le Bouddha dans un raft, dit Hornsby, et nous dans un autre.
— Pour une question de poids ? demanda Jones.
— Chaque raft peut supporter au maximum trois cent cinquante kilos, dit Hornsby. Et comme aucun de nous ne fait moins de cinquante kilos, la statue devra rester seule.
Meadows dépliait le deuxième raft. Tout en le gonflant, il demanda leur avis à ses partenaires.
— Vous croyez qu’on devrait le faire passer en premier ou en second ?
Hornsby réfléchit un instant.
— Si on le met derrière nous, le poids risque de nous entraîner sur un obstacle.
— Mais si on le met devant, intervint Jones, on pourra lâcher la corde en cas de pépin.
Meadows observait l’eau qui montait devant eux.
— Nous n’aurons pas beaucoup de tournants à prendre, dit-il. Je pense que nous allons tout simplement nous laisser porter par le courant.
— Alors on le laisse en tête, conclut Hornsby en attrapant un côté de la statue pour la faire basculer dans le raft, et nous on n’a plus qu’à se laisser porter.
— Voyez-vous ça, dit Meadows.
— Ça me semble logique, ajouta Jones.