30
L’égout pluvial était en passe de devenir un tombeau liquide.
Il restait moins de quatre-vingt-dix centimètres entre la surface de l’eau et la voûte, le long de laquelle les canalisations crachaient une véritable averse. L’eau était jonchée de débris venant des rues ; Hornsby aperçut un rat qui nageait vers eux et il assomma l’animal d’un coup de rame. Devant eux se trouvait une nouvelle intersection.
— Il va falloir prendre une décision, cria-t-il pour couvrir le bruit de l’eau. On nage ou on coule.
Meadows regarda vers l’avant. À la lumière faiblissante de son casque de spéléologue, il voyait le torrent en face d’eux, un flot écumant d’eau blanche dans lequel ils ne pourraient pas contrôler les rafts.
— Préparez les rames, cria-t-il. Il va falloir tourner.
Enfonçant leurs rames dans l’eau à gauche du raft, ils le firent pivoter vers la droite. Le nez de la première embarcation qui transportait le Bouddha s’écarta vers la gauche, mais emprunta finalement le bon tunnel. Le virage ne se fit pas si facilement pour le second raft, qui s’écrasa dans le mur de l’intersection, blessant Jones au côté droit. Il resta collé quelques instants à l’arche en béton, jusqu’à ce que la corde qui les reliait à l’autre embarcation soit tendue et les entraîne dans le tunnel.
— Jones est blessé ! cria Meadows dans le tumulte.
Pete Jones, le souffle coupé, se tenait la poitrine et Hornsby aperçut la déchirure de sa chemise et son regard angoissé.
— Mes côtes ! gémit-il.
— Il va falloir détacher le raft, cria Hornsby. On ne pourra jamais passer le prochain tournant comme ça.
— On devrait peut-être crever le raft et faire couler le Bouddha, proposa Meadows. On reviendrait quand l’eau aura baissé pour le sortir de là ?
Jones grinça des dents et regarda sa montre.
— L’Oregon doit quitter le port ce matin, articula-t-il péniblement. C’est maintenant ou jamais.
Hornsby réfléchit un instant et prit sa décision. La prochaine jonction arrivait dans quelques minutes. Prenant un crayon dans la poche de sa chemise, il regarda le GPS, puis dessina le reste de leur itinéraire sur le dos de sa main.
— Bob, dit-il. Je vais monter sur le premier raft. Mon poids va le faire descendre un peu dans l’eau, mais il devrait continuer à flotter quand même. Dès que je serai sur la caisse, coupe l’amarre.
Il tendit le GPS à Meadows.
— T’es sûr, Horny ?
Hornsby jeta sa rame sur la caisse de la statue, tira la corde pour rapprocher le raft, puis se retourna.
— Prépare ton couteau, dit-il.
Dépliant le couteau suisse qu’il portait à la ceinture, Meadows hocha la tête.
Hornsby s’accroupit et franchit d’un bond la courte distance qui séparait les rafts. Dès qu’il fut en sûreté, Meadows trancha la longe, puis il plongea sa rame dans l’eau pour ralentir son raft. Hornsby fut projeté en avant. Dans la faible lueur, Meadows vit que le Bouddha était sous l’eau et que seule une partie du torse et la tête de Hornsby étaient au-dessus du niveau de l’eau.
— La première à droite, cria Hornsby en s’éloignant, puis à gauche !
En approchant de la baie, les canalisations de l’égout s’élargissaient, afin d’éviter d’éclater sous la pression de l’eau. En six endroits sous la ville de Macao s’étendaient de vastes bassins dans lesquels l’eau perdait de la vitesse avant d’emprunter la dernière série de conduites jusqu’à la baie.
Murphy et Kasim décrivaient des cercles dans l’un de ces bassins de retenue.
— Encore cinq minutes, cria Murphy. Ensuite, on fonce pour essayer de les retrouver.
Kasim klaxonna trois fois.
— Ils devraient être là, maintenant, admit-il.
À ce moment-là, le pager digital de Murphy sonna et il appuya sur un bouton pour allumer l’écran. Il hocha la tête en parcourant le message.
— Ils ont versé de la peinture dans les égouts pour trouver la sortie, dit-il en faisant décrire un cercle serré au Zodiac. Si la peinture arrive jusqu’à notre issue, on est baisés.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Kasim.
— La peinture va rameuter les Chinois et en plus elle va marquer les bords des Zodiac, dit Murphy. Ils vont nous arrêter et nous interroger.
— Que recommande L’Oregon ?
Murphy resta coi un moment avant de répondre.
— Ils veulent qu’on fasse sauter le tunnel qui mène jusqu’ici, pour barrer la route à l’eau teintée.
— On a combien de temps ?
— Six minutes et quarante-sept secondes, dit Murphy en sortant un sac d’explosifs du fond du bateau.
— Et les autres ? demanda Kasim.
— S’ils ne sont pas sortis d’ici là, L’Oregon nous demande de supposer qu’ils ont pris une mauvaise direction ou se sont noyés. À partir de là, il faudra sauver notre peau et ressortir en douceur.
Murphy dirigea le Zodiac vers le tunnel qui menait au bassin de retenue. Utilisant la puissance du moteur hors-bord, il maintint le bateau sur place tandis que Kasim attachait les explosifs au plafond. Lorsqu’ils furent en place, Kasim activa le mécanisme à retardement. Quatre, trois, deux, un et la lumière rouge se mit à clignoter.
— Refais le signal, demanda Murphy en laissant reculer le Zodiac.
Hornsby avait l’impression de chevaucher une bûche dans un torrent. Il était presque sous l’eau et la distance entre sa tête et le plafond ne cessait de diminuer à mesure que l’eau montait. Il avait négocié le dernier virage en creusant l’eau avec sa rame pour faire légèrement pivoter l’avant du bateau. Il se prépara à pousser avec sa jambe contre le mur à la prochaine bifurcation. Il avait perdu la trace des autres. La lumière de son casque était presque éteinte et il n’avait aucun moyen de savoir si Meadows et Jones avaient emprunté le bon tunnel. De toute façon il ne pouvait plus rien pour eux et il avait fort à faire pour assurer sa propre survie. Il donna un grand coup de pied dans le mur et le raft, cahin-caha, tourna dans la bonne direction.
Au loin, comme le pépiement d’un oiseau appelant son petit, il distingua faiblement le son d’une trompe d’alarme qui retentit trois fois. Le raft avec Hornsby perché sur le Bouddha fut emporté par le courant dans la direction de l’appel.
Tandis que le Zodiac tournait en rond, Kasim essayait de maintenir une torche braquée sur l’arrivée de la canalisation. Le minuteur faisait tic-tac et très franchement, il n’osait plus espérer une issue positive.
— Deux minutes ! cria-t-il.
Murphy tendit l’oreille. Un son venait du tunnel, évoquant le rugissement d’un animal blessé. Soudain, hurlant une prière, Cliff Hornsby jaillit du tunnel, à califourchon sur son raft, et glissa jusqu’au milieu du bassin.
— Où sont les autres ? demanda Murphy.
Hornsby essuya l’eau de ses yeux et leva la tête vers la voûte que l’on apercevait à peine à la lueur du projecteur installé sur le chronomètre.
— Ils étaient juste derrière moi.
— Est-ce que tu as vu de l’eau colorée ?
— Comment ça ?
— La police a versé de la peinture dans la bouche d’égout pour repérer la sortie, expliqua Murphy. Est-ce que tu as vu quelque chose ?
— Non, répondit Hornsby.
— Une minute, trente secondes, dit Kasim.
— Que se passe-t-il ? demanda Hornsby.
— On nous a demandé de sceller cette issue, dit Murphy, pour avoir une chance de se sortir de là. Sonne la trompe d’alarme.
Jones était étendu au fond du raft, à peine capable de bouger. S’ils devaient se jeter à l’eau ou s’enfuir en courant, Meadows savait qu’il devrait le porter. Ils avaient passé le dernier embranchement avec difficulté. À partir de maintenant, leurs chances de succès étaient extrêmement minces.
— Comment ça va, vieux ? demanda-t-il.
Jones écouta le bruit au loin, puis ouvrit les yeux en grimaçant.
— Tu as entendu ?
— Quoi ? demanda Meadows, croyant que Jones avait une hallucination.
— Ils sont venus nous chercher, dit Jones.
Dix-huit secondes plus tard, leur radeau sortait du drain et arrivait dans le bassin.
— Pas le temps d’expliquer, cria Murphy, attrapez ça et accrochez-vous !
— Moins de trente secondes ! hurla Kasim.
Murphy termina d’accrocher les cordes à l’arrière du Zodiac, puis il poussa la manette vers l’avant. Le propulseur s’enfonça dans l’eau et le bateau traversa en bondissant le bassin et emprunta le tunnel de la sortie.
— Baissez la tête ! cria Murphy, les yeux rivés à son chronomètre.
À cet instant, un grondement envahit le bassin et se répercuta dans le tunnel. Une seconde plus tard, la canalisation s’effondrait sur elle-même, bloquant l’accès au bassin. Au même moment, une vague commença à se former sur le bassin, et se dirigea vers la seule issue. Le haut de la vague était plus élevé que le plafond du tunnel. Kasim braqua sa torche vers l’arrière et remarqua l’arrivée du raz-de-marée.
— L’onde de choc arrive sur nous ! cria-t-il tandis que le Zodiac remorquant les deux rafts entrait dans le tunnel qui menait à la baie.