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L’Antonov se trouvait à moins de cent cinquante kilomètres de Da Nang, et volait vers l’ouest. S’il conservait sa vitesse, il atterrirait quarante minutes plus tard, vers seize heures trente, heure locale. Le biplan, malgré sa lenteur, avait exécuté un sans-faute. Gunderson équilibra le manche avec ses genoux puis leva les bras et s’étira.
— Cet engin est une crème, dit-il à Cabrillo.
— Après cette mission, vous pourrez vous renseigner pour en acheter un, si vous pensez que la Corporation en a l’usage, répondit Cabrillo.
— En enlevant les ailes, il tiendrait sans doute dans un conteneur de douze mètres, continua Gunderson. Si Murphy pouvait monter une pièce d’artillerie près de la porte, ça nous ferait une indispensable canonnière volante.
Au cours de la dernière heure, Cabrillo avait réglé un certain nombre de choses par téléphone avec YOre-gon. Le dernier appel de Hanley l’avait informé que le Gulfstream G550 amorçait sa descente sur Da Nang. Cabrillo acquiesçait au commentaire de Gunderson lorsque son téléphone vibra de nouveau.
— Le Gulfstream est au sol et le plein est fait, lui dit Hanley. Le pilote est en train d’établir son plan de vol. J’ai contacté le général Siphondon au Laos, qui m’a donné la permission de traverser leur espace aérien.
— Comment va le général ?
— Oh, égal à lui-même, il m’a fait de grosses allusions à une voiture de collection qu’il aimerait avoir.
— Au moins, il sait ce qu’il veut, dit Cabrillo. Et je peux comprendre un fétichiste de voitures anciennes. Il veut laquelle ?
— Une Hemi Roadrunner décapotable, dit Hanley. Apparemment, un pilote américain en avait fait expédier une là-bas pendant la guerre ; le général n’était qu’un gamin à l’époque, mais ça l’a marqué.
— On en trouve dans le coin ?
— J’ai demandé à Keith Lowden dans le Colorado d’explorer un peu le marché, dit Hanley. Il nous préviendra quand il saura ce qui est disponible.
— Parfait, dit Cabrillo. Bon, et pour la Thaïlande et le Myanmar ?
— La voie est libre, donc vous pouvez foncer droit sur l’Inde.
— Le C-130 ?
— Il doit quitter le Bhoutan et atterrir à Da Nang vers vingt heures ce soir.
— Est-ce que l’équipe est prête ?
— Elle le sera avant que L’Oregon touche terre, répondit Hanley.
— Le planning est serré, dit Cabrillo, on n’a pas le droit à l’erreur.
— Opération sans filet, déclara sereinement Hanley.
— Sans filet, répéta Cabrillo.
À Little Lhassa, dans le nord de l’Inde, l’oracle se trouvait dans une transe profonde. Le dalaï-lama était assis sur le côté tandis que l’homme tournoyait et dansait. De temps à autre, l’oracle se précipitait sur une feuille de papier de riz où il griffonnait quelques notes avant de reprendre ses mouvements rituels. Un étrange son animal montait de ses cordes vocales et des gouttes de sueur volaient en l’air.
Finalement, il s’effondra sur le sol et on vint l’aider à retirer ses robes et ses couvre-chef.
Le dalaï-lama saisit un bol rempli d’eau où il trempa une peau de mouton, puis il s’avança vers l’oracle, se baissa et essuya la sueur qui coulait sur son visage.
— C’est bien, lui dit-il d’une voix apaisante. Tu as écrit beaucoup de choses sur les feuilles.
L’oracle laissa le dalaï-lama lui donner à boire quelques gouttes d’eau. Il se rinça la bouche, puis recracha l’eau.
— J’ai vu des effusions de sang et des combats, commença l’oracle doucement. Beaucoup de sang.
— Prions pour que cela n’arrive pas, dit le dalaï-lama.
— Mais il y avait une autre voie, continua l’oracle. Je pense que c’est ce que j’ai écrit.
— Apportez du thé et de la tsampa, demanda le dalaï-lama à un moine, qui sortit rapidement de la pièce.
Douze minutes plus tard, l’oracle et le dalaï-lama étaient assis à la table de la grande salle. Le thé tibétain salé parfumé au beurre de yack, ainsi que la tsampa, une farine d’orge grillée que l’on mélange habituellement avec du lait ou un yaourt, avaient ramené un peu de couleur sur les joues de l’oracle. Alors qu’un instant plus tôt, il paraissait vieux et fatigué, il semblait à présent animé et maître de lui-même.
— Votre Sainteté, demanda-t-il avec enthousiasme, si nous regardions ce que j’ai reçu ?
— Bien sûr.
L’oracle se pencha sur les feuilles de papier de riz. Les lettres étaient un alphabet ancien que seules quelques personnes savaient déchiffrer. Il les parcourut deux fois, puis sourit au dalaï-lama.
— Est-ce que quelqu’un de l’Ouest va venir vous voir ? demanda l’oracle.
— Oui, je l’attends ce soir.
— Voilà ce qu’il faudra lui dire, fit l’oracle.
Trente minutes plus tard, le dalaï-lama hochait la tête en souriant à l’oracle.
— Je vais demander que l’on prépare des notes pour soutenir la discussion, et je te remercie.
L’oracle se leva et quitta la pièce d’une démarche chancelante.
Langston Overholt avait emprunté un bureau à l’autre bout du bâtiment à Little Lhassa. Il conversait à voix basse avec le DCI, le directeur des services secrets, sur une ligne sécurisée.
— Ce n’est pas moi qui ai ordonné cela, affirma-t-il. Je n’ai absolument pas les contacts nécessaires en Chine pour susciter ce genre de choses.
— Les estimations de nos personnels sur place disent qu’il y a environ cinq cents personnes et que ça augmente sans cesse, déclara le chef des services secrets.
— Je poserai la question à notre prestataire, mais ça pourrait n’être qu’un coup de chance.
— En tout cas, d’après les rapports, les Chinois surveillent de près la manifestation.
— Et la Mongolie ? demanda Overholt.
— J’ai eu une réunion secrète ce matin avec l’ambassadeur, et ils sont prêts à jouer le jeu.
— Combien cela a-t-il coûté ? demanda Overholt.
— Ne me demandez pas ça, répondit le DCI, mais l’important c’est que les États-Unis auront assez de tungstène et de molybdène dans leurs réserves stratégiques pendant un bout de temps.
— Cela offre des possibilités à l’intermédiaire qui doit négocier avec Moscou, dit Overholt.
— Dès qu’il aura vu le président russe, je veux savoir ce qui a été décidé, dit le DCI.
— Je vous préviendrai quelle que soit l’heure, affirma Overholt.
— De jour comme de nuit, précisa son interlocuteur avant de raccrocher.
Gunderson était ébahi par l’incroyable portance des ailes de l’Antonov. Bien que lui et les filles aient piloté l’avion depuis plus de huit heures, c’était son premier atterrissage. S’alignant sur la piste, il fit flotter l’Antonov en descente comme une plume tombant doucement sur le sol. Arrivé au milieu de la piste, il se rendit compte qu’il allait devoir forcer l’avion à toucher le sol. Poussant le manche en avant, il sentit enfin le train se poser.
— Désolé, chef, dit-il en montrant par la fenêtre le Gulfstream qui était à l’autre bout de la piste. Je vais revenir par une voie de circulation.
Cabrillo hocha la tête, détacha sa ceinture et passa à l’arrière pour rassembler ses affaires. Il souleva d’abord le paquet de bons au porteur et les rangea dans son sac avant de se raviser. Il se retourna vers le cockpit.
— Est-ce que vous devez ramener l’avion vers le sud ? demanda-t-il à Gunderson.
— Non, chef, dit Gunderson en ralentissant à l’approche du Gulfstream. Gannon a pensé à tout : la compagnie aérienne le récupérera ici. Ces demoiselles vont rejoindre L’Oregon et moi, je m’envole vers le nord à bord du C-130 dès son arrivée.
Cabrillo compta l’argent, puis il annonça :
— Je vous laisse du fric. Donnez-le à Hanley lorsqu’il arrivera. Dites-lui que j’ai emmené le reste dans le nord, au cas où il y aurait quelques rouages à graisser.
Gunderson stoppa l’appareil et attrapa sa check-list de fin de vol.
— OK, chef ! dit-il tout en descendant pour aller éteindre le moteur.
Michaels déverrouilla la porte et Pilston resta en retrait.
— Vous allez avoir du temps à tuer avant l’arrivée de L’Oregon, leur dit Cabrillo. Vous aurez des gardes de l’armée de l’air vietnamienne, mais ne vous éloignez pas. C’est Hanley qui s’occupera de payer leur général, donc vous n’aurez pas besoin d’entrer en contact avec eux.
— Est-ce qu’ils nous laisseront aller aux toilettes ? demanda Michaels.
— J’en suis sûr, dit Cabrillo en s’approchant de la porte, mais une seule à la fois, s’il vous plaît. Et quoi que vous fassiez, que personne ne sache que vous avez ces bons.
— Compris, chef ! fit Gunderson.
Cabrillo s’arrêta un instant sur le seuil.
— Mesdemoiselles, Tiny, dit-il avec un sourire, à très bientôt.
Puis il descendit de l’Antonov et se dirigea vers le Gulfstream. Le pilote et le copilote étaient debout près de la porte ouverte et le pilote lui fit signe de monter avec un sourire.
— Nous vous attendions, monsieur, dit-il. Bienvenue à bord.
— Il y a une caisse dans le biplan, dit Cabrillo. Faites-vous aider pour la monter à bord.
Cabrillo gravit les marches, se fraya un chemin jusqu’à un siège, puis il attendit que les pilotes aient chargé la caisse, fermé la porte et démarré les moteurs. Deux minutes plus tard, ils avaient décollé. Le Gulfstream n’avait pas encore atteint son altitude de croisière lorsqu’ils survolèrent les montagnes du Laos.
À Novossibirsk, dans un hangar de l’aéroport, le général Alexander Kernetsikov avait les yeux fixés sur un grand tableau. Troupes et matériel continuaient à affluer dans sa zone à un niveau de déploiement rarement vu en temps de paix. Il y avait des milliers de détails à régler, dont l’un en particulier le contrariait.
— Et maintenant, avons-nous reçu une réponse ? demanda-t-il à son aide de camp. Si on nous donne le feu vert, je voudrais savoir quel embranchement je dois prendre à Barnaul. Soit nous violons la frontière du Kazakhstan pour entrer en Chine près de Tacheng, soit il faudra faire transiter les troupes par la Mongolie, prendre la route qui va vers l’Altaï et franchir les montagnes à cet endroit, puis traverser les plaines à toute allure jusqu’à Lop Nur.
L’aide de camp dévisagea le général. Lop Nur abritait la base d’essais nucléaires chinois et il supposait qu’elle était bien défendue. L’autre itinéraire impliquait de passer par des montagnes encore couvertes de neige. C’était comme choisir entre se faire arracher une dent et un ongle de pied.
— Nous n’avons reçu aucune communication, mon général, répliqua l’aide de camp ; et d’ailleurs nous ne savons toujours pas s’il s’agit seulement d’un exercice de déploiement rapide ou de préparatifs de guerre.
— C’est juste une intuition, dit le général, mais je pense qu’avant longtemps, nous devrons traverser les montagnes comme Hannibal.
L’aide de camp hocha la tête. Tous les bons officiers sous le commandement desquels il s’était trouvé avaient un sens inné de l’histoire. Il espérait seulement que le général se trompait : l’idée d’un affrontement avec les Chinois, même avec la puissance de feu qu’ils avaient rassemblée, n’avait rien de réjouissant.
À Pékin, le général Tudeng Quing exposait une solution possible au président Jintao.
— Si nous faisons sortir toutes nos troupes du Tibet à l’exception de deux mille hommes, en concentrant ces derniers à Lhassa, nous pourrions envoyer le reste à ÛrIImqi dans la province du Xinjiang.
— Combien ?
— Disons un millier par avion d’ici quelques heures, répondit Quing. Les chars et les transporteurs de troupes blindés auront mille cinq cents kilomètres à parcourir. S’ils arrivent à faire en moyenne du soixante-cinq kilomètres à l’heure en comptant les arrêts carburant, ils devraient être en place demain à peu près à cette heure-ci.
— Nous n’avons pas de troupes plus près ? demanda Jintao.
— Par avion, nous pouvons en faire venir de n’importe où, déclara Quing. Le problème, ce sont les blindés. À part ceux du Tibet, la division blindée la plus proche dont nous disposons se trouve encore deux fois plus loin et le terrain est plus difficile. Mon état-major a calculé qu’il faudrait trois ou quatre jours au minimum.
Jintao se radossa à son fauteuil et contempla le plafond. Puis il se tourna vers Legchog Raidi Zhuren, le président de la région autonome du Tibet, qui était demeuré silencieux jusque-là.
— Est-ce qu’un effectif de deux mille hommes suffira à maintenir la sécurité en attendant que nous remplacions les divisions blindées d’ici quatre ou cinq jours ? demanda Jintao.
— Monsieur le président, déclara Zhuren, le Tibet est calme depuis des années et je ne crois pas que cela risque de changer de sitôt. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois justement rentrer au Tibet.
Jintao se tourna vers le général Quing.
— Vous pouvez donner l’ordre.
Puis il s’adressa à l’ambassadeur de Chine en Russie.
— Vous, s’exclama-t-il, vous allez découvrir ce que trament les Russes ! S’ils projettent d’annexer la Mongolie, faites-leur comprendre que nous ne le tolérerons pas. Les Mongols ont déjà conquis notre pays une fois ; je ne les laisserai pas recommencer.
Deux heures après la réunion, les premiers avions chinois atterrissaient à Lhassa pour transporter des troupes dans la province de Xinjiang. L’organisation de l’armée chinoise au Tibet allait pâtir de cette hâte mise à contrer la menace russe ; de jeunes officiers seraient nommés à la tête de bataillons incomplets, des armes et des munitions seraient épuisées, toutes choses qui compromettraient l’efficacité de la mission.
Cabrillo faisait un somme dans la cabine du Gulf-stream lorsque son téléphone vibra.
— J’écoute, déclara-t-il, instantanément réveillé.
— C’est moi, lui dit Overholt, et j’ai de bonnes nouvelles. La NSA vient de prévenir le chef des services secrets qui m’a appelé. Le bluff des Russes fonctionne. Des avions de transport de troupes quittent en ce moment l’aéroport de Lhassa pour emmener des hommes vers le nord. En plus de cela, une colonne de blindés vient de quitter la ville et ils filent à toute allure. Pour l’instant, selon l’avis général, les choses se présentent bien.
Cabrillo jeta un coup d’œil à sa montre.
— Je devrais être là d’ici une heure, dit-il. On est prêts pour la réunion ?
— Tout est arrangé, dit Overholt.
— Parfait, dit Cabrillo. Si nous parvenons à un accord ici, je continue vers le nord.
— Tu crois vraiment pouvoir vendre cette idée à tout le monde ? demanda Overholt.
— Cette mission ressemble à un oignon, fit Cabrillo. Dès que j’enlève une couche, il y en a une autre en dessous.
— Tu n’en es même pas à la moitié, répliqua Overholt. Le dalaï-lama a un nouveau plan.
— J’ai hâte de le connaître, dit Cabrillo.
— Je pense que ça va te plaire, lui répondit Overholt.