Épilogue
Il est des fragments d’histoire tissés dans l’étoffe du temps, d’une manière si parfaite qu’ils ne pourront jamais être reproduits. Comme s’ils avaient été écrits par une puissance ayant la maîtrise du temps, ces moments, qui atteignent une dimension universelle, existent pour être immortalisés sur la pellicule, et gardés précieusement en mémoire au cours des siècles à venir.
Ces moments si rares existent pour redonner espoir à l’homme, promesses pour les générations à naître.
Le retour du dalaï-lama à Lhassa fut l’un de ces événements.
Le 1er avril 2005 se leva sur un ciel sans nuages et sans vent. Les montagnes chapeautées de neige qui entouraient la ville semblaient assez proches pour que l’on puisse en parcourir du doigt les crêtes acérées. L’air de Lhassa lui-même semblait chargé d’énergie. Il emplissait les poumons des fidèles de cet espoir qui s’était tu depuis des décennies, il apaisait et éteignait les feux de la guerre.
— Incroyable, murmura doucement un journaliste venu de Los Angeles.
Il contemplait Shangri-La. Le palais du Potala resplendissait comme un mirage et la colline autour était inondée de fleurs rouges et bleues qui descendaient la pente en cascade. Un millier de moines bouddhistes en robe jaune remplissaient les marches du palais, comme une bandelette colorée de molécules d’ADN. Sur les bâtiments les plus bas, on voyait en partie les toits verts, ce qui ajoutait un contraste de couleurs, tandis que les rochers blancs semblaient avoir été lavés de la poussière en même temps que la chape de l’oppression avait été soulevée. Haut dans le ciel, un faucon décrivait paresseusement des cercles dans l’air tiède.
L’élu revenait chez lui.
À plus d’un kilomètre, sur le vaste champ plat en dessous du Potala, un moine se dirigea vers un gong haut de près de deux mètres, suspendu à une structure en bois sculpté. Il consulta du regard le dalaï-lama, assis sur un trône doré. Le trône, surmonté d’un dais en soie à franges, était soutenu par des piliers en bois à chaque coin, que portaient six robustes moines se déplaçant en cadence.
Les six moines chantèrent une mélopée à un seul mot et le marteau en bois et cuir frappa le gong.
Le son du gong emplit l’air. Une, deux, trois fois. Puis la procession se remit en marche. Les Ngagpa, qui portaient la roue de la vie, étaient en tête, suivis des cavaliers tibétains, dont les montures étaient parées de couvertures de cérémonie aux broderies complexes rappelant l’histoire du Tibet. Les cavaliers épousaient le lythme de leurs chevaux avec une précision chorégraphique. Ils tenaient à la main des fanions triangulaires attachés à de longs bâtons en bronze surmontés d’un chapeau strié. Derrière les cavaliers marchaient en parfaite harmonie deux douzaines d’archers, arborant leurs arcs en position de parade, sur l’épaule. Puis arrivaient une dizaine de porteurs soutenant des cages remplies d’oiseaux qui chantaient la liberté et la joie, suivis de cinquante-cinq moines du monastère d’origine du dalaï-lama à Namgyal. Ils psalmodiaient d’une seule voix et portaient dans leurs mains les textes sacrés.
Derrière eux arrivaient d’autres cavaliers, quatre douzaines au total, qui étaient aussi musiciens. Ils jouaient de la flûte et des instruments à cordes tout en dirigeant leur monture avec leurs genoux. Ils étaient suivis par des moines de l’ordre du Tsedrung, qui représentaient le gouvernement du Tibet, accompagnés par des enfants qui brandissaient de fines oriflammes décorées et colorées qui dansaient dans les airs comme des cerfs-volants sans queue.
Après les enfants venaient des cavaliers au visage grave, revêtus de l’uniforme de l’armée tibétaine avec leurs manteaux verts et leurs chapeaux rouges. Ils faisaient avancer leurs chevaux d’un ou deux mètres, puis ils s’arrêtaient et recommençaient ; ces soldats portaient les sceaux de l’État. Ensuite, dix simples moines en robe jaune marchaient pieds nus en chantant.
Enfin venait le Bouddha d’or, posé sur une modeste charrette tirée par un cheval.
Et à quelques mètres derrière lui, le trône portant le dalaï-lama fermait la marche.
Deux cent mille Tibétains faisaient une haie d’honneur sur l’itinéraire de la procession qui menait au Potala. Massés des deux côtés du sentier qui traversait la plaine, ils laissaient éclater leur joie en ce jour pour lequel ils avaient tant prié depuis des dizaines d’années. Dès que le Bouddha d’or apparut, la foule se déchaîna.
Un rugissement éclata et les fidèles se prosternèrent tous sur le sol, puis se mirent à chanter à l’unisson.
Le dalaï-lama, qui passait au milieu de la foule, vit les larmes de joie sur les joues des fidèles et se sentit pénétré du bonheur d’avoir accompli son devoir avec honneur, ce qui amena un sourire sur son visage.
Derrière le trône marchaient les Kasag, les membres du cabinet personnel du dalaï-lama, puis les Kusun Depon, ses gardes du corps, vêtus de leurs costumes noirs rembourrés et armés de leurs épées incurvées. Ils étaient suivis du commandant en chef de l’armée tibétaine, le Mak-chi, avec un peloton de soldats, parés de leur uniforme de cérémonie, un pantalon bleu et une tunique jaune tressée d’or. Ils marchaient lentement, et leurs bottes frappaient le sol avec un bruit sourd en une cadence parfaite. Derrière eux venaient les tuteurs religieux et les professeurs du dalaï-lama ainsi que sa famille et ses amis.
Enfin, fermant la procession, une voiture renfermant un tigre en cage, suivie d’un cavalier brandissant un étendard de dix mètres au bout duquel flottait le drapeau tibétain, jusqu’à présent hors la loi. Le défilé était aussi magistral que superbe. Ancré dans deux mille ans de tradition et affermi par les cinquante-cinq années d’exil, il continua sa progression vers le Potala.
Au pied du mur de fondation de vingt-cinq mètres du Potala, quatre cents ouvriers avaient travaillé huit heures pendant la nuit pour construire une volée de marches en pierre qui menaient du bord de la plaine au haut du mur. Dès que le cortège atteignit la première marche, ils se répartirent de part et d’autre, comme le flot d’une rivière partagé par un rocher, puis ils prirent position à gauche et à droite de l’escalier temporaire.
Lorsque le Bouddha d’or atteignit le bas de l’escalier, les dix moines s’approchèrent, formèrent une échelle avec leurs bras tendus, puis ils portèrent le Manque ponctuation
Bouddha et le posèrent en haut du mur. Puis ils redescendirent au moment où le trône du dalaï-lama s’arrêtait. Sur un signal de ce dernier, les moines qui le portaient s’agenouillèrent et pivotèrent sur le côté. Maintenant le trône à quelques centimètres du sol, ils attendirent que le dalaï-lama descende et pose le pied sur l’épais tapis tissé recouvrant le sol. Laissant échapper un soupir de soulagement, les moines attendirent que le dalaï-lama ait atteint le bas de l’escalier pour poser le dais et se relever.
L’esprit pénétré par la tradition et l’inspiration divine, le dalaï-lama commença l’ascension des marches.
Lorsqu’il atteignit le haut, il se retourna lentement pour contempler la foule. Cette marée humaine s’étendait au-delà du champ, jusque sur le flanc des collines avoisinantes. Il fit un signe de tête puis ferma les yeux un moment.
— Vous m’avez manqué, dit-il simplement.
De la foule, si calme quelques secondes auparavant, monta un tonnerre d’acclamations.
Vingt minutes s’écoulèrent avant que le dalaï-lama pût reprendre la parole.