Commença alors pour ma mère la période des fils de couleurs.
Ils avaient fait irruption dans sa vie, modifiant le regard qu’elle portait sur le monde.
Elle fit le compte : le laurier-rose, la fleur de la passion, la chair des figues, les oranges, les citrons, la terre ocre de l’oliveraie, le bleu du ciel, les crépuscules, l’étole du curé, la robe de la Madone, les images pieuses, les verts poussiéreux des arbres du pays et quelques insaisissables papillons avaient été jusque-là les seuls ingrédients colorés de son quotidien. Il y avait tant de petites bobines, tant de couleurs dans cette boîte qu’il lui semblait impossible qu’il existât assez de mots pour les qualifier. De nombreuses teintes lui étaient totalement inconnues comme ce fil si brillant qu’il lui paraissait fait de lumière. Elle s’étonnait de voir le bleu devenir vert sans qu’elle y prît garde, l’orange tourner au rouge, le rose au violet.
Bleu, certes, mais quel bleu ? Le bleu d’un ciel d’été à midi, le bleu sourd de ce même ciel quelques heures plus tard, le bleu sombre de la nuit avant qu’elle ne soit noire, le bleu passé, si doux, de la robe de la Madone, et tous ces bleus inconnus, étrangers au monde, métissés, plus ou moins mêlés de vert ou de rouge.
Qu’attendait-on d’elle ? Que devait-elle faire de cette nouvelle palette qu’une voix mystérieuse lui avait offerte dans la nuit ?
Bombarder de couleurs le village étouffé par l’hiver. Broder à même la terre gelée des fleurs multicolores. Inonder le ciel vide d’oiseaux bigarrés. Barioler les maisons, rosir les joues olivâtres de la mère et ses lèvres tannées. Elle n’aurait jamais assez de fil, assez de vie, pour mener à bien un tel projet.
Elle se rabattit donc sur l’intérieur de la maison.
Pas de nappe sur la table, pas de rideaux aux fenêtres, pas de tapis au sol, ni napperons ni rien. Pas de tissu à broder.
Des draps et encore si peu.
« Les draps doivent rester blancs », dit la mère.
Deux châles et deux mantilles.
« Tout cela doit rester noir », dit la mère.
Du linge de corps.
« Le blanc, c’est plus propre, dit la mère.
— Et mes jupes, mes corsages ? »
Deux tenues en tout et pour tout qu’elle portait en alternance.
Elle s’imaginait qu’ils la laisseraient faire, qu’on pouvait fouler aux pieds les manies de tout un pays ? La couleur, ça ne se faisait pas ici ! Ailleurs, dans d’autres villages, pour les fêtes, les filles paradaient, disait-on, mais pas à Santavela ! De ce côté du monde, les femmes n’avaient ni rubans ni œillets !
« Parce que personne ne vient leur en vendre, argumenta Frasquita. Et si je ne revêtais mes couleurs que chez nous ? »
Elle n’aurait plus alors qu’un seul corsage pour sortir et elle l’userait deux fois plus vite.
« Je sortirai moins ! »
Et durant tout ce temps qu’elle passerait à broder, elle resterait nue peut-être ? Nue, dans sa chambre, son aiguille à la main ?
« Je porterai une chemise ! »
Passe encore pour les fleurs et les oiseaux en noir et blanc qu’elle avait multipliés ces derniers temps en guise de raccommodages. On ne pouvait remarquer ces fantaisies qu’en y regardant de si près que le père n’avait pas encore vu le bestiaire fabuleux qui peuplait ses fonds de culotte. Mais quel caprice que cette envie de couleurs ! Elles vivaient très bien sans !
« Moi, non ! »
La mère pleura.
« Donne-moi un vieux sac ! » insista Frasquita.
La mère lui en trouva un, fort usé. Il était si abîmé que la jeune couturière n’en tira qu’une bande de tissu de quelques centimètres de large.
Une araignée tissait sa toile dans un coin de la pièce, suspendue à son fil.
« Bientôt, j’apprendrai à filer, à tisser. »
En attendant, la jeune obstinée regardait son petit bout de toile de jute posé sur ses genoux, se demandant ce qu’elle allait pouvoir en faire.
Elle le regarda longtemps.
Ce fut vers cette époque que la nièce d’Heredia débarqua dans le pays. On n’y avait pas vu de femme élégante depuis la mort de la señora.
Le dimanche suivant, elle serait à l’office.
On y vint plus nombreux qu’à l’ordinaire, les hommes surtout.
Le printemps était précoce, il entra dans l’église avec force.
Frasquita guetta la robe de la nièce, avide de couleurs.
Mais la grisaille des tissus s’effaça devant une soie blanche, immaculée. Le blanc terrassa la couturière. La robe s’avança profondément dans l’ombre de la nef.
Le blanc, ma mère y reviendrait plus tard.
Le bois du premier banc fit de larges plis dans l’étoffe.
Pour comprendre le blanc, il fallait maîtriser les couleurs, toutes les couleurs.
Soudain, quelque chose s’agita entre les doigts gainés de fine dentelle et une aile écarlate se déplia. L’aile battait, rapide, rouge, énorme dans cette main si menue. Cet objet qui n’en finissait pas de s’ébrouer, de se déployer, de se replier comme le gosier d’un dindon fascina Frasquita. Occupée à saisir le motif brodé sur le tissu rouge, elle n’entendit pas un mot du sermon.
Un éventail ! Elle ferait un éventail !
L’après-midi même, elle sortit son morceau de jute et se mit à l’ouvrage. Prudente, elle utilisa d’abord une chute de tissu pour inventer de nouveaux points et s’essayer à la couleur. Et tandis que son fil virevoltait, un papillon venu d’on ne sait où vint s’empaler sur la pointe de son aiguille.
Il arrive qu’on interrompe une promenade, oubliant même ce vers quoi l’on marchait, pour s’arrêter sur le bord de la route et se laisser absorber totalement par un détail. Un grain du paysage. Une tache sur la page. Un rien accroche notre regard et nous disperse soudain aux quatre vents, nous brise avant de nous reconstruire peu à peu. Alors la promenade se poursuit, le temps reprend son cours. Mais quelque chose est arrivé. Un papillon nous ébranle, nous fait chanceler, puis il repart. Peut-être emporte-t-il dans son vol une infime partie de nous, notre long regard posé sur ses ailes déployées. Alors, à la fois plus lourds et plus légers, nous reprenons notre chemin.
Un rayon de soleil traversa les vitraux organiques dessinés sur ses ailes, réchauffant les orangés, intensifiant l’indigo. Frasquita étudia longuement par transparence les arabesques en forme d’yeux. Elle crucifia délicatement l’insecte sur le couvercle de sa boîte à couture en prenant bien soin de ne pas abîmer la fine couche de pigments dont les ailes étaient couvertes.
Quand elle était enfant, sa mère lui avait expliqué la magie de leur vol. « Si tu attrapes un papillon par les ailes, tu garderas sur les doigts ce qui lui permet de voler et il sera alors cloué au sol. »
Peut-être recueillerait-elle un jour suffisamment de cette poudre pour en couvrir ses propres ailes, celles qu’elle se tisserait et qui lui permettraient de plonger de ces montagnes. Mais combien de papillons lui faudrait-il tuer et épingler en bouquet sur la boîte à couture ?
Un éventail, c’était déjà une petite aile. Cette même aiguille qui avait arrêté le mouvement de l’insecte, suspendant son vol, s’attacha à reconstituer ce qu’elle avait terrassé. La jeune fille choisit alors les teintes de ses fils et, durant plusieurs semaines, travailla à la reproduction exacte des arabesques de son papillon.
Quand l’aile fut achevée, elle la fixa à des baguettes de bois blanc. Puis elle agita l’éventail et dans ce courant d’air et de couleurs, ce qui n’avait été qu’une simple fantaisie, qu’une pensée filante, revint l’obséder. L’envol.
Elle décida alors de réaliser une deuxième aile, identique à la première, et de créer ainsi un papillon entier, un papillon de tissu. Elle mit moins de temps à broder ce second éventail. Elle déplia les deux ailes, les cousit côte à côte, ouvrit la fenêtre de sa chambre et attendit. Elle attendit que l’énorme papillon de tissu, posé à plat sur le sol de la pièce, agitât ses membres colorés et s’échappât. Dans ce but, elle avait saupoudré son œuvre de poudre à voler. Le papillon qui lui avait servi de modèle avait été réduit en poussière par ses soins, ses restes devant animer sa copie.
Plusieurs jours de suite, la fenêtre resta ainsi ouverte sur les champs de pierres. Frasquita gardait espoir, naïvement. Sa créature irait où elle-même ne pouvait aller !
La mère ne parla jamais à Frasquita de cette chose magnifique que la fantaisie de sa fille avait clouée au sol. Elle lui avait affirmé que la couleur était trop honteuse pour vivre au grand jour et ne pouvait plus revenir sur ce qui avait été dit. Pourtant les broderies étaient si belles qu’elle ne put s’empêcher de profiter des absences de Frasquita pour montrer la chose à quelques voisines. Elles s’extasièrent, mais ne pipèrent mot. Une vieille fille surtout, tordue et noueuse, une vieille fille à la peau plus sillonnée qu’un vieux tronc et aux cheveux blancs demandait souvent à voir l’objet. La mère ne pouvait lui refuser cette faveur et tous les jours la vieille se précipitait chez Frasquita dès qu’elle la savait dehors.
Un dimanche, en rentrant de la messe, la couturière trouva sa chambre vide.
Sa première œuvre voltigeait par-delà les montagnes.