LE PREMIER COMBAT

 

Le village entier accompagna José et son coq jusqu’au sentier bourbeux qui, sautant d’une colline à l’autre dans le paysage froissé, descendait vers le monde. Il avait attelé son âne à notre charrette à bras remplie par tous de victuailles et de présents pour la route. Le Dragon rouge s’agitait dans sa cage grillée alors que les villageois embrassaient cet homme, l’un des leurs, qui partait seul par-delà l’horizon vers la gloire et la fortune.

« Je reviendrai riche. De l’œuf rouge est sorti un poussin écarlate dont j’ai fait le plus beau coq de combat d’Espagne ! Et ce coq sera notre poule aux œufs d’or ! » leur criait le voyageur exalté par la foule au milieu de laquelle il voyait à peine ses enfants, tendus sur la pointe de leurs petits pieds glacés, lui faire signe de la main.

Il disparut dans un pli du chemin.

Mais là, quelqu’un l’attendait.

Sur la route se tenait un homme, raide et sombre dans son bel habit raccommodé. À ses pieds, au côté de son ombre toute jeune encore — petite ombre tendre comme une jeune pousse, ombre d’enfant —, dans une caisse à claire-voie, un affreux coq, immobile et encore gris des poussières de l’été, sommeillait.

L’homme à l’oliveraie avait un adversaire à proposer : ce coq sauvage qu’il avait découvert sur ses terres et qui s’était sans doute enfui de quelque caravane tzigane venue de l’Est.

« Et qui voudrait parier sur cette bête laide et déplumée ? lui demanda José en ricanant.

— Moi ! Je jouerai seul contre tous s’il le faut. La rencontre aura lieu au village avant ton départ. Ainsi nous pourrons tous voir ton oiseau combattre. Tu voyageras ensuite... », lui répondit l’homme d’une voix où pointaient parfois des accents enfantins.

Ils se mirent d’accord : José ne parierait pas d’argent, Heredia n’en voulait pas, il préférait laisser les histoires d’argent aux autres. Entre eux deux, il fallait quelque chose de plus personnel. On décida que l’enjeu serait les meubles de la maison Carasco, d’un côté, et la moitié de l’oliveraie de Heredia, de l’autre. Le combat se déroulerait une semaine plus tard sur la place du village.

Le voyageur, arrêté dans son élan à une centaine de mètres de Santavela, s’emmitoufla dans une épaisse couverture et cassa la croûte en rêvant dans son pli de terrain.

Une oliveraie ! À lui qui n’avait jamais possédé d’autre terre que sa courette à poules ! Une oliveraie qui employait les villageois durant l’hiver ! Cette oliveraie pour laquelle leurs ancêtres avaient bâti un village aux confins du monde, décidant d’arrêter là leurs pas de journaliers, de ne plus travailler que pour les Heredia, leurs olives, leurs bêtes, leur plateau à blé et leurs coteaux de vignes sur les collines du sud. La forêt de caillasses recelait tant de richesses auxquelles il n’avait pas eu accès jusque-là et que ce jeune fou lui offrait sur un coup de tête pour le garder au village, pour voir son coq se battre ! Quelques meubles contre une terre plantée d’arbres échevelés et qui rendaient !

Repu de pain et de rêverie, José rebroussa chemin sûr de son affaire et heureux d’annoncer à tous la bravade du benjamin des Heredia.

Les gars de Santavela se réjouirent de ce qu’avait promis le jeune fou. Celui-ci les invita le jour même au vieux moulin de l’oliveraie, dont il avait coupé les ailes depuis longtemps pour en faire son quartier général, et tous purent observer l’adversaire dans son enclos. La piteuse bête, attachée par une patte à un piquet, totalement indifférente à leurs regards amusés, grattait le sol glacé afin d’y trouver d’improbables insectes.

« Où l’as-tu déniché, ton champion ? lui demandèrent les hommes.

— Sur les collines. Voilà longtemps que je le poursuis. J’ai fini par le piéger à l’aide d’un coq aux pattes entravées : il s’est emmêlé dans les liens de mon appât en le tuant. Dieu seul sait d’où il vient, mais — j’aime autant vous prévenir pour qu’aucun de vous ne vienne plus tard m’accuser de tromperie — ne vous fiez pas à sa mine, c’est une sale bête qui n’aime ni ses semblables ni les hommes. Il m’a blessé quand j’ai voulu le dégager des rets où il s’était pris les ailes.

— Et tu lui as donné un petit nom, à ton poulet ?

— Non. Appelez-le comme vous voulez.

— Le charron a nommé le sien José, mais nous, on dit tous le Dragon rouge. Ta bête, elle est noire, elle vit parmi les oliviers. On a qu’à l’appeler Olive. »

De retour au village, les hommes s’étaient tous choisi le même champion, tant la victoire du Dragon rouge ne faisait dans leur esprit aucun doute. Décidément, ce garçon était fou d’engager ainsi sa fortune dans un combat perdu d’avance. Mais avec les riches...

 

Pendant deux jours, on ralentit le ramassage des olives afin que les hommes pussent construire sur la place de la fontaine de petites arènes d’environ trois mètres de diamètre, surélevées sur une estrade et bordées d’une enceinte de bois assez basse pour permettre aux spectateurs d’assister au combat. Le seul villageois qui ne voulait jouer sur aucun des deux coqs fut désigné comme arbitre. Le padre, lui, avait refusé d’assumer ce rôle. Il assisterait au combat par curiosité, disait-il, mais on ne devait pas compter sur lui pour autre chose. Non, il ne bénirait aucun coq, ni celui de José ni un autre ! Non, il ne dirait pas de messe pour donner un coup de pouce ! Non, Dieu ne s’en mêlerait pas !

Le cordonnier, qui savait écrire, fut chargé de noter les paris, il ne chôma pas.

José, de son côté, préparait méthodiquement son oiseau au combat. Il aimait ce coq qu’il avait élevé depuis le premier jour et dont il connaissait chacun des muscles, dont il avait taillé chacune des plumes. La veille du grand jour, il le nourrit de viande crue et d’ail, vérifia ses ergots acérés comme des pointes d’airain et le frictionna longuement.

 

Les gars du pays avaient commencé à boire pour se réchauffer, ils s’étaient amassés autour de la petite plaza et ça faisait grand bruit, toutes ces voix d’hommes. On pariait sur le temps que durerait le combat dont l’issue ne faisait aucun doute. Olive serait tué en trente secondes d’un coup d’ergot au cerveau ! Peut-être, mais ce n’était pas à souhaiter, il fallait que ça dure un peu quand même, qu’ils s’amusent ! Ils n’avaient pas construit tout ça pour rien ! Oh ! du moment, qu’ils plumaient le propriétaire, ça valait le coup d’être là ! C’est sûr qu’il y avait plus à plumer chez l’homme que chez sa bête ! D’ailleurs, ses trois frères venaient aussi jouer contre leur propre sang. Heredia pourrait-il rembourser tout le monde, si ses frères s’en mêlaient ? Oui, au village, il avait gagé de l’argent, mais ses frères ne s’intéressaient qu’à sa terre. Quand le coq sauvage perdrait, le petit général n’aurait plus rien que son habit, son cheval et son âne pour retourner à la ville à jamais ! Et tous se souvenaient des montagnes d’osselets perdus...

Ils tenaient leur revanche.

 

L’homme à l’oliveraie arriva traînant son coq dans un solide sac de jute. Il eut un mal fou à extirper l’oiseau de sa besace, il l’en fit sortir au dernier moment sans ménagement, évitant autant qu’il put les vigoureux coups de bec du terrible volatile. L’animal et son maître se détestaient, ça crevait les yeux.

Heredia se souvint des garde-fous du premier jour, de cette fois où elle lui était apparue. La fenêtre. L’air brûlant. L’heure sans ombre.

José tenait le Dragon rouge à plein corps. Entre les mains de son maître, le coq se montrait parfaitement calme.

L’arbitre, debout sur une caisse, donna le signal. On monta sur l’estrade pour présenter les adversaires l’un à l’autre sans les lâcher. Ils se prirent du bec et tentèrent de s’attraper. Alors chacun retourna dans son coin et, au second signe de l’arbitre, l’homme à l’oliveraie et l’ancien charron déposèrent leurs champions dans l’arène.

Vertige de mouvements, de couleurs, de tension. Deux bêtes mêlées, ailes, plumes et tête indifférenciées, engendrant un monstre nouveau, terrible. Tous les villageois autour enivrés par la bataille, le sang, les clameurs et l’alcool. Et la femme quelque part, qui attend, tapie dans l’esprit d’un homme. Fulgurance, chaos, sauvagerie du combat. Lui seul se tait dans la foule. Absent. Loin de cette mêlée où hommes et oiseaux se fondent, vacillent devant ses yeux aveugles.

Dans cette apparente confusion de plumes, de buée et de sang, les coqs sont précis, rapides, réfléchis. Ils bondissent, arquent leur corps, projettent les pattes en avant, frappent des tarses et retombent en équilibre.

Un corps-à-corps tendu vers le rêve d’une autre étreinte.

Ils se heurtent en l’air à plus d’un mètre du sol.

Il se perd au milieu du tintamarre des hommes.

Dans la première phase du combat, le coq noir se montre moins puissant mais plus lucide et plus filou que son rival. Quand l’oiseau rouge bondit, Olive s’aplatit, passe sous son adversaire et, après avoir fait volte-face, saute à son tour.

Il a soif d’elle.

Après une succession ininterrompue d’attaques et d’esquives fulgurantes, les deux coqs soufflent face à face, ramassés sur eux-mêmes et se guettant l’un l’autre.

Il a soif de son corps.

Le Dragon rouge parvient à attraper son adversaire à la tête par l’une de ses rares plumes, il assure ainsi son coup et bondit en maintenant au sol Olive

Soif de ses seins,

qu’il frappe violemment en ciseau.

de sa bouche,

Une aile est brisée. L’oiseau de José s’élance de nouveau, une plume d’Olive dans le bec,

de son sexe.

mais cette fois le coq blessé s’aplatit, déséquilibrant son adversaire et le forçant à lâcher prise.

Il la possède

Le combat alors se ralentit, les deux guerriers fatigués se tiennent les ailes valides largement écartées du corps pour se donner quelque fraîcheur, ils dégagent une condensation autour d’eux qui monte dans l’air glacé, ils se poussent du poitrail,

dans un corps-à-corps.

ce qui les empêche de bondir. Aile cassée, Olive acharné montre son courage :

Il se glisse en elle,

très affaibli, il poursuit la lutte et encaisse les assauts de son adversaire.

ouverte et douce.

Face au public survolté, le Dragon rouge excité par la victoire proche et le goût du sang accélère le rythme pour en finir et laisse tomber sa garde.

Elle ondule

Alors, dans un ultime sursaut,

sur son sexe

Olive bondit

qui entre et

en s’agrippant à l’une des superbes plumes écarlates du champion et

sort.

déchire d’un long coup d’ergot la gorge du coq rouge, tout surpris d’être blessé à mort.

Il va plus loin

Il s’acharne sur son adversaire, provoquant des blessures larges et affreuses, arrachant les chairs, et les boyaux de l’oiseau rouge s’échappent dans un flot sanglant.

en elle.

Le Dragon a perdu, éventré par les ergots de son rival.

Encore !

 

Dans le silence absolu de la victoire d’Olive, on entendit Heredia murmurer ce simple mot : « Encore ! » Puis les villageois, sidérés par la conclusion du combat, le virent se précipiter sur l’estrade pour arracher la dépouille du vaincu aux ergots de son coq sauvage et, tenant son propre animal ensanglanté par les pattes comme un vulgaire poulet, se tourner vers José pour lui hurler :

« Donne-le donc à ta femme ! Qu’elle le recouse ! Qu’il puisse combattre à nouveau ! »

Tandis que l’homme à l’oliveraie fourrait le coq victorieux dans son sac, José, ébranlé par cet ultime espoir, revint à lui et, comme il serrait les restes de son oiseau rouge contre sa poitrine, il sentit qu’il vivait encore. Il lui rentra alors vivement les tripes dans le ventre, le prit dans ses bras et courut chez lui en hurlant le prénom de sa femme.

 

Heredia s’en fut, sans joie, sans un regard pour ses frères abattus, sans ajouter un mot et portant à bout de bras, loin de son corps, avec dégoût semblait-il, le sac de tissu clair où s’épanouissaient des roses sanglantes agitées de violents soubresauts. Olive, qui venait de doubler la fortune de son maître, lui offrant une part des terres à blé, des bêtes et de la vigne de ses frères, Olive continuait à se battre, si plein de sauvagerie et de rancœur, contre un adversaire invisible, dans un combat à mort qu’il menait depuis toujours et que lui non plus ne gagnerait jamais...

Dans la nuit, les hommes eurent des cauchemars d’enfants... D’un seul geste, Heredia éparpillait dans l’azur glacé leurs propres os, les disséminait par le village, sur la terre rouge des collines, les oubliait sur les chemins blanchis de poussière.

Une montagne d’osselets blancs brillait dans ses poches sombres.