LE MILIEU DU CHEMIN

 

Par où commencer ?

Malgré tous ces mots déjà couchés sur le cahier, voilà que se pose la question d’un début.

Nous partîmes droit devant nous dans la trace de notre mère.

On dit que j’étais là déjà, dans la chair, sous les fleurs de tissu. Et ensuite ?

Ensuite, l’espace démesuré et le temps pelotonné, pas de commencement. Un point unique tenant l’infinité des mondes ensemble. Un point reliant nos tissus de chairs et de mots. Un point, un nœud à défaire pour que la vie soit.

Commençons par le milieu du voyage.

 

Après trois jours de marche, le chemin qui partait du village se démultiplia à l’infini dans les collines et, au matin, Frasquita ne bougea pas.

Toute la nuit, elle avait regardé ses cinq enfants endormis, mêlés aux racines d’un grand chêne solitaire. Face à cet enchevêtrement amoureux de membres et de branches, elle avait douté. Voilà déjà longtemps qu’elle marchait, poussée en avant par la charrette, sans songer à rien d’autre qu’à ne pas trébucher sur ces pierres étrangères qu’elle foulait pour la première fois.

Elle allait basculer dans un monde immense.

Plus jamais dans la suite, le cours de ses pensées ne ralentit notre fuite, toute son énergie passa dans ses jambes.

Mais où allait-elle ? Où trouverait-elle de quoi nourrir ces petits corps abandonnés, bouches ouvertes, où circulait une même sève ?

Derrière elle, à quelques pas, elle se souvenait du moindre caillou. Mais devant, rien ne bornait plus l’horizon.

Elle fut tentée de rebrousser chemin, de reprendre la route vers ce qu’elle n’avait pas encore cessé d’être, de rejoindre cet homme auquel elle n’appartenait plus et cet autre tout empêtré dans ses arbres. Revenir semblait encore possible.

Que faisait-elle vêtue de sa robe de noces, au milieu de nulle part, armée d’une épée pas plus grosse que le pouce et le cœur plein encore du moment où le costume s’était arrimé à sa fenêtre, de ce moment de plein midi où pour la première fois son aiguille l’avait piquée au doigt ?

Pourtant, elle le savait, rien n’aurait pu empêcher leur rencontre au-dessus des cerbères ailés, volatiles de fer, dragons de basse-cour. Rien n’aurait pu empêcher cela, aucune grille. Une fenêtre même grillée reste une fenêtre et Frasquita y avait fait le guet, assise sur sa chaise, derrière les jalousies, depuis son arrivée dans l’antre Carasco. Oui, si ma mère se piqua un jour, ce fut ce jour-là, ce jour de leur rencontre. Mais qui donc avait bu la goutte rouge qui avait perlé à son doigt ? L’habit, la couturière ou Heredia, cet homme au parfum d’olives, je ne sais.

Revenir. Ne pas avoir à choisir parmi ces routes qui s’offraient à elle. Ces sentes dessinées par des pas inconnus et qui couraient sur le monde, le traversant de part en part.

Mais du chemin unique qui venait du village, rien ne l’avait rattrapée de son passé.

L’homme à l’oliveraie hurlait à son armée de bois de lui ramener celle qui l’avait raccommodé sous le soleil, sans rien tenter pour la rejoindre. Son ombre, perdue pour la deuxième fois, hantait désormais la maison qu’elle venait de quitter. Quant à Carasco, peut-être pleurait-il enfin sur la dépouille du coq rouge, la mort de sa mère, maîtresse de ses douleurs.

Non, rien ne viendrait plus la retenir que la mort qui marchait à petits pas.

 

Angela et Clara, réveillées comme toujours à l’aube, l’une par la lumière, l’autre par les oiseaux, observaient la couturière du coin de l’œil, de peur qu’elle ne s’enfuît, les laissant seuls entre ces dents de pierre, comme les mères le font parfois dans les contes.

 

Pourquoi était-elle partie ?

Les hirondelles brodaient inlassablement sur le bleu du ciel des signes invisibles qui ne prenaient sens que pour Angela et lui parlaient d’avenir.

 

Quel que soit le chemin choisi, il s’arrêterait bien quelque part, il suffisait de s’y engager.

Frasquita réveilla ceux des enfants qui dormaient encore et piqua vers le sud.