DANS LA MONTAGNE

 

« Eugenio ! Quel mauvais vent t’amène dans nos montagnes ? lança un homme sorti de nulle part dans la solitude des lieux.

— Hola, Juan, j’ai pensé que vous auriez peut-être besoin d’un bon chirurgien par ici ! Où en êtes-vous de vos projets ? demanda le savant alors que des rebelles armés apparaissaient de-ci, de-là, enfantés par les buissons.

— Rien ne bouge. Nous volons ce que nous mangeons tant les paysans sont terrifiés à l’idée de nous soutenir. Tu avais vu juste : la révolution n’est toujours pas engagée. Empoisonne quelques-uns des propriétaires qui nous rognent les os ! Cela accélérera les choses.

— Je ne mordrai pas la main qui me nourrit ! s’esclaffa le savant en découvrant ses dents à la blancheur d’os.

— Deux, trois curés alors, pour nous rendre service et nous aider à mettre fin à l’esclavage divin, insista Juan qui d’un geste invita l’ogre à mettre pied à terre et à le suivre au beau milieu des épineux.

— J’ai suffisamment de problèmes avec Dieu, pas besoin d’en ajouter. Celle qui marche là-bas et qui refuse de s’arrêter s’appelle Blanca, c’est une accoucheuse, elle fait la route avec moi. Une forte tête qui pourrait vous être utile. Elle ne m’écoute pas, mais si vous lui trouvez quelque chose à faire, elle restera le temps qu’il faut. Elle est dévouée, habile, et je réponds de son silence.

— Elle arrive trop tard, voilà six mois que Salvador a perdu sa femme en couches. L’enfant n’a pas survécu non plus. Mais si tu y tiens, nous la rattraperons.

— Parce qu’il est toujours de ce monde, ce fada de Catalan ? Depuis le temps qu’il agite le pays, je suis bien étonné que la garde civile n’ait toujours pas eu sa peau. »

 

Après quelques dizaines de minutes de marche dans la montagne à travers une végétation dense, la bande arriva à un campement de fortune où des hommes maigres et dépenaillés, dont certains reconnurent Eugenio, vivaient dans des grottes ou sous les arbres.

« Nous nous sommes installés ici il y a peu de temps. Une bonne planque. Nous comptons quelques blessés qui seront contents de te trouver, toi et ta médecine, finit par lâcher Juan. Installe-toi là, dans le coin de Salvador. Il dort dans cette petite excavation. Tels que je vous connais, vous allez encore passer vos nuits à causer. »

 

Eugenio déchargea son âne et dessella son cheval. Après les avoir menés au point d’eau où les rebelles donnaient à boire à leurs bêtes, il les laissa aller à leur guise et s’aménagea un petit espace à deux pas de la grotte de Salvador : entre trois arbres, il tendit une toile sous laquelle il se confectionna une couche grâce à sa selle et à la couverture qu’il tenait toujours roulée sur les reins de sa monture.

Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre les blessés dont Juan, l’aide de camp de Salvador, lui avait parlé, la Blanca parut encadrée par deux hommes.

« Qui sont ces gens ? demanda l’accoucheuse quand ses gardes se furent éloignés.

— Des anarchistes, de pauvres idéalistes qui ont accepté de suivre Salvador, un gars du Nord exilé dans ce trou par les autorités. En disséminant les intellectuels, ils attisent la révolution au lieu de l’étouffer. Voilà un bel exemple de remède qui manque son effet ! Quand un membre est pourri, on coupe et on brûle. Quelle idée que d’aller le greffer ailleurs ! C’est un cœur noble, ce Salvador, mais les cœurs nobles sont les pires, ils t’embrasent un pays comme un rien pour peu qu’ils causent bien et soient intelligents. En bref, un homme dangereux. Voilà de quoi manger ! Prends ! Tu tiens à peine sur tes jambes à force de rester à jeun. C’est bête de refuser en bloc tout ce qui vient de moi. Ici, sois sûre que tu ne trouveras rien d’autre que ce que je t’offre. Regarde-les, ils crèvent tous de faim ! »

La Blanca ne fit pas un geste vers la gamelle tendue.

« Ainsi, tu as déjà trop vécu ! ajouta l’ogre goguenard. C’est pourtant vrai que tu es vieille. Meurs donc ! »