Le monde était calme encore ce soir où ma mère y entra. Certes, des mots étaient déjà prononcés, des couteaux s’aiguisaient dans l’ombre, le silence pleurait. Le ventre du monde vrombissait de milliers de prières murmurées, la foule des désespérés contenue par la peur, par les traditions, par des siècles d’asservissement ne parvenait plus à dégorger sa peine. Le monde était calme, mais trois sacs de craie allaient suffire à l’embraser. Trois sacs qui retardèrent Salvador et ses hommes, trois sacs qui les lestèrent assez pour que la garde civile les rattrapât alors qu’ils tentaient de regagner leur camp de révolte.
Trois sacs : le cadeau du meunier à un monde qui avait oublié son moulin.
Oui, ma mère n’arriva que quelques heures avant que le monde ne s’embrasât.
Des jeunes gens couraient autour de notre étrange caravane, les femmes sortaient des maisons pour regarder ma mère et ses enfants. Toutes les mains se tendaient vers la longue chevelure rouge de Pedro, chacun y passait les doigts. « Buena suerte. Buena suerte. » Des boucles furent arrachées au passage. « Buena suerte. » Les histoires s’inventaient déjà. De braves gens leur offrirent une grange où ils purent s’abriter. Frasquita acheta du pain, des fruits, des amandes avec l’argent des anarchistes et les petits se régalèrent, assis sur le sol à côté de leur charrette, se moquant bien de tous ceux qui les dévisageaient. Mon frère et mes sœurs se léchaient les doigts en riant. Des doigts gras de chorizo, tout collants de raisin sucré.
Intrigués plus qu’hostiles, les villageois observaient l’étrange tableau que nous formions. Cette femme en grande robe de noces, sans homme, tirant une charrette pleine de fleurs et d’enfants. Ce garçon encadré par ses boucles rouges. Et cette petite fille qui semblait luire, oui, luire, au beau milieu de ses fleurs !
Des étrangers venant d’on ne sait où et qui disaient avoir traversé la sierra sans âne. Et le père ? Il était mort. Alors pourquoi la veuve portait-elle cet habit ? De l’autre côté de la montagne, c’était encore l’Espagne, on croyait en Dieu, comme ici, on portait le deuil, comme ici, on mourait de faim, comme ici ! Sans doute était-elle folle ! Pauvre femme, jetée ainsi seule sur les routes !
« Peut-être que c’est une putain ! Une qu’on a chassée de chez elle. Ça ne serait pas la première à traverser ces montagnes ! Celle à l’accordéon, vous vous en souvenez ?
— Avec tous ces enfants, ce serait du jamais-vu. Les filles débauchées, ça fait tout pour ne pas en avoir, des petits, ça s’y connaît pour les faire passer ou pour les oublier dans un coin.
— C’est des tueuses d’enfants, tout le monde sait ça.
— N’empêche que quand des petits ont disparu par ici, il n’y avait pas de fille de joie dans le coup, mais un savant auquel on faisait tous des courbettes !
— C’était un brave homme, cet Eugenio. Il ne demandait jamais plus que ce qu’on pouvait lui donner.
— Les étrangers, même aux cheveux rouges, ça porte malheur ! Faut pas lui donner envie de s’attarder à celle-là !
— Au lieu de jaser sur cette femme qui fuit on ne sait quoi, on ferait mieux de se rebeller contre ceux qui nous dépouillent. On lèche le cul des propriétaires, on bat nos enfants pour leur inculquer le respect des maîtres, pour qu’ils la ferment en leur présence, yeux baissés, pour qu’ils ne crient pas leur faim ou leur douleur. Sans parler de Salvador et de ses gars qui meurent dans les montagnes parce que aucun de nous n’a le courage de leur apporter du pain.
— Salvador n’est pas des nôtres, il sait lire, il vient du Nord, la révolte qu’il porte ne nous concerne pas.
— Le Catalan crie ce que nous avons les foies blancs de penser. Il a vu que notre misère de paysans valait bien celle des ouvriers du Nord. Nous avons tous quelqu’un de notre sang dans la montagne, quelqu’un pour qui nous prions et que nous attendons à la nuit tout en craignant qu’il ne vienne et n’attire la garde civile chez nous. Il faudrait que les rôles soient inversés, que le curé, les caciques et les grands propriétaires fassent dans leurs culottes de velours. Ça, c’est ce qu’il faut faire : leur foutre la trouille, tellement fort qu’ils nous donneront notre terre. Nous sommes plus nombreux, nous les miséreux.
— Ils ont attrapé Salvador, Quince et deux autres gars d’ici. La garde civile les a pris ! Ils ont attrapé Salvador ! » hurla un enfant qui parcourait le village à toutes jambes pour délivrer son message.
Soufflés par quelques mots lancés à la cantonade, ma mère et ses petits avaient soudain disparu, nous n’étions plus là, jamais arrivés. Plus personne ne prêtait attention ni aux cheveux de Pedro, ni à la robe de mariée, roseraie de tissu, ni même à la beauté de Clara. Tous hâtaient le pas vers la grand-place pour voir passer les chevaux de la garde civile traînant derrière eux quatre rebelles aux mains liées et leur âne chargé des sacs offerts par le meunier à Frasquita. Des enfants hurlaient la nouvelle sur les routes et les journaliers encore dans les terres ou sur le chemin du retour accéléraient le pas pour se joindre à la foule massée face à la caserne où Salvador et ses hommes allaient être menés.
Alors qu’on le poussait dans le bâtiment, Salvador hurla :
« Ils veulent savoir qui d’entre vous nous a donné ce blé, mais nous ne dirons rien ! »
Une crosse de fusil le frappa violemment à la mâchoire sans parvenir à le faire taire. Et la bouche ensanglantée eut le temps de crier « Vive Bakounine ! » avant de recevoir un nouveau coup qui projeta tout le corps à terre, soudain muet et inerte.
Les coups de pied des gardes n’y firent rien, Salvador ne bougeait plus, il fallut le traîner à l’intérieur.
Les paysans ne réagirent pas, ils ne remarquèrent pas tout de suite qu’ils s’étaient regroupés pour la première fois. Ils ne virent pas cette masse compacte qu’ils formaient et qui grossissait de minute en minute. Ils ne virent pas les femmes qui les avaient rejoints, ni qu’ils étaient serrés les uns contre les autres, moites, silencieux et immobiles devant l’épaisse porte en bois. Tous ces yeux ronds et rougis par le soleil de la journée, tous ces bras ballants plaqués contre les corps amaigris étaient venus s’échouer là, portés par le courant. À la foule amollie de fatigue que les ombres du crépuscule ne parvinrent pas à dissoudre, se mêlèrent quelques-uns des compagnons de Salvador. Les premiers, ils sentirent le parti à tirer de cet attroupement silencieux. Alors ils amorcèrent le murmure. Un chant venu du fond de leur douleur, un chant grave monta vers les murs de la caserne, des centaines de lèvres soudées modulaient tout doucement leur révolte.
Ma mère et ses enfants n’interrompirent pas leur repas. Les gens passaient devant eux toujours dans la même direction, des phrases traînaient dans leur sillage, s’attardaient un instant, avant de se fondre en un murmure lointain. Il était question de Salvador, il était question des sacs de farine et tous se demandaient qui avait eu ce courage-là, d’apporter à manger aux anarchistes. Chacun se reprochait de ne pas l’avoir fait plus tôt, de les avoir condamnés à voler leur pitance, à vivre de brigandage.
Angela qui, depuis un moment déjà, écoutait la complainte murmurée aux murs de la caserne suivit les derniers passants et leurs questions jusqu’à la place.
Dans la bâtisse, Salvador avait repris conscience. L’un des gardes agitait sa lame sur son visage pour l’ouvrir et que sortent les réponses qu’on exigeait de lui. Où était leur bande ? Qui les nourrissait ? D’où venaient les sacs ?
Mais Salvador et ses trois amis discernaient cette force montante qui bourdonnait derrière les murs et, sur cette profonde rumeur, ils entendirent une voix perler, poignante, unique, une voix d’enfant qui leur entra sous la peau, leur hérissa les sens, leur ravagea les nerfs au couteau. Une voix qui reprenait les mots murmurés et les lançait contre les murs avec force. Le peuple grondait portant la voix de l’enfant et le capitaine posait ses questions et le garde découpait le visage du Catalan, tailladait les joues, creusait les rides, attaquait le muscle, élargissait la bouche, ciselait les traits. Mais Salvador ne percevait plus que cette pointe mélodieuse sous le sang qui lui inondait le visage. Salvador n’aurait même plus pu parler s’il l’avait voulu : il n’avait plus de lèvres, plus de nez, plus de paupières, plus de visage, juste une plaie. Alors l’homme lui trancha les oreilles et le sang entra à flots dans la chanson et la noya.
Crispés par cette chanson, excédés par les mouvements nerveux du bourreau et par ce qu’il avait dessiné sur le visage de Salvador, les nerfs à vif, les chefs de la garnison eurent ce geste absurde qui fait basculer les mondes, cette crispation qui précipite les émeutes. Ils montrèrent au peuple puant la révolte ce Catalan que tous pensaient imprenable et qui pendant si longtemps les avait promenés par la région, ils exhibèrent celui qui nourrissait la rébellion des va-nu-pieds.
« Regardez le destin d’un anarchiste ! hurla le capitaine debout face à la foule et tenant par les cheveux l’écorché aux yeux pâles. Regardez cet homme sans visage avec son écriteau dégoulinant de sang ! Et puisque rares sont ceux qui savent lire, je vais vous dire ce qui est écrit. Il est écrit “voleur de pain”. Il vous a pris de la farine, cet homme, il vous l’a prise puisque personne ne lui en a donné. Il a bien fallu qu’il la vole quelque part. Alors voyez, justice a été faite ! »
Le grondement se tut et le chant se cassa net. La petite voix qui chantait la révolte et l’espoir s’abîma. Un silence gagna la place, une respiration avant l’énorme clameur qui renversa les murs.
Sans armes, les hommes se ruèrent sur les gardes. La foule souleva Salvador inconscient qui fut rendu à ses amis et, tandis que les paysans se battaient à poings nus contre les fusils, le corps du Catalan prenait la route au grand galop dans les bras d’un de ses compagnons.