LA PEUR

 

« Intransportable ! déclara Eugenio. Votre Salvador ne peut pas bouger, beaucoup d’autres non plus d’ailleurs ! Nous resterons dans les montagnes le temps nécessaire. Des blessés ont besoin de moi en bas, dis-tu ? Mais moi, j’ai suffisamment de travail ici avec ceux qu’on m’a ramenés au campement. Des gars à soigner, j’en ai plus qu’il n’en faut ! Sans parler de l’endroit où vous êtes allés nous les fourrer ! Une grotte qui résonne pire qu’un réfectoire de monastère ! Je suis seul avec deux bonnes femmes et une tripotée de gosses à m’occuper d’une quinzaine de pauvres types salement amochés. Prenez la Blanca avec vous, elle sait beaucoup de choses ! Ou la couturière, elle fait des miracles ! Menez-les au bourg ! Moi, je n’y mettrai pas les pieds. Et, puisqu’on en parle, je préfère qu’on n’informe pas les gens d’en bas de ma présence. D’ici à ce qu’ils me collent sur le dos la disparition des trois petits, il y a un an... Ils sont assoiffés de justice et de sang, vos paysans, et je sais que des bruits ont couru à mon sujet... Donc je reste ici ! Bien sûr, il faudra nous ravitailler. Chez la comtesse, il y avait une collection abracadabrante d’extraits de plantes en tout genre. J’y jetterais bien un œil. Elle est morte, cette vieille bique, au moins ?

— On n’a pas retrouvé son corps, répondit Manuel qui servait d’émissaire à Juan désormais installé au village. Certains affirment qu’elle s’est enfuie avec la complicité de son personnel de maison.

— Quoi ! Vos insurgés ont laissé filer la pire des ennemis du peuple ! s’offusqua le savant tout sourire. Vous voulez mon avis ? Votre révolution est ratée ! Une toute petite garnison de la garde civile, un vulgaire capitaine sans grand avenir et quelques bourgeois pas bien méchants : les gros poissons sont passés à travers les mailles du filet ! En tout cas, pour l’instant, moi, je ne bouge pas ! L’armée ne va pas tarder à reprendre votre satanée commune et je préfère me tenir à distance des combats. Dis tout de même à Juan que Salvador est sauvé. Dès que la couturière en aura fini avec ses prières, tu pourras aller lui parler. Il a droit à sa petite caverne pour lui tout seul. Tu ne trouves pas que c’est un comble qu’un adepte de Bakounine soit remis sur pied par des saints et des ombres venus d’on ne sait où ? Sans compter que ces satanées créatures m’ont volé mon carnet ! D’une manière ou d’une autre votre révolution devra me payer pour tout ça ! Et le plus tôt sera le mieux ! »

 

À l’exception de Salvador, les rebelles blessés lors des combats de la veille avaient été installés à même le sol dans la plus grande des excavations qu’offrait le flanc de la montagne. Arrivé à proximité de l’énorme cavité, Manuel crut entendre la pierre gémir, tant les plaintes des blessés résonnaient contre les parois rocheuses.

Il pensa entrer tout vivant dans la gueule de l’enfer, quand il en passa le seuil : ce qui filtrait au-dehors n’était rien comparé au vacarme qui régnait dans la gigantesque caverne. Sous la voûte humide de cette cathédrale naturelle, l’orgue des douleurs soufflait ses notes lugubres : pleurs des blessés et hululement du vent se mêlaient aux pas de la Blanca en une symphonie terrifiante où chaque goutte d’eau sécrétée dans les profondeurs par les monumentales stalactites trouvait sa place. Quelques torches malmenées par le souffle glacé des pierres amplifiaient le côté sinistre et désolé du décor où agonisaient ses compagnons.

Manuel resta un long moment interdit, contemplant l’antichambre de la géhenne, ce cauchemar d’ombre et de pierre où séjournaient les misérables condamnés en attendant que s’ouvrît pour eux la grande porte des morts. Pour s’arracher aux pensées morbides qu’inspirait ce spectacle dantesque, il lui fallut se concentrer sur sa respiration et sentir son cœur battre dans sa poitrine, il dut se convaincre qu’il était toujours vivant, alors seulement il parvint à dominer l’angoisse qui le prenait à la gorge.

Il fit le tour de ses amis, leur parla à l’oreille, écouta leurs confidences, caressa les cheveux tout collés d’un mourant et remercia la Blanca. La sagette donnait le meilleur d’elle-même pour nettoyer, panser, soulager et réconforter tous ces hommes qui lui étaient la veille encore de parfaits inconnus. Ses quelques mois de marche avaient terriblement amaigri la vieille bohémienne, mais elle gardait les gestes appuyés et la démarche lourde de la femme forte qu’elle avait été. Ce souvenir persistant d’un corps incapable de se projeter mince l’épaississait trompeusement.

« On n’y voit rien là dedans, grogna-t-elle à mi-voix sans cesser ses va-et-vient entre les corps allongés ou adossés contre les parois humides. Vous les avez regroupés ici et maintenant on doit les soigner à tâtons dans ce bruit. C’est étonnant comme dans ce trou le moindre murmure devient grondement. Et encore, les pauvres gars se retiennent de crier autant qu’ils peuvent. Alors tu imagines... des hurlements de douleur ! Ce matin, il fallait beugler soi-même pour supporter le vacarme. Même ceux qui souffrent le plus ont compris, ils mordent leur chemise. Et puis, il y a ce souffle qui vient du fond de la grotte, il nous glace le sang. Il aurait mieux valu les laisser dehors à l’ombre des arbres, le temps est clément. Quelle idée de les avoir entassés là ! Déplacez-les ! Nous, on a fait ce qu’on a pu. On les a traînés sur des couvertures jusqu’à la lumière, mais pour mieux les installer, il faudrait les soulever et la plupart sont trop lourds pour Frasquita et moi. Quant à Eugenio, il refuse de les bouger, il dit que nous les tuons en les bringuebalant comme ça. Il en faudrait bien deux comme toi pour les trimbaler sans trop les faire gueuler.

— Je vous enverrais bien quelques gars pour vous aider, mais, à dire vrai, ce n’est pas facile non plus en bas, lui répondit Manuel éprouvé par le spectacle des agonies.

— Vous continuez à vous battre ? demanda la sage-femme en le raccompagnant à l’air libre dans le silence des arbres.

— Non. Mais il y a tant de cadavres, tant de blessés ! Il faut faire de l’ordre, calmer tout le monde, arrêter les saccages, rassurer ceux qui regrettent les événements d’hier. On n’en a pas fini. Je vais parler de tout ça à Juan. Mais toi, accepterais-tu de descendre demain pour aider ? Il y a des femmes et des enfants en bas qui ont besoin de soins et Eugenio refuse d’y aller.

— Pas étonnant ! Je viendrai à la condition que tu me ramènes ici avant la nuit.

— Je m’y engage. Dis, tu crois que je peux aller voir Salvador ?

— Et pourquoi pas ?

— À cause des ombres et des saints, je ne voudrais pas gêner.

— Tiens ! Mais dis-moi, tu as peur, toi aussi ! Tu sais, ces histoires de fantômes, c’est rien qu’un bruit qui court, faut pas croire tout ce qu’on raconte ! Regarde-les, la moitié de ces pauvres gars sont hallucinés par les drogues d’Eugenio, les autres souffrent à en crever, tu crois vraiment qu’on n’en voit pas, des choses étranges dans cette pénombre ? Quand la peur devient palpable, quand elle se mêle à l’air qu’on respire, on lui cherche un visage.

— Eugenio lui-même dit que des ombres lui ont volé son carnet.

— Eugenio est le roi des menteurs ! Et malheureusement, c’est encore le moindre de ses vices. Va ! Frasquita n’a rien d’une sorcière, elle sait des choses qu’on a oubliées et elle a un don, voilà tout ! Vos fusils et vos couteaux sont bien plus dangereux que les puissances auxquelles elle fait appel.

— Si tu parles de puissances, c’est que tu y crois !

— Je crois à tout. Mais je crois sans craindre. »

Soudain, les filles de Frasquita passèrent en courant, poursuivies par leur frère Pedro. Manuel sursauta et la Blanca leur hurla de se calmer, de ne pas s’enfoncer dans les bois et surtout de rester groupés. Manuel sentit dans la voix de la vieille femme une angoisse sourdre et cette peur fit s’effondrer toute la confiance qu’elle avait réussi à faire naître en lui. Ses craintes, un moment disparues, revinrent en force et le jeune homme dut se contraindre à entrer dans la grotte où la couturière prenait soin de Salvador.

Cette niche était bien plus claire que la grande caverne qui servait d’hôpital de campagne, l’ouverture large laissait entrer les rayons du soleil et seul le fond du trou gardait son secret. Manuel remarqua pour la première fois qu’un passage étroit s’y poursuivait dans les entrailles de la montagne et il pensa qu’il fallait être très fin pour se glisser dans cette anfractuosité. Il n’y avait jamais songé jusqu’alors mais il faisait bien sombre dans le fond de toutes ces grottes où lui et ses amis avaient trouvé refuge. Cette angoisse diffuse qui régnait sur le campement l’avait mis en alerte. La peur n’avait pas le même goût dans les bois qu’au bourg, mais c’était bien elle qui avivait ses sens. Il lui paraissait désormais aussi improbable de trouver le sommeil dans l’une de ces cavernes, où il avait pourtant déjà passé plusieurs nuits, qu’à la mairie au milieu des traces de sang, dans le souvenir des hurlements de la veille.

Il aurait tellement aimé dormir pourtant !

Frasquita achevait sa prière au chevet d’un Salvador au visage enflé et dont seul un œil semblait en vie, enfoncé là et oublié comme dans une pâte qu’on aurait laissée lever trop longtemps. Dans cet éclair bleu, cerné de violet, Manuel lut que son ami voulait savoir.

Par respect pour le mystérieux travail de Frasquita que son entrée n’avait pas détournée de ses prières, il attendit, tournant et retournant son chapeau noir à large bord dans ses mains, avant de s’avancer davantage. Ce simple regard, que Salvador lui avait lancé alors qu’il restait sur le seuil, avait suffi à lui sortir les ombres et autres créatures infernales de la tête.

Quand Frasquita eut enfin terminé, elle salua le jeune homme.

« Tu lui laisses le visage découvert ? Tu ne le protèges pas des mouches ? lui demanda-t-il à mi-voix.

— Aucun insecte ne viendra se poser sur ses plaies.

— Et comment peux-tu en être si sûre ? Ça bourdonne de mouches bleues dans ces cavernes.

— Si tu vois le moindre insecte sur son visage, nous en reparlerons.

— Tu lui as raconté tout ce qui s’est passé en bas ?

— Non. »

 

Le jeune homme n’y pensait plus, pourtant dans le sillage de la couturière qu’il regardait sortir à contre-jour, il crut discerner des formes claires et, de nouveau, il frissonna. Il décida de ne pas tourner le dos au fond de la caverne et se plaça de telle façon qu’il pût voir, à gauche, l’ouverture qui donnait sur le ciel et les arbres, à droite, le fond enténébré de la petite grotte.

À peu près rassuré, il raconta les événements de la veille et ceux du jour même à l’œil à demi ouvert de Salvador. À mesure qu’il lui parlait le reste du visage s’effaçait. Dans le bleu de l’œil, la pupille palpitait et tous les mots prononcés, comme traduits en images, s’y engouffraient. Même muet, méconnaissable et souffrant, le Catalan restait pour Manuel le meilleur antidote à sa peur. Il aurait tant aimé entendre son accent velouté, cette voix à la fois douce et autoritaire qui balayait les doutes et poussait à l’action. Le voir tellement diminué, incapable de mener le bourg au combat en cet instant crucial, lui semblait la pire des injustices. Manuel lui devait tant : le Catalan exilé s’était pris d’affection deux ans auparavant pour ce garçon qui venait de perdre sa mère et n’avait alors pas encore fini de grandir. Il lui avait appris à lire, à écrire, à se battre.

D’un geste de la main, Salvador fit comprendre au jeune homme qu’il voulait écrire. Manuel savait où l’anarchiste rangeait son écritoire, il lui sortit son matériel, plongea la plume dans l’encre et la lui présenta accompagnée d’une page blanche. Mais écrire couché s’avéra une opération compliquée : l’encre noire dégoulinait en rigoles le long des doigts du blessé, maculant ses avant-bras et sa chemise déjà couverts de sang séché. Une simple phrase suffit à l’épuiser. D’autant que pour lire et écrire, Salvador calait ordinairement ses petites lunettes sur son nez, lunettes auxquelles il lui avait fallu cette fois renoncer.

« Il faut étendre la révolution pour survivre. »

Manuel lut l’unique phrase à voix haute.

Étendre la révolution. Il développa l’idée pour s’assurer qu’il avait bien compris : soulever les bourgs environnants, annoncer la bonne parole, joindre les autres petits groupes et sociétés secrètes actifs dans la région, ne pas rester isolés face à la réplique qui se préparait. Claironner la victoire de quelques fourches sur les fusils de la garde civile. Mais dans quel sens aller ? Et Salvador s’agitait, indiquant toutes les directions à la fois.

 

La bride de son âne en main, Manuel s’apprêtait à détaler jusqu’à l’endroit où il avait laissé son cheval quand il remarqua la charrette. Frasquita tentait avec l’aide de ses enfants de la faire passer à travers bois pour rejoindre le sentier.

« Que fais-tu ? s’étonna Manuel.

— Je poursuis ma route, répondit ma mère.

— Tu ne peux pas partir maintenant, tu nous es trop utile. Et puis, seule dans ces bois, tu te perdrais.

— Et qui me retiendra ici contre mon gré ?

— Personne. Tu n’es pas notre prisonnière ! Toi et tes enfants, vous ne manquerez de rien. Les villageois eux-mêmes ne connaissent pas notre planque. On ne viendra pas vous chercher ici. Blanca ! hurla-t-il à la silhouette qu’il venait d’apercevoir entre les arbres. Viens vite ! Je te confie ton amie. Surveille-la bien, qu’elle n’aille pas se faire tuer sur les routes !

— Frasquita ! Tu pars au moment où le soleil se couche ! s’inquiéta la sagette alors que Manuel reprenait sa course. Et où comptes-tu aller à cette heure avec ta petite qui va bientôt fermer les yeux et les autres qui ne valent guère mieux ?

— Tu sais bien que je ne peux pas rester plus longtemps. Tu m’as toi-même mise en garde à Santavela. Les ogres... tu t’en souviens ?...

— Cette vermine a tenté quelque chose ? s’indigna la vieille femme en tirant son amie à l’écart des enfants.

— Non, mais je sens une menace, quelque chose rôde ici.

— Attends demain ! Il ne va pas si vite en besogne et je pense qu’il te craint. Viens ! Manuel n’est pas venu les mains vides, il nous a apporté de la farine et deux chèvres. Nous coucherons les petits entre nous cette nuit dans cette grotte où nous avons déjà dormi hier. Il ne se passera rien, ils reposeront le ventre plein. Attends, ma fille ! Ce soir, les routes ne sont pas plus sûres que nos trous dans les rochers. Laisse le monde se calmer. Tu marcheras ensuite tout ton soûl. »

Frasquita se laissa convaincre.

Dans la cavité qui leur servait d’abri, des chauves-souris tourbillonnaient en tous sens et chacun sentait une langue froide lui lécher le corps à intervalles réguliers. Dès le premier soir, les dessins de Pedro s’étaient déjà attaqués aux parois les plus lisses de leur nouvelle demeure. Dans leur cadre de pierre des vagues de craie déferlaient sur le visage blanc du meunier offrant son sourire vide aux ténèbres. Neptune édenté souriant dans l’onde rocheuse. Avant de s’endormir, mon frère poursuivit sa mer intérieure et l’une de ses lames opalines remonta le courant d’air frais et le grondement qui l’accompagnait jusqu’à ce qu’elle vînt mourir tout au fond de la cavité dans un trou. Debout face à la grande fresque, emportée par le flot, Angela, une chandelle à la main, suivait des yeux le long mouvement de l’eau. Son regard s’arrêta quand le geste de Pedro se brisa.

Un passage. Le vent sortait de la montagne par un passage.

Les enfants enfournèrent leurs deux têtes dans le boyau dont ils ne pouvaient voir le fond et d’où perlaient des sanglots lointains. Soudain la montagne expira et leur cracha son souffle glacé au visage.

Ils partiraient le lendemain pour le centre de la terre. Pour cette nuit, mieux valait bâillonner l’orifice.

Quelques grosses pierres suffirent à faire taire la rumeur.

 

Après s’être assurées que les enfants dormaient, Frasquita et la Blanca prirent le temps de se parler sur le seuil de la grotte. La couturière portait toujours sa robe de noces, désormais maculée du sang des blessés.

« Tu n’as rien d’autre à te mettre ? lui demanda la Blanca.

— Non, je n’ai emporté que ça, répondit la couturière en lui montrant le sac aux couleurs de l’oliveraie qu’elle portait en bandoulière. José m’a jouée et Heredia m’a prise. Ils étaient tous derrière leurs fenêtres à attendre la femme humiliée, celle que son mari avait vendue comme un âne. Alors j’ai enfilé cette robe, je me suis coiffée et je suis partie. J’ai songé à Lucia, à son habit pailleté.

— Je me souviens du jour de tes noces. Tu étais bien belle avant qu’ils ne te fanent. Où veux-tu aller maintenant ?

— Où mes pieds me mèneront.

— Tu as toujours eu ce parfum de départ. Comme moi, tu seras partout une étrangère. Mais moi, je sais ce qui m’a poussée sur les routes.

— Et quoi donc ?

— Mon sang d’abord — ma mère était gitane et mon père en partance —, et puis Eugenio. Les crimes d’Eugenio. Crois-tu qu’il soit possible d’oublier son enfant ? J’ai tout fait pour le laisser loin derrière et voilà qu’il m’a rattrapée pour de bon. Je suis sa mère, comprends-tu ? Il me poursuit, moi, la seule qu’il ne puisse pas duper, la seule à tout savoir, et je n’arrive pas à l’arrêter, à sauver ces petits qui ne sont pas les miens en condamnant le seul être qui me soit jamais sorti du ventre. »

Frasquita ne trouva rien à dire pour consoler son amie qui ne pleurait pas. Elles restèrent longtemps, côte à côte, dans le silence de la nuit.

« Trois hommes vont mourir cette nuit dans la grotte cathédrale. Eugenio me les a désignés et je leur ai récité la prière qui fait dormir. Ils partiront sans s’en rendre compte. Que va-t-il se passer maintenant ? finit par demander ma mère.

— Si demain tu t’en vas, Eugenio partira en chasse. À la poursuite de ta petite Clara qui l’attire comme la lumière attire les insectes nocturnes. Ne te leurre pas, il ne s’occupe de ces pauvres gens que parce que tes enfants sont là ! Il attend l’occasion. Si tu restes, elle finira par se présenter, c’est certain. Mais ici, nous sommes deux à le tenir à l’œil ; sur les routes, si tu pars, tu seras seule car je n’abandonnerai pas ces malheureux gars qui souffrent. Et puis toute la région risque de s’enflammer, le bourg n’est peut-être qu’un début. Dans ces grottes, nous sommes loin de la bataille qui s’annonce.

— Ainsi Eugenio me suivra partout comme il t’a suivie jusqu’ici ! Et pourquoi ne choisirait-il pas de rester à tes côtés ?

— Il ne craint plus de me perdre, je marche trop lentement à son gré. »

Quelque chose craqua dans l’ombre, Frasquita se retourna vivement vers le bois, scrutant les profondeurs de la nuit.

« Cette horreur qui rôde ici, je la perçois. Jamais je n’ai ressenti cela. Quelque chose souffle dans ces cavernes, ce vent qui vient d’ailleurs..., murmura-t-elle, le regard toujours fixé sur la masse sombre des arbres.

— C’est le vent de la guerre, il monte de la plaine..., répondit la Blanca qui observait le visage immobile et tendu de son amie.

— Ce n’est pas tout. Le souvenir du massacre et la peur de mourir, la douleur des blessés et ce monstre qui guette, tout cela se mêle à mes souvenirs de Santavela. Et puis ces prières m’épuisent ! La nuit dernière, j’ai vu l’au-delà penché sur nous et les morts caresser les vivants. J’ai peur du sommeil, la Blanca, j’ai peur de rêver encore. Mes rêves sont pleins de ce visage que je viens de recoudre. Il semble qu’en le reprisant j’aie rapproché les bords de deux mondes. La mort rôde autour de nous. »