LE TAPIS

 

De ce long voyage, des paysages grandioses, des montagnes, de leurs villages et des oueds asséchés, des caravanes de chameaux, des tentes des nomades, des vastes étendues de terres rouges traversées, ma mère n’avait rien vu que sa fureur. Et voilà qu’elle s’éveillait nue, la matrice vide, étendue dans une pièce dépourvue de meubles, une pièce aux proportions étranges, longue et étroite comme un couloir et dont le sol était couvert de nattes et de petits tapis râpés.

Voilà qu’elle était nue et qu’elle hurlait.

 

Profitant du moment de répit qui avait suivi ma naissance, Nour, la vieille Arabe aux mains rousses de henné, avait dévêtu cette femme pantelante qu’une blessure avait lancée par le monde. Elle l’avait séparée du vêtement de noces, endossé telle une seconde peau au début du voyage, de cette robe que ma mère n’avait sans doute jamais quittée depuis, sinon peut-être pour me concevoir. De la somptueuse robe brodée et parsemée de fleurs de tissu, il ne restait plus que quelques lambeaux d’étoffe attachés au corps sec de ma mère comme des plantes grimpantes à leur mur de pierre.

La robe était tombée pour la seconde fois. Dans un nuage de poussière brune, le corps nu et maigre de la femme jouée, debout dans la grande bassine en zinc, avait accepté la caresse du gant de crin, violente, et la fraîcheur de l’eau. Nour avait coupé les longs cheveux emmêlés et sales de cette femme qu’elle avait arrêtée. Lentement, elle avait libéré les doigts des ongles qui s’y étaient presque enroulés et arraché du visage le masque de crasse et de sable qui le couvrait.

Une fois cette longue et méticuleuse toilette achevée, la vieille Mauresque avait introduit ma mère dans la salle au tapis.

La très ancienne maison de pierre et de pisé, dont Nour était, comme nous le comprîmes plus tard, davantage la gardienne que la propriétaire, comportait deux pièces : la plus petite où, dans un parfum d’épices et de café, s’entassaient les objets — le kanoun, le coke et la bassine en zinc —, et ce second espace vide où elle dormait et dont les trois fenêtres grillées s’ouvraient largement sur le ciel pour en capter la lumière. Architecture ô combien surprenante dans un pays où l’ombre est un bien aussi rare que précieux !

Nous étions là aussi, à ses côtés. Une femme et ses enfants, nus comme des vers, étendus dans la misérable demeure de cette vieille Arabe aux mains rousses de henné et qui dormaient enfin, couchés sur le sol d’un monde qu’ils ne connaissaient pas, bien qu’ils l’eussent déjà traversé de part en part.

Il fallut plusieurs jours de soins, de tendresse, de repos, plusieurs jours de peigne et de larmes avant que Nour ne nous laissât sortir et marcher dans les ruelles de la médina. Et encore n’y eut-il que nous, les enfants, qu’elle laissa sortir ! Ma mère, elle, demeura enfermée dans la pièce au tapis bien plus longtemps.

Très vite, sa fureur avait repris le dessus et elle avait voulu poursuivre sa route. Mais Nour, redoutant qu’elle ne nous entraînât de nouveau sur les chemins dans un autre cercle, avait bloqué la porte à l’aide d’un linteau de bois et, du dehors, les passants pouvaient entendre ma mère frapper contre les murs et hurler qu’on la laissât marcher encore. Malgré ses cris et ses prières, aucun des enfants ne la libéra. Pas même Angela qui pourtant haïssait les cages. Tous faisaient confiance à cette Mauresque, à sa parole murmurée qui s’était levée mettant fin à leur marche forcée et, terrifié à l’idée de devoir repartir vers le désert, chacun préférait les hurlements de notre mère folle à la poursuite d’un infini voyage. Car chaque nuit nous marchions encore, nous marchions en dormant, incapables de nous arrêter vraiment. Chaque nuit, corps et esprits reprenaient la route et nos jambes s’agitaient bien que nous fussions couchés sur la terre. À l’aube, nous nous éveillions les lèvres desséchées, fendues par endroits, éclatées par nos rêves brûlants.

 

Un matin pourtant ma mère s’était tue.

Nour avait profité d’un étourdissement de la forcenée pour vider la chambre de ses petits tapis qu’elle avait vigoureusement battus dehors. Et dès lors, ma mère n’avait plus crié.

Les enfants pensèrent qu’elle avait peut-être perdu connaissance à force de se jeter contre les murs, ils s’inquiétèrent. Mais quand, quelques heures plus tard, Nour décida qu’il était temps de rouvrir la porte et de replacer les nattes élimées, ils découvrirent leur mère éveillée et sereine, plongée dans la contemplation du sol sur lequel elle s’était assise. Aucun d’eux n’avait remarqué jusque-là que, sous les carpettes râpées, un joyau de laine était caché. Et c’était lui qui absorbait ma mère.

Nour savait sans doute ce qu’elle faisait, quand elle ouvrit à ma mère cette fenêtre sur l’univers. La traversée devait se poursuivre là, dans cette pièce construite autour de et pour l’œuvre d’art qu’elle abritait depuis des siècles. Un tapis unique et oublié des hommes, un tableau de laine filé pour un roi et dans lequel le cosmos avait été enfermé comme le ciel étoilé et lointain vient se refléter dans l’eau d’un bassin.

Au centre d’un fond bleu nuit rayonnait un énorme médaillon rouge feu, plein comme un œuf de treillis déroulant leurs infinies ramures et leurs fleurs démesurées ordonnées en miroir. Le pourtour crénelé du motif central, soleil de laine au contour mouvant, offrait à l’œuvre entière une vibration proche de celle d’un tambour ou du battement d’un cœur. Oui, quelque chose palpitait — une énigme, un astre de feu — dans l’immensité du ciel nocturne enclos dans un tapis par un ornemaniste de génie !

Longtemps, ma mère poursuivit son voyage entre les lignes de la trame de laine rouge du tapis. Elle laissa son esprit errer sur chacune des pivoines constellant son ciel de velours. Son regard, ses mains, ses bras, ses pieds, son corps nu — car elle avait jusque-là refusé de se vêtir — sinuèrent sur les arabesques végétales, s’égarèrent dans l’obscurité du fond, parcoururent les fragments d’étoiles bleues découpées par le cadre mais que l’esprit de la couturière recomposait avec tant de force que les murs de la pièce disparaissaient, atomisés par cette pluie d’étoiles, par la force de cette œuvre colossale dont Nour était la dernière gardienne, elle qui n’avait pas eu d’enfants à qui confier sa tâche, elle, la femme stérile au visage creusé et au ventre flétri, répudiée par l’homme auquel on l’avait donnée pour que se perpétue la tradition du tapis, pour que soit sauvé ce savoir cosmique gravé sur de la laine et qu’en l’endroit le plus secret du monde vibre l’étoile centrale au pouvoir hypnotique, motif appelé à disparaître, à être remplacé par cette autre étoile dont les premières branches apparaissaient à la base du tapis, alors que traînaient encore en haut du champ les derniers rayons d’une première étoile absolument symétrique, reflet d’un pouvoir désormais aboli et bientôt disparu. Un tapis, quelques mètres carrés de fils liés ensemble, consignant l’infini mouvement des mondes et le transitoire de toute création. Les fils colorés du destin.

Le soir à la veillée, dans la grande cour où j’ai grandi, quand venait l’heure des contes et qu’Anita racontait cette histoire, elle affirmait dans un murmure que le tapis donnait à celui qui le regardait une telle sensation de vertige qu’on ne pouvait le fouler qu’avec peine. Pour parvenir à le traverser, les enfants se tenaient aux murs ou portaient leur regard ailleurs.

Ma mère arpenta l’infini à la recherche du fil, du point originel qui déferait tous les autres, sans même comprendre que ce tapis labyrinthique était un miroir et que, se penchant ainsi sur lui, l’interrogeant, elle se penchait sur elle-même et se cherchait une issue, la route à prendre quand le tapis aurait disparu.

Et le tapis disparut.

 

Un matin, nous nous éveillâmes dans une pièce vidée de son joyau.

Nour ne nous expliqua pas, ma mère, docile, fut couverte d’une longue tunique taillée dans une toile rayée et on nous conduisit en bordure du quartier indigène, dans cette cour face au terrain vague de poussière rouge.

Nous nous approchâmes du grand portail aux battants cassés prêtant l’oreille aux éclats d’espagnol qui s’en échappaient, aux mots hurlés de tous côtés, familiers. Dans un entrechoquement de langues des dizaines d’enfants vinrent à notre rencontre. On nous installa dans l’une des modestes maisons qui bordaient cette grande cour où vivait une quinzaine de familles, pour la plupart andalouses. Dans cet espace frontalier, ma mère pourrait refaire sa vie.

Nous ne sûmes jamais comment la gardienne du tapis était parvenue à nous procurer ce logement. Toujours est-il qu’on ne nous demanda pas un sou pendant un an. Quand le propriétaire se fit enfin connaître, la réputation de ma mère avait gagné la côte et nous étions en mesure de nous acquitter du loyer.

 

Nous n’avons jamais revu ni Nour ni son tapis. La baraque de la vieille femme, ses mains rousses de henné, l’incroyable chef-d’œuvre dont elle était la gardienne, tout cela avait comme disparu au détour d’une des ruelles tortueuses de la médina. Mais ma mère était lancée, telle une navette sur le métier : pour la première fois elle avait été mise en présence d’une œuvre d’art, et elle avait compris ce qu’il lui restait à faire du temps qu’on lui avait laissé.