La Brouette II
La brouette, la brouette du détenu,
est le symbole de toute une époque.
La machine de l’Osso :
Deux brancards et une roue.
L’Osso, c’est la Conférence spéciale qui dépend du ministre, du commissaire du peuple de l’Oguépéou, dont la signature a envoyé sans procès des millions d’êtres humains trouver la mort dans l’Extrême-Nord. Dans chaque dossier personnel, dans chaque chemise cartonnée, mince, toute neuve, on glissait deux documents : une copie de la décision de l’Osso, et des directives spéciales précisant que le détenu Untel devait être employé uniquement à des travaux physiques pénibles, et privé de l’accès aux communications postales et télégraphiques, c’est-à-dire privé du droit de correspondance. Les autorités concentrationnaires étaient tenues de faire un rapport à Moscou sur sa conduite au moins une fois tous les six mois. Le même genre de rapport devait être envoyé à la Direction locale une fois par mois.
« Une condamnation à purger à la Kolyma », c’était la peine capitale, l’équivalent d’une mise à mort lente ou rapide, au goût des responsables locaux de la mine, du gisement, de l’OLP.
Ce mince dossier tout neuf était destiné à proliférer en un monceau de renseignements, à se boursoufler de procès-verbaux pour refus de travail, de copies de dénonciations envoyées par des camarades, de rapports des Organes d’instruction sur toutes sortes de « données ». Parfois, le dossier n’avait pas le temps d’enfler, d’augmenter de volume : bien des gens ont péri dès le premier été où ils se sont mesurés à la machine de l’Osso, « deux brancards et une roue ».
Je fais partie de ceux dont le dossier a enflé et s’est alourdi, comme si le papier s’imbibait de sang. L’encre ne s’est pas décolorée. Le sang humain est un excellent fixateur.
À la Kolyma, la brouette est qualifiée de « petite mécanisation ».
Je suis un rouleur de brouette hautement qualifié. J’ai roulé ma brouette sur les fronts de taille à ciel ouvert du gisement Partisan du Dalstroï de la Kolyma pendant tout l’automne 1937. En hiver, quand la saison de l’or, la saison du « lavage » est close, on transporte des caisses de terre (à raison de quatre hommes par caisse), on déblaie des montagnes de terre meuble, on enlève le manteau de tourbe afin de dégager pour l’été le sable, le terrain aurifère. Au début du printemps 1938, j’ai de nouveau empoigné les brancards de la machine de l’Osso pour ne les lâcher qu’en décembre 1938, où j’ai été arrêté et transféré à Magadane pour « l’Affaire des juristes ».
Le rouleur enchaîné à sa brouette est l’emblème du bagne de Sakhaline. Mais Sakhaline n’est pas la Kolyma. Le long de l’île de Sakhaline passe le courant chaud de Kouroshivo. Il y fait plus doux qu’à Magadane, que sur le littoral, dans les moins 30°, moins 40°, avec de la neige en hiver et, en été, toujours de la pluie. Mais l’or ne se trouve pas à Magadane. Le col Iablonov marque la frontière du climat de l’or, une frontière haute de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, c’est le premier col important sur la route de l’or. À cent kilomètres de Magadane et plus loin encore par la grand-route, de plus en plus haut, de plus en plus froid.
Le bagne de Sakhaline, ce n’est pas une référence pour nous. Être attaché à une brouette était plutôt une torture morale. Comme les fers. Les fers de l’époque tsariste étaient légers, on les enlevait facilement. Les convois de détenus faisaient des milliers de verstes à pied avec ces fers. C’était une mesure destinée à humilier.
À la Kolyma, on n’enchaînait pas aux brouettes. Au printemps 1938, j’ai travaillé quelques jours en équipe avec Derfel, un communiste français venant des carrières du bagne de Cayenne. Il y avait passé deux ans. Cela n’avait rien à voir. Là-bas, c’était plus facile, il faisait chaud, et puis, il n’y avait pas de politiques. Ce n’était pas la faim, un froid d’enfer, les pieds et les mains qui gèlent.
Derfel est mort sur un front de taille, son cœur s’est arrêté. Mais son expérience de Cayenne lui a tout de même servi, il a tenu un mois de plus que ses camarades. Est-ce un bien ou un mal, ce mois de souffrance superflu ?
C’est en « maillon » avec Derfel que j’ai roulé une brouette pour la première fois.
On ne peut pas aimer une brouette. On ne peut que la haïr. Comme tout travail physique, le travail de rouleur est infiniment dégradant à la Kolyma, du fait du caractère esclavagiste qu’il y prend. Mais, comme n’importe quel travail physique, il exige un certain savoir-faire, de l’attention et du cœur à l’ouvrage.
Dès que le corps a compris ce strict minimum, rouler une brouette devient plus facile que de manier une rivelaine, de casser à coups de pic ou de racler à la pelle.
Toute la difficulté est de garder l’équilibre, de maintenir la roue sur la planche étroite du chemin de roulage.
Sur un front de taille, pour les 58, il n’y a que la rivelaine, la pelle au long manche, une panoplie de pics de forage, la cuillère en fer pour séparer la terre du minerai… et la brouette. Il n’y a pas d’autre travail. Aux installations de lavage, où il faut rincer, c’est-à-dire remuer d’avant en arrière un râteau en bois pour isoler et cribler la terre, on n’emploie pas de 58. Le lavage est pour les droit commun. C’est plus facile et plus près de l’or. Le rinçage dans les baquets est interdit aux 58. En revanche, ils peuvent travailler avec un cheval, on choisit des charretiers parmi les 58. Mais un cheval est une créature fragile sujette à toutes sortes de maladies. Les palefreniers et leurs chefs, ainsi que les charretiers, lui volent une partie de sa ration polaire. Par un froid de moins 60°, un cheval dépérit et meurt plus vite qu’un homme. C’est une telle somme de soucis supplémentaires que la brouette paraît plus simple, plus sûre que le tombereau, et elle est plus honnête, plus proche de la mort.
Le plan de l’État pénètre jusque dans le gisement et dans le secteur, jusque dans la brigade et le maillon. Une brigade est composée de maillons, et chaque maillon reçoit deux ou trois brouettes, autant qu’il en faut, mais jamais une seule.
C’est là que se cache le grand secret de la productivité, le secret du bagne de la Kolyma.
Il existe encore un autre emploi dans une brigade, un emploi à la journée dont tout travailleur rêve chaque matin. C’est celui de porteur d’outils.
Les pics s’émoussent vite à cogner sur le roc. Les rivelaines aussi. Exiger un bon instrument est un des droits de l’esclave, et les autorités font leur possible pour que les outils soient bien affûtés, la pelle pratique, et la roue de la brouette bien huilée.
Chaque secteur aurifère a sa propre forge où, jour et nuit, un forgeron aidé d’un marteleur aiguise les pics et affûte les rivelaines. Il a beaucoup à faire. Le seul moment où un détenu peut souffler, c’est quand il n’a plus d’instrument, qu’on l’a porté au forgeron. Bien entendu, il ne reste pas les bras croisés, il ratisse la tranchée, charge la brouette. Mais quand même…
Ce travail de porteur d’outils, tout le monde aimerait bien le faire, ne serait-ce qu’un seul jour, ou même jusqu’au repas.
Le problème des forges a été étudié de très près par les autorités. Il y a eu beaucoup de suggestions pour améliorer l’entretien des instruments et changer des règles nuisibles à l’accomplissement du plan, afin que la main des autorités pèse encore plus lourd sur les épaules du détenu. N’y a-t-il pas là une analogie avec les ingénieurs qui ont travaillé sur les solutions techniques du problème scientifique posé par la conception de la bombe atomique ? La supériorité de la physique, comme disaient Fermi et Einstein.
Que m’importe l’homme, l’esclave ? Moi, je suis ingénieur, responsable des questions techniques.
À la Kolyma, lors d’une conférence sur l’amélioration de l’organisation du travail dans les mines d’or, c’est-à-dire sur la façon de tuer mieux et plus vite, un ingénieur avait pris la parole pour dire qu’il retournerait la Kolyma de fond en comble si on lui donnait des fourneaux de campagne, des forges portatives. Et qu’alors, grâce à ces fourneaux, tout serait résolu. On n’aurait plus besoin de porteurs d’outils, ces derniers devraient empoigner les brancards d’une brouette au lieu de se promener dans les tranchées, au lieu d’attendre à la forge et de retarder le travail des autres.
Dans notre brigade, le « porteur d’outils » était un garçon de seize ans, un écolier d’Erevan condamné pour l’attentat contre Khandjiane, le premier secrétaire du Comité de district d’Erevan. Ce garçon avait eu droit à une peine de vingt ans. Il mourut très vite, il ne supporta pas les rigueurs de l’hiver de la Kolyma. Bien des années plus tard, j’ai appris dans les journaux la vérité sur la mort de Khandjiane. En fait, Béria l’avait tué de ses propres mains, dans son bureau. Et toute cette histoire – la mort de l’écolier dans le gisement de la Kolyma – m’est alors revenue en mémoire.
J’avais très envie d’être porteur d’outils, ne fût-ce qu’une journée, mais je comprenais que ce garçon, cet écolier avec ses doigts gelés emmaillotés dans des moufles sales et la lueur affamée de ses yeux, était un candidat plus approprié que moi.
Il ne me restait que la brouette. Je devais savoir manier un pic, me servir d’une pelle et forer, bien sûr, mais dans cette fosse pierreuse de la taille aurifère, je préférais la brouette.
La saison de l’or est courte, de la mi-mai à la mi-septembre. En dépit de la chaleur de 40° qui règne en juin pendant la journée, les détenus pataugent dans l’eau glacée. Ils travaillent chaussés de caoutchoucs. Dans les mines, on en manque autant que d’instruments.
Au fond de la tranchée, une fosse rocailleuse de forme irrégulière, sont disposées des planches épaisses qui ne sont pas simplement posées, mais solidement ajustées les unes aux autres pour former une installation spécialement conçue par des ingénieurs : le chemin de roulage central. Ce chemin est large de cinquante centimètres, pas plus. Il est fixé de façon à ce que les planches ne s’incurvent pas, que la roue ne dévie pas, et que le rouleur puisse mener sa brouette au pas de course.
Ce chemin est long de trois cents mètres. Il y en a un dans chaque tranchée, c’est une des composantes, l’âme de la « taille » et du travail manuel concentrationnaire « légèrement mécanisé ».
Un grand nombre de ramifications partent de ce chemin vers chaque front de taille, vers chaque coin de la tranchée. Des planches moins solidement ajustées que celles du chemin central, mais relativement stables, s’étirent en direction de chaque brigade.
Quand les planches en mélèze du chemin central sont usées par la course infernale des brouettes (la saison de l’or est courte), on les remplace. Comme les hommes.
Déboucher sur le chemin central exige une certaine maîtrise : il faut amener la brouette hors de son sentier, la tourner sans insérer la roue dans l’ornière creusée au milieu de la planche, qui ondule comme un ruban ou un serpent (à propos, il n’y a pas de serpents à la Kolyma) depuis la tranchée jusqu’à l’estacade, d’un bout à l’autre, jusqu’à la trémie. Une fois que l’on a amené la brouette sur le chemin central, il est important de la faire pivoter en l’équilibrant avec ses muscles, puis de choisir le moment propice pour s’incorporer à la course effrénée des autres. Impossible de les contourner ou de les doubler, il n’y a pas la place, il faut pousser sa brouette au galop, plus haut, toujours plus haut, le long de ce chemin qui grimpe lentement sur ses supports, monter sans défaillance, au grand galop, pour ne pas être renversé par les bien-nourris ou par les nouveaux.
Pas question de bayer aux corneilles, ici, il faut prendre garde à ne pas être culbuté le temps d’amener sa brouette sur l’estacade surélevée de trois mètres. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin. Il y a là une trémie en bois derrière une palissade en rondins, tu dois renverser ta brouette, y déverser son contenu ; la suite, ce n’est plus ton affaire. Un chariot métallique passe sous l’estacade et quelqu’un d’autre, pas toi, l’emmène jusqu’au dispositif de lavage, jusqu’au baquet à rincer. Ce chariot roule sur des rails. Mais cela ne te regarde pas.
Il faut projeter sa brouette en avant, les brancards en l’air, en la lâchant complètement (le grand chic), puis empoigner la brouette vide et faire un bond de côté afin de jeter un coup d’œil autour de soi, de reprendre son souffle, et de laisser passer ceux qui sont encore bien nourris.
Le retour de l’estacade au front de taille se fait par un sentier « de service » constitué de vieilles planches usées sur le chemin central, mais robustes et solidement fixées par des clous. Là, cède le passage à ceux qui courent, écarte ta brouette quand tu entends crier derrière toi, si tu ne veux pas te faire bousculer. Arrange-toi pour te reposer en nettoyant ta brouette ou en laissant passer les autres, car n’oublie pas : une fois que tu auras regagné ta tranchée à vide, tu ne te reposeras pas une seconde. Une nouvelle brouette t’attend sur le chemin de roulage, une brouette remplie par tes camarades pendant que tu roulais la tienne vers l’estacade.
Alors, n’oublie pas : l’art de brouetter, c’est aussi l’art de ne pas rouler sa brouette vide sur le chemin du retour de la même façon que lorsqu’elle était pleine. Une brouette vide, il faut la retourner et la pousser roue en avant, en levant les brancards. C’est une façon de se reposer, d’économiser ses forces et de faire circuler le sang. Le rouleur revient les bras en l’air. Le sang reflue. On ménage ses forces.
Une fois arrivé sur ton front de taille, tu abandonnes simplement ta brouette. Une autre est là, déjà chargée. Dans une tranchée, personne, du moins aucun 58, ne peut rester sans rien faire, sans bouger, sans s’agiter. Sous l’œil féroce du chef de brigade, du surveillant, de l’escorte, du responsable de l’OLP, du directeur du gisement, tu empoignes les brancards de l’autre brouette, et tu gagnes le chemin de roulage central. C’est ce qu’on appelle le travail à la chaîne, la « passation » des brouettes. L’une des lois les plus terribles de la production, dont on surveille constamment l’application.
Si, au moins, tes camarades faisaient preuve de miséricorde… De la part du chef de brigade, c’est exclu, mais de la part du premier de la chaîne… Puisqu’il y a partout des supérieurs et des inférieurs, et que la possibilité de devenir le supérieur de quelqu’un est ouverte à tous, même aux 58… Si tes camarades faisaient preuve de miséricorde et te laissaient souffler un peu ! Pas question de pause-cigarette. En 1938, s’arrêter pour fumer était un crime politique, un acte de sabotage, puni par l’article 58, alinéa 14.
Non. Ce sont justement tes camarades qui veillent à ce que tu n’escroques pas l’État, à ce que tu ne te reposes pas de façon intempestive. À ce que tu mérites ta ration. Ils ne cherchent pas à faire ton éducation politique en t’aidant à transcender ta haine et ta rage, la faim et le froid. Et si tes camarades ne s’occupent pas de toi (ce qui était très, très rare à la Kolyma, en 1938), le chef de brigade est là pour les suppléer. Et si le chef de brigade est parti se réchauffer quelque part, il s’est fait remplacer par un observateur officiel, un assistant choisi parmi les travailleurs. C’est ainsi que le docteur Krivitski, ancien adjoint du commissaire du peuple au Comité national des Industries de guerre, m’a sucé le sang, jour après jour, dans une zone spéciale de la Kolyma.
Si jamais le chef de brigade ne remarque rien, tu seras repéré par le contremaître, par le surveillant, par le responsable des travaux, par le chef de secteur, par le directeur du gisement. Tu seras repéré par le soldat d’escorte, qui te fera passer tes envies d’indépendance à coups de crosse. Tu seras repéré par l’employé de la section locale du parti affectée au gisement, par le délégué régional et par son réseau d’informateurs. Tu seras repéré par le représentant de la direction du Dalstroï, par le représentant de la Direction des camps de Magadane, par le représentant du Goulag venu de Moscou. Tout le monde surveille chacun de tes gestes, toute la littérature, tous les médias veillent à ce que tu n’ailles pas chier quand cela te chante. On a du mal à boutonner son pantalon, les doigts refusent de plier. Ils se sont crispés sur le manche de la pioche, sur les brancards de la brouette. Presque des contractures. Le soldat hurle : « Où est ta merde ? Montre-la moi ! ». Et il brandit la crosse de son fusil. L’escorte ne veut rien savoir de la pellagre, ni du scorbut ni de la dysenterie.
C’est pourquoi le rouleur se repose en chemin.
J’interromps un instant mon récit sur la brouette pour produire un document, une longue citation tirée d’un article, « Le problème des brouettes », publié par le journal La Kolyma soviétique, en novembre 1936.
« … Nous sommes contraints, et ce pour un certain temps, de lier le problème du transport de la terre, des déblais et du sable, à celui des brouettes. Il est difficile de déterminer la durée de la période pendant laquelle nous allons opérer ces transports à la main, avec des brouettes, mais nous pouvons avancer avec suffisamment de certitude que le rythme et le coût de production dépendent en grande partie de la fabrication de ces engins.
Ce n’est pas un hasard si l’important organisme national chargé des projets, le Guiprostroï, a publié dans le courant de l’année 1936 une brochure volumineuse et détaillée avec des projets de brouettes à une et deux roues, destinées à transporter de la terre, des briques, du béton, des liquides et autres matériaux.
Il n’y a pas longtemps, dans de nombreuses mines du Dalstroï, on se servait encore des brouettes en bois de 0,03006 mètres cubes utilisées jadis par les exploitants privés.
Ces brouettes exigeaient une énorme main-d’œuvre, car leur rendement était très réduit. Aujourd’hui, la contenance des brouettes a été accrue, mais leur fabrication et leur qualité sont toujours loin d’être satisfaisantes.
Il faut tenir compte du fait que les brouettes conçues pour des travaux de terrassement ne conviennent pas au travail dans les mines d’or.
Ces derniers temps, nous avons reçu de Moscou des brouettes métalliques commandées spécialement pour les mines d’or. Néanmoins, après des essais sur place, il est apparu que ces brouettes n’étaient pas adéquates tant du point de vue de la contenance que de la conception. Le problème est que la capacité de ces brouettes est de 0,075 mètres cubes, alors qu’elle devrait être d’au moins 0,12 mètres cubes…
Deuxièmement, ce sont des brouettes à rivets, alors qu’elles devraient être soudées, enfin, le point d’appui de la roue et l’angle des brancards sont tels qu’ils compliquent le travail des rouleurs.
Dans les années à venir, nous aurons besoin dans nos mines de plusieurs dizaines de milliers de brouettes. Si ces brouettes ne répondent pas à toutes les exigences tant des travailleurs eux-mêmes que du rythme de production, nous allons, premièrement, ralentir la production, deuxièmement, gaspiller inutilement la force musculaire des travailleurs, et troisièmement, dépenser pour rien des sommes énormes.
Notre tâche est donc de résoudre le problème des brouettes au plus vite et de la façon la plus rationnelle, car une bonne brouette est un des maillons de cette mécanisation dont nous parlons tant. »
Tout cela est très juste. Seule inexactitude : en 1937 et durant les années qui suivirent, ce n’est pas de quelques dizaines de milliers de brouettes que l’on eut besoin, mais de plusieurs millions de ces gros engins d’une capacité d’un décimètre cube, « répondant aux exigences des travailleurs eux-mêmes ».
Bien des années après cet article, trente ans plus tard, un de mes très bons amis avait obtenu un appartement, et nous nous étions réunis pour pendre la crémaillère. Chacun avait apporté ce qu’il pouvait. Les abat-jour munis d’un fil étaient des cadeaux fort utiles. Dans les années soixante, il était déjà possible d’en trouver à Moscou.
Les hommes n’arrivaient pas à bout du branchement de ce cadeau électrique. Quand je suis entré, l’une de mes amies s’est écriée :
— Enlevez votre veste et montrez à ces empotés qu’un ancien de la Kolyma sait tout faire, qu’il est capable de n’importe quel travail !
— Non, ai-je répondu. À la Kolyma, j’ai appris uniquement à rouler une brouette. Et à casser des cailloux.
De fait, je suis revenu de la Kolyma sans avoir acquis aucune connaissance ni appris aucun métier.
En revanche, il y a une chose que mon corps sait faire et qu’il n’oubliera jamais : c’est pousser, rouler une brouette.
Quand on prend une brouette, que ce soit la grande, l’exécrable (dix pour un mètre cube), ou la petite, la « chérie », la première chose est de se redresser. De tendre tout son corps en se tenant bien droit, les mains dans le dos. Les doigts des deux mains doivent ensuite empoigner solidement les brancards de la brouette chargée.
La première impulsion se donne avec tout le corps, le dos, les jambes et les muscles de la nuque, qui servent de point d’appui. Une fois la brouette partie et la roue lancée, on peut avancer un peu les bras et soulager légèrement les épaules.
Le rouleur ne voit pas la roue, il ne fait que la sentir, et, du début à la fin, tous les virages se prennent au jugé. Les muscles des épaules et des avant-bras servent à tourner, à rééquilibrer et à tirer la brouette dans la montée vers l’estacade. Pour la rouler sur le chemin, ce ne sont pas les plus importants.
La cohésion entre la roue et le corps, de même que la direction et l’équilibre, sont du ressort du corps tout entier, du cou et du dos autant que des biceps. Tant que l’on n’a pas mis au point l’automatisme de ce mouvement ainsi que la répartition des forces sur la brouette et sur la roue, on n’est pas un rouleur.
Ces habitudes une fois acquises, le corps s’en souvient toute la vie, pour l’éternité.
Il y a trois sortes de brouettes à la Kolyma : la première est la brouette ordinaire, celle des orpailleurs, d’une capacité de 0,03 mètre cube, trente brouettes pour un mètre cube de terre. Combien pèse cette brouette ?
Dans les mines d’or de la Kolyma, on avait supprimé les brouettes des orpailleurs avant la saison 1937 comme étant trop petites, presque des instruments de sabotage.
Pendant les saisons 1937 et 1938, les brouettes du Goulag, ou brouettes de Berzine, avaient une capacité de 0,1 ou 0,12 mètres cubes, on les appelait les grandes brouettes. Dix pour un mètre cube. On en avait fabriqué des centaines de milliers que l’on acheminait du continent comme une cargaison plus précieuse que les vitamines.
Il y avait aussi dans les mines des brouettes métalliques, des brouettes en fer à rivets, également fabriquées sur le continent. Elles avaient une capacité de 0,075 mètres cubes, deux fois plus que les brouettes des orpailleurs, mais, naturellement, elles ne satisfaisaient pas nos maîtres. Le Goulag prenait des forces.
Ces brouettes ne convenaient pas aux gisements de la Kolyma. Il m’est arrivé deux fois dans ma vie de travailler avec une brouette de ce genre. Elles avaient un vice de conception : le rouleur ne pouvait pas se redresser en poussant sa brouette, il n’y avait pas de cohésion entre le corps et le métal. Avec le bois, l’organisme humain peut s’arranger, il trouve facilement un accord.
On ne pouvait faire avancer cette brouette qu’en restant courbé, le dos voûté, et la roue dérapait sur le chemin. Un homme ne pouvait pas la replacer sur le chemin tout seul. Il lui fallait de l’aide.
On ne pouvait pas saisir les brancards de ces brouettes métalliques et se redresser tout en avançant. Il était impossible de les transformer, de changer la longueur des brancards et l’angle d’inclinaison. Et ces brouettes se sont acquittées jusqu’au bout de leur fonction en faisant souffrir les hommes bien davantage que les grandes.
J’ai eu l’occasion de voir des rapports sur la production de base de la Kolyma, sur le « premier métal ». N’oublions pas que la statistique est une science mensongère et que l’on ne publie jamais de chiffres exacts. Mais même si l’on s’en tient aux chiffres officiels, il est facile à un lecteur, à un observateur, de percer les secrets de la Kolyma. On peut considérer ces données comme véridiques.
Les voici :
1. Extraction du sable sur des fronts de taille avec roulage manuel sur quatre-vingts mètres et plus.
2. Déblayage de la tourbe (il s’agit du travail d’hiver, du transport des pierres et de la terre) avec roulage sur quatre-vingts mètres.
Quatre-vingts mètres, c’est une distance de roulage importante. Cette moyenne signifie que les meilleures brigades, celles des droit commun, des truands, des travailleurs de choc, de ceux qui touchaient encore, non les rations des crevards, mais les rations stakhanovistes, les rations de choc, ceux qui continuaient à remplir la norme, ces brigades-là avaient droit à des fronts de taille proches et commodes, avec un roulage de cinq ou six mètres jusqu’à la trémie de l’estacade.
Il y avait à cela une raison économique, une raison politique, et une raison inhumaine, meurtrière.
En un an et demi de travail au gisement Partisan, d’août 1937 à décembre 1938, je ne me souviens pas que notre brigade ait travaillé ne fût-ce qu’un jour, une heure, sur un front de taille proche et commode, le seul qui fût dans les possibilités des crevards.
Comme nous ne remplissions pas le « pourcentage », on envoyait notre brigade dans la tranchée la plus éloignée, il y avait toujours là une brigade de crevards, et c’était toujours là que je travaillais. Un roulage sur deux cent cinquante à trois cents mètres, c’est de l’assassinat, un assassinat planifié, pour n’importe quelle brigade de choc.
Et nous roulions sur ces trois cents mètres sous l’hallali des chiens, mais même cette distance (alors que la moyenne est de quatre-vingts mètres) dissimulait encore un secret : on flouait les 58 sans droit d’une partie de leur production que l’on ajoutait à celle des truands ou des droit commun qui, eux, n’étaient qu’à dix mètres de l’estacade.
Je me souviens d’une nuit d’été où je roulais une grande brouette remplie par mes camarades. Dans notre gisement, on n’avait pas le droit d’utiliser des petites brouettes. Une brouette chargée de bourbe. À la Kolyma, le terrain aurifère est varié, il y a des galets, de la bourbe, et de la rocaille mêlée de boue.
L’épuisement faisait trembler mes muscles qui frémissaient continuellement dans mon corps fourbu, harassé, avec ses chancres causés par le scorbut et ses engelures jamais soignées, mon corps tout endolori par les coups. Je devais quitter notre coin pour le chemin bien ajusté, quitter la planche qui menait de notre front de taille au chemin central. Ce chemin, plusieurs brigades le parcouraient à grand fracas. Là, personne n’allait m’attendre. Les chefs déambulaient le long des planches et nous harcelaient à coups de bâton et d’injures, complimentant ceux qui roulaient au pas de course, et insultant les limaces faméliques dans mon genre.
Il fallait pourtant avancer, sous les coups, les jurons et les hurlements, et j’amenai ma brouette sur le chemin central, je la fis basculer vers la droite et pivotai moi-même en suivant le mouvement afin de redresser la roue si elle déviait.
On ne roule bien que si l’on est à l’unisson avec la brouette, c’est seulement alors qu’on peut la diriger. Cette sensation physique s’apparente un peu à celle du vélo. Mais le vélo a été une conquête, à une certaine époque. Tandis que la brouette est une défaite, une humiliation qui suscite la haine et le mépris de soi-même.
J’amenai ma brouette sur le chemin de roulage, elle fonça vers l’estacade et je lui courus après, je la suivis en marchant le long des planches, tout titubant… Pourvu que j’arrive à maintenir la roue sur la planche ! Quelques dizaines de mètres plus loin, c’était l’embranchement du chemin central et de celui d’une autre brigade et, à partir de cette planche, de cet endroit, on ne pouvait plus rouler sa brouette qu’au pas de course.
Je fus aussitôt bousculé hors du chemin, brutalement, et parvins de justesse à maintenir ma brouette en équilibre. Elle était remplie de bourbe. Tout ce qu’on renversait, il fallait le ramasser et le remettre dans la brouette. J’étais même content d’avoir été bousculé, je pouvais souffler un peu.
Sur un front de taille, il était interdit de souffler, même une minute. Pour ça, on se faisait rouer de coups par les chefs de brigade, les contremaîtres, les soldats d’escorte. Je le savais. C’est pourquoi j’avais appris à changer de position tout en marchant, je me maintenais en équilibre grâce à d’autres muscles que ceux de la nuque et des épaules.
Une brigade avec de grandes brouettes passa. Je pouvais de nouveau m’engager sur le chemin central.
Aurait-on quelque chose à manger ce jour-là ? Je n’y pensais même pas, d’ailleurs on ne peut penser à rien, le cerveau ne contient plus que des injures, de la rage, et un sentiment d’impuissance.
Je mis au moins une demi-heure à parvenir jusqu’à l’estacade avec ma brouette. Une estacade assez basse, un mètre à peine, avec un revêtement de planches épaisses. Il y avait une fosse, la trémie, et il fallait verser la terre dans cet entonnoir protégé par une palissade.
Du pied de l’estacade partent des wagonnets métalliques qui voguent le long d’un câble vers le baquet, vers le dispositif de lavage où le sable est rincé sous un filet d’eau, et l’or se dépose au fond de l’auge. En haut de cette auge-baquet, longue d’une vingtaine de mètres, travaillent des hommes qui étalent le sable à la pelle et le lavent. Ce ne sont pas les rouleurs qui lavent, on ne laisse pas les 58 approcher de l’or. On considérait, je ne sais pourquoi, que le travail au baquet, qui est bien plus facile que la taille, naturellement, n’était accessible qu’aux « amis du peuple ». Je choisis un moment où il n’y avait pas de brouettes ni d’autres brigades sur l’estacade.
Elle n’était pas très haute. J’avais déjà travaillé sur des estacades élevées, avec une déclivité d’une dizaine de mètres. Dans ces cas-là, un homme se tient en bas de la pente pour aider le rouleur à monter son chargement jusqu’au sommet, jusqu’à la trémie. Ça, c’est du sérieux. Cette nuit-là, l’estacade n’était pas haute, mais je n’avais quand même pas la force de rouler ma brouette plus avant.
Je sentis que je prenais du retard et, bandant mes dernières forces, j’attaquai la pente. Mais je n’avais pas assez de vigueur pour pousser jusqu’en haut cette brouette à moitié pleine. Cela faisait longtemps que j’arpentais les gisements en traînant les pieds, sans décoller les semelles du sol parce que je n’avais plus la force de soulever mes jambes ni d’avancer plus vite. Cela faisait longtemps que je me déplaçais ainsi, dans le camp comme au gisement, sous les horions des chefs de brigade, des soldats d’escorte, des contremaîtres, des responsables de travaux, des chefs de baraque et des surveillants.
Je sentis qu’on me donnait un coup dans le dos, pas très fort, et que je dévalais la pente de l’estacade avec ma brouette dont je tenais toujours les brancards, comme si je devais encore aller quelque part ailleurs qu’en enfer.
On m’avait simplement bousculé, de grandes brouettes de 58 montaient vers la trémie. C’étaient nos camarades, la brigade de la section voisine. Foursov, leur chef, voulait juste montrer que lui et sa brigade, avec leurs grandes brouettes, n’avaient rien de commun avec un fasciste famélique tel que moi.
Le responsable des travaux de notre secteur, Piotr Brajnikov, un contractuel libre, se tenait près de la trémie avec Anissimov, le directeur du gisement.
J’entrepris de ramasser la bourbe à la pelle, c’était une bouillie de pierres gluante, un magma rocailleux aussi lourd, aussi insaisissable et aussi visqueux que du mercure. Il fallait le morceler à coups de pelle, puis le soulever pour le lancer sur la brouette. C’était impossible, je n’en avais pas la force. Et je saisis à pleines mains des fragments de cette précieuse bourbe lourde et gluante.
Anissimov et Brajnikov se tenaient à côté de moi, ils attendirent que j’eus tout remis dans la brouette, jusqu’au dernier caillou. J’amenai alors la brouette sur le chemin, et j’entamai de nouveau la montée. Le seul souci de mes chefs était que j’évite de bloquer le passage aux autres brigades. Je remis donc ma brouette sur la planche et essayai de la pousser sur l’estacade.
On me bouscula encore. Cette fois, je m’attendais au choc, et je parvins à déporter ma brouette sur la pente. D’autres brigades montèrent, descendirent, et je repris mon ascension. J’arrivai en haut, je renversai ma brouette (il n’y avait pas grand-chose), je raclai sur les bords les restes de la précieuse bourbe, et je repartis en sens inverse sur le chemin de service, sur le second sentier où l’on roulait les brouettes vides retournant vers les fronts de taille.
Brajnikov et Anissimov avaient attendu que j’aie terminé et étaient restés près de moi tandis que je laissais passer les autres brigades avec leurs brouettes vides.
— Où est le compensateur de hauteur ? demanda le directeur du gisement d’une voix de ténor.
— On n’en a pas prévu ici, répondit Brajnikov.
Le directeur était un employé du NKVD qui étudiait le métier de mineur pendant ses soirées.
— Le chef de brigade ne veut pas nous donner d’homme, il dit qu’on n’a qu’à en prendre un chez les crevards. Et Venka-le-Taureau refuse. Il prétend qu’il n’a pas à installer de crochet sur une estacade pareille. N’importe qui peut rouler une brouette sur une pente de deux mètres. À part des ennemis du peuple, des criminels.
— Très juste ! dit Anissimov.
— Vous voyez bien qu’il fait exprès de tomber sous notre nez. On n’a pas besoin de compensateur de hauteur, ici.
On appelait compensateur de hauteur l’accrocheur, le travailleur supplémentaire qui tirait la brouette sur la pente de la trémie avec un crochet spécial et aidait à verser le précieux chargement sur l’estacade. Ces crochets étaient fabriqués avec des cuillères de forage d’un mètre de long, aplaties, tordues et transformées en crochets par le forgeron.
Notre chef de brigade ne voulait pas détacher un homme pour aider les autres brigades.
Je pouvais retourner sur mon front de taille.
Un rouleur doit sentir sa brouette, son centre de gravité, sa roue, l’axe de la roue et la direction qu’elle prend. Car, pendant qu’il pousse sa brouette, chargée ou à vide, il ne voit pas la roue. Il doit donc la sentir. Il y a deux sortes de roues de brouette : une roue étroite, de diamètre assez grand, et une autre plus large. Conformément aux lois de la physique, la première est plus facile à manier, et la seconde plus stable.
On enfile la roue sur un essieu que l’on enduit de goudron, de solidol et d’une graisse spéciale, et que l’on fixe solidement au moyeu. Une brouette doit être soigneusement graissée.
D’ordinaire, les tonneaux de graisse se trouvent chez le distributeur d’instruments.
Combien de centaines de milliers de brouettes casse-t-on en une saison à la Kolyma ? Rien que dans un petit secteur, elles se comptent par dizaines de milliers.
À la section routière, où l’on n’extrait pas d’or, on utilise ces mêmes brouettes, les grandes et les petites. Les pierres sont partout des pierres, les mètres cubes partout des mètres cubes. La faim est partout la faim.
La route elle-même est une sorte de chemin de roulage central de la région aurifère de la Kolyma. De part et d’autre s’étirent les ramifications en pierres de routes à double sens. Sur la voie centrale circulent sur huit files les véhicules reliant les mines et les gisements à la route centrale.
La route file en ligne droite sur mille deux cents kilomètres jusqu’à Néra, et sur deux mille kilomètres à partir de l’embranchement vers Deliankir-Koula et Tenki.
Pendant la guerre, on vit arriver des bulldozers sur la chaussée. Avant, il y avait eu des excavateurs.
Mais en 1938, il n’y avait pas d’excavateurs.
Six cents kilomètres de chaussée avaient été construits derrière les monts Iagodnoïé, les routes menant aux mines des régions Sud et Nord étaient déjà là. Déjà la Kolyma produisait de l’or, déjà ses chefs recevaient des décorations.
Tous ces milliards de mètres cubes de roches éclatées, toutes ces routes, ces embranchements, ces chemins, ces dispositifs de lavage, ces bourgs et ces cimetières, tout cela a été fait à la main, à la pioche et à la brouette.
1972