Ration de campagne
Quand nous arrivâmes tous les quatre à la source Douskania, nous étions si heureux que nous ne nous parlions presque pas. Nous avions peur d’avoir été amenés ici par méprise ; ou bien, ce n’était qu’une plaisanterie et on allait nous ramener au sinistre front de taille pierreux du gisement, envahi par l’eau glacée à cause du dégel. Les caoutchoucs réglementaires qu’on nous avait distribués n’abritaient pas du froid nos pieds déjà tant de fois gelés.
La piste de tracteur que nous suivions était comme la trace d’une bête préhistorique, mais elle s’interrompit, et c’est par une étroite sente piétinée, à peine visible, que nous arrivâmes à une petite isba en rondins, avec deux ouvertures en guise de fenêtres et une porte suspendue par un seul gond fait d’un bout de pneu renforcé de clous. La poignée en bois, énorme, ressemblait à celles des portes de restaurant des grandes villes. À l’intérieur, il y avait des châlits d’un seul tenant, nus ; sur le sol en terre battue, une boîte de conserve, noire de suie. On en voyait beaucoup d’autres, jaunies et rouillées, jetées tout autour de la petite maison recouverte de mousse. L’isba, abandonnée depuis des années, appartenait au service de prospection minière. Nous devions nous y installer pour pratiquer une percée dans la forêt : nous avions des haches et des scies.
Pour la première fois, on nous avait remis en mains propres nos rations alimentaires. J’avais un précieux petit sac plein de graines de céréales, de sucre, de poisson et de matières grasses. Je l’avais entouré de ficelle en plusieurs endroits, comme on fait avec les saucisses. Du sucre en poudre et deux sortes de graines : de l’orge mondée et du magar. Savéliev avait un sac absolument identique ; Ivan Ivanovitch en avait même deux, cousus à gros points, comme font les hommes. Quant au quatrième d’entre nous, Fédia Chtchapov, il avait commis l’erreur de verser les graines de céréales dans les poches de son caban et le sucre en poudre dans un baluchon fait avec l’une de ses chaussettes russes. Fédia avait arraché la poche intérieure de son caban et s’en servait comme blague à tabac : il y rangeait soigneusement les mégots qu’il trouvait.
Les rations pour dix jours étaient effrayantes : nous n’osions pas penser qu’il nous faudrait partager tout cela en trente si nous voulions avoir un petit déjeuner, un déjeuner et un dîner, et en vingt si nous nous contentions de deux repas par jour. Nous avions emporté du pain pour deux jours : un contremaître devait nous en fournir, car il est impossible de concevoir une équipe de travail, aussi petite soit-elle, sans contremaître. Nous n’avions même pas pensé à demander qui ce serait. On nous avait dit d’arranger l’isba avant son arrivée.
Nous en avions tous assez de la nourriture du camp : nous étions au bord des larmes chaque fois qu’on apportait dans la baraque, suspendus sur des bâtons, les grands chaudrons en zinc pleins de soupe. Nous étions prêts à pleurer de peur que la soupe fût claire. Quand le miracle se produisait et que la soupe était épaisse, nous n’osions pas y croire et, pleins de joie, nous la mangions très, très lentement ; mais, même après une soupe épaisse, une douleur lancinante tenaillait nos estomacs réchauffés : cela faisait si longtemps que nous étions affamés. Tous les sentiments humains : l’amour, l’amitié, la jalousie, l’amour du prochain, la charité, la soif de gloire, la probité, tous ces sentiments nous avaient quittés en même temps que la chair que nous avions perdue pendant notre famine prolongée. Dans cette insignifiante couche de muscles qui restait encore sur nos os et nous donnait la force de manger, de nous mouvoir, de respirer, même de scier du bois, de pelleter pierre et sable dans les brouettes, de pousser ensuite ces brouettes sur l’interminable chemin de roulage des gisements aurifères, sur l’étroit chemin de bois qui menait au dispositif de lavage, dans cette couche de muscles, il n’y avait plus de place que pour la rage, le plus vivace des sentiments humains.
Savéliev et moi décidâmes de faire notre cuisine chacun pour soi. Préparer un repas est une jouissance d’un genre particulier pour les prisonniers. C’est un plaisir absolument incomparable que d’apprêter de la nourriture pour soi-même, de ses propres mains, et ensuite de la manger, même si elle est moins bien préparée que par les mains expertes du cuisinier : nos connaissances culinaires, bien piètres, ne suffisaient même pas pour faire une simple soupe ou une bouillie de céréales. Cela ne nous empêcha pas, Savéliev et moi, de ramasser les boîtes de conserve, de les nettoyer, de calciner la rouille au-dessus du feu et de faire tremper et bouillir les produits en nous copiant l’un l’autre.
Ivan Ivanovitch et Fédia mirent leur nourriture en commun. Fédia retourna soigneusement ses poches, et, examinant toutes les coutures, en sortit les graines de son ongle sale et cassé.
Nous étions tous les quatre parfaitement préparés pour un voyage dans l’avenir, qu’il fût céleste ou terrestre. Nous savions ce qu’étaient les normes nutritives définies par la science, ce qu’étaient les tableaux d’équivalence des produits alimentaires, d’où il ressort qu’un seau d’eau équivaut à cent grammes de beurre sur le plan des calories. Nous avions appris à nous résigner, nous avions désappris à nous étonner. Nous n’avions pas de fierté, pas d’égoïsme et pas d’amour-propre ; quant à la jalousie et à la passion, elles nous semblaient des notions d’une autre planète et, par conséquent, complètement futiles. Il était beaucoup plus important d’attraper le coup de main pour boutonner son pantalon en hiver quand il gèle – il y avait des hommes, des adultes, qui pleuraient quand ils n’y arrivaient pas. Nous savions que la mort n’était pas pire que la vie et nous ne craignions ni l’une ni l’autre. Une grande indifférence nous habitait. Nous savions qu’il était en notre pouvoir de mettre un terme à cette vie dès le lendemain si nous le voulions ; et parfois nous décidions de franchir le pas, mais chaque fois, nous en étions empêchés par les petits riens dont la vie est faite : soit parce qu’on allait nous donner ce jour même l’autorisation de « cantiner[12] » pour un kilo de pain en prime et qu’il aurait été tout bonnement stupide de se suicider un jour pareil, soit parce que le chef de la baraque voisine avait promis de nous donner de quoi fumer le soir en paiement d’une vieille dette.
Nous avions compris que la vie, même la plus misérable, est composée d’une alternance de joies et de peines, de bonheurs et de malheurs, et qu’il ne fallait pas en avoir peur, bien qu’il y eût plus de malheurs que de bonheurs.
Nous étions disciplinés, nous obéissions aux chefs. Nous comprenions que le mensonge est le frère de la vérité et qu’il y a, de par le monde, des milliers de vérités…
Nous nous considérions presque comme des saints, car nous pensions que, durant toutes nos années de camp, nous avions expié nos péchés.
Nous avions appris à comprendre les autres, à prévoir leurs actes et à les deviner.
Nous avions compris, et c’était là l’essentiel, que notre connaissance d’autrui ne nous apportait rien d’utile dans la vie. Admettons que je comprenne, devine, prévoie les actions d’un autre homme : et alors ? De toute façon, je ne peux changer mon comportement à son égard ; je ne vais certainement pas me mettre à dénoncer un homme qui est prisonnier comme moi, quoi qu’il fasse. Je ne vais pas non plus courir après la fonction de chef de brigade qui assure la possibilité de rester en vie, car il n’y a rien de pire dans un camp que d’imposer sa propre volonté, voire celle d’autrui, à un autre homme, à un détenu comme moi. Je ne vais pas chercher à lier des connaissances utiles, à donner des pots-de-vin. Et à quoi me sert de savoir qu’Ivanov est un salaud, Pétrov un espion et Zaslavski un faux témoin ?
L’impossibilité de recourir à ces armes bien connues nous rendait faibles par rapport à certains de nos voisins de châlit dans les camps. Nous avions appris à nous contenter et à nous réjouir de peu.
Nous avions aussi compris cette chose étonnante : aux yeux de l’État et de ses représentants, un homme doté d’une grande force physique est meilleur – je dis bien meilleur –, plus moral et plus précieux qu’un homme faible, c’est-à-dire qu’un homme qui ne parvient pas à extraire vingt mètres cubes de terre par jour du chantier de taille. Le premier est plus moral que le second : il réalise le plan, donc il remplit sa principale obligation vis-à-vis de l’État et de la société, et c’est la raison pour laquelle il est respecté de tous. On lui demande conseil, on le prend au sérieux, on l’invite à des conférences et à des réunions où l’on débat de tout autre chose que des techniques de maniement de la pelle dans les tranchées visqueuses et détrempées.
Grâce à sa supériorité physique, l’homme devient une force morale quand on discute des innombrables problèmes quotidiens de la vie du camp. Cela dit, il est une force morale aussi longtemps que dure sa force physique.
L’aphorisme de Paul Ier : « En Russie, seul est illustre celui à qui je parle et tant que je lui parle », a trouvé une nouvelle expression assez inattendue dans les fronts de taille de l’Extrême-Nord.
Dans ses premiers mois de travail au gisement, Ivan Ivanovitch avait été un « travailleur d’élite ». Et il n’arrivait pas à comprendre pourquoi, maintenant qu’il était devenu faible et affamé, tout le monde s’était mis à le frapper au passage – sans lui faire mal, mais enfin tous le cognaient : le chef de baraque, le coiffeur, le répartiteur, le staroste, le chef de brigade et le soldat d’escorte. Et, en dehors des fonctionnaires du camp, il y avait aussi les truands qui le battaient. Ivan Ivanovitch était heureux d’avoir été désigné pour ce travail dans la forêt.
Fédia Chtchapov, un adolescent originaire de l’Altaï, était devenu un crevard avant les autres parce que son corps d’adolescent n’avait pas encore terminé sa croissance. C’est la raison pour laquelle Fédia résista deux semaines de moins que les autres et qu’il s’affaiblit plus vite. Il était le fils unique d’une veuve, condamné pour abattage illégal de bétail : pour leur unique brebis qu’il avait égorgée. C’était interdit par la loi. Fédia en avait pris pour dix ans. Le rythme haletant du travail au gisement, qui n’avait rien de comparable avec celui de la campagne, lui était particulièrement pénible. Fédia s’extasiait devant la vie libre des truands au camp, mais quelque chose l’empêchait de rejoindre la pègre. Ce côté sain de sa nature de paysan, son amour inné pour le travail que tant d’autres abhorraient, tout cela l’aidait un peu. Lui qui était le plus jeune d’entre nous s’était lié immédiatement avec le plus mûr et le plus intègre d’entre nous : Ivan Ivanovitch.
Savéliev était un ancien étudiant de l’institut des télécommunications de Moscou, nous avions partagé la même cellule à la prison des Boutyrki[13]. Bouleversé par tout ce qu’il voyait, il avait écrit de sa cellule une lettre au grand guide, persuadé, en komsomol fidèle, que celui-ci n’était pas tenu au courant des événements. L’affaire de Savéliev était absolument insignifiante : correspondance avec sa propre fiancée. La seule preuve qu’il faisait de la propagande (article 58, alinéa 10), c’étaient les lettres échangées par les fiancés : son « organisation » (alinéa II du même article) comptait deux personnes. Tout cela fut consigné le plus sérieusement du monde dans les procès-verbaux d’interrogatoires. Et nous pensions tous que, même en tenant compte des mesures en vigueur à l’époque, Savéliev ne serait condamné qu’à la relégation.
Peu de temps après qu’il eut envoyé sa lettre, lors d’un jour de « requêtes » comme il en existe en prison, il fut appelé dans le couloir et on lui fit signer un récépissé de notification : le procureur général lui faisait savoir qu’il allait examiner personnellement son affaire. Après cela, on ne le convoqua qu’une fois pour lui remettre le verdict de la commission spéciale : dix années de camp.
Au camp, Savéliev toucha le fond très vite. Mais il n’arrivait toujours pas à comprendre cette violence sinistre. Nous n’étions pas vraiment amis, nous aimions simplement évoquer Moscou : ses rues, ses monuments, et la Moscova, recouverte d’une légère couche de pétrole aux reflets nacrés. Ni parmi les habitants de Leningrad, ni parmi ceux de Kiev ou d’Odessa on ne trouve de tels admirateurs, de tels connaisseurs et de tels amoureux de leur ville. Nous pouvions parler de Moscou sans fin…
Nous installâmes dans l’isba le poêle métallique que nous avions apporté et nous l’allumâmes bien que ce fût l’été. L’air tiède et sec exhalait un arôme particulièrement merveilleux. Nous étions tous habitués à respirer l’odeur aigre des vêtements sales et de la sueur – encore heureux que les larmes n’aient pas d’odeur.
Sur le conseil d’Ivan Ivanovitch, nous retirâmes nos sous-vêtements et les enterrâmes pour la nuit en séparant bien chaque chemise et chaque caleçon et en laissant dépasser un petit bout. C’était une méthode populaire pour se débarrasser des poux, mais, au gisement, nous étions totalement impuissants contre eux. En effet, au matin, les poux s’étaient concentrés sur les bouts qui dépassaient. Ici, la terre recouverte de permafrost arrivait quand même à dégeler suffisamment pendant l’été pour qu’il fût possible d’enterrer du linge. Bien sûr, c’était de la terre d’ici, avec plus de cailloux que de terre. Mais, sur cette terre pierreuse et gelée, poussaient d’épaisses forêts avec d’énormes mélèzes au tronc de trois brasses, tant était grande la force vitale des arbres : c’était là un grand exemple édifiant que nous montrait la nature.
Quant aux poux, nous les brûlâmes en mettant nos chemises au-dessus d’une bûche enflammée. Hélas, cette méthode ingénieuse ne pouvait détruire les lentes, et ce même jour nous fîmes longtemps bouillir notre linge, avec fureur, dans de grandes boîtes de conserve. Et, cette fois-ci, la désinfection fut pleinement réussie.
Plus tard, en attrapant des souris, des corbeaux, des mouettes et des écureuils, nous apprîmes à connaître les merveilleuses propriétés de la terre. La chair de n’importe quel animal perd son goût particulier si on l’enterre au préalable.
Nous prenions soin de ne jamais laisser le feu s’éteindre, car nous n’avions que quelques allumettes que gardait Ivan Ivanovitch. Il avait enveloppé ces précieuses allumettes dans un morceau de grosse toile et dans des chiffons, avec le plus grand soin. Tous les soirs, nous mettions côte à côte deux tisons qui rougeoyaient jusqu’au lendemain, sans s’éteindre et sans se consumer. S’il y en avait eu trois, ils auraient brûlé. Savéliev et moi tenions cette loi de l’école ; Ivan Ivanovitch et Fédia l’avaient apprise tout petits chez eux. Le matin, nous soufflions sur les braises, une flamme jaune jaillissait et nous mettions une bûche plus épaisse sur le feu…
J’avais partagé mes céréales en dix, mais le résultat fut trop effrayant. Nourrir cinq mille hommes avec cinq pains avait été probablement plus facile et plus simple que, pour un détenu, partager en trente rations ses provisions pour dix jours. Les rations, les tickets étaient de dix jours. Sur le continent, on avait depuis longtemps sonné le glas de la semaine de cinq jours[14], des décades et des permanences, mais ici le système décimal était bien plus solidement ancré. Personne ici ne considérait les dimanches comme jours fériés. Les journées de repos, instaurées longtemps après notre séjour dans la forêt, étaient accordées trois fois par mois sur une décision arbitraire des chefs locaux qui avaient le droit de décompter des congés les journées chômées en été à cause de la pluie et en hiver à cause du froid.
Je remis mes céréales en tas, incapable que j’étais de supporter cette nouvelle torture. Je demandai à Ivan Ivanovitch et à Fédia la permission de me joindre à eux et leur donnai tous mes vivres pour faire cuisine commune. Savéliev suivit mon exemple.
Nous prîmes alors tous les quatre une sage résolution : cuisiner seulement deux fois par jour, car nous n’avions vraiment pas assez de nourriture pour trois repas quotidiens.
— On va cueillir des baies et des champignons, dit Ivan Ivanovitch, attraper des souris et des oiseaux et un ou deux jours sur dix, on ne mangera que du pain.
— Mais si on jeûne un jour ou deux avant le ravitaillement, comment pourra-t-on se retenir de manger plus qu’il ne faut quand on touchera les nouvelles rations ? demanda Savéliev.
Nous décidâmes de manger deux fois par jour quoi qu’il arrivât, et d’éclaircir la soupe en cas de nécessité absolue. Ici, personne ne pouvait nous voler, nous avions tout reçu intégralement selon la norme ; ici, nous n’avions pas de cuisiniers ivrognes, de magasiniers malhonnêtes ni de surveillants avides – des voleurs qui vous arrachent les meilleurs produits –, bref aucun de ces innombrables supérieurs qui mangent la part des prisonniers et les dépouillent sans contrôle, sans crainte et sans vergogne.
Nous avions reçu intégralement nos matières grasses sous forme d’une petite boule d’émulsion graisseuse gelée[15], notre sucre en poudre en plus petite quantité que la poussière d’or que je lavais dans mon baquet, un pain collant et gluant que s’étaient ingéniés à cuire les incomparables experts en falsification des poids qui nourrissaient les responsables des fours à pain et une vingtaine d’espèces différentes de céréales dont nous n’avions jamais entendu parler – « magar », « paille d’orge » – tout cela était énigmatique. Et vraiment effrayant.
Le poisson qui remplaçait la viande selon de mystérieuses tables d’équivalence, c’était du hareng saur couleur de rouille, censé compenser notre grosse dépense en protéines.
Hélas, même intégrales, nos rations ne pouvaient nous nourrir, nous rassasier. Il nous aurait fallu trois ou quatre fois plus : nos organismes étaient affamés depuis si longtemps. À l’époque nous ne comprenions pas cette chose si simple. Nous croyions aux normes et nous ignorions ce que savent pratiquement tous les cuisiniers : qu’il est plus facile de faire des repas pour vingt personnes que pour quatre. Il n’y avait qu’une seule chose que nous comprenions fort clairement : nos provisions ne nous suffiraient pas. Nous en étions plus étonnés qu’effrayés. Nous devions nous mettre à travailler, à frayer une percée à travers les mélèzes tombés.
Dans le Nord, les arbres meurent couchés, comme les hommes. Leurs énormes racines mises à nu ressemblent aux griffes d’un oiseau de proie géant cramponnées à la pierre. Ces énormes griffes s’étiraient vers le bas, vers le permafrost, en mille petits tentacules, en pousses blanchâtres couvertes d’une écorce marron et tiède. Tous les étés, le permafrost cédait légèrement et une racine-tentacule fine comme un cheveu s’enfonçait et se fixait dans le moindre centimètre de terre dégelée. Les mélèzes deviennent adultes en trois cents ans : ils dressent lentement leur corps lourd et puissant au-dessus de leurs faibles racines, étalées dans la terre pierreuse. Une forte tempête fait aisément tomber les arbres aux pieds fragiles. Les mélèzes tombent à la renverse, le faîte toujours du même côté, et ils meurent étendus sur une épaisse couche de mousse tendre, vert vif ou pourpre.
Seuls les arbres bas, tordus et enroulés sur eux-mêmes, harassés par leurs mouvements tournants à la poursuite du soleil et de la chaleur, seuls ces arbres sont solidement implantés, solitaires, éloignés les uns des autres. Ils luttent depuis si longtemps avec acharnement pour survivre que leur bois meurtri ne vaut rien. Leur tronc court et noueux, recouvert d’horribles excroissances semblables à des éclisses posées sur des fractures, est impropre à la construction, même dans le Nord, si peu exigeant quant aux matériaux. Ces arbres tordus ne valent rien non plus comme bois de chauffage : leur résistance à la hache peut exténuer n’importe quel travailleur. Ils se vengent ainsi sur tous de leur vie brisée par le Nord.
Nous avions pour mission de pratiquer une percée et nous nous mîmes bravement au travail. Du lever au coucher du soleil, nous ne fîmes que scier, abattre les arbres, les débiter en rondins et les mettre en piles. Nous avions tout oublié, nous voulions rester ici le plus longtemps possible, les gisements aurifères nous faisaient peur. Mais les piles de bois montaient trop lentement et, à la fin du deuxième jour d’un travail acharné, il apparut que nous n’en avions pas fait assez ; nous n’avions pas la force d’en faire plus. Ivan Ivanovitch fabriqua une sorte de mètre non gradué après avoir marqué sa propre taille sur un jeune mélèze de dix ans qu’il venait d’abattre.
Le contremaître arriva le soir. Il mesura le bois abattu avec son bâton gradué et hocha la tête. Nous avions fait dix pour cent de la norme !
Ivan Ivanovitch se mit à faire des démonstrations, à prendre des mesures, mais le contremaître resta inflexible. Il marmonna quelque chose au sujet de « métrage approximatif » et de « cubage réel » en bois de chauffage[16] : tout cela nous dépassait. Une seule chose était claire : on allait nous ramener au camp, nous allions de nouveau franchir le portail surmonté de l’inscription inévitable, officielle, administrative : « Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme. » Il paraît qu’au-dessus des portes des camps allemands on avait mis une citation de Nietzsche : « À chacun son dû[17]. » Dans son imitation de Hitler, Béria[18] l’avait surpassé en cynisme.
Le camp était un endroit où on vous apprenait à détester le travail physique, à haïr le travail tout court. Le groupe le plus privilégié de la population du camp était celui des truands. Pour eux, probablement, le travail était une question d’héroïsme et de vaillance !
Mais nous n’avions pas peur. Au contraire, le fait que le contremaître eût constaté l’insuffisance de notre travail et la nullité de nos forces physiques nous avait apporté un soulagement extraordinaire qui ne nous avait ni affligés ni effrayés.
Nous nous laissions porter par le courant et nous touchions le fond, comme on dit dans le langage des camps. Plus rien ne nous causait d’inquiétude, il nous était facile de vivre livrés à la volonté d’autrui. Nous ne nous souciions même pas de sauvegarder notre vie, et si nous dormions, c’était toujours en nous soumettant aux ordres, selon l’horaire en vigueur dans les camps. La paix de l’âme à laquelle nous étions parvenus parce que nos sentiments s’étaient émoussés évoquait pour nous la grande liberté de la caserne dont rêvait Lawrence, ou la non-résistance au mal de Tolstoï : une volonté étrangère à la nôtre veillait sans cesse à la paix de notre âme.
Nous étions devenus depuis longtemps fatalistes et nous ne formions pas de projets au-delà d’une journée. Le plus logique aurait été de manger tous nos vivres d’un seul coup et de retourner au camp, de rester au cachot pour la durée qu’on nous infligerait, puis d’aller travailler au gisement. Mais nous ne l’avons pas fait. Intervenir dans le destin, dans la volonté des dieux, aurait été indécent, en contradiction avec le code qui régissait le comportement au camp.
Le contremaître partit, nous restâmes là, à abattre des arbres, à entasser de nouvelles piles de bois, mais déjà avec une plus grande tranquillité, une plus grande indifférence. À présent, nous ne nous disputions plus pour savoir qui prendrait le tronc par le bas et qui le prendrait par le haut quand nous transportions les troncs vers la pile, au moment du débardage, comme on dit en termes d’exploitation forestière.
Nous nous reposions plus souvent, prêtions plus d’attention au soleil, à la forêt, au grand ciel bleu pâle. Nous tirions au flanc.
Un matin, Savéliev et moi abattîmes Dieu sait comment un énorme mélèze noir qui était resté debout par miracle malgré les tempêtes et les incendies. Nous jetâmes notre scie dans l’herbe, elle résonna sur le sol pierreux, et nous nous assîmes sur le tronc de l’arbre abattu.
— Allez, dit Savéliev. On va rêver un peu. Admettons qu’on reste en vie. On rentrera sur le continent et là, très vite, on deviendra vieux et on aura toutes sortes de maladies : des élancements au cœur, des rhumatismes qui ne nous laisseront jamais en paix, des douleurs dans la poitrine. Tout ce qu’on fait maintenant, cette vie qu’on a pendant qu’on est jeune, les nuits d’insomnie, la faim, le travail trop dur et trop long, tout ça nous laissera des séquelles, même si on reste en vie. Et on ne connaîtra même pas les causes de ces maladies, on ne fera que gémir et aller de dispensaire en dispensaire. Un travail surhumain nous a infligé des blessures inguérissables et toute notre vie de vieillard ne sera que douleur : une douleur physique et morale, infinie et variée. Mais, parmi ces horribles jours futurs, il y en aura aussi où on respirera mieux, où on se sentira presque bien portants, où on ne souffrira plus. Il n’y en aura pas beaucoup. Autant qu’on en aura passé à glander au camp.
— Et le travail honnête ? lui demandai-je.
— Au camp, ce sont des salauds qui nous demandent un travail honnête, et aussi ceux qui nous battent, nous mutilent, mangent nos parts de nourriture et obligent des squelettes vivants à travailler jusqu’à la mort. C’est à eux qu’il profite, ce travail dit honnête, et ils y croient encore moins que nous.
Le soir, nous nous asseyions près de notre cher poêle et Fédia Chtchapov écoutait attentivement Savéliev parler de sa voix enrouée :
— Donc j’ai refusé de travailler. Ils ont dressé procès-verbal : « Vêtements de saison. »
— Et qu’est-ce que ça veut dire « vêtements de saison » ? demanda Fédia Chtchapov.
— Ça, c’est pour ne pas avoir à énumérer toutes les affaires d’hiver ou d’été que tu portes. On ne peut quand même pas écrire dans un procès-verbal dressé en hiver qu’on t’a envoyé au travail sans caban ou sans moufles. Combien de fois tu es resté à la baraque parce que tu n’avais pas de moufles ?
— Nous, on ne nous permettait pas d’y rester, dit Fédia timidement. Le chef nous obligeait à tracer des routes. Sinon, ils auraient dû écrire : « Resté faute de vêtements appropriés. »
— Tout juste.
— Bon, parle-moi du métro.
Et Savéliev parlait à Fédia du métro de Moscou. Ivan Ivanovitch et moi écoutions aussi avec beaucoup d’intérêt les récits de Savéliev. Il savait des choses que je ne soupçonnais même pas, moi, un Moscovite.
— Chez les musulmans, Fédia, c’est le muezzin qui appelle à la prière du haut du minaret, disait Savéliev ravi de voir que son cerveau fonctionnait encore. Mahomet a choisi la voix humaine comme appel à la prière. Il avait tout essayé : des trompes, des tambourins ou des feux ; il a tout rejeté… Et, quinze cents ans plus tard, quand on a essayé différents signaux de départ pour les rames du métro, on a constaté que l’oreille humaine, celle du conducteur du métro, n’entendait ni le sifflet ni les sirènes aussi distinctement que la voix vivante d’un employé qui criait : « Ça y est ! »
Fédia poussait des cris, s’extasiait. De nous tous, il était le mieux adapté à la vie dans la forêt, il avait plus d’expérience que nous tous, malgré son jeune âge. Fédia s’y connaissait en travaux de charpente, il pouvait construire une isba toute simple dans la taïga, il savait abattre un arbre et fabriquer un abri de branchages pour la nuit. Fédia était un chasseur : dans sa région, on se familiarisait avec les armes dès l’enfance. Le froid et la faim avaient réduit ses qualités à néant : la terre méprisait ses connaissances, son savoir. Fédia n’enviait pas les citadins ; il s’inclinait devant eux, simplement et, malgré la faim, il était prêt à écouter pendant des heures des récits sur les conquêtes de la technique ou les miracles de la ville.
L’amitié ne s’ébauche ni dans le besoin ni dans le malheur. Elles ne sont pas vraiment pénibles, les fameuses conditions de vie « difficiles » qui, d’après ce que nous conte la littérature, sont nécessaires à la naissance d’une amitié. Car si le malheur et le besoin ont pu consolider ou susciter l’amitié entre les gens, cela veut tout simplement dire qu’il ne s’agissait ni d’un besoin extrême ni d’un grand malheur. Un chagrin n’est pas vraiment aigu ni profond si on peut le partager avec des amis. Quand on est véritablement dans le besoin, on ne mesure que sa propre force d’âme et la vaillance de son corps, on voit se dessiner les limites de ses capacités, de son endurance physique et de sa vigueur morale.
Nous comprenions tous que nous ne pourrions survivre que par hasard. Par un fait étrange, dans ma jeunesse, j’avais un adage que je me répétais toujours en cas d’échecs ou de malheurs : « Au moins, on ne mourra pas de faim. » Et je croyais dur comme fer en cette phrase. Et voilà qu’à trente ans je me trouvais dans la situation d’un homme qui meurt véritablement de faim, qui se bat littéralement pour un morceau de pain, et ce bien avant la guerre.
Quand nous nous étions retrouvés tous les quatre à Douskania, nous savions que ce n’était pas là une réunion d’amitié ; que si nous survivions, nous nous rencontrerions à contrecœur. Il nous serait désagréable de nous rappeler les choses pénibles : la faim qui rend fou, la destruction des poux dans les boîtes de conserve qui servaient de gamelles, les affabulations irrépressibles auprès du feu – affabulations-désirs –, les fables gastronomiques, les disputes et nos rêves identiques, car nous faisions tous et toujours le même rêve : des miches de pain d’orge passant près de nous comme des bolides ou comme des anges.
L’homme ne vit que grâce à sa faculté d’oubli. La mémoire est toujours prête à oublier le mauvais pour se rappeler uniquement le bon. Il n’y avait rien de bon au bord de la rivière Douskania, ni dans notre passé, ni dans notre futur – pour aucun de nous. Le Nord nous avait empoisonnés pour toujours et nous le comprenions. Trois d’entre nous avaient cessé de se révolter contre leur sort ; seul Ivan Ivanovitch continuait de travailler avec le même zèle tragique qu’auparavant.
Savéliev essaya de raisonner Ivan Ivanovitch pendant une pause-cigarette. La pause-cigarette, c’était tout bonnement du repos pour ceux qui ne fumaient pas, car nous n’avions pas très souvent de gros gris, mais il y avait les pauses. Dans la taïga, les fumeurs enragés cueillaient des feuilles de cassis pour les faire sécher et il y avait de véritables discussions, passionnées comme toujours entre détenus, pour savoir si c’était la feuille de cassis ou la feuille d’airelle rouge qui avait le meilleur goût. Ni l’une ni l’autre ne valaient rien selon les connaisseurs, car l’organisme avait besoin du poison de la nicotine et non de fumée, et qu’il était impossible de tromper les cellules du cerveau avec un procédé aussi simpliste. Mais la feuille de cassis était parfaite pour la pause-cigarette, car au camp le mot « repos » pendant le travail va trop à l’encontre des règles fondamentales de la morale de production qu’on enseigne dans le Grand Nord. Se reposer toutes les heures aurait été une provocation, même un crime ; mais une pause-cigarette par heure, c’est dans l’ordre des choses. Là aussi, comme pour tout dans le Nord, la réalité ne coïncidait pas avec la règle. La feuille de cassis séchée était un camouflage naturel.
— Écoute, Ivan, dit Savéliev, je vais te raconter une histoire. Au Bamlag, nous devions charrier du sable dans des brouettes sur les voies secondaires. Le roulage était long et la norme de vingt-cinq mètres cubes. Si on ne remplissait pas la norme, on ne touchait plus que la ration disciplinaire : trois cents grammes de pain. Et de la soupe claire une seule fois par jour. Mais celui qui remplissait la norme, on lui donnait un kilo de pain en plus de la ration réglementaire et on l’autorisait à en acheter un autre kilo au magasin. Nous travaillions à deux. Mais les normes étaient impossibles. Alors on s’était entendus de la façon suivante, mon compagnon et moi : un jour sur deux, on transportait tous les deux le sable de sa tranchée et on arrivait à remplir la norme pour lui. Il avait donc deux kilos de pain, et moi les trois cents grammes de la ration disciplinaire : cela faisait un kilo cent cinquante chacun. Le lendemain, on travaillait sur ma tranchée et ainsi de suite. Nous l’avons fait pendant un mois. C’était pas la belle vie ? C’est que le contremaître était un chic type. Il était au courant, bien sûr. C’était avantageux même pour lui : les gens ne s’affaiblissaient pas et le rendement ne diminuait pas. Plus tard, un des gradés a eu vent du procédé et notre bonheur a pris fin.
— Et alors, tu veux essayer d’en faire autant ici ? demanda Ivan Ivanovitch.
— Mais non, simplement on va t’aider.
— Et vous ?
— Oh nous, tout nous est égal, mon vieux.
— Eh bien, moi aussi, ça m’est égal, le chef n’a qu’à venir.
Le chef vint quelques jours plus tard. Nos pires appréhensions se confirmèrent.
— Bon, vous vous êtes assez reposés, ça suffit comme ça, il faut laisser la place à d’autres. Vous vous croyez dans un sana ! Comme l’OPé et l’OKa, plaisanta le contremaître, l’air important.
— Oui, dit Savéliev :
D’abord l’OPé, après l’OKa,
La plaque au pied, adieu les gars !
Nous rîmes pour la forme.
— Quand repartons-nous ?
— On rentrera demain.
Ivan Ivanovitch ne demanda plus rien. Il se pendit à dix pas de l’isba, à la fourche d’un arbre, sans la moindre corde : je n’avais encore jamais vu de tels suicides. C’est Savéliev qui le trouva : il l’aperçut depuis la sente et poussa un cri. Le contremaître, qui était accouru, nous dit de ne pas toucher au corps avant l’arrivée du commando opérationnel et de nous dépêcher.
Fédia et moi nous préparâmes au départ dans un grand trouble : Ivan Ivanovitch avait d’excellentes chaussettes russes, encore entières, des petits sacs, une serviette, une chemise écrue de rechange qu’il avait complètement épouillée, des bourki ouatinées rapiécées, et son blouson matelassé était resté sur le châlit. Après nous être rapidement consultés, nous prîmes toutes ses affaires. Savéliev ne participa point au partage des affaires du mort, il ne cessait d’aller et venir autour du corps d’Ivan Ivanovitch. Dans le monde libre, un cadavre provoque toujours et partout un intérêt trouble, il attire comme un aimant. Il n’en est rien au camp. Les morts quotidiennes et la perte des émotions enlèvent tout intérêt à un corps sans vie. Mais, dans le cas de Savéliev, la mort d’Ivan Ivanovitch avait touché, éclairé et troublé quelques sombres recoins de son âme et elle le poussa à prendre certaines décisions.
Il entra dans l’isba, se saisit d’une hache posée dans un coin et franchit le seuil. Le contremaître, assis sur le banc de terre devant l’isba, bondit et hurla quelque chose d’incompréhensible. Fédia et moi nous précipitâmes au-dehors.
Savéliev s’approcha du gros et court rondin de mélèze qui nous servait de support pour scier le bois : le dessus en était déchiqueté et l’écorce en morceaux. Il posa sa main gauche sur le rondin, écarta les doigts et brandit la hache.
Le contremaître poussa un cri strident, perçant. Fédia se précipita vers Savéliev – quatre doigts avaient volé dans la sciure. On n’arrivait même pas à les distinguer au premier coup d’œil des brindilles et des copeaux minuscules. Des flots de sang vermeil jaillirent de ses doigts. Fédia et moi déchirâmes la chemise d’Ivan Ivanovitch en bandes que nous tordîmes pour faire une espèce de grosse ficelle et nous posâmes ce pansement sur la plaie.
Le contremaître nous ramena au camp : Savéliev fut conduit à l’infirmerie pour refaire le pansement, puis au service des enquêtes en vue d’une instruction pour mutilation volontaire. Fédia et moi retournâmes à la tente que nous avions quittée deux semaines auparavant, pleins d’espoir et dans l’attente du bonheur.
Nos places sur les châlits supérieurs avaient été prises par d’autres, mais nous nous en moquions : c’était l’été et on était finalement bien mieux sur les châlits du bas. Et, avant que ne revienne l’hiver, il y aurait beaucoup, beaucoup de changements.
Je m’endormis très vite, mais je me réveillai au milieu de la nuit. J’allai vers la table du chef de baraque. Fédia y était installé, une feuille de papier à la main. Par-dessus son épaule, je pus lire :
« Maman, écrivait Fédia, maman, je vais bien. Maman, j’ai des vêtements de saison… »
1959