Hercule

Le dernier invité, qui arriva en retard aux noces d’argent de Soudarine, le chef de l’hôpital, était le médecin Andreï Ivanovitch Doudar. Il arriva en portant une corbeille en osier tressé, recouverte de gaze et décorée de fleurs en papier de couleur. Au milieu du tintement des verres et du bourdonnement sourd des voix éméchées des fêtards, Andreï Ivanovitch offrit la corbeille au héros de la fête. Soudarine soupesa la corbeille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Vous verrez bien.

On enleva la gaze. Au fond de la corbeille, il y avait un grand coq à crête rouge. Il tournait imperturbablement la tête pour regarder les visages cramoisis des invités bruyants et ivres.

— Ah, Andreï Ivanovitch, comme ça tombe bien, minauda en dépit de ses cheveux gris la maîtresse de maison tout en caressant le coq.

— Un cadeau superbe ! gazouillaient les doctoresses. Et comme il est rouge ! Mais c’est votre préféré, Andreï Ivanovitch, n’est-ce pas ?

Soudarine serra la main de Doudar avec émotion.

— Montrez-le, montrez-le-moi ! dit tout à coup une voix fluette et enrouée.

À la place d’honneur, en tête de table, à droite du maître de maison, il y avait un invité de marque, un vieil ami de Soudarine qui était venu dès le matin dans sa Pobiéda personnelle de la capitale régionale située à six cents verstes pour assister aux noces d’argent de son ami.

La corbeille contenant le coq fut placée sous le regard trouble de l’hôte de passage.

— Oui. Un gentil petit coq. Il est à toi, non ? L’invité d’honneur tendit le doigt vers Andreï Ivanovitch.

— Il est à moi, maintenant, dit le héros de la fête en souriant.

L’invité d’honneur était nettement plus jeune que les neurologues, thérapeutes et psychiatres chauves ou aux cheveux blancs qui l’entouraient. Il avait la quarantaine. Son visage jaune et enflé était celui d’un homme en mauvaise santé ; il avait de petits yeux gris et portait une élégante tunique aux épaulettes d’argent de médecin-colonel. La tunique était visiblement trop étroite ; on voyait qu’elle avait été faite à une époque où il n’avait pas encore de brioche trop visible et où son cou ne s’étalait pas encore sur son col montant. L’invité d’honneur gardait une expression d’ennui, mais à chaque petit verre de vodka – en bon Russe, et en bon habitant du Nord, de surcroît, il ne consommait jamais d’autres boissons fortes – son visage se faisait de plus en plus animé ; l’invité se mit à regarder de plus en plus souvent les femmes médecins qui l’entouraient et à intervenir de plus en plus souvent dans la conversation qui s’arrêtait invariablement dès qu’on entendait le son de sa voix de ténor brisée.

Quand il se fut échauffé et que son âme eut atteint le degré requis, l’invité d’honneur s’extirpa de derrière la table en bousculant une doctoresse qui ne s’était pas écartée à temps, retroussa ses manches et se mit à soulever les lourdes chaises en mélèze en les prenant par un des pieds arrière et d’une seule main, aussi bien de la droite que de la gauche, et en changeant de main pour montrer à quel point son développement physique était harmonieux.

Aucun des invités enthousiasmés ne parvint à soulever autant de chaises que l’invité d’honneur. Des chaises, il passa aux fauteuils, et avec le même succès. Pendant que les autres soulevaient des chaises, l’invité attira à lui de sa poigne puissante les jeunes doctoresses, roses de bonheur, pour les obliger à palper ses biceps contractés, ce qu’elles firent avec un émerveillement visible.

Après ces exercices, l’invité d’honneur, plein d’idées, passa au numéro russe national qui se joue à deux et consiste à poser chacun le coude sur la table et à tenter de faire ployer le bras de l’adversaire. Les neurologues et thérapeutes chauves ou aux cheveux blancs furent incapables de lui opposer une résistance sérieuse, et seul le chirurgien en chef tint un peu plus longtemps que les autres.

L’invité d’honneur chercha alors comment mettre encore à l’épreuve sa puissance d’homme russe. Après s’être excusé auprès des dames, il ôta sa tunique dont la maîtresse de maison se saisit immédiatement pour la placer au dos d’une chaise. À voir son visage s’animer tout à coup, il était évident que l’invité d’honneur venait d’inventer quelque chose.

— Je peux retourner la tête d’un mouton, d’un mouton, vous comprenez ? Crac, et c’est fini.

L’invité d’honneur attrapa Andreï Ivanovitch par le revers de sa veste.

— Alors, à ce… à ton… cadeau, je vais lui arracher la tête tout vif, dit-il en jouissant de l’impression produite. Où est le coq ?

On sortit le coq du poulailler où l’avait déjà mis la diligente maîtresse de maison. Dans le Nord, tous les chefs ont quelques dizaines de poules dans leur appartement – l’hiver, bien sûr. Qu’ils soient célibataires ou mariés ; ils ont toujours des poules : c’est un article très, très rentable.

L’invité d’honneur se mit au milieu de la pièce en tenant le coq dans ses bras. Le favori d’Andreï Ivanovitch s’y tint paisiblement niché, les deux pattes repliées et la tête penchée sur le côté : Andreï Ivanovitch avait pris l’habitude de le tenir ainsi pendant les deux ans où le coq avait partagé la solitude de son appartement.

Les doigts puissants saisirent le coq par le cou. La peau épaisse et malsaine du visage de l’invité d’honneur devint cramoisie. Du geste dont on redresse les fers à cheval, l’invité d’honneur arracha la tête du coq. Le sang de la bête éclaboussa son pantalon bien repassé et sa chemise de soie.

Les dames sortirent des mouchoirs parfumés et s’élancèrent à qui mieux mieux pour essuyer le pantalon de l’invité d’honneur.

— De l’eau de Cologne !

— De l’ammoniaque !

— Lavez-le à l’eau froide !

— Mais quelle force, quelle force ! Ça, c’est bien russe ! Crac, et voilà ! répétait le héros de la fête, tout émerveillé.

On entraîna l’invité d’honneur dans la salle de bains pour lui permettre de se nettoyer.

— On va danser dans la grande salle, dit Soudarine, l’air affairé. Viens, Hercule…

On remonta le phonographe. L’aiguille se mit à chuinter.

Tout en s’extirpant de derrière la table pour participer aux danses – l’invité d’honneur aimait que tout le monde dansât –, Andreï Ivanovitch marcha sur quelque chose de mou. Il se pencha et vit le corps sans vie du coq, le cadavre sans tête de son favori.

Andreï Ivanovitch se redressa, jeta un coup d’œil alentour et repoussa le volatile du pied le plus loin possible sous la table. Puis il sortit rapidement de la pièce : l’invité d’honneur n’aimait pas qu’on fût en retard aux danses.

1956

Récits de la Kolyma
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