Le sentier

Dans la taïga, j’avais un sentier merveilleux. Je l’avais frayé moi-même, l’été, en faisant provision de bois pour l’hiver. Il y avait beaucoup de bois mort autour de l’isba : des mélèzes de forme conique, gris comme du papier mâché, étaient plantés dans le marécage tels des pieux. L’isba se trouvait sur une colline, entourée de buissons de pins nains, avec leurs pinceaux verts chargés d’aiguilles ; à l’automne, leurs cônes gonflés de graines inclinaient les branches vers le sol. Le sentier qui traversait ces broussailles de pin nain débouchait sur un marécage ; jadis, à cet endroit, se dressait une forêt, puis les racines avaient pourri, recouvertes d’eau, et les arbres étaient morts, il y a longtemps, longtemps. La forêt vive s’était retirée sur le côté, au pied de la montagne, vers le torrent. La route pour les véhicules et les gens passait de l’autre côté de la colline, plus en hauteur sur le versant montagneux.

Les premiers jours, c’est à regret que je piétinais le muguet rouge et gras, les iris, dont les pétales ornés ressemblaient à d’énormes papillons lilas ; d’immenses perce-neige charnus bleu foncé craquaient désagréablement sous mes pas. Ces fleurs, comme toutes celles de l’Extrême-Nord, n’avaient pas d’odeur ; parfois, je me surprenais à porter à mes narines, d’un geste automatique, un bouquet fraîchement cueilli. Plus tard, j’en perdis l’habitude. Au matin, j’inspectais ce qui s’était passé la nuit sur mon sentier : là, un brin de muguet, écrasé la veille sous mes bottes, s’était redressé ; il était de guingois, mais il avait repris vie. Un autre, écrasé à jamais, restait couché à terre comme un poteau télégraphique effondré, avec ses isolateurs en porcelaine, laissant pendre des toiles d’araignée déchirées, tels des câbles rompus.

Puis, le sentier fut tracé et je cessai de remarquer les branches de pin nain qui se mettaient en travers de ma route ; après avoir brisé celles qui me cinglaient le visage, je cessai d’en voir les cassures. De chaque côté du sentier, il y avait de jeunes mélèzes, âgés d’une centaine d’années ; je les avais vus verdir, je les vis aussi se dépouiller de leurs fines aiguilles qui jonchèrent le sentier. Jour après jour, celui-ci devint de plus en plus sombre et à la fin, ce n’était plus qu’un sentier de montagne gris foncé tout à fait ordinaire. J’étais le seul à l’emprunter. Des écureuils bleus venaient y sautiller et maintes fois j’y aperçus les traces cunéiformes des perdrix, la marque triangulaire des lièvres. Mais les oiseaux et les bêtes ne comptent pas.

Ce sentier, qui était à moi seul, je l’ai parcouru durant près de trois ans. Là, les vers me venaient facilement. Il m’arrivait de retrouver mon sentier après un déplacement et, tandis que je l’arpentais, il était impossible qu’il ne me vînt au moins une strophe. Je m’y étais habitué, je m’y rendais comme dans un cabinet de travail forestier. Peu avant l’hiver, je m’en souviens, le froid et la glace saisissaient déjà la boue du sentier où des cristaux se formaient : on eût dit de la confiture. Deux automnes de suite, juste avant la première neige, je suis allé sur le sentier imprimer des traces profondes qui se figèrent sous mes yeux pour tout l’hiver. Au printemps, à la fonte des neiges, je retrouvais mes anciennes marques, j’allais marcher dans mes anciens pas, et les vers me venaient de nouveau facilement. L’hiver, bien sûr, je désertais mon cabinet de travail : le froid empêche de penser, on ne peut écrire qu’au chaud. L’été, le moindre détail m’était familier, tout était beaucoup plus éclatant sur ce sentier enchanté – le pin nain et les mélèzes, et les buissons d’églantiers faisaient immanquablement surgir un poème et, quand la mémoire ne retrouvait pas des vers écrits par d’autres en harmonie avec l’humeur du jour, mes propres vers naissaient dans un balbutiement et je les notais, de retour à l’isba.

Mais le troisième été, un homme foula mon sentier. Je n’étais pas alors chez moi, j’ignore donc si c’était un géologue itinérant, un courrier des mines à pied ou un chasseur, mais il laissa la trace de lourdes bottes. Dès lors, la poésie déserta le sentier. La marque étrangère fut laissée au printemps et, de tout l’été, je ne pus y composer un seul vers. À l’approche de l’hiver, je fus transféré ailleurs, ce que je ne regrettai guère : le sentier avait été irrémédiablement gâté.

J’ai maintes fois tenté de parler de mon sentier dans un poème, sans jamais y parvenir.

1967

Récits de la Kolyma
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