Deux rencontres

Mon premier chef de brigade fut un certain Kotour, un Serbe qui s’était retrouvé à la Kolyma après la destruction du club international de Moscou[6]. Kotour ne prenait pas ses obligations de chef de brigade au sérieux, car il comprenait que son sort – comme celui de nous tous – ne se décidait pas dans les tailles aurifères, mais tout à fait ailleurs. Cela dit, il nous mettait tous les jours au travail, mesurait les résultats obtenus avec le surveillant et hochait la tête d’un air réprobateur. Les résultats étaient lamentables.

— Voyons, toi, tu connais le camp. Montre donc comment il faut manier la pelle, me demanda Kotour.

Je pris la pelle et, piochant de la terre meuble, je remplis une brouette. Tout le monde éclata de rire.

— Il n’y a que les tire-au-flanc qui travaillent comme ça.

— On en reparlera dans vingt ans.

Mais nous n’eûmes pas l’occasion d’en reparler vingt ans plus tard. Un nouveau chef, Léonid Mikhaïlovitch Anissimov, arriva au gisement. Dès sa première inspection, il releva Kotour de ses fonctions. Et le Serbe disparut…

Notre chef de brigade, assis dans une brouette, ne s’était pas levé à l’approche du gradé. La brouette, il n’y a pas à dire, est bien conçue pour le travail. Mais le coffre en est encore plus pratique pour le repos. Il est difficile de se lever, de s’extraire de ce fauteuil profond, si profond – il faut un effort de volonté, il faut de la force. Assis dans la brouette, Kotour ne se leva pas en voyant le chef, il n’en eut pas le temps. Fusillé.

Avec l’arrivée du nouveau chef (il commença par être l’adjoint du chef du gisement), tous les jours, toutes les nuits, on se mit à prendre des gens dans les baraques et à les emmener. Aucun d’eux ne revint au gisement. Alexandrov, Klivanski – leurs noms se sont effacés de ma mémoire.

Les nouveaux qui arrivaient en renfort n’avaient même pas de nom. Au cours de l’hiver 1938, les autorités décidèrent que les convois iraient à pied de Magadane jusqu’aux gisements du Nord. Après une marche de cinq cents kilomètres, sur une colonne de cinq cents personnes, trente à quarante hommes arrivaient à Iagodnoïé. Les autres étaient tombés en cours de route, gelés, morts de faim ou fusillés. On ne connaissait aucun des nouveaux arrivants par leur nom ; c’étaient des gens venus avec d’autres convois et qui ne se distinguaient les uns des autres ni par les vêtements, ni par la voix, ni par les taches de gelures sur les joues, ni par les cloques des gelures sur les doigts.

Les brigades diminuaient en nombre : jour et nuit, des camions défilaient sur la route menant à la Serpentine, à la « mission des fusillades » de la Direction du Nord ; ils s’en revenaient à vide.

On fusionnait les brigades : il n’y avait pas assez d’hommes ; or le gouvernement, qui avait promis de fournir de la main-d’œuvre, exigeait que le plan fût réalisé. Tous les chefs de gisement savaient qu’on ne leur demanderait pas de comptes au sujet des individus – évidemment ! –, le capital le plus précieux, c’était l’homme, les cadres. Tous les chefs l’apprenaient aux cours d’instruction politique, ensuite, ils en avaient l’illustration pratique dans les tailles aurifères de leurs gisements.

À cette époque, le chef du gisement Partisan de la Direction minière du Nord était Léonid Mikhaïlovitch Anissimov, le futur grand ponte de la Kolyma, qui consacra toute sa vie au Dalstroï : il fut chef de la Direction de l’Ouest et du Tchoukotstroï.

Anissimov avait commencé sa carrière de chef de camp au gisement Partisan, mon gisement.

C’est précisément du temps où il s’y trouvait que les effectifs des escortes triplèrent, qu’on construisit de nouveaux espaces clôturés et des bâtiments pour l’appareil des « délégués opérationnels » ; des brigades entières furent fusillées, en plus des exécutions individuelles. Lors des appels, du départ au travail, on lisait d’innombrables condamnations à mort. Les ordres étaient signés du colonel Garanine, mais c’était Anissimov qui lui fournissait les listes ; elles étaient longues. Le gisement Partisan n’était pas grand. En 1938, il y avait en tout et pour tout deux mille hommes d’après les registres. Les gisements voisins, Verkhni At-Ouriakh et Chtourmovoï, comptaient chacun une population de douze mille personnes.

Il était zélé, notre chef. Mes deux entretiens personnels avec le citoyen Anissimov se sont gravés dans ma mémoire. Le premier eut lieu en janvier 1938 : le citoyen Anissimov honora de sa présence le gisement au moment du départ au travail ; il resta à l’écart, observant ses adjoints qui s’affairaient plus vite que nécessaire sous les yeux de leur chef. Pas assez vite à son goût, toutefois.

Notre brigade se mettait en rangs ; Sotnikov, le chef de travaux, me désigna, me fit sortir des rangs et je me retrouvai devant Anissimov :

— Voilà un tire-au-flanc. Il ne veut pas travailler.

— Qui es-tu ?

— Un journaliste, un écrivain.

— Ici, tu pourras toujours signer les étiquettes des boîtes de conserve[7]. Je te demande qui tu es.

— Un haveur de l’équipe de Firsov, le détenu Untel, peine cinq ans.

— Pourquoi tu ne veux pas travailler ? Pourquoi tu portes préjudice à l’État ?

— Je suis malade, citoyen chef.

— Qu’est-ce que tu as, balèze comme tu es ?

— C’est le cœur.

— Le cœur, le cœur ! Moi aussi, j’ai le cœur malade. Les médecins m’ont interdit l’Extrême-Nord. Et pourtant je suis là.

— Vous, c’est autre chose, citoyen chef !

— Tais-toi et bosse ! Quel bagout ! Plus tôt tu t’y mettras, mieux ce sera. On vous réglera votre compte.

— À vos ordres, citoyen chef.

Ma deuxième conversation avec Anissimov eut lieu en été, sous la pluie, au secteur quatre où on nous maintenait, trempés jusqu’aux os. Nous creusions des fosses. L’équipe composée de truands avait depuis longtemps été renvoyée à la baraque à cause de cette pluie diluvienne, mais nous, les 58, nous restions enfoncés jusqu’aux genoux dans nos fosses, qui n’étaient pas bien profondes. Les soldats de l’escorte, eux, s’étaient abrités sous les champignons.

Sous ce déluge, cette pluie, Anissimov vint nous voir en compagnie du responsable des travaux de dynamitage. Le gradé voulait s’assurer que nous nous trempions bien, qu’on exécutait bien ses ordres concernant les 58 qui ne pouvaient être « verbalisés » et devaient se préparer à gagner le paradis, le paradis, le paradis…

Anissimov était vêtu d’un long imperméable avec une capuche extraordinaire. Il marchait en balançant ses gants de cuir.

Je connaissais son habitude de frapper les détenus au visage avec ses gants. Je connaissais ces gants, remplacés en hiver par des crispins en fourrure qui remontaient jusqu’au coude, je connaissais son habitude de gifler les détenus avec ses gants. Je les avais vus en action des dizaines de fois. On parlait beaucoup de cette coutume d’Anissimov dans les baraques du Partisan. J’ai assisté, à la baraque, à des discussions violentes qui dégénéraient presque en disputes sanglantes : le chef frappait-il avec ses poings ou avec ses gants, avec un bâton ou avec une canne, avec une cravache ou la crosse de son revolver ? L’homme est un être complexe. Ces discussions se terminaient presque par des bagarres, alors que ceux qui y prenaient part étaient d’anciens professeurs, des membres du parti, des kolkhoziens, des généraux.

Finalement, tout le monde était content d’Anissimov : il frappait, certes, mais qui ne le faisait pas ? Seulement, ses gants ne laissaient pas d’ecchymoses, et si l’on saignait du nez, c’était à cause de « troubles circulatoires », dûs à une détention prolongée, selon un médecin qui, ne pouvant exercer son métier du temps d’Anissimov, trimait comme tout le monde.

Je m’étais depuis longtemps juré que, si on me frappait, ce serait la fin de ma vie. Je frapperais alors moi-même le gradé et on me fusillerait. Hélas ! j’étais un gamin naïf. La faiblesse, une fois installée dans mon corps, gagna aussi ma volonté et mon jugement. Je me convainquis alors facilement qu’il me fallait supporter les coups, je ne trouvai plus en moi la force d’âme nécessaire à une riposte, au suicide, à la protestation. Je fus un crevard des plus ordinaires et vécus conformément aux lois régissant le psychisme des crevards. Tout cela se produisit bien plus tard, mais, lorsque je rencontrai le citoyen Anissimov, j’étais encore maître de ma force, de ma fermeté, de ma foi et de mes décisions.

Les gants d’Anissimov se rapprochèrent et je préparai mon pic. Or Anissimov ne me frappa point. Ses yeux marron foncé, beaux et grands, rencontrèrent mon regard et il détourna le sien.

— Voilà comment ils sont, tous, dit le chef du gisement à son compagnon. Tous sans exception. On ne pourra rien en tirer.

1967

Récits de la Kolyma
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