Khan-Guireï
Alexandre Alexandrovitch Tamarine-Miretski n’était pas plus Tamarine que Miretski. C’était le prince tatar Khan-Guireï, un général de la suite de Nicolas II. Lors de la marche de Kornilov sur Petrograd pendant l’été 1917, Khan-Guireï était le chef d’état-major de la Division sauvage, des unités militaires du Caucase particulièrement fidèles au tsar. Kornilov n’arriva pas jusqu’à Petrograd et Khan-Guireï resta Gros-Jean comme devant. Plus tard, à l’appel de Broussilov[57], cette terrible épreuve morale pour les officiers, Khan-Guireï entra dans l’armée rouge et retourna ses armes contre ses anciens amis. C’est là que disparut Khan-Guireï, et qu’on vit apparaître l’officier Tamarine commandant un corps de cavalerie : trois losanges, selon les équivalences hiérarchiques des grades militaires de l’époque. Tamarine conserva ce grade pendant la guerre civile et, sur sa fin, il commandait seul les opérations contre les basmatchis[58], contre Enver-Pacha[59].
Les basmatchis furent défaits, dispersés, mais Enver-Pacha glissa entre les doigts des cavaliers rouges, dans les sables de l’Asie centrale : il disparut quelque part du côté de Boukhara pour réapparaître sur la frontière soviétique et fut abattu lors d’un échange de tir fortuit entre patrouilles. Ainsi finit la vie d’Enver-Pacha, le chef militaire talentueux et le politique qui avait un jour déclaré la Gazvat, la guerre sainte contre la Russie soviétique.
Tamarine avait dirigé les opérations d’anéantissement des basmatchis et, quand on s’aperçut qu’Enver-Pacha s’était enfui, échappé, qu’il avait disparu, on entama une enquête à l’encontre de Tamarine. Ce dernier démontra son innocence, expliqua pourquoi la capture d’Enver avait échoué. Mais Enver-Pacha était une personnalité trop en vue. Tamarine fut démobilisé et le prince resta sans avenir, ni présent. Sa femme mourut, mais il avait encore sa sœur, ainsi que sa mère, une femme âgée en bonne santé. Tamarine, qui avait cru en Broussilov, se sentait responsable de sa famille.
L’intérêt qu’il avait toujours porté à la littérature, y compris à la poésie contemporaine, ainsi que son bon goût permirent à l’ancien général de gagner sa vie dans le monde littéraire. Alexandre Alexandrovitch publia quelques articles-panoramas dans la Komsomolskaia Pravda. Sous la signature de A.A. Miretski.
La tempête s’apaise. Mais quelque part, on brasse des documents d’enquête, on décachette des plis et, sans les reclasser dans un dossier, on apporte des pièces au rapport.
Tamarine est arrêté. La nouvelle instruction est menée de façon tout à fait officielle. Trois ans de camp de concentration pour non-repentir. Un aveu aurait atténué la faute.
En 1928, il n’y avait qu’un camp de concentration en Russie, l’OuSLON. La quatrième section des camps des Solovki à désignation spéciale venait de s’ouvrir sur les hauteurs de la Vichéra, à cent kilomètres de Solikamsk, près du village de Vijaïkha. Tamarine gagna l’Oural dans un convoi de détenus en wagon stolypine et mûrit un plan, un plan très important, ambitieux. Le wagon dans lequel on l’emportait vers le Nord était un vrai stolypine, un des derniers. Un parc de wagons surchargé et un mauvais entretien avaient contribué à la désagrégation et à la disparition progressive des stolypines. Il y eut des déraillements ici ou là, des wagons furent transformés en habitations pour les agents de maintenance du chemin de fer, puis les wagons se délabrèrent et la disparition des stolypines fut constatée par procès-verbal. Il n’était vraiment pas de l’intérêt du nouveau gouvernement de renouveler le parc des « stolypines ».
Il y avait eu la « cravate Stolypine » : la potence. La « ferme Stolypine » : la réforme agraire de Stolypine[60] entrée dans l’Histoire. Mais tout le monde parle des wagons « stolypines » avec la conviction qu’il s’agit d’un wagon grillagé pour détenus, d’un wagon spécial pour le transfert des prisonniers.
En réalité, les derniers « stolypines », fabriqués en 1905, le gouvernement les a usés pendant la guerre civile. Il n’y en a plus depuis longtemps. Maintenant, on donne le nom de Stolypine à n’importe quel wagon muni de grilles.
Le véritable wagon « stolypine », modèle 1905, était un wagon à bestiaux, avec une petite ouverture centrale dans la paroi, protégée par des croisillons en fer, avec une portière massive et un étroit corridor réservé à l’escorte sur trois côtés du wagon. Mais le « stolypine » ne joue aucun rôle dans l’histoire du détenu Tamarine.
Alexandre Alexandrovitch Tamarine n’était pas seulement général de cavalerie. C’était un jardinier, un horticulteur qui savait et aimait faire pousser des roses. Tamarine rêvait de cultiver des roses, comme Horace, comme Souvorov. Il se voyait en général aux cheveux blancs, un sécateur à la main, coupant pour ses invités un bouquet odoriférant d’Étoiles Tamarine, une espèce particulière de rose ayant obtenu le premier prix à l’exposition internationale de La Haye ; ou d’une autre espèce, l’Hybride Tamarine, une beauté du Nord, la Vénus de Pétersbourg.
C’était son rêve depuis l’enfance, cultiver des roses, un rêve classique de tous les militaires à la retraite, de tous les présidents et ministres du monde.
Dans le bâtiment des cadets, avant de s’endormir, Khan-Guireï se voyait en Souvorov[61], soit en train de franchir le pont du Diable[62], soit un sécateur à la main, dans son jardin du village de Kontchanskoï. En fait, non, Kontchanskoï, c’était synonyme de disgrâce pour Souvorov[63]. Khan-Guireï, fatigué par ses exploits à la gloire de Mars, ne cultive des roses que parce qu’il est épuisé, que l’heure en est venue, le moment arrivé. Après les roses, fini Mars.
Ce rêve timide n’avait fait que croître jusqu’à se transformer en passion. Et lorsqu’il en fut au stade de la passion, Tamarine avait compris que, pour faire pousser des roses, il fallait connaître la terre, et pas seulement la poésie de Virgile. Alors, l’horticulteur s’était fait maraîcher et jardinier. Khan-Guireï avait très vite assimilé toutes ces connaissances, c’était un jeu d’enfant pour lui. Il ne fut jamais avare de son temps pour entreprendre n’importe quelle expérience d’horticulture, ni pour lire un manuel d’horticulture ou de culture maraîchère de plus.
Oui, les fleurs et la poésie ! Les noms latins transparents en appelaient aux vers des poètes de l’époque. Mais l’essentiel, c’était Virgile et les roses. Ou peut-être pas Virgile, mais Horace. Qui sait pourquoi Dante a choisi Virgile pour l’accompagner en enfer ? Est-ce un bon ou un mauvais symbole ? Le poète des joies bucoliques est-il un bon compagnon pour l’enfer ?
Tamarine vécut assez pour avoir la réponse à cette question.
Mais avant que ne vînt le temps de cultiver des roses, il y eut la révolution de Février, la Division sauvage, la guerre civile et un camp de concentration dans l’Oural du Nord. Tamarine décida de risquer une nouvelle mise dans le jeu de sa vie.
Les fleurs qu’il fit pousser au camp de concentration, sur l’exploitation agricole de la Vichéra, furent présentées avec un grand succès à des expositions à Sverdlovsk. Tamarine comprit que les fleurs dans le Nord, c’était la voie de la libération. Dès lors, vieil homme bien rasé et vêtu d’un cafetan court rapiécé, il se mit à poser tous les jours une rose fraîche sur le bureau d’Édouard Pétrovitch Berzine, le directeur du combinat chimique, le chef des camps de la Vichéra.
Berzine avait aussi plus ou moins entendu parler d’Horace et de la culture des roses. Le collège classique donnait ce genre de connaissances. Mais, surtout, Berzine faisait entièrement confiance aux goûts d’Alexandre Alexandrovitch Tamarine. Un vieux général tsariste qui mettait tous les jours une rose fraîche sur le bureau d’un jeune tchékiste, ce n’était pas mal, et cela méritait de la reconnaissance.
Berzine, lui-même ancien officier tsariste, avait également, en son temps, à l’âge de vingt-quatre ans, misé sa vie sur le pouvoir soviétique dans l’affaire Lockhart. Berzine comprenait Tamarine. Il ne s’agissait pas de pitié, mais la similitude de leur destin les lia pour longtemps. Berzine comprenait que c’était uniquement affaire de hasard si lui se trouvait dans le bureau du directeur du Dalstroï et Tamarine dans le potager du camp, une pelle à la main. C’étaient des gens qui avaient eu la même éducation et qui avaient subi la même catastrophe. Il n’y avait eu aucun service de renseignement, ni contre-espionnage dans la vie de Berzine, avant que ne surgissent Lockhart et la nécessité de choisir.
À vingt-quatre ans, la vie paraît éternelle. L’homme ne croit pas à la mort.
Récemment, grâce à des machines informatiques, on a calculé l’âge moyen des traîtres de l’histoire mondiale, d’Hamilton[64] à Wallenrod[65].
Cet âge, c’est vingt-quatre ans.
Il faut donc croire que, là encore, Berzine était un homme de son temps. L’adjudant de régiment, lieutenant Berzine… peintre amateur, connaisseur de l’école de Barbizon. Un esthète, comme tous les tchékistes de l’époque. D’ailleurs, il n’était pas encore tchékiste. L’affaire Lockhart fut le prix payé pour ce travail, la cotisation d’entrée au parti de Berzine.
J’arrivai en avril et, l’été, j’allai chez Tamarine, je franchis la rivière sur laissez-passer spécial.
Tamarine vivait à l’orangerie. Une petite chambre au toit en verre de serre, les senteurs lourdes et pénétrantes des fleurs, l’odeur de la terre mouillée, des concombres sous serre et des plants, d’une multitude de plants. Alexandre Alexandrovitch aspirait à trouver un interlocuteur. Aucun de ses voisins de châlit, aucun aide ou chef n’était capable de distinguer les acméistes des imaginistes.
Bientôt, se déclara l’épidémie de la « refonte ». Les maisons de correction passèrent aux mains de l’Oguépéou et, selon les nouvelles lois, de nouveaux chefs s’en furent aux quatre coins du pays créer encore et encore de nouveaux départements du camp. Tout le pays fut recouvert d’un épais réseau de camps de concentration qu’on rebaptisa alors du nom de « camps de rééducation par le travail ».
Je me rappelle un grand meeting pour les détenus, l’été 1929, à la Direction de l’OuVLON, à la Vichéra. Après le rapport de l’adjoint de Berzine, un tchékiste nommé Teplov qui parla des nouveaux plans du pouvoir soviétique et des nouvelles lignes assignées aux camps, il y eut une question posée par Piotr Péchine, un conférencier du parti originaire de Sverdlovsk :
— Dites, citoyen chef, en quoi les camps de travail et de rééducation se distinguent-ils des camps de concentration ?
Teplov répéta la question d’une voix sonore et avec plaisir :
— C’est bien ce que vous demandez ?
— C’est bien ça, répondit Péchine.
— Ils ne se distinguent en rien, articula Teplov d’une voix sonore.
— Vous ne m’avez pas compris, citoyen chef.
— Je vous ai compris, répliqua Teplov qui détourna légèrement les yeux de Péchine et ne répondit pas à ses appels muets quémandant l’autorisation de poser une autre question.
La vague de la « refonte » m’emporta à Bérezniki, à la station d’Oussolsk, comme on l’appelait à l’époque.
Mais auparavant, la nuit précédent mon départ, Tamarine vint au camp, à la quatrième compagnie où je me trouvais, pour me dire au revoir. En fait, il ne s’agissait pas de mon départ : on l’emmenait à Moscou, sous escorte spéciale.
— Félicitations, Alexandre Alexandrovitch. C’est pour une révision, pour vous libérer.
Tamarine n’était pas rasé. Sa barbe repoussait si vite qu’à la cour du tsar, il devait se raser deux fois par jour. Au camp, bien sûr, il ne se rasait qu’une seule fois.
— Ce n’est ni une libération ni une révision. Il me reste un an à faire sur trois. Pensez-vous vraiment qu’il y a quelqu’un pour réviser les affaires ? Le Parquet ou une autre institution ? Je n’ai déposé aucune demande. Je suis vieux. Je veux vivre ici, dans le Nord. Ici, on est bien : avant, quand j’étais jeune, je ne connaissais pas le Nord. Ma mère se plaît ici. Ma sœur aussi. Je voudrais y mourir. Et voilà une escorte spéciale.
— On m’emmène demain, dans un convoi, fonder la mission de Bérezniki, donner le premier coup de pioche de la principale construction du deuxième plan quinquennal… Mais nous ne partons pas ensemble, ce n’est pas possible.
— Non, j’ai une escorte spéciale.
Nous nous fîmes nos adieux. Et, le lendemain, d’autres détenus et moi, nous fûmes « chargés » sur une barque qui nous transporta à Dedioukhine, à Lenva ; là, on installa dans un vieil entrepôt un premier groupe de détenus qui érigèrent, de leurs mains et de leur sang, les bâtiments du combinat chimique de Bérezniki.
Du temps de Berzine, le scorbut faisait rage au camp et il ne venait pas uniquement du « Nord » menaçant d’où l’on voyait glisser, ramper du haut de la montagne, en un serpent de poussière, des convois de détenus usés par le travail. Le Nord, c’était Oust-Oulse et Koutime, où l’on trouve aujourd’hui des diamants. On en avait cherché bien auparavant, mais les émissaires de Berzine n’avaient pas eu de chance. D’ailleurs, le camp, avec son scorbut, ses passages à tabac, ses bagarres occasionnelles et ses assassinats impunis, n’inspirait guère confiance à la population locale. Le sort des dékoulakisés du Kouban ne vint annoncer que plus tard le bain de sang auquel se préparait le pays : ces familles, exilées lors de la collectivisation, furent jetées en pleine neige dans les forêts de l’Oural et vouées à la mort.
Les détenus en transit, à Lenva, logeaient dans la baraque où on nous avait installés ou, plus exactement, dans une partie de celle-ci, à l’étage supérieur.
Le soldat d’escorte venait juste d’y amener un homme chargé de deux valises et vêtu d’un cafetan court usé… Il me semblait connaître ce dos…
— Alexandre Alexandrovitch ?
Nous nous étreignîmes. Tamarine était sale mais joyeux, bien plus joyeux qu’à Vijaïkha, lors de notre dernière rencontre. Je compris immédiatement pourquoi.
— Une révision ?
— Oui. J’avais trois ans et là, on m’en a collé dix, la peine capitale commuée en dix ans. Et je suis revenu ! À la Vichéra !
— Pourquoi vous réjouissez-vous ?
— Comment ? Rester en vie, c’est le plus important, telle est ma philosophie. J’ai soixante-cinq ans. De toute façon, je n’arriverai pas au bout de ma nouvelle peine. En revanche, finie l’incertitude. Je demanderai à Berzine de me laisser mourir à l’exploitation agricole, dans ma chambre claire au plafond de verre. Après la sentence, je pouvais demander n’importe quel endroit, mais j’ai dépensé pas mal d’énergie pour obtenir d’être ramené ici. Quant à la peine… Ce n’est rien du tout, la peine. Une « grande mission » ou une « petite mission », voilà toute la différence. Je vais me reposer, passer la nuit ici et, demain, à la Vichéra.
Quant aux raisons, aux raisons… Bien sûr qu’il y avait des raisons, des explications.
Les Mémoires d’Enver avaient été publiés à l’étranger. On n’y trouvait pas un mot sur Tamarine, mais la préface était d’un ancien adjudant d’Enver. Et celui-ci avait écrit qu’Enver n’avait pu s’échapper que grâce à l’aide de Tamarine qu’il connaissait – toujours selon les dires de l’adjudant –, avec lequel il s’était lié d’amitié et avait échangé des lettres du temps où Khan-Guireï était à la cour du tsar. Cette correspondance se serait poursuivie. Bien entendu, l’instruction établit que, si Enver n’avait pas été tué à la frontière, Tamarine, secrètement musulman, aurait pris la tête de la Gazvat pour mettre Moscou et Petrograd aux pieds d’Enver. Ce style d’enquête, teinté de la couleur éclatante du sang, fleurit durant toutes les années trente. Ce fut une « école » de l’époque.
Mais Berzine connaissait le style des provocateurs et ne crut pas un mot de la nouvelle enquête dans l’affaire Tamarine. Il avait lu les souvenirs de Lockhart, les articles de Lockhart sur son affaire à lui, Berzine, sur l’année 1918. Dans ces articles, ces Mémoires, le Letton était dépeint comme un allié de Lockhart, comme un espion anglais et non soviétique. La place de Tamarine à l’exploitation agricole lui fut assurée à jamais. Une promesse des autorités est chose fragile, mais plus solide, néanmoins, que l’éternité, comme le temps le montra.
Tamarine se mit à se préparer à un tout autre travail que celui auquel il aspirait dans les premiers temps qui suivirent la « révision » de son affaire. Et bien que le vieil agronome en cafetan court continuât de poser tous les jours, comme autrefois, sur le bureau de Berzine une rose fraîche de la Vichéra, une orchidée de la Vichéra, il ne songeait pas qu’aux roses.
La première peine de Tamarine, celle de trois ans, s’acheva, mais il n’y pensa même pas. Le sort réclamait un sacrifice humain, qui fut offert. La mère de Tamarine mourut, cette énorme et joyeuse vieille Caucasienne qui aimait tant le Nord, qui voulait réconforter son fils, croire en son engouement, en son plan, en sa voie – sa voie étroite. Quand elle apprit que la nouvelle peine était de dix ans, elle mourut. Elle mourut vite, en une semaine. Elle aimait tant le Nord, mais son cœur ne supporta pas ce Nord. Resta la sœur. Elle était plus jeune qu’Alexandre Alexandrovitch, mais c’était aussi une vieille femme aux cheveux blancs. Elle travaillait comme dactylo au combinat chimique de la Vichéra et avait toujours foi en son frère, en sa chance, en sa destinée.
En 1931, Berzine reçut une nouvelle grande affectation pour la Kolyma, comme directeur du Dalstroï. C’était un poste où se trouvait concentré entre les mains de Berzine le pouvoir suprême sur une région périphérique – qui faisait un huitième de l’Union soviétique –, pouvoir du parti, des soviets, pouvoir militaire, syndical, etc.
La prospection géologique, les expéditions de Bilibine, de Tsaregradski avaient donné d’excellents résultats. Les réserves en or étaient immenses, restait un petit détail : extraire cet or par un froid de moins soixante degrés.
Qu’il y eût de l’or à la Kolyma, on le savait depuis trois cents ans. Mais aucun tsar n’avait pu se résoudre à faire extraire cet or au moyen des travaux forcés, par le travail des détenus, des esclaves. Seul le pouvoir soviétique s’y résolut. Après la première année, le Biélomorkanal, après la Vichéra, on décida qu’on pouvait faire n’importe quoi de l’homme, que les limites de son abaissement étaient incommensurables et sa force physique illimitée. Il apparut qu’on pouvait faire n’importe quoi au nom d’un deuxième plat sur l’échelle du ventre – au nom de la ration productive, stakhanoviste des travailleurs de choc, comme on se mit à appeler en 1937 la ration la plus élevée donnée aux détenus ou « soldats de la Kolyma », selon l’expression des journaux de l’époque.
On chercha un homme pour mener cette entreprise aurifère, cette colonisation de la région et, plus tard, pour anéantir physiquement les ennemis du peuple. Et on ne trouva personne de mieux que Berzine. Il manifestait un mépris total des gens – pas de la haine, du mépris.
Premier chef de la Kolyma à détenir un pouvoir plus grand qu’Ivan Pestel, le général-gouverneur de la Sibérie orientale, le père du décembriste, Berzine emmena Tamarine, lui confiant le secteur agricole – pour faire des expériences, en jeter plein la vue, pour sa plus grande gloire. On créa des exploitations agricoles du type de la Vichéra d’abord près de Vladivostok, puis à côté d’Elguène.
Une exploitation agricole d’appoint à Elguène, au centre de la Kolyma, ce fut un entêtement capricieux de Berzine comme de Tamarine.
Berzine estimait que le futur centre de la Kolyma ne serait pas le littoral de Magadane, mais la vallée de Taskane. Magadane n’était qu’un port.
Dans la vallée de Taskane, il y avait à peine plus de terre que sur les roches nues de toute la région de la Kolyma.
On y créa un sovkhoze, et on tua des millions de gens pour démontrer l’indémontrable. Les pommes de terre ne voulaient pas mûrir. On les faisait pousser dans des serres, on les transplantait comme des choux lors d’innombrables « travaux de choc » ou « samedis communistes », version concentrationnaire : on obligeait les détenus à y travailler, à transplanter les plants « pour eux ». « Pour eux ! » J’ai beaucoup travaillé à ce genre de « samedis » et je n’en ai jamais vu la couleur !
Au bout d’un an, la Kolyma concentrationnaire livra son premier or. En 1935, Berzine reçut l’ordre de Lénine. Alexandre Alexandrovitch fut réhabilité, sa condamnation annulée. À cette époque, sa sœur était morte, elle aussi, mais Alexandre Alexandrovitch tenait toujours bon. Il écrivait des articles dans les journaux, non plus sur la jeune poésie komsomole, cette fois-ci, mais sur ses expériences agricoles… Alexandre Alexandrovitch créa une espèce de chou, l’« hybride Tamarine », qui avait quelque chose de particulièrement septentrional, comme l’espèce créée par Mitchourine[66]. Un chou, pas une rose. En photo, le chou ressemblait à une énorme rose, à un gros bouton rudimentaire. Trente-deux tonnes à l’hectare ! Le « melon-citrouille Tamarine », au poids de quarante kilos. Les pommes de terre, sélection Tamarine.
À la Kolyma, Alexandre Alexandrovitch fut nommé directeur du département de culture maraîchère de l’Académie des sciences de l’Extrême-Nord.
Tamarine envoyait des rapports à l’Académie des sciences soviétique, faisait des voyages à Moscou, se hâtait.
L’alerte de l’année 1935, le sang de l’année 1935, les « vagues » de détenus, où l’on trouvait beaucoup d’amis et de connaissances de Berzine, avaient effrayé Tamarine, l’avaient mis sur ses gardes. Berzine prenait la parole et stigmatisait, confondait et condamnait des saboteurs et des espions de toutes sortes parmi ses subordonnés, qui « s’étaient infiltrés, faufilés dans leurs rangs », jusqu’au jour où il devint lui-même un saboteur et un espion.
L’une après l’autre, des commissions étudièrent le royaume de Berzine, interrogèrent et convoquèrent…
Tamarine sentit à quel point sa situation était instable, précaire. Car ce n’était qu’en 1935 qu’on avait annulé la sentence rendue contre lui, avec un « rétablissement dans tous ses droits ».
Tamarine avait reçu l’autorisation de retourner à la Kolyma en qualité de travailleur libre, section « agriculture du Nord », comme un Mitchourine d’Extrême-Orient, un magicien d’Extrême-Orient. Le contrat avait été signé en 1935 à Moscou.
Les récoltes de légumes des camps proches de Vladivostok furent de grands succès. La force de travail gratuite des détenus, illimitée au camp de transit du Dalstroï, faisait des miracles. Des agronomes choisis dans les convois de détenus, mus par la promesse d’une libération anticipée et des décomptes de journées de travail, n’épargnaient pas leur peine et réalisaient toutes sortes d’expériences. En cas d’échec, on ne les poursuivait pas encore. Ils recherchaient fiévreusement la réussite. Mais tout cela, c’était le continent, la Grande-Terre, l’Extrême-Orient, pas l’Extrême-Nord. D’ailleurs là-bas aussi, on se mit à mener des expériences, dans la vallée de Taskane, à Elguène, à Seïmtchane, sur le littoral proche de Magadane.
Alexandre Alexandrovitch Tamarine-Miretski était resté à la Vichéra de 1928 à 1932. En 1932, il était arrivé comme détenu au Dalstroï, à Vladivostok. Le premier or de la Kolyma, livré en 1935, en fit un homme libre. L’ordre d’annuler sa condamnation date du début de l’année 1935.
Il n’y eut pas de libération préparée avec plus de soins, avec un abaissement aussi infini, avec une telle adresse et une telle prudence. Des convois de détenus en provenance du continent arrivaient à la Kolyma. Le monde créé par Berzine pour Tamarine volait en éclats. De nombreux activistes de l’époque Kirov ou d’avant Kirov trouvèrent à s’employer chez Berzine, comme une sorte de réserve. Ainsi, F. Medved, le chef de l’Oguépéou de Leningrad lors du meurtre de Kirov, était, chez Berzine, chef de l’Oguépéou du Sud. Dans le premier cas, les initiales GuéPé désignaient Sécurité d’État et, dans le deuxième cas, Exploitation Minière : tels étaient les divertissements linguistiques des travailleurs des Organes.
Vint l’année 1936, avec ses exécutions, ses révélations, ses repentirs.
Il y eut beaucoup de procès à la Kolyma, mais ces victimes locales ne suffisaient pas à Staline. Il fallait jeter une proie plus grosse dans la gueule de Moloch.
En novembre 1937, Berzine fut rappelé à Moscou, avec l’attribution d’un an de congé. On nomma Pavlov directeur du Dalstroï. Berzine présenta le nouveau chef aux cadres du parti du Dalstroï. Il n’eut pas le temps de l’accompagner sur les gisements pour lui passer les affaires : Moscou le pressait.
Avant son départ, Berzine aida Tamarine à obtenir un congé pour le continent. N’ayant qu’une ancienneté de deux ans au Dalstroï, Tamarine n’y avait pas encore droit. Ce fut le dernier bienfait du directeur du Dalstroï au général Khan-Guireï.
Ils voyagèrent dans le même compartiment. Berzine était sombre, comme à l’ordinaire. Tout près de Moscou, à Alexandrov, par une nuit glaciale de décembre que balayait une tempête de neige, Berzine descendit sur le quai. Et il ne regagna pas son compartiment. Le train arriva sans lui à Moscou. Tamarine, après avoir passé quelques jours de véritable liberté – pour la première fois en vingt ans –, essaya de savoir ce qu’était devenu son supérieur et protecteur de tant d’années. Lors d’une de ses visites à la représentation du Dalstroï, Tamarine apprit qu’il était également exclu « du système », congédié en son absence, et à jamais.
Tamarine décida de tenter encore une fois sa chance. En ces années-là, la moindre demande, plainte ou requête revenait à attirer l’attention sur le plaignant et constituait un risque mortel. Mais Tamarine était vieux, il ne voulait pas attendre. Oui, il était un vieillard, il ne pouvait, ne voulait pas attendre. Il adressa une requête à la Direction du Dalstroï demandant qu’on le reprenne pour un travail à la Kolyma. Il essuya un refus : la Kolyma d’après Berzine n’avait pas besoin de spécialistes dans son genre.
On était en mars 1938, toutes les prisons de transit du pays étaient bondées. Des convois, des convois, encore des convois. Toutes les voies ferrées du pays étaient embouteillées par des convois de détenus. Le sens de la réponse était : « Si on t’y amène, ce sera sous escorte. »
C’est la dernière trace, en ce monde, de Khan-Guireï, jardinier et général.
Les destinées de Berzine et de Tamarine se ressemblent beaucoup. Tous deux ont servi la force et obéi à cette force. Ils ont cru en la force. Et la force les a trahis.
On n’a jamais pardonné l’affaire Lockhart à Berzine, on ne l’a jamais oubliée. Ni chez nous ni en Occident. À l’Ouest, les mémorialistes considéraient Berzine comme un conjuré loyal du complot anglais. Ni Lénine ni Dzerjinski, qui connaissaient l’affaire en détail, n’étaient plus de ce monde. Et quand ce fut l’heure, Staline tua Berzine. La proximité des secrets d’État est trop brûlante pour les hommes, même si leur sang est aussi froid que celui de Berzine.
1967