Le dompteur de feu
Je me suis déjà trouvé dans un incendie, et plus d’une fois. Gamin, j’avais parcouru les rues d’une ville de bois en flammes et je me souviendrai toute ma vie de ces rues violemment éclairées en plein jour, comme si le soleil n’avait pas suffi à la ville et qu’elle avait elle-même réclamé le feu. L’inquiétude stagnante du ciel bleu pâle brûlant, embrasé. Il y avait une force latente dans le feu même, dans la flamme qui enflait. Il n’y avait pas de vent, mais les maisons rugissaient, tremblaient de tout leur corps et lançaient des planches enflammées sur les toits des maisons situées de l’autre côté de la rue.
À l’intérieur, il faisait simplement sec, chaud et clair, et j’avais franchi, enfant, sans obstacle ni effroi ces rues qui m’avaient laissé passer sain et sauf pour brûler et se consumer sitôt après. Tout un côté de la rivière avait été détruit, seul le cours d’eau avait sauvé la partie la plus importante de la ville.
Adulte, j’ai encore éprouvé cette sensation de paix au plus fort de l’incendie[89]. Des incendies dans la taïga, j’en ai vu bon nombre. J’ai marché sur de la mousse d’un mètre d’épaisseur, brûlante, bleu foncé, luxuriante, calcinée comme un tissu. Je me suis faufilé à travers un bois de mélèzes jetés à terre par l’incendie. Ce n’était pas le vent, mais le feu qui arrachait les mélèzes avec leurs racines et les jetait bas.
Le feu était comme une tempête, il engendrait lui-même la tempête, faisait tomber les arbres et laissait à jamais une traînée noire sur la taïga. Puis il s’éteignait, à bout de forces, au bord d’un ruisseau.
Une flamme claire et jaune parcourait l’herbe desséchée qui remuait, bougeait comme si un serpent y rampait. Mais il n’y a pas de serpents à la Kolyma.
La flamme jaune s’élançait à l’assaut d’un arbre, d’un mélèze, et, le feu prenant des forces, rugissait en secouant le tronc.
Ces convulsions des arbres, les convulsions de l’agonie, étaient partout les mêmes. Le masque hippocratique des arbres, je l’ai vu plus d’une fois.
Il avait plu trois jours entiers sur l’hôpital, voilà pourquoi je pensais aux incendies et évoquais le feu. La pluie aurait sauvé la ville, l’entrepôt des géologues et la taïga en flammes. L’eau est plus forte que le feu.
Les malades convalescents partaient à la cueillette des baies, des champignons, de l’autre côté de la rivière : il y avait là des airelles des marais et des airelles rouges à profusion, des colonies géantes de bolets glissants et multicolores aux chapeaux gluants et froids. Les champignons nous semblaient froids, des êtres vivants à sang froid de l’espèce des serpents, tout sauf des champignons.
Les champignons surgissent tardivement, après les pluies ; il n’y en a pas tous les ans mais, quand il en vient, ils cernent les tentes, emplissent tous les bois, les sous-bois[90].
Nous allions en faire la cueillette tous les jours.
Ce jour-là, il faisait froid, il y avait un vent glacial, mais il ne pleuvait plus ; par les déchirures des nuages, on voyait un ciel pâle d’automne et il était évident qu’il n’allait pas pleuvoir[91].
On pouvait, il fallait aller cueillir des champignons. Après la pluie, la récolte est abondante. Nous traversâmes la rivière à trois, dans une petite barque, comme nous le faisions tous les matins. L’eau avait à peine monté, elle était à peine plus rapide qu’à l’accoutumée. Les vagues étaient plus sombres que d’habitude.
Safonov montra l’eau du doigt, puis il désigna l’amont et nous comprîmes tous trois ce qu’il voulait dire.
— On aura le temps. Il y a beaucoup de champignons, dit Vériguine.
— On ne va quand même pas rebrousser chemin, ajoutai-je.
— Voilà ce qu’on va faire, proposa Safonov : vers quatre heures, le soleil est juste contre cette montagne ; à quatre heures, on se retrouve sur la rive. Et on attache la barque le plus loin possible…
Nous nous éparpillâmes dans toutes les directions, chacun avait ses coins préférés pour les champignons.
Mais, dès les premiers pas en forêt, je vis qu’il était inutile de me dépêcher, que j’avais le royaume des champignons à mes pieds. Leurs têtes étaient de la taille d’une chapka, d’une main, et il ne me faudrait pas beaucoup de temps pour remplir mes deux grands paniers. Je posai mes paniers dans une clairière, près d’un chemin à tracteurs, afin de les retrouver du premier coup, et j’allai plus loin, léger, jeter au moins un coup d’œil sur les champignons qui avaient poussé là-bas, dans les meilleurs coins que j’avais depuis longtemps repérés.
Je pénétrai dans la forêt et mon sang de cueilleur de champignons ne fit qu’un tour : il y avait partout d’énormes cèpes, dressés séparément les uns des autres au-dessus de l’herbe ; leur taille dépassait celle des buissons d’airelles rouges ; ces champignons frais, durs et élastiques, étaient fantastiques.
Fouettés par l’eau de pluie, ces champignons étaient devenus monstrueux, avec des chapeaux d’un demi-mètre ; il y en avait à perte de vue et ils étaient tellement sains, forts et frais qu’il n’y avait qu’une chose à faire : il me fallait revenir sur mes pas, jeter dans l’herbe tout ce que j’avais déjà cueilli et rentrer à l’hôpital avec ce miracle en forme de champignons dans les bras.
C’est ce que je fis.
Tout cela demandait du temps, mais je calculai qu’il me faudrait une demi-heure pour rentrer par le sentier.
Je descendis la colline, écartai les buissons : l’eau froide avait envahi le sentier sur des mètres et des mètres. Le sentier avait disparu sous l’eau pendant que je cueillais mes champignons.
Le bois bruissait et l’eau froide ne cessait de monter. Le grondement se faisait de plus en plus fort. Je grimpai sur une hauteur et longeai la montagne sur la droite, vers le lieu du rendez-vous. Je ne jetai pas les champignons : je suspendis les deux paniers pesants attachés avec une serviette à mes épaules.
En montant, je m’approchai du bosquet où devait se trouver la barque. Le bosquet était complètement noyé et l’eau continuait de monter.
Je parvins jusqu’à la rive, sur une hauteur.
La rivière mugissait : elle déracinait les arbres et les jetait dans le courant. Il ne restait plus un buisson du petit bois où nous avions abordé le matin : tous les arbres avaient été déracinés, arrachés et emportés. La force effroyable de cette eau musclée ressemblait à celle d’un lutteur. L’autre rive étant rocheuse, la rivière avait pris sa revanche sur la rive droite, la mienne, qui était couverte d’arbres.
La petite rivière que nous avions traversée le matin même s’était depuis longtemps transformée en monstre.
La nuit se mit à tomber et je compris qu’il me fallait gagner la montagne dans l’obscurité et y attendre l’aube, le plus loin possible de cette eau glaciale déchaînée. Trempé jusqu’aux os, je traînai mes paniers au pied de la montagne en trébuchant sans cesse dans l’eau et en sautant d’une butte à l’autre dans l’obscurité. La nuit d’automne était noire, froide et sans étoiles ; le sourd mugissement de la rivière couvrait toute voix humaine, mais où aurais-je pu entendre une voix humaine ?
Je vis soudain briller une lumière dans une gorge et je ne compris pas tout de suite qu’il ne s’agissait pas de l’étoile du soir mais d’un feu de camp. Étaient-ce des fuyards ? Des géologues ? Des pêcheurs ? Des faucheurs ? Je me dirigeai vers le feu après avoir laissé mes deux grands paniers au pied d’un arbre jusqu’au matin, n’emportant qu’un petit panier avec moi.
Dans la taïga, les distances sont trompeuses : une isba, un rocher, un bois, une rivière peuvent être étonnamment proches ou éloignés. Je n’hésitai pas longtemps. Je voyais un feu : je devais m’en approcher, sans me poser de question. Ce feu était une nouvelle force importante dans ma nuit d’alors. Une force salvatrice.
Je m’apprêtai à cheminer sans répit, à tâtons si nécessaire car, enfin, il y avait un feu nocturne, donc il y avait des gens là-bas – c’était la vie, le salut. Je marchai le long de la gorge sans perdre le feu de vue, et au bout d’une demi-heure, après avoir contourné un grand rocher, je vis brusquement le feu juste devant moi, vers le haut, sur une petite plate-forme rocheuse. Il brûlait devant une petite tente, basse comme un rocher. Des gens étaient assis autour. Ils ne me prêtèrent pas la moindre attention. Je ne leur demandai pas ce qu’ils faisaient là mais je m’approchai du feu pour me réchauffer[92].
Après avoir défait un chiffon sale, l’aîné des faucheurs me tendit en silence un peu de sel, et au bout d’un court moment l’eau se mit à siffler, à sauter et à se couvrir d’une écume blanche.
Je mangeai mon champignon miracle qui n’avait aucun goût, le fis passer en buvant de l’eau bouillante, ce qui me réchauffa un peu. Je me mis à somnoler près du feu et lentement, sans un bruit, l’aube pointa, le jour se leva et je me dirigeai vers la rive sans remercier les faucheurs pour leur hospitalité. On voyait les deux gros paniers posés au pied de l’arbre à plus d’une verste.
L’eau descendait déjà.
Je passai par le bois en m’accrochant aux arbres encore debout : des arbres aux branches cassées, à l’écorce arrachée.
Je marchais sur le rocher en posant parfois le pied sur des coulées de sable venues de la montagne.
L’herbe, qui devait encore pousser après la tempête, s’était enfouie dans le sable, sous les pierres, s’était agrippée à l’écorce des arbres.
J’arrivai à la rive. Oui, c’était bien la rive, une nouvelle rive, et non pas la ligne mouvante des grandes crues.
L’eau courait, encore gonflée de pluies, mais on voyait que son niveau baissait.
Loin, très loin, sur l’autre rive, comme de l’autre côté de la vie, j’aperçus des silhouettes qui agitaient les bras. Je vis la barque. Je fis de grands moulinets avec mes bras, ils me comprirent, me reconnurent. Ils portèrent la barque sur des perches à deux kilomètres en amont de l’endroit où j’étais. Safonov et Vériguine abordèrent bien plus en aval. Safonov me tendit ma ration de pain du jour, six cents grammes, mais je n’avais pas faim.
Je traînai mes paniers avec mes champignons miracle.
Il y avait eu la pluie, et puis j’avais transporté mes champignons à travers la forêt en pleine nuit, en me cognant aux arbres : il n’y avait plus que des lambeaux dans mes paniers, des bouts de champignons.
— On les jette, non ? demanda Vériguine.
— Mais non, pourquoi donc…
— On a jeté les nôtres hier. On a tout juste réussi à ramener la barque. Quant à toi, dit Safonov avec détermination, on s’est dit qu’on nous demanderait plus de comptes pour la barque que pour toi.
— Pour moi, on n’allait pas demander grand-chose.
— Justement. Ni nous ni le chef n’aurions eu de comptes à rendre pour toi, mais pour la barque… J’ai bien fait ?
— Oui.
— Monte, dit Safonov, et prends ces maudits paniers.
Nous quittâmes la rive et la traversée commença : un frêle esquif sur la rivière impétueuse, encore orageuse.
À l’hôpital, on m’accueillit sans jurons et sans joie. Safonov avait eu raison de se préoccuper d’abord de la barque.
Je déjeunai, dînai et pris le petit déjeuner pour déjeuner et dîner à nouveau : je mangeai toute ma ration de deux jours et commençai à avoir sommeil. Je m’étais réchauffé.
Je mis une gamelle d’eau sur le feu. Une eau domptée sur un feu maîtrisé. Et la gamelle se mit très vite à bouillonner, à glouglouter. Mais je dormais déjà…
1966