Juin
Andreïev sortit de la galerie et alla à l’atelier des lampes pour rendre sa Wolf qui venait de s’éteindre.
« Ils vont encore me chercher des crosses, pensa-t-il paresseusement au sujet du service de sécurité. Le fil est cassé… »
On fumait dans la mine, malgré l’interdiction. Fumer était passible d’une nouvelle peine, mais personne ne s’était encore fait prendre.
Non loin du carreau de la mine, Andreïev rencontra Stoupnitski, professeur à l’Académie d’artillerie. Stoupnitski travaillait comme contremaître en surface, bien qu’il eût l’article 58. C’était un employé dégourdi, consciencieux et agile malgré son âge ; les autorités de la mine n’osaient même pas rêver d’un pareil contremaître.
— Écoutez, dit Stoupnitski, les Allemands ont bombardé Sébastopol, Kiev et Odessa.
Andreïev l’écouta, poli. Aurait-il appris qu’il y avait la guerre au Paraguay ou en Bolivie, sa réaction n’aurait pas été différente. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, à lui, Andreïev ? Stoupnitski, le contremaître, était repu, il pouvait, lui, s’intéresser à ce genre d’événements.
Gricha le Grec, un voleur, s’approcha.
— Eh ! les mitraillettes, c’est quoi ?
— Je ne sais pas. Quelque chose comme les mitrailleuses, sans doute.
— Un couteau est pire que n’importe quelle balle, énonça Gricha d’un ton sentencieux.
— C’est vrai, dit Boris Ivanovitch, un chirurgien-détenu. Un couteau dans le ventre, c’est l’infection à coup sûr : il y a toujours un risque de péritonite. Les blessures par arme à feu sont meilleures, plus propres…
— Le mieux, c’est un clou, dit Gricha le Grec.
— En ran-angs !
Nous nous mîmes en rangs pour rentrer au camp. Nous avions une escorte pour aller à la mine et en revenir. L’escorte ne pénétrait jamais à l’intérieur de la mine : l’obscurité souterraine protégeait les gens contre les coups. Les contremaîtres libres se méfiaient également. Et si un bloc de charbon leur tombait sur la tête par le four vertical… Nikolaï Antonovitch, le responsable, avait beau avoir la main leste, même lui avait dû renoncer à sa vieille habitude. Le seul à cogner, c’était Michka Timochenko, un jeune surveillant, un détenu, qui « faisait carrière ».
Michka Timochenko pensait en marchant : « Je vais demander à partir au front. Il n’y a pas de risque, ils ne m’y enverront pas, mais j’en retirerai un bénéfice. Sinon, que je cogne ou non, je n’y gagnerai rien, sauf une peine. » Le matin suivant, il alla voir le chef Kossarenko. Le chef du poste de camp n’était pas un mauvais gars. Michka se mit au garde-à-vous.
— Voilà une demande pour aller au front, citoyen-chef.
— Eh ben, dis donc ! Bon, donne, donne. Tu seras le premier. Seulement, on ne te prendra pas…
— À cause de mon article, citoyen-chef ?
— Oui, bien sûr.
— Qu’est-ce que je vais devenir, moi, avec cet article ?
— Tu t’en sortiras. Tu es un roublard, dit Kossarenko d’une voix enrouée. Appelle donc Andreïev.
Andreïev fut étonné de cette convocation. On ne l’avait jamais fait venir devant les yeux clairs du chef de camp en personne. Mais il ne ressentait que le désintérêt, l’absence de peur, l’indifférence habituels. Andreïev frappa à la porte en contre-plaqué :
— Détenu Andreïev, à vos ordres.
— C’est toi, Andreïev ? dit Kossarenko en l’examinant avec curiosité.
— C’est moi, citoyen-chef.
Kossarenko fouilla dans les papiers qui jonchaient sa table et retrouva quelque chose qu’il parcourut en silence tandis qu’Andreïev attendait.
— J’ai un travail pour toi…
— Je travaille comme rouleur au troisième secteur…
— Chez qui ?
— Chez Koriaguine.
— Demain, tu resteras ici. Tu travailleras au camp même. Koriaguine n’en mourra pas.
Kossarenko se leva en brandissant un papier et dit d’une voix tout à coup complètement éraillée :
— Tu vas démonter la zone. Enlever les barbelés. Dans votre zone.
Andreïev comprit qu’il s’agissait de la zone des 58 ; à la différence de nombreux camps, la baraque des « ennemis du peuple » était entourée d’un fil de fer barbelé à l’intérieur même de la zone du camp.
— Tout seul ?
— Avec Maslakov. Vous serez deux.
« C’est la guerre, pensa Andreïev, ce doit être le plan de mobilisation. »
— Je peux m’en aller, citoyen-chef ?
— Oui. J’ai deux rapports sur toi.
— Je ne travaille pas plus mal que les autres, citoyen-chef.
— Bon. File…
Andreïev et Maslakov redressèrent les clous rouillés et enlevèrent les barbelés en les enroulant autour d’un bâton. Dix rangées de fils de fer, dix lignes de métal sans compter les transversales ; ce travail leur prit toute la journée. Il n’était ni mieux ni pire que n’importe quel autre travail. Kossarenko s’était trompé : la sensibilité des détenus s’était émoussée.
Au déjeuner, Andreïev apprit une autre nouvelle : la ration de pain était ramenée d’un kilo à cinq cents grammes ; c’était une nouvelle lourde de menaces, car au camp, le plus important, ce n’était pas le supplément de nourriture. C’était le pain.
Le lendemain, Andreïev retourna à la mine.
Il y faisait aussi froid et sombre que d’habitude. Andreïev descendit dans la galerie inférieure à pied, par l’escalier. On n’avait pas encore descendu les chariots vides et Kouznetsov, le deuxième rouleur de l’équipe, était assis non loin du carreau du bas, dans la lumière, attendant les wagonnets.
Andreïev s’assit à côté de lui. Kouznetsov était un droit commun, un assassin de village.
— Écoute, dit Kouznetsov, on m’a convoqué.
— Où ça ?
— Là-bas. Derrière le pont.
— Et alors ?
— On m’a ordonné de faire une déclaration contre toi.
— Contre moi ?
— Oui.
— Et toi ?
— Je l’ai faite. Est-ce que j’avais le choix ?
« C’est vrai, pensa Andreïev, que peut-on faire d’autre ? »
— Tu as écrit quoi ?
— Eh bien, j’ai mis ce qu’on me disait : que tu admirais Hitler…
« Et ce n’est pas un salaud, pensa Andreïev, ce n’est qu’un malheureux. »
— Qu’est-ce qu’on va me faire, maintenant ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Le délégué m’a dit : « C’est juste comme ça, pour la forme. »
— Tu parles, dit Andreïev, bien sûr. Pour la forme. Ma peine se termine cette année. Ils auront le temps de m’en fabriquer une autre.
Les wagonnets roulaient sur la rampe.
— Eh vous, les bavards, cria le chef du carreau, attrapez les wagonnets vides !
— Écoute, je vais refuser de travailler avec toi, dit Kouznetsov. Parce qu’ils vont me convoquer de nouveau, et moi je leur dirai : « Je ne sais rien, je ne travaille pas avec lui. » Voilà…
— C’est la meilleure solution, acquiesça Andreïev.
La fois d’après, Andreïev eut Tchoudakov comme coéquipier, un droit commun, lui aussi. À la différence du prolixe Kouznetsov, celui-ci se taisait. Soit il était silencieux de nature, soit on l’avait mis en garde « derrière le pont ».
Au bout de quelques jours, on envoya Andreïev et Tchoudakov dans la galerie d’aération, au carreau du haut : ils devaient faire descendre les wagonnets vides et haler les wagonnets pleins sur une rampe de trente mètres. On retournait les wagonnets sur le carreau, on remettait les roues sur les rails qui suivaient la pente, on fixait des câbles d’acier sur les wagonnets et, après avoir accroché de petits « riflards » au câble-treuil, on les poussait vers le bas. On les accrochait à tour de rôle. C’était le tour de Tchoudakov.
Les wagonnets avançaient, l’un après l’autre, la journée de travail battait son plein, quand soudain, Tchoudakov se trompa : il poussa un wagonnet sans l’avoir relié au câble. Quel « fortiche » ! Un accident de mine ! Il y eut un grondement sourd, un claquement métallique, un fracas contre les montants : des colonnes de poussière blanche envahirent la rampe.
Tchoudakov fut immédiatement arrêté, Andreïev, lui, rentra à la baraque. Le soir même, on le convoqua chez Kossarenko, le chef.
Kossarenko arpentait son bureau à grands pas.
— Qu’est-ce que tu as fait ? Hein, qu’est-ce que tu as fait ? Je te le demande, saboteur !
— Mais vous êtes fou, citoyen-chef ! dit Andreïev. C’est Tchoudakov, et ce n’était pas volontaire…
— C’est toi qui as fait le coup, canaille ! Saboteur ! Tu as stoppé la mine !
— Qu’est-ce que j’ai à y voir ? Et personne n’a stoppé la mine, le travail continue. Qu’avez-vous donc à hurler ?
— Il ne le sait pas ! Tiens, regarde ce qu’écrit Koriaguine… Il est membre du parti.
Il y avait réellement un grand rapport rédigé de la petite écriture de Koriaguine sur le bureau du chef.
— Tu en répondras !
— À votre guise.
— Fous le camp, canaille !
Andreïev s’en alla. Dans la baraque, la « petite cabine » des contremaîtres, on entendait une conversation animée qui s’interrompit à l’arrivée d’Andreïev.
— Tu veux voir qui ?
— Vous, Nikolai Antonovitch, dit Andreïev en s’adressant au « chef ». Où dois-je aller travailler demain matin ?
— Tâche de rester en vie jusqu’à demain matin, dit Michka Timochenko.
— Ce n’est pas ton problème.
— Voilà, c’est à cause d’érudits de ce genre que j’ai été condamné. Je te le jure, Antonovitch, dit Michka. À cause de ces Ivan Ivanovitch.
— Tu n’as qu’à aller chez Michka, dit Nikolai Antonovitch. C’est Koriaguine qui l’a décidé. Si on ne t’arrête pas. Michka t’en fera baver.
— Il faut que tu comprennes où tu es, dit sévèrement Timochenko. Maudit fasciste !
— C’est toi le fasciste, espèce de crétin ! répliqua Andreïev.
Et il alla distribuer quelques affaires à des camarades : des chaussettes russes de rechange et une écharpe en coton – pour ne rien posséder de trop lors de son arrestation.
Il avait pour voisin de châlit un dénommé Tikhomirov, ancien doyen de la faculté des mines. Il travaillait comme boiseur à la mine. L’ingénieur en chef avait essayé de « pousser » le professeur, ne serait-ce qu’au poste de contremaître, mais Svichtchov, le directeur de la région minière, avait refusé tout net et lui avait jeté un regard noir.
— Si on nommait Tikhomirov, avait-il dit à l’ingénieur en chef, vous n’auriez plus rien à faire à la mine. Compris ? Que je n’en entende plus parler.
Tikhomirov attendait Andreïev.
— Alors ?
— Laissons passer la nuit par là-dessus, dit Andreïev. On est en guerre.
On n’arrêta pas Andreïev. Tchoudakov refusa de mentir. Malgré un régime de cachot – un gobelet d’eau et trois cents grammes de pain par jour –, on ne put lui extirper nulle déclaration : ce n’était pas la première fois que Tchoudakov était en détention et il connaissait le véritable prix des choses.
— À quoi tu veux me pousser ? dit-il au juge d’instruction. Andreïev ne m’a jamais fait de tort. Je sais comment ça se passe. Ça ne vous intéresse pas de me juger. C’est Andreïev que vous voulez condamner. Eh bien, tant que je serai vivant, vous ne le jugerez pas. Vous en êtes à peine à commencer à manger de la bouillie de camp.
— Bon, dit Koriaguine à Michka Timochenko. Tu es notre unique espoir. Toi seul en viendras à bout.
— Bien, compris. D’abord, on va l’avoir « au ventre » : on va lui diminuer sa ration. Et s’il lâche un mot de trop…
— Crétin ! dit Koriaguine. Qu’est-ce que ça a à voir, qu’il lâche quelque chose ou pas ? C’est ton premier jour sur terre ou quoi ?
Koriaguine releva Andreïev du travail sous terre. En hiver, dans la mine, le froid atteint tout au plus moins vingt degrés aux niveaux les plus bas, alors que dehors il fait moins soixante. Andreïev dut passer la nuit sur le carreau de mine supérieur, là où l’on entassait la roche. Des wagonnets pleins y montaient de temps en temps et Andreïev devait les décharger. Il n’y en avait pas beaucoup. Il faisait un froid atroce, le moindre souffle de vent suffisait pour transformer la nuit en enfer. C’est là que, pour la première fois de son séjour sur la terre de la Kolyma, Andreïev se mit à pleurer : cela ne lui était jamais arrivé auparavant, sauf, peut-être, dans ses jeunes années, quand il recevait des lettres de sa mère et qu’il n’avait pas la force de les lire sans pleurer, ni d’y penser sans pleurer. Mais c’était il y avait bien longtemps. Et maintenant, pourquoi pleurait-il ? L’impuissance, la solitude, le froid – Andreïev y était habitué ; il s’était dit qu’au camp, il allait se rappeler des vers, chuchoter, répéter quelque chose, mais on ne pouvait réfléchir par grand froid. Le cerveau humain ne peut pas fonctionner en plein gel.
Quelques nuits glaciales, et Andreïev se retrouva de nouveau dans la mine, de nouveau au roulage, avec, de nouveau, Kouznetsov comme coéquipier.
— Comme c’est bien que tu sois là ! se réjouit Andreïev. Et on m’a remis à la mine. Qu’est-ce qui lui a pris, à Koriaguine ?
— Eh bien, il paraît qu’on a déjà réuni les preuves contre toi. Il y en a assez, dit Kouznetsov. Ils n’ont pas besoin d’en avoir davantage. Alors, je suis revenu. J’aime bien travailler avec toi. Et Tchoudakov est sorti, lui aussi. On l’avait mis à l’isolateur. C’est un vrai squelette. Il va être préposé aux bains pour le moment. Il ne va plus travailler à la mine.
Les nouvelles étaient d’importance.
Les contremaîtres-détenus circulaient au camp sans escorte après leur travail, une fois remplies leurs obligations de rapport. Michka Timochenko décida d’aller aux bains avant l’arrivée des travailleurs du camp, comme il le faisait d’habitude.
Un inconnu, squelettique, ôta le crochet et ouvrit la porte.
— Où vas-tu ?
— Je suis Timochenko.
— Je le vois bien que tu es Timochenko.
— Alors pourquoi tu discutes ? dit le contremaître. Si tu ne connais pas encore mon thermomètre, tu vas y goûter. Va, envoie-moi la vapeur.
Repoussant le préposé aux bains, Timochenko pénétra à l’intérieur. Une obscurité noire et humide remplissait les bains de la mine. Des plafonds noirs de fumée, des baquets noirs, des bancs noirs le long des murs, des fenêtres noires. Dans les bains, il faisait sombre et sec comme dans la mine, une lampe de mine Wolf au verre ébréché pendait à un crochet fixé au poteau au milieu des bains, comme sur une poutre de mine.
Michka se déshabilla rapidement, choisit un tonneau à moitié plein d’eau froide, y mit le tuyau à vapeur ; il y avait une chaudière à vapeur dans le local et on réchauffait l’eau avec de la vapeur bouillante.
Debout sur le seuil, le préposé aux bains squelettique regardait en silence le corps rose et splendide de Timochenko.
— Voilà ce que j’aime, dit Timochenko : que la vapeur arrive lentement. Tu réchauffes l’eau, mais pas trop, je me mets dans le tonneau et tu m’envoies de la vapeur. Dès que c’est bien, je frappe sur le tuyau et tu arrêtes. Ton prédécesseur, le borgne, connaissait bien mes habitudes. Il est où ?
— Je ne sais pas, répondit le squelette.
Les clavicules du préposé faisaient saillir sa vareuse.
— Et toi, tu viens d’où ?
— De l’isolateur.
— Serais-tu Tchoudakov ?
— Oui. C’est moi.
— Je ne t’avais pas reconnu. Tu vas devenir riche[77] ! dit le contremaître en éclatant de rire.
— C’est à l’isolateur que j’ai « plongé » : voilà pourquoi tu ne m’as pas reconnu. Écoute, Michka, je t’ai vu, moi…
— Où ça ?
— Derrière le pont. J’ai entendu ce que tu as raconté au délégué…
— Chacun fait son propre salut, dit Timochenko. C’est la loi de la taïga. Nous sommes en guerre. Mais, toi, t’es un sacré original. T’es un crétin, Tchoudakov. Un crétin aux oreilles bouchées. Qu’est-ce que tu as pris à cause de ce maudit Andreïev !
— Oui. Mais ça, c’est mon affaire, dit le préposé.
Et il sortit. La vapeur gronda, bouillonnant dans le tonneau, l’eau devint chaude. Michka frappa, Tchoudakov arrêta la vapeur.
Michka grimpa sur un banc et se laissa tomber dans le tonneau haut et étroit… Il y avait des tonneaux moins grands et plus larges, mais le contremaître aimait prendre son bain dans celui-là. L’eau lui arrivait à la gorge. Les paupières mi-closes de plaisir, Michka frappa sur le tuyau. La vapeur recommença immédiatement à bouillonner. Il se mit à faire très chaud. Michka fit son signal au préposé, mais la vapeur bouillante continua de jaillir par le tuyau. Elle lui brûlait le corps et Timochenko prit peur, il frappa de nouveau sur le tuyau tout en essayant de s’extraire du tonneau, de sauter au-dehors, mais le tonneau était étroit et le tuyau métallique l’empêchait de grimper ; dans les bains, on ne voyait rien à cause de la vapeur blanche, bouillante, de plus en plus épaisse. Michka poussa un hurlement sauvage.
Ce jour-là, il n’y eut pas de bains pour les travailleurs.
Quand on ouvrit les portes et les fenêtres, l’épais brouillard d’un blanc trouble se dissipa. Le médecin du camp arriva. Timochenko avait cessé de respirer, il avait été ébouillanté vif.
On transféra Tchoudakov de son poste des bains à un endroit inconnu. Le borgne revint : personne ne l’avait chassé de son travail, il avait simplement bénéficié d’un « arrêt », provisoirement dispensé de travail pour maladie. Il avait eu de la « température ».
1959