Un écho dans la montagne
On n’arrivait absolument pas à trouver de secrétaire en chef au service de l’enregistrement. Plus tard, quand le service s’agrandit, cette fonction fut assumée par un département autonome : le « groupe des libérations ». Le secrétaire en chef, chargé de délivrer les papiers relatifs à la libération des détenus, était un personnage important dans cet univers où la vie du détenu était centrée sur le moment où il allait recevoir un document lui donnant le droit de ne plus être un détenu. Le secrétaire en chef devait être lui-même un détenu, ainsi que le prévoyait le règlement pour des raisons d’économie. On aurait pu, bien sûr, nommer à ce poste un membre du parti, un syndicaliste, ou persuader un commandant de quitter l’armée pour assurer cette fonction, mais l’époque ne s’y prêtait pas encore. Il n’était pas simple de trouver des gens désireux de travailler dans les services du camp, aussi « persuasifs » qu’en fussent les appointements. On considérait encore que c’était honteux et, dans tout le département de l’enregistrement qui administrait les affaires des détenus, il n’y avait qu’un seul libre, l’inspecteur Paskevitch, un doux ivrogne. Il venait peu au bureau : il passait la plupart de son temps à voyager en qualité de courrier de l’État, car le camp se trouvait, comme il se devait, loin de la vue des hommes.
On n’arrivait donc pas à trouver de secrétaire en chef. Soit on découvrait que le candidat était lié au monde des truands et exécutait leurs directives secrètes ; soit il apparaissait que le secrétaire en chef libérait contre espèces des spéculateurs, des trafiquants du Sud ; ou encore l’homme était ferme et honnête, mais c’était un empoté qui confondait tout, ne libérait pas les bonnes personnes.
Les autorités supérieures recherchaient l’homme qu’il leur fallait avec la plus grande énergie : qu’on le veuille ou non, les erreurs touchant aux libérations étaient considérées comme un crime grave et pouvaient mettre rapidement fin à la carrière d’un vétéran du camp, causer son « renvoi des troupes de l’Oguépéou » et même l’envoyer sur le banc des accusés.
Ce même camp qui, un an auparavant, s’appelait « quatrième section des camps des Solovki », était devenu à présent un camp indépendant et important de l’Oural du Nord.
Il ne manquait plus à ce camp qu’un secrétaire en chef.
Un jour, un convoi spécial arriva des Solovki, des îles mêmes. C’était un fait rarissime à la Vichéra. On n’y amenait personne par escorte spéciale. On y utilisait les wagons à bestiaux, des wagons rouges avec des châlits à l’intérieur, ou les célèbres wagons de passagers aux fenêtres grillagées qui donnaient l’impression que le wagon avait honte de ses fenêtres. Au sud, pour se protéger des voleurs, les gens ornent leurs fenêtres de grillages bizarres, en forme de fleurs ou de rayons ; la vive imagination des Méridionaux leur suggère l’idée de ces dessins métalliques qui ne choquent pas l’œil du passant, tout en restant des grillages. De la même façon, un wagon de passagers cesse d’être un simple wagon grâce à ces voilettes métalliques qui lui obstruent les yeux.
Sur les lointaines voies de chemin de fer de l’Oural et de la Sibérie, on voyait encore circuler à l’époque les célèbres wagons stolypine[107] : c’est un surnom que les wagons de prison garderont encore pendant de nombreuses décennies, bien qu’ils n’aient plus rien à voir avec des stolypines. Un wagon stolypine a deux petites fenêtres carrées d’un côté et quelques grandes fenêtres de l’autre. Ces petites fenêtres grillagées empêchent complètement de voir de l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur, même en collant le nez au grillage.
À l’intérieur, le wagon est partagé en deux par des grilles massives aux lourdes portes grinçantes et chaque moitié de wagon a sa petite fenêtre.
Des deux côtés, il y a un emplacement pour l’escorte. Le couloir lui est également réservé.
Les convois spéciaux ne circulaient pas en stolypines. Les soldats d’escorte transportaient les détenus isolés dans des trains ordinaires, occupant le dernier compartiment – tout cela se passait encore « en famille », simplement, comme avant la révolution. On n’avait pas encore accumulé autant d’expérience.
Un convoi spécial arriva de « l’île » – c’était ainsi qu’on appelait les Solovki à l’époque, l’île, tout court, comme pour Sakhaline – amenant un homme d’âge mûr, pas très grand, muni de béquilles, vêtu de l’inévitable caban des Solovki en drap militaire et coiffé d’une chapka à oreillettes, une solovtchanka.
L’homme était calme, il avait les cheveux blancs, des mouvements brusques, on voyait bien qu’il n’avait pas encore appris à marcher avec des béquilles, qu’il était devenu invalide depuis peu.
Dans la baraque commune aux châlits doubles, on était à l’étroit, on étouffait malgré les portes grandes ouvertes aux deux bouts de la baraque. Le sol en bois était recouvert de sciure ; assis à l’entrée, le responsable de baraque contemplait à la lumière de la lampe à pétrole à mèche de sept[108], des puces qui sautaient dans la sciure. De temps en temps, après avoir mouillé son doigt de salive, il se lançait à la recherche de ces insectes impétueux.
C’est dans cette baraque qu’on assigna une place au nouvel arrivant. Le responsable de nuit désigna d’un geste vague un coin sombre et puant où des hommes dormaient pêle-mêle et où il n’y avait plus de place ni pour un homme ni même pour un chat.
Mais le nouvel arrivant enfonça tranquillement sa chapka sur ses oreilles et, posant ses béquilles sur la longue table servant aux repas, il escalada les corps des gens couchés, s’étendit et ferma les yeux, s’immobilisa. Son corps s’enfonça au milieu des dormeurs, profitant de leur moindre mouvement pour occuper tout espace libéré, aussi minuscule fût-il. Lorsqu’il sentit sous ses coudes et ses cuisses les planches des châlits, le nouvel arrivant relâcha ses muscles et s’endormit.
Le lendemain matin, on s’aperçut que le nouvel arrivant invalide n’était autre que le fameux secrétaire en chef tant attendu à la Direction du camp.
À l’heure du déjeuner, il fut convoqué chez les autorités et, le soir, on le transféra dans une autre baraque réservée aux services administratifs, où vivaient tous les détenus fonctionnaires du camp. C’était une baraque étonnante, d’une construction rarissime.
On l’avait bâtie à l’époque où le chef de camp était un ancien marin, celui qui avait sabordé la flotte de la mer Noire en 1918 à l’arrivée du célèbre enseigne Raskolnikov[109].
Le marin avait fait une carrière terrestre au camp, et on lui devait la conception du bâtiment réservé aux services, un tribut payé à son passé de marin. Dans cette baraque, les châlits à deux étages étaient suspendus sur des filins d’acier. Des groupes de quatre hommes s’y balançaient, comme des marins dans leur poste d’équipage. Pour des raisons de sécurité, les châlits étaient fixés d’un côté par un câble d’acier long et solide. Voilà pourquoi tous les châlits se balançaient en même temps dès que le moindre habitant de la baraque esquissait un mouvement. Et, comme plusieurs personnes bougeaient en même temps, les châlits suspendus étaient sans cesse en mouvement et grinçaient, grinçaient interminablement – pas très fort, mais distinctement. Ce balancement et ce grincement ne s’arrêtaient pas un seul instant en vingt-quatre heures. Ce n’était qu’au moment de l’appel du soir que les châlits mobiles cessaient de bouger, comme un balancier de pendule fatigué, et se taisaient.
C’est dans cette baraque que je fis la connaissance de Stépanov, Mikhaïl Stepanovitch Stépanov. Tel était le nom du nouveau secrétaire en chef qui n’avait aucun des sobriquets tellement répandus ici.
D’ailleurs, vingt-quatre heures auparavant, j’avais vu son « enveloppe » apportée par l’escorte spéciale : son « dossier pénitentiaire ». Tout mince, avec une couverture verte, il commençait par le questionnaire habituel agrémenté des deux photos numérotées de face et de profil et du petit carré contenant les empreintes digitales qui évoquaient la coupe d’un arbre minuscule.
Sur le questionnaire, on pouvait lire sa date de naissance : 1888 – ces trois huit se gravèrent dans ma mémoire ; on y indiquait également l’endroit où il avait travaillé en dernier : Moscou, NK RKI[110]. Il était membre du PC (b) depuis 1917.
À l’une des dernières questions, condamnations antérieures, il avait répondu oui, inscrit au parti SR en 1905… Les inscriptions officielles étaient toujours lapidaires.
Il avait une peine de dix ans ou, plus exactement, une peine de mort commuée en dix ans.
Au camp, il avait travaillé comme secrétaire en chef aux Solovki pendant plus de six mois.
Le questionnaire de notre Mikhaïl Stepanovitch n’était pas très intéressant. Au camp, il y avait beaucoup de commandants des armées de Koltchak[111] et d’Annenkov[112], un commandant de la fameuse Division sauvage[113], une aventurière qui s’était fait passer pour la fille de Nicolas Romanov, le célèbre pickpocket Karlov, surnommé « l’Entrepreneur » et qui ressemblait vraiment à un entrepreneur avec son crâne chauve, sa grosse bedaine et ses doigts enflés ; c’était un des pickpockets les plus adroits, un véritable artiste qu’on montrait toujours aux autorités.
Il y avait Maïerovski, un cambrioleur et un peintre qui dessinait sans cesse sur n’importe quoi, une planche ou un bout de papier, et toujours la même chose : des hommes et des femmes nus entrelacés dans toutes les postures possibles d’accouplement contre nature. Il ne savait rien dessiner d’autre. C’était le fils maudit de parents très aisés, des scientifiques. Pour les truands, c’était un intrus.
Il y avait quelques comtes, quelques princes géorgiens de la suite de Nicolas II.
On mit le dossier pénitentiaire de Stépanov dans une chemise neuve du camp et on le rangea sur les étagères à la lettre S.
Je n’aurais jamais appris cette histoire étonnante sans une conversation qui eut lieu par hasard, un dimanche, dans le bureau de l’administration.
Ce jour-là, je vis Stépanov pour la première fois sans béquilles. Il avait une canne bien pratique qu’il avait apparemment commandée depuis longtemps à l’atelier de menuiserie du camp. La poignée de la canne, comme celle des cannes d’hôpital, était recourbée et pas complètement ronde comme le sont les poignées des cannes ordinaires.
Je m’exclamai « Oh ! » et le félicitai.
— Je me remets, me dit Stépanov. En fait, je n’ai rien de cassé. C’est le scorbut.
Il retroussa son pantalon et je vis sur sa peau une traînée noir-lilas qui remontait vers les cuisses. Nous gardâmes le silence. Puis je lui demandai :
— Mikhaïl Stepanovitch, pourquoi es-tu au camp ?
— Comment ? répondit-il en souriant. C’est que j’ai relâché Antonov[114]…
Micha Stépanov était un lycéen de Pétersbourg âgé de dix-sept ans, fils d’un professeur de lycée, quand il était entré au parti avant 1905, parcours obligatoire lorsqu’on était un jeune intellectuel russe à l’époque. Brillant de tous les feux légendaires de la « Volonté du peuple », le parti SR, qui venait tout juste d’être créé, était divisé en nombreuses tendances et sous-tendances. Parmi ces différents courants, les SR maximalistes occupaient une place importante : c’était le groupe du célèbre terroriste Mikhaïl Sokolov[115]. Des liens familiaux amenèrent Micha Stépanov à rallier ce groupe, et il embrassa très vite avec passion la vie de la Russie souterraine : les réunions clandestines, les planques, l’apprentissage du tir, la dynamite…
Dans les laboratoires, comme le voulait la coutume, il y avait une bouteille de nitroglycérine sur la table – en cas d’arrestation, de perquisition.
Dans une des planques, sept combattants furent encerclés par la police. Les SR se défendirent tant qu’ils eurent des munitions. Micha Stépanov tira, lui aussi. On les arrêta, on les condamna et on les pendit tous, à l’exception de Micha qui était mineur. Pour Micha Stépanov, la corde fut remplacée par une peine de bagne à perpétuité et il se retrouva non loin de son Pétersbourg natal, à Schlüsselbourg.
Le régime du bagne change en fonction de la conjoncture et du caractère de l’autocrate. Du temps du tsar, le bagne « à perpétuité » correspondait à une peine de vingt ans dont deux purgés les fers aux mains et quatre les fers aux pieds.
À Schlüsselbourg, du temps de Stépanov, on procéda à une « innovation » marquante : on se mit à enchaîner les bagnards deux par deux, ce qui était la meilleure manière de les brouiller.
Henri Barbusse a décrit dans un récit la tragédie de deux amants enchaînés l’un à l’autre et qui en arrivent à se haïr férocement…
Il y avait longtemps qu’on faisait la même chose avec les bagnards. Sélectionner les bagnards qu’on allait enchaîner deux par deux fut une superbe invention ; les autorités pénitentiaires purent se divertir ainsi à leur façon : enchaîner un grand à un petit, un membre de secte à un athée et, surtout, ils purent faire des « bouquets politiques » enchaîner des anarchistes à des SR, des sociaux-démocrates[116] à des membres du Partage noir[117].
Pour ne pas se disputer avec l’homme auquel on était enchaîné, il fallait une grande maîtrise de soi ou une admiration aveugle du plus jeune à l’égard de son aîné et un désir passionné du plus âgé de transmettre à son camarade tout ce qu’il avait de meilleur au fond de l’âme.
Il arrive que, soumise à une nouvelle épreuve bien plus difficile que les précédentes, l’âme humaine se renforce. Le caractère et l’âme se trempent.
C’est ainsi que se passèrent les années de fers de Mikhaïl Stépanov, tout ce temps où il eut des fers aux mains et aux pieds.
Puis vinrent les années de bagne ordinaire : le numéro, l’as de carreau sur la blouse étaient déjà devenus familiers, il ne les remarquait même plus.
À cette époque, Mikhaïl Stépanov, jeune homme âgé de vingt-deux ans, rencontra Sergo Ordjonikidzé[118] à Schlüsselbourg. Sergo était un remarquable propagandiste et il discuta pendant de longues journées avec Stépanov à la prison de Schlüsselbourg. Cette rencontre et cette amitié transformèrent Mikhaïl Stépanov, d’ancien SR maximaliste, en social-démocrate bolchevique.
Il crut en l’avenir de la Russie avec la foi d’un Ordjonikidzé, et il crut en son propre avenir. Mikhaïl serait encore jeune à sa libération ; même s’il devait purger sa perpétuité jusqu’au bout, il serait libéré à moins de quarante ans et saurait encore servir sous la nouvelle bannière.
Mais il n’eut pas à attendre aussi longtemps. Février 1917 ouvrit les portes des prisons tsaristes et Stépanov se retrouva en liberté bien plus tôt qu’il ne s’y attendait et ne s’y était préparé. Il retrouva Ordjonikidzé, entra au parti bolchevique, prit part à l’assaut du Palais d’Hiver[119] et, après la révolution d’Octobre, fit des études militaires, partit pour le front comme commandant rouge et progressa sur l’échelle militaire de front en front, toujours plus haut.
Au front d’Antonov, à Tambov, le commandant de brigade Stépanov commandait un bataillon de trains blindés, non sans succès.
L’antonovchtchina allait en s’apaisant. Ce furent des unités tout à fait particulières qui se retrouvèrent face à l’armée rouge lors de la révolte de Tambov : des habitants des villages de la région, brusquement métamorphosés en armée régulière, dotée de commandants.
À la différence des chefs de bien d’autres bandes armées du temps de la guerre civile, Antonov veillait à « l’état moral » de ses unités et encourageait ses soldats par l’intermédiaire de ses commissaires politiques qu’il avait nommés en prenant exemple sur les commissaires de l’armée rouge.
Antonov avait depuis longtemps été jugé par le tribunal révolutionnaire, condamné à mort par contumace et déclaré hors la loi. On avait envoyé à toutes les unités de l’armée rouge un ordre du commandement suprême exigeant qu’Antonov fût immédiatement fusillé dès qu’il serait pris et reconnu comme ennemi du peuple.
L’antonovchtchina allait en s’apaisant… Mais un beau jour on rapporta au commandant de brigade Stépanov que l’opération du régiment de la Vétchéka avait été couronnée de succès et qu’on avait capturé Antonov, Antonov en personne.
Stépanov donna l’ordre de lui amener le prisonnier. Antonov entra et s’arrêta sur le seuil. La lumière de la lampe chauve-souris suspendue à la porte tomba sur son visage anguleux, dur et inspiré.
Stépanov ordonna au soldat d’escorte de sortir et d’attendre derrière la porte. Puis il vint tout près d’Antonov – il était plus petit d’une tête ou presque – et lui dit :
— Sachka, c’est toi ?
Ils avaient été enchaînés ensemble à Schlüsselbourg et ne s’étaient pas disputés une seule fois.
Stépanov étreignit le prisonnier ligoté et ils s’embrassèrent.
Stépanov réfléchit longuement, il arpenta longtemps le wagon en silence tandis qu’Antonov regardait son vieil ami en souriant tristement : Stépanov lui avait parlé de l’ordre ; ce n’était pas une nouvelle pour le prisonnier.
— Je ne peux pas te faire fusiller et ne le ferai pas, dit Stépanov quand il crut avoir trouvé une solution. Je trouverai un moyen de te rendre la liberté. Mais, en échange, tu me promets de disparaître, de cesser toute lutte contre le pouvoir soviétique ; de toute façon, ce mouvement est voué à l’échec. Donne-moi ta parole, ta parole d’honneur…
Antonov, pour qui la situation était plus simple – il comprenait fort bien les tourments moraux de son camarade de bagne –, donna sa parole d’honneur. On l’emmena.
On convoqua un tribunal pour le lendemain et, pendant la nuit, Antonov s’évada. Le tribunal qui devait le juger une nouvelle fois jugea à sa place le chef de la garde qui avait mal posté ses sentinelles et ainsi permis à un criminel si important de s’évader. Parmi les membres de ce tribunal siégeaient Stépanov en personne et son frère. Le chef de la garde fut inculpé et condamné à un an de prison avec sursis.
Comment Stépanov avait-il pu ignorer qu’Antonov était un ancien prisonnier politique ? Pendant la courte période que Mikhaïl Stépanov avait passée au front de Tambov, il n’avait pas eu le temps de lire un des tracts d’Antonov, le plus important. Antonov y avait écrit : « Je suis un ancien de la Volonté du Peuple, j’ai passé de longues années au bagne tsariste. Rien à voir avec vos dirigeants, Lénine et Trotski, qui n’ont connu que la relégation. On m’a mis aux fers, etc. » Stépanov eut l’occasion de lire ce tract bien plus tard.
Mais à l’époque, il pensait que tout était fini, qu’il pouvait avoir la conscience tranquille, par rapport à Antonov dont il avait sauvé la vie comme vis-à-vis du pouvoir soviétique, puisque Antonov allait disparaître et que ce serait la fin de l’antonovchtchina.
Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Antonov n’avait pas songé un seul instant à tenir parole. Il réapparut, provoquant l’enthousiasme de ses troupes de Verts[120], et les combats reprirent avec une intensité nouvelle.
— C’est à ce moment-là que mes cheveux sont devenus tout blancs, me dit Stépanov. À cette époque-là, oui.
Peu après, Toukhatchevski[121] devint le commandant en chef ; son action énergique visant à liquider l’antonovchtchina porta ses fruits : on noya les villages les plus malfaisants sous un déluge de feu. L’antonovchtchina toucha à sa fin. Antonov se trouvait dans un hôpital de campagne, atteint du typhus exanthématique ; quand l’hôpital fut encerclé par les cavaliers de l’armée rouge, son frère le tua d’une balle sur son lit avant de se suicider. Voilà comment mourut Alexandre Antonov.
La guerre civile se termina. Stépanov, démobilisé, passa sous les ordres d’Ordjonikidzé, alors commissaire du peuple à l’Inspection ouvrière et paysanne. Membre du parti depuis 1917, Stépanov assura dans ce Commissariat les fonctions de secrétaire.
C’était en 1924. Il y travailla une année, puis deux, puis trois, mais à la fin de la troisième, il eut l’impression qu’on le surveillait : quelqu’un fouillait ses papiers, sa correspondance.
Stépanov connut de longues nuits d’insomnie. Il se remémora tous les actes de sa vie, tous les jours de sa vie : tout y était clair et net, à l’exception de l’histoire d’Antonov. Mais Antonov était mort. Et Stépanov n’avait jamais rien dit à son frère.
Il fut rapidement convoqué à la Loubianka et un juge d’instruction au grade élevé de tchékiste lui demanda tranquillement si, du temps où il était commandant de l’armée rouge, il n’avait pas, un jour, relâché Antonov.
Stépanov dit la vérité. Alors tous les mystères s’éclaircirent.
En fait, lors de cette fameuse nuit d’été de Tambov, Antonov ne s’était pas enfui tout seul. Il avait d’ailleurs été capturé en compagnie d’un de ses officiers. Ce dernier, après la mort d’Antonov, s’était enfui en Extrême-Orient, avait passé la frontière et rallié l’ataman Sémionov[122] ; il était revenu plusieurs fois comme saboteur, avait été fait prisonnier, emmené à la Loubianka et s’était « déboutonné ». Dans la confession détaillée rédigée dans sa cellule d’isolement, il avait rappelé qu’en telle année, il avait été fait prisonnier par les Rouges en même temps qu’Antonov et s’était enfui la nuit même. Qu’Antonov ne lui avait rien dit mais que lui, en officier tsariste, il pensait qu’il y avait eu là une trahison du côté du commandement rouge. Ces quelques lignes du compte rendu de sa vie désordonnée et confuse avaient été soumises à vérification. On avait retrouvé le procès-verbal du tribunal où Grechnev, le chef de la garde, avait été condamné à un an avec sursis pour avoir mal posté les sentinelles.
Mais où était passé Grechnev ? On chercha dans les archives de l’armée : démobilisé depuis longtemps, il vivait au pays, il travaillait la terre dans un petit village près de Krementchoug. Il était marié, avait trois enfants. On l’arrêta immédiatement et on l’emmena à Moscou.
Si on l’avait arrêté pendant la guerre civile, il se serait peut-être fait tuer pour son commandant plutôt que de le trahir. Seulement le temps avait passé ; la guerre, le commandant Stépanov, c’était de l’histoire ancienne. Il avait trois enfants en bas âge, une femme et toute la vie devant lui. Grechnev avoua qu’il avait accédé à la demande de Stépanov ou, plutôt, qu’il avait obéi à son ordre : le commandant l’avait assuré que c’était pour la bonne cause et qu’il ne serait pas condamné.
On laissa Grechnev tranquille pour se retourner contre Stépanov. Il fut jugé, condamné à mort, puis sa peine fut commuée en dix ans et on le transféra aux Solovki.
Un jour de l’été 1933, je me trouvai place Strastnaïa. Pouchkine n’était pas encore passé de l’autre côté de la place et se trouvait au bout ou, plus exactement, à l’entrée du boulevard de Tver, là où l’avait mis Opékouchine[123] qui avait le sens de l’harmonie architecturale entre la pierre, le métal et le ciel. Quelqu’un me tapa dans le dos avec une canne. Je me retournai : Stépanov ! Il avait été libéré depuis longtemps et travaillait comme directeur de l’aéroport. Il avait toujours la même canne.
— Tu boites toujours ?
— Oui. Séquelles du scorbut. Médicalement parlant, on appelle ça une contracture.
1959