PRÉFACE

 

LA MALADIE, LA MÉDECINE
ET LA MALADIE DE LA MÉDECINE

 

 

Aux patients.

 

Nous sommes tous malades. Nous tombons malades en naissant et guérissons à l’heure de notre mort.

Ceci n’est pas une profession de foi bouddhiste. Seulement une application inédite, mais légitime, de quelques-unes des théories les mieux admises de la biologie moderne.

Le vivant est un système programmé de façon à maintenir ses caractéristiques propres, indépendamment du milieu extérieur. « Il est doué d’un projet », dit Jacques Monod. Ce projet, il l’accomplit non seulement en vivant, mais aussi en grandissant et en se reproduisant. Dans un univers régi par le hasard, il représente un îlot de nécessité.

Il en résulte que l’univers est pour lui une source perpétuelle d’agressions et de menaces. Contre le hasard qui l’assaille, il passe son temps à se défendre et il finit toujours par perdre la partie. Sa défaite, on la voit bien : c’est la mort. Sa défense, c’est la maladie. Il est malade même quand la nature lui offre un répit, parce qu’il reste prêt à se défendre. Cette maladie-là, la plus constante de toutes, est communément appelée l’angoisse.

Le « projet », comme dit Jacques Monod, se présente sous de multiples formes. Tous les vivants sont prêts à riposter aux agressions, mais certains n’ont qu’un stock limité de réponses, toujours les mêmes. D’autres ont un programme variable : ils peuvent dans une certaine mesure choisir leur façon de répondre. C’est une force, mais aussi une faiblesse : car un programme variable n’est pas immédiatement disponible, il faut apprendre à l’utiliser au mieux des ressources qu’il offre. Le don de l’intelligence implique une contrainte : l’éducation. Celle-ci nous vaut une maladie particulière qui a nom l’enfance.

La reproduction fait toujours partie du programme. Là où le programme comporte une enfance, on observe chez les reproducteurs un comportement de protection qui dure jusqu’à la fin de la maturation et peut être considéré comme une assistance à l’éducation. Nos parents nous aident à nous défendre ; ils nous apprennent à être malades. Cette situation est commode pour l’enfant (qui de toutes façons ne survivrait pas sans elle) ; pour ses géniteurs, elle représente un supplément de maladie. Ils veillent, et au besoin organisent la défense ; même quand la nature laisse un répit à la petite victime, ils restent prêts. Cette forme particulière d’angoisse est aussi appelée la médecine.

La médecine est donc une maladie ; elle n’a jamais été autre chose. Le médecin est malade au nom des autres. C’est un personnage des plus courants : tous les pères, toutes les mères du monde sont médecins. Ce point se vérifie chez toutes les espèces intelligentes.

Certaines cependant sont affectées d’un supplément d’intelligence, d’un supplément d’enfance. L’espèce humaine n’est pas la seule ; elle ne représente qu’un cas extrême. Elle a été assez intelligente pour multiplier les stratégies défensives et rendre inopérantes la plupart des agressions de la nature, quitte à rendre plus dangereuses les agressions de la nature humaine. Ce faisant, elle a prolongé le temps de l’enfance : à la maturation sexuelle, délai imparti par le programme fixe, elle a superposé une maturation sociale correspondant à l’apprentissage des stratégies défensives supplémentaires imposées par l’intelligence. Au fil des âges, ces stratégies supplémentaires se sont multipliées, et la maturation sociale s’est allongée et diversifiée.

Il n’est pas besoin d’aller plus loin pour voir que nous sommes de plus en plus malades. Nous ne sommes pas malades parce que nous transgressons la nature, mais parce que nous la suivons. Nous sommes de plus en plus malades parce que nous nous défendons de plus en plus.

Mais le supplément d’enfance a induit un autre effet – je veux dire : une autre maladie. Nous avons besoin de parents pour être malades à notre place. Nous avons été si bien protégés que nous supportons difficilement l’angoisse. Nous avons peur d’avoir peur. Nous appelons en renfort des figures parentales supplémentaires – appelons-les encore des médecins, en un sens un peu plus précis que tout à l’heure. Nous leur demandons de renforcer nos dérisoires défenses, de les prendre en mains, de leur conférer une efficacité dont nous nous croirions bien dépourvus si nous étions livrés à nous-mêmes. Le mot médecin vient du verbe latin mederi, qui veut dire à la fois soigner et guérir. Et les Romains ne sont pas les seuls : en français, le remède est à la fois ce qui soigne et ce qui guérit. Quel optimisme ! Quelle confiance immodérée dans les pouvoirs des soins et de ceux qui les administrent !

Notre naïveté fait peser un bien lourd fardeau sur les épaules des médecins. « De ce qui nous regarde sans nous regarder, nous ne voyons pas l’angoisse », dit Lacan. Pourtant ce fardeau a quelque chose de gratifiant et il y a des gens qui le recherchent ; les meilleurs médecins sont toujours les plus anxieux, parce qu’ils sont les plus aptes à percevoir et à partager l’anxiété d’autrui, les plus soucieux aussi d’assurer à autrui une protection qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir s’offrir à eux-mêmes. La propension à soigner fait partie du programme, puisqu’elle est liée à la procréation ; appliquée à d’autres qu’à nos enfants, c’est un symptôme grave qui désigne des gens très atteints. Nous demandons à être maternés ; ils en ont besoin aussi, mais par une étrange confusion, ils inversent les rôles, ils maternent les autres.

De là sans doute l’originalité des sociétés humaines. Freud s’est apparemment trompé en imaginant la horde primitive sur le modèle des sociétés animales dominées par le mâle le plus ancien et le plus fort ; Roheim est sans doute plus proche de la vérité quand il décrit la manière dont les peuples sauvages choisissent le plus fou pour en faire le médecin. À lui de canaliser les forces mauvaises de toute la tribu et d’expier pour les péchés des autres ; à lui l’impouvoir, non le pouvoir. Par la suite, les progrès techniques ont complexifié les sociétés et l’impouvoir est devenu le pouvoir suprême ; mais le pouvoir politique a longtemps gardé des affinités avec le pouvoir de guérir. Chez les Latins, le medicus, c’est le médecin ; dans la nation voisine des Osques, le medix ou meddix est le magistrat suprême de la cité. L’histoire a conservé le souvenir de maints rois thaumaturges, parmi lesquels nos Capétiens, qui touchaient les écrouelles.

Un pas de plus, et la médecine est devenue une profession comme les autres, en se détachant non seulement de ses racines politiques, mais de ses racines religieuses. En ce troisième sens, proche du nôtre, la médecine a perdu une part de son charme et de son mystère. Divine, trop divine à sa source, elle est devenue humaine, trop humaine au fil de l’eau. À la simple lecture du serment d’Hippocrate, on imagine sans peine les tentations auxquelles les médecins ont été exposés depuis qu’ils se sont spécialisés : s’approprier l’argent du malade, ou ses secrets ; refuser de soigner les gens dont la tête ne leur revient pas ; commettre des crimes contre la vie ou contre l’humanité ; former ensemble une confrérie vouée à l’autoreproduction, et soigneusement protégée du commun des mortels. Ce dernier point figure dans le serment d’Hippocrate non sous la forme d’une interdiction, mais sous celle d’une exigence ; charité bien ordonnée commence par soi-même. Cette charte des abus de pouvoir donne une première idée du pouvoir social des médecins.

Parallèlement, la médecine se constitue en savoir. Elle divise la difficulté – le corps – en autant de parties qu’il faut pour que les problèmes deviennent faciles à résoudre ; et ceci n’est pas vrai seulement des chirurgiens, mais des chimiothérapeutes et des autres. L’idée de soigner l’homme tout entier passe au second plan, ou plutôt elle est déléguée à d’autres spécialistes. Aristote, fils de médecin, théorise la catharsis en jouant sur les deux sens du mot en grec : en termes religieux, c’est la purification ; en termes médicaux, la purgation. Dans la tragédie, le héros est une victime expiatoire immolée aux dieux ; c’est aussi un laxatif permettant l’épanchement des passions longtemps contenues des spectateurs. Faut-il le dire ? Le rôle social dévolu aux guérisseurs chez les peuples sauvages a été repris dans le monde moderne par les écrivains. En ce sens, Aristote est déjà un moderne.

La spécialisation et l’analyse ne sont pas propres à la médecine, ni même à la science en général.

L’astrologue dissèque le ciel, l’alchimiste catalogue les éléments. Quant aux premiers médecins dont l’histoire ait conservé, le souvenir, ils décrivaient le fonctionnement des systèmes vivants comme un équilibre entre quatre humeurs ; c’était une fantasmagorie, on le sait depuis longtemps. Ils prescrivaient des traitements, dont certains, en tout cas, ne pouvaient faire de mal à personne ; d’autres aggravaient les maladies ; des gens guérissaient, grâce aux remèdes ou malgré eux. Tous ces phénomènes se retrouvent aujourd’hui ; seul le taux de mortalité a baissé ; certaines maladies sont bien contrôlées, d’autres sont mieux décrites qu’autrefois, mais mal maîtrisées ; parfois la médecine est efficace sans trop savoir pourquoi ; il y a eu changement de degré, non de nature. Les médecins savent désormais – ils l’avaient toujours pressenti – que soigner n’est pas guérir ; la nouveauté, c’est qu’ils calculent les pourcentages de succès ; et si leurs clients sont mal placés pour en faire autant, ils sont bien placés pour savoir si eux-mêmes guérissent. Dès lors que le médecin est payé, il est jugé ; tantôt il échoue et est voué au ridicule, depuis les fabliaux jusqu’à Beaumarchais en passant naturellement par Molière ; tantôt il réussit et inquiète, comme Faust et tant d’autres. S’il détourne le mal, c’est qu’il a partie liée avec lui ; en sauvant la vie, il la désacralise et à un certain stade il la ruine, parce qu’il prive le sujet de son statut de sujet. C’est un crime contre l’humanité, et on se retrouve à la case départ : comique ou fantastique, le médecin transgresse toujours le serment d’Hippocrate ; c’est, semble-t-il, la condition nécessaire pour qu’il devienne un personnage littéraire.

Certaines choses ont tout de même changé quand la médecine est devenue scientifique, passant du statut de savoir qui se transmet à celui de savoir qui s’invente. La transmission du savoir a été codifiée par la médecine préscientifique : pour acquérir le droit de soigner, il ne suffit pas d’être docte, c’est-à-dire savant ; il faut encore être docteur, c’est-à-dire apte à enseigner. De même que la société globale se compose de malades et de médecins, la société médicale se compose d’étudiants et de docteurs, de maternés et de maternants ; et l’effroi inspiré par le pouvoir n’est jamais plus intense qu’à l’approche du pouvoir : les hôpitaux durcissent la hiérarchie sociale jusqu’à la caricature. Les progrès scientifiques, surtout à partir du XVIIIe siècle, déplacent le problème sans vraiment le renouveler : les anciens croyaient que les guérisseurs avaient réellement des pouvoirs extraordinaires, les modernes pensent que les savants sont réellement à la veille de découvertes qui changeront la condition humaine. On voit se dessiner le rôle de la médecine en science-fiction : c’est le thème de l’invention appliqué à l’homme lui-même. La problématique médicale en est bouleversée : le guérisseur était réputé faire un miracle au profit d’un malade ; quand le chercheur découvre, il le fait au bénéfice de tous, et pour toujours ; il modifie durablement – et peut-être irréversiblement – le système de la nature. La médecine prend un quatrième visage et devient prométhéenne.

On ne retracera pas ici l’histoire des thèmes médicaux en S.-F. ; mais elle a été marquée par des livres tellement célèbres qu’on ne saurait moins faire que de s’y arrêter un peu.

La première étape se situe le soir du 15 juin 1816, dans une maison au bord du lac de Genève. Il y a là Byron, Shelley, Polidori – médecin de Byron – et la jeune Mary Godwin, qui deviendra bientôt Mrs. Shelley. L’été est pluvieux, et Byron a inventé un nouveau jeu de société : pour passer le temps, ils écriront chacun une histoire de fantômes. Mary a dix-huit ans, et, face aux deux plus grands poètes de son époque, elle sait qu’elle ne fait pas le poids. Mais elle est aussi, comme elle le soulignera plus tard, « la fille de deux illustres figures du monde littéraire(1) », et elle s’est piquée au jeu. Passionnément, elle cherche une idée. Et justement, ce soir-là, la conversation roule sur le « principe vital ». On croit qu’il n’est pas sans rapport avec l’électricité, dont l’étude est en plein progrès ; peut-être arrivera-t-on bientôt à ranimer un cadavre, ou même « à constituer les éléments d’un être, à les rassembler, et à leur communiquer la chaleur vitale(2) ». Byron et Shelley ne sont pas des savants ; ils ont entendu parler des recherches en cours, en termes assez vagues ; il n’en faut pas plus pour nourrir leurs divagations. La nuit suivante, Mary ne peut dormir ; elle voit, dans une sorte de rêve éveillé, le créateur se pencher sur sa créature et s’enfuir épouvanté. Le lendemain, elle transcrit sa vision, qui formera le début du chapitre V de Frankenstein. Ses trois partenaires laisseront leurs histoires à l’état d’esquisses.

Frankenstein est un roman célèbre, ne serait-ce que par les films qu’il a inspirés. Mary Shelley n’a pas découvert le principe vital, mais, selon Brian Aldiss, elle a inventé la S.-F. Où cette fille de dix-huit ans a-t-elle trouvé la force de faire ainsi basculer le cours de l’histoire ? Elle avait eu un destin proprement inouï. Des parents libres-penseurs, partisans de l’union libre et qui s’étaient mariés juste avant sa naissance, pour lui éviter la flétrissure – alors impardonnable – de la bâtardise ; une mère morte en couches après deux tentatives de suicide ; une marâtre qui l’avait élevée ; une fuite à seize ans avec le poète Shelley, admirateur de son père, et… la fille de la marâtre (il sera l’amant de l’une et de l’autre) ; un premier accouchement à dix-sept ans ; autour d’elle, une épidémie de suicides (dont sa demi-sœur et l’épouse légitime de Shelley). Une féminité déstabilisée par la revendication féministe et libertaire ; une maladie non pas héréditaire, mais familiale.

Son roman ? Un savant qui assemble des fragments de cadavres et leur donne vie ; un père qui procrée sans recourir à une mère, comme Dieu procrée Adam (Mary Shelley s’inspire souvent du Paradis Perdu de Milton) ; une créature incapable de se développer (encore qu’elle ait besoin de maturation sociale) et de se reproduire(3). Et elle souffre de sa solitude et de son étrangeté ; elle se venge en massacrant la famille de son créateur, à commencer par des personnages féminins. Pour finir, elle tuera Frankenstein et se donnera la mort.

Ce livre est proprement l’enfant de Mary Shelley ; elle-même en parle comme de sa « hideuse progéniture(4) ». On aurait tort d’y voir un plaidoyer contre la science novatrice, au nom d’adaptations cinématographiques qui en reviennent, elles, à la distinction traditionnelle entre le bien et le mal. Frankenstein porte un sous-titre : Le Prométhée moderne. Ce n’est pas seulement parce que le savant est un voleur de feu, et qu’il donne à sa créature l’étincelle divine de la vie. Shelley écrira en 1818 un long poème, le Prométhée délivré, où le Titan supplicié provoque la chute du roi des dieux et l’avènement d’un monde nouveau ; la rédaction de cet ouvrage correspond à la mort de deux des enfants qu’il a eus de Mary. Poursuivi par le destin, il lui lance un défi : c’est l’homme qui aura le dernier mot. Il sera son propre médecin, et prédit l’heure de sa guérison. La ténébreuse histoire de Frankenstein est inspirée par l’idéologie des lumières. Il a créé un être supérieur à l’homme, doté de meilleures défenses, donc plus malade ; et lui-même est dépassé par sa créature ; sa science ne suffit pas à le guérir. Il a trop bien réussi son invention. C’est le comble de l’humanisme.

Franchissons quelques décennies et rendons-nous à Bournemouth, sur la côte sud de l’Angleterre, un matin de l’été 1885. Robert Louis Stevenson fait un cauchemar ; sa femme le réveille ; il le lui reproche : « Je rêvais une merveilleuse histoire de croquemitaine. » Bientôt, il se met à la transcrire – il est coutumier du fait – et la lit à sa femme ; elle la critique ; il la brûle et la réécrit. Elle aussi est coutumière du fait : en 1883, elle a déjà critiqué un roman, Clara ; il l’a brûlé et ne l’a pas réécrit. Le public a eu plus de chance avec L’Étrange Cas du docteur Jekyll, paru en janvier 1886. Certains critiques cependant estiment que la censure conjugale nous a privés d’un chef-d’œuvre : « Stevenson s’est absenté de cette histoire », écrit Francis Lacassin(5). Il est difficile. Une telle absence vaut bien des présences.

S’agissant d’une histoire de médecins, on notera que Stevenson est fils d’un ingénieur et d’une fille de pasteur. Il a esquivé la carrière d’ingénieur, à laquelle son père le destinait. Très attiré par l’écriture, il a mené une vie étudiante passablement « excentrique », comme on disait dans l’Angleterre victorienne ; il a même eu une liaison avec une prostituée, et, n’ayant pu la convaincre d’avoir un enfant de lui, a écrit un poème : Sur l’enfant qui ne naquit point. Le père a fort mal pris la chose ; il a plus mal pris encore la nouvelle que son fils avait perdu la foi. Par la suite, Stevenson, à deux reprises, est tombé amoureux d’une femme de dix ans plus âgée que lui ; la seconde a divorcé pour l’épouser, et le père, affaibli par l’âge, s’est incliné. C’est cette femme qui a fait brûler Clara, où la prostituée, semble-t-il, jouait le premier rôle. La première version de Jekyll aurait été, selon elle, trop « anecdotique » et pas assez « allégorique(6) ». Les critiques en ont conclu que Stevenson y parlait une fois de plus de ses frasques d’étudiant. Ce n’est pas impossible : le roman que nous connaissons se présente sous la forme d’une enquête policière, menant à une révélation finale où se concentre tout l’intérêt du livre (et en particulier l’allégorie) ; l’enquête proprement dite est un peu sèche, et elle aurait sûrement gagné à introduire quelques épisodes dans les bas-fonds, ou même un personnage à la manière de Clara. Les adaptations théâtrales et cinématographiques (plus de trente à ce jour) y remédieront.

Le docteur Jekyll est à la fois enclin à la vertu et au plaisir, et il le supporte mal. Il a honte. Il rêve de séparer en chacun de nous le juste et le méchant, pour leur permettre de mener des vies distinctes. Il veut nous guérir du remords. Sans doute ressemble-t-il beaucoup à Stevenson étudiant, partagé entre son éducation puritaine et ses penchants « excentriques », incapable de choisir et accablé d’un fardeau dont il aurait voulu se délivrer. Mais Jekyll trouve la voie de la délivrance ; et il expérimente sa potion sur lui-même. Sa créature ne naît pas seulement sans femme ; elle naît de son propre corps, elle en est l’émanation. Ou plutôt elle émane d’une part de lui-même, celle qui se trouvait être en position dominante au moment de l’expérience : la mauvaise part. Pauvre science que la sienne ! Non seulement il n’a pas contrôlé les conditions de son expérimentation, mais encore il n’a pas intégralement déterminé la formule de sa potion, qui ne doit son pouvoir qu’à une erreur de dosage. Et le résultat est un personnage petit, jeune, vif et difforme : autant dire un enfant, ou même un bébé. Jekyll, c’est Stevenson tel qu’il aurait voulu être, ou tel qu’il se représentait son père ; Hyde, c’est Stevenson tel qu’il était réellement, ou tel qu’il croyait redevenir devant son père – ou sa femme. Le moi, c’est Hyde ; il est tentant d’abuser de la potion (Stevenson était opiomane) ; il est facile de redevenir Hyde en dormant. Comment en finir ? Hyde n’a pas envie de mourir ; tout laisse à penser qu’il va rester maître du terrain et multiplier les crimes. In extremis, le créateur tue sa créature et se supprime, au rebours de ce qui se passe dans Frankenstein ; et la situation est telle qu’il n’a qu’un geste à faire. Au total, une histoire très ambiguë, contrairement à celle de Mary Shelley : sur le moment, elle fournit le thème d’un sermon à la cathédrale Saint-Paul ; plus tard, elle apparut comme une anticipation de la psychanalyse.

Encore une décennie, et H.G. Wells, en 1896, publie L’Ile du docteur Moreau. Contrairement à Mary Shelley et à Stevenson, il s’est donné une culture scientifique ; il a suivi les cours du biologiste T. H. Huxley, ami et disciple de Darwin ; il croit à l’évolution, à la préséance de l’espèce sur l’individu, etc. Dans un article de janvier 1895, The Limits of Individual Plasticity, il soutient qu’« il devrait être possible de prendre en mains un être vivant, de le façonner et de le transformer si bien que, dans le meilleur des cas, il ne conserverait presque rien de sa forme et de ses caractères premiers(7) ». C’est déjà le thème du roman. Cette fois, le cobaye n’est pas un cadavre comme chez Mary Shelley, ni l’expérimentateur comme chez Stevenson(8), mais un animal comme Moreau en a beaucoup dans son île. À coups de scalpel, il leur fait parcourir le chemin menant de la bête à l’homme. Prendick, un jeune disciple de Huxley, fait naufrage sur l’île et retrouve en lui un chirurgien londonien, qui pratiquait la vivisection et a disparu à la suite d’un scandale. Maintenant, par sa volonté, les Hommes-Bêtes naissent dans la souffrance et se conforment à sa Loi. Prendick n’est pas neutre : il juge sévèrement Moreau, mais quand celui-ci meurt sous les coups de ses victimes, il ne trouve pas d’autre moyen – pour les ramener à la Loi – que de leur dire que le docteur n’est pas vraiment mort. Bref, il réinvente la religion ; curieux comportement pour un scientiste. D’ailleurs sa tentative échoue : sans Moreau, les Hommes-Bêtes se réanimassent, et Prendick ne doit son salut qu’à la fuite. Les créatures ayant repris leur forme initiale, il ne pourra pas prouver la réalité de son cauchemar ; et il vivra le reste de ses jours parmi les hommes, dans l’inquiétude, guettant en eux les signes d’un retour à l’animalité.

Ce roman est plus terrible encore que les deux autres, et il étonne chez un humaniste comme Wells. Celui-ci a d’ailleurs éprouvé le besoin de s’en excuser en 1933 : « De temps en temps (…) l’univers se retourne vers moi avec une grimace hideuse. Il a grimacé dans ce livre et j’ai exprimé de mon mieux la vision des tortures sans but qui sont au cœur de la création(9). » Quelque part, Wells est le docteur Moreau : « Parfois, dit-il, je m’imagine que c’est ce qui me donne le plaisir le plus profond : jeter des objets contre des objets pour les briser(10). » Mais le plus souvent, il épouse la cause des esclaves contre leurs maîtres, des victimes contre leurs bourreaux ; lui qui est de petite origine, il sait ce que c’est que de souffrir par et pour la Loi. Sa mère lui a enseigné la religion dans un livre de prières où elle avait masqué les images représentant les affres de l’enfer, mais il les a vues quand même et en a rêvé : « S’il existait vraiment un Dieu tout-puissant, c’était lui et lui seul qui était en train de diriger cette scène de torture. Je m’éveillai et plongeai mon regard dans le vide de la nuit. Il n’y avait d’autre possibilité que la folie, et le bon sens l’emporta. Dieu était sorti de ma vie. Il ne pouvait exister(11). » Moreau ne pouvait gagner.

Trois maîtres-livres, tous anglais, tous produits par le XIXe siècle. Un seul thème, étonnamment concentré : le médecin qui contrôle la vie au point de modifier ou de créer des vivants sans le secours d’une mère, l’homme qui devient dieu par la médecine. Et qui perd la partie dans une catastrophe dernière, où créateur et créature disparaissent dans un même remous. Tout se ramène au docteur qui donne la vie, commet du même coup un crime contre la vie et en subit le châtiment. Le thème est illustré de façon si convaincante et si variée qu’on est tenté de conclure : tout est dit, la succession était trop difficile à prendre et la S.-F. médicale est morte avec la vague scientiste qui l’a inspirée. La créature a disparu avec son créateur.

En fait, il n’en est rien, comme le montrent les nouvelles de ce recueil. Du créateur débordé par sa créature, Catherine Moore offre une version tout à fait personnelle, et au moins aussi convaincante que celle de Mary Shelley. Les thèmes de Stevenson se prêtent à des variations nombreuses : l’idée d’optimiser le corps humain se retrouve chez Sturgeon, tout comme le motif du trompeur trompé ; les cobayes de Brunner et de Charnock sont volontaires, encore qu’ils ne se confondent pas avec leurs médecins ; et l’héroïne de La Vie au bout, comme le docteur Jekyll, choisit elle-même ses maladies, au point qu’elle les assume beaucoup moins mal. Mais c’est Wells qui a la plus nombreuse postérité : le docteur Mort est un descendant du docteur Moreau ; l’écart qui se creuse entre les débiles et les surdoués, nous le retrouvons dans La Petite Sacoche noire ; l’homme modifié est chez Tiptree ; Leiber brode sur l’influence des médecins et leur tendance à instaurer leur Loi sur leurs patients ; le même Leiber, suivi par Kit Reed, chante la révolte des malades et la catastrophe où sombre le pouvoir médical.

Ces exemples, à eux seuls, montrent que la S.-F. n’a pas abdiqué, qu’elle est apte à créer, sur des thèmes classiques, des variations indéfiniment nouvelles. Mais ce volume témoigne avant tout d’un déplacement massif du centre de gravité de la S.-F. et de l’entrée en scène de thèmes nouveaux ou du moins très renouvelés, qui oublient la problématique dite du « savant fou » ou la réduisent à l’état de symptôme de la crise transformiste.

D’abord, le héros n’est plus le médecin mais le malade. La plupart des médecins de ce recueil sont vus de l’extérieur, quand ils ne sont pas absents ou remplacés par le personnel paramédical. Les patients ne sont jamais tout à fait des « créatures » et leur souffrance est vécue de l’intérieur. L’idée-force est que la médecine doit être faite pour le malade ; quand la maladie n’est plus là que pour intéresser le médecin, la société s’est pervertie et a oublié sa raison d’être. La S.-F. d’aujourd’hui parle des hommes et non des Titans.

Corollaire obligé : les médecins sont délogés de leur piédestal. Un peu partout, ils subissent des chocs en retour, mais le cas se produisait déjà chez Mary Shelley, Stevenson et Wells. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils tombent malades à leur tour chez Brunner et Nelson ; Lafferty évoque le sien au jour de sa mort ; ils rentrent dans le rang. Leur pouvoir n’est plus ce qu’il était : on peut les remplacer par une petite sacoche noire, ou refuser de se laisser soigner (chez Kit Reed), ou même jouer avec les maladies (dans La Vie au bout). Lafferty n’hésite pas à montrer des malades qui se moquent de leur médecin. Comment se prendre au sérieux dans ces conditions ? les médecins de Farmer se banalisent, comme les philosophes, comme tout le monde. La figure du docteur diabolique est encore présente chez Gene Wolfe, mais seulement à l’état de fantôme, ou d’effet littéraire perçu comme tel.

Humanisation et démocratisation : tel est, semble-t-il, le message de la S.-F. moderne, au moins quand on la compare avec les grands anciens. Mais alors, pourquoi ce ton tragique ? Car les histoires qu’on va lire sont plus affreuses encore, pour la plupart, que Frankenstein, L’Étrange Cas du docteur Jekyll et L’Ile du docteur Moreau. Et ceci nonobstant l’humour de Sonya Dorman (dans l’une des deux nouvelles retenues ici), de Farmer, Lafferty, Nelson, Kit Reed, Silverberg ou Sturgeon ; l’humour n’est pas incompatible avec le tragique. Mais le tragique est-il compatible avec l’humanisme ? Peut-être. Il suffit d’admettre que l’homme d’aujourd’hui exige davantage, qu’il a mieux conscience de ne pas recevoir son dû et qu’il en souffre plus. Les médecins ont oublié depuis longtemps qu’ils furent d’abord des guérisseurs ; leurs clients ont fini par l’oublier aussi. Les premiers ne veulent plus assumer jusqu’au bout l’angoisse d’autrui ; les seconds ne veulent plus s’en décharger. L’aventure prométhéenne continue. Sans nous.

 

Jacques Goimard.