GREFFE DE VIE

par Sonya Dorman

 

 

L’histoire que vous venez de lire marque un tournant dans ce recueil. Le petit prêteur de corps à peine entrevu était notre premier cobaye ; il y en aura bien d’autres. Nos héros ne seront plus les parents et les médecins, mais les patients ; nous entamons la geste des victimes. Oh ! en toute simplicité. L’accident, la table d’opération, la souffrance, c’est une expérience que beaucoup d’entre nous ont faite. L’auteur de cette nouvelle l’a faite aussi ; elle puise visiblement dans ses propres souvenirs. Les détails sont très réalistes, et le ton évoque le vécu. Comme dans La Réunion, nous nous demanderons longtemps si c’est bien de la S.-F. Mais oui, c’en est, et vous le saurez toujours assez tôt ; car la révélation n’est pas réjouissante…

 

« CECI ne va pas faire mal », dit le docteur, en se penchant sur elle dans son lit blanc d’hôpital d’où elle ne pouvait voir que la voûte d’un grand plafond noir, au centre duquel une lumière flamboyait violemment.

Une étroite bande d’un genre de sparadrap était attachée à sa nuque. Avait-elle été blessée, là aussi ?

La manche blanche du médecin survola son visage en direction de son œil droit et la seringue hypodermique plongea dans la paupière inférieure et le globe oculaire. Elle poussa un cri qui alla rebondir sur des murs lointains et revint comme une flèche pour traverser de part en part son œil droit et sa tête jusqu’à l’arrière du crâne.

« Ch…. ch…., fit l’infirmière en la plaquant sur le lit.

— Regardez en l’air, ordonna le docteur, regardez en l’air. Il faut que vous regardiez en l’air. »

Je regarderai par-delà les collines, pensa-t-elle, furieuse, roulant les pupilles, en se promettant de ne plus crier.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue, espèce de sadique ?

— Ch…. ch…., » fit l’infirmière, rageuse.

Le docteur commença à lui explorer l’œil délicatement, avec divers instruments qu’elle ne pouvait sentir, tant elle se concentrait sur la douleur de la piqûre, tout en se tordant sous l’outrage d’être traitée comme un morceau de viande sur l’étal d’un boucher.

« Qu’est-ce que je suis ? demanda-t-elle. Un bout de bidoche à débiter ?

— Restez tranquille, dit une autre infirmière plus doucement en se penchant dans le champ de vision de son œil gauche, qui commençait à se remplir de larmes par compassion pour l’autre, dont elle savait, sans qu’on le lui ait dit, qu’il n’avait aucune chance…

— Est-ce qu’il faudra que je le garde dans un verre d’eau, la nuit ? » demanda-t-elle.

Le docteur émit un son qui ressemblait à un rire.

« Vous n’avez pas perdu votre œil, affirma-t-il.

— Qu’est-ce que j’ai perdu alors ? » demanda– t-elle. Elle ne sentait rien excepté la pression du poignet sur sa pommette. Il fallait qu’ils aient bien insensibilisé les nerfs avec cette aiguille. C’était un miracle qu’elle n’ait pas piqué une crise de nerfs, se dit-elle, et elle recommença à se lamenter sur ce qu’elle avait perdu. Les médecins ne vous disent pas toujours quoi.

« Il se peut, dit-il d’une voix dure, que vous n’ayez plus de vision dans cet œil. »

Il n’allait pas prendre de gants avec une patiente comme ça. Elle s’admonesta : Reste polie, ou ils vont te donner quelque chose d’encore meilleur qu’une piqûre dans l’œil sans un mot d’avertissement. C’était plus grave d’avoir crié que d’avoir eu mal. Ou alors ?

La pression avait disparu sur son visage. Les deux paupières furent comprimées doucement par des tampons de coton, collés avec du sparadrap, la peau tendue au-dessous. Elle entendit un petit bourdonnement, aussi doux que ceux des après-midis d’été.

« Il faut que vous restiez couchée sans bouger, dit le docteur. L’infirmière vous donnera un comprimé si vous ne pouvez pas supporter la douleur, mais tâchez de tenir.. »

À peine avait-il fini de parler, à peine s’était-il éloigné sur ses semelles de crêpe, qu’une foreuse commença à se frayer un chemin dans son œil droit sur le parcours de l’aiguille. Elle serra les dents en se demandant s’il était possible de supporter une douleur pareille. Moins de vingt secondes après qu’elle eut résolu d’être une patiente modèle et bien élevée, elle hurla : « Donnez moi ce comprimé ! » L’infirmière lui poussa quelque chose dans la bouche et lui donna une pipette de verre coudée pour boire.

« Ne bougez pas, dit-elle. Il est essentiel pour vous de rester couchée sans bouger. »

Son lit commença à glisser sur des patins silencieux, accompagné par le doux bourdonnement et un autre bruit, comme si toute une procession bougeait, remuait les pieds et se raclait la gorge. Elle perdit conscience.

Une blancheur opaque éclairait tout, baignant son visage d’une douce chaleur ; elle sentit l’odeur d’un bouillon de poule. Ses narines s’élargirent, sa bouche s’ouvrit.

« Soupe, dit-elle.

— Ah ! dit l’infirmière, vous êtes réveillée ! et elle lui enfourna une cuillerée dans la bouche. Vous avez l’air d’un oiseau affamé. »

On lui donna davantage de bouillon, mais – trop vite – cela s’arrêta.

« Encore faim ? demanda l’infirmière.

— Je meurs de faim. Je n’ai pas pris de petit déjeuner ce matin.

— Eh bien ! heureusement ! Vous n’imaginez pas ce qui arrive à certains accidentés quand ils ont l’estomac plein.

— Encore du potage ! pria-t-elle.

— Pas maintenant. Il vaut mieux que vous dormiez. Essayez de ne pas bouger la tête. »

À intervalles réguliers, on lui donna du bouillon de poule en lui disant de rester tranquille, jusqu’au moment – ce devait être le matin – où on lui ingurgita du café à la cuiller, en lui disant de ne pas bouger, et où on lui administra quelque chose pour cette aiguille chauffée à blanc qu’elle avait dans l’œil. Au bout d’un moment, elle fut fatiguée de dormir et resta couchée avec ses bandages sur les yeux, à regarder les images. Elles défilaient de droite à gauche : des drapeaux, des géraniums, des gâteaux, des couleurs sans nom et le chiffre entre huit et neuf.

Toutes, elles apparaissaient, pirouettaient et s’évanouissaient. Quand quelqu’un parlait, les images s’arrêtaient.

La voix d’un petit garçon lui dit :

« J’ai un bras amputé. Est-ce que vous avez les yeux cassés ?

— Juste un œil, lui dit-elle, pour le rassurer.

— Moi, j’aime mieux avoir un bras cassé, dit-il.

— Moi aussi, dit-elle.

— J’ai un peignoir de bain vert. Vous pouvez le voir ?

— Mais non, bêta ! Mes deux yeux sont recouverts. Est-ce qu’il a une ceinture verte ?

— Oui, mais je l’ai perdue chez Ronny, quand j’ai été coucher chez lui. Je crois que je n’ai pas été chez Ronny depuis longtemps…

— Quel âge a Ronny ? »

L’infirmière entra et dit :

« Ch… je suis désolée, Mademoiselle D. Je ne savais pas qu’il était en train de vous ennuyer.

— Mais il ne m’ennuie pas, protesta-t-elle.

— Allons, viens ! dit l’infirmière au petit garçon.

— Ça n’a pas d’importance, dit-elle, il ne m’ennuyait pas !

— Restez tranquille, » ordonna l’infirmière.

Les images recommencèrent ; quelques-unes étaient de couleurs très vives, d’autres étaient des paysages sinistres de granit et d’os. Elle alla dans la lune et sauta de sept mètres en l’air. Elle tomba dans un lac, dont l’eau froide coula sur sa joue jusqu’au menton et dans son oreiller. Un cochon se mit à la renifler sous le terreau et à fouiller du groin dans son œil jusqu’à ce que l’infirmière vienne et lui donne un autre comprimé.

Après qu’on lui eut fait ingurgiter des céréales à la cuiller, elle se mit à penser à sa mère. Elle pouvait imaginer ses grands yeux bruns versant des pleurs, des pleins éviers de pleurs, sur sa pauvre fille perdue.

« Pour l’amour de Dieu, cesse de renifler ! crut-elle entendre murmurer son père, son père debout sur ses longues jambes en short rayé de rouge, se rasant par une matinée ensoleillée dans la salle de bain, pleine de vapeur et de fumée de cigarette.

« Comment vont les enfants ? demanda-t-elle.

— Quels enfants ? fit l’infirmière.

— Ceux qui étaient dans l’autre voiture ?

— Oh ! ils vont très bien, » répondit l’infirmière.

Un des enfants ramassa un ballon et le jeta vers elle. Elle sut qu’il allait la frapper droit dans l’œil ; elle se baissa, mais l’oreiller la maintenait fermement. Naturellement, le ballon la frappa de plein fouet et elle poussa un cri.

« Chut, mon petit, dit l’infirmière en lui tapotant la nuque.

— J’ai dix ans, dit le petit garçon quand elle fut de nouveau réveillée. Je m’appelle Bob et je n’ai qu’un bras.

— Je sais. Tu me l’as dit. C’est agréable d’avoir dix ans ?

— Non, dit Bob. Quel âge vous avez ?

— Vingt, dit-elle, mais quand j’avais dix ans, je n’aimais pas non plus.

— Vingt ans, c’est mieux ?

— Quelquefois…

— Oh ! chut, dit l’infirmière qui entrait.

— Est-ce que c’est tout ce qu’ils vous apprennent dans les écoles d’infirmières ?

— Nous apprennent quoi ?

— Chut. Vous le dites toutes, tout le temps !

— Allons, viens, Bob, tu n’es pas censé être dans cette chambre. Tu le sais bien ! »

L’infirmière revint avec le docteur qui lui dit :

« Vous pouvez vous asseoir maintenant.

— Non, merci ! Je suis très bien comme ça.

Je veux dire : vous pouvez vous asseoir dans votre lit maintenant, répéta le docteur.

— Je ne veux pas. »

Elle se mit à rire.

« Infirmière, dit le médecin à mi-voix, combien lui a-t-on donné de nembutal ? Nous ne voulons pas qu’elle devienne trop difficile. »

Bruit de papiers remués.

« Oh ! dit le docteur. Bon, bon, mademoiselle D., nous essaierons un peu plus tard, n’est-ce pas ?

— Il y a un chien sous le lit. Personne ne lui a donné à manger.

— Oui, dit le docteur avec un soupir.

— C’est un terrier. Il faudrait qu’on lui donne à manger. »

L’infirmière soupira.

— Chut, oui, oui, nous allons lui donner à manger. Ne vous tracassez pas, mon petit. »

Vraiment, on aurait dit qu’il y avait un chien sous le lit, un compagnon confortablement couché, qui s’était fait une niche dans les plis de son couvre-lit aseptisé. Elle lui jeta son oreiller pour qu’il puisse se coucher dessus. Au bout d’un moment, le chien sortit de sa cachette, tirant sur le fil de fer accroché à sa nuque, et s’en alla. Elle aurait voulu qu’il revienne pour lui tenir compagnie. Elle voulait plus de nembutal pour se sentir bien ; et d’un seul coup, elle aurait voulu être aimée. Quand elle pencha son verre, le champagne se mit à tournoyer dedans et quelques bulles tombèrent sur sa joue, doucement. Amour… amour, danse et musique. Il aura l’air de quoi, cet œil ?

« Est-ce qu’il aura l’air horrible ? demanda-t-elle au docteur qui coupait quelque chose autour des bandages avec un objet métallique froid.

— Certainement pas. Une taie va se former au– dessus du tissu cicatriciel. Nous l’enlèverons un peu plus tard.

— En utilisant une de ces adorables aiguilles dans l’œil ?

— Gardez les yeux fermés, ordonna-t-il, et elle obéit. Vous ne voulez tout de même pas qu’on vous le fasse sans anesthésie ? » ajouta-t-il.

Il enleva les tampons de coton. Ses paupières lui semblèrent toutes froides.

« Vous pouvez essayer de les ouvrir, maintenant, dit-il.

— Essayer ? Essayer, en tout cas, de respirer. Elle souleva les paupières et en une seconde la lumière du jour l’aveugla. Des larmes jaillirent et coulèrent sur son visage.

« Ça prendra du temps, » dit le docteur. L’infirmière lui essuya la figure.

« Un petit peu chaque fois ; dit le docteur.

— C’est dimanche. Je voudrais voir les bandes dessinées.

— Eh bien ! allez-y, lisez-les, » dit-elle, et elle sentit qu’on lui mettait quelque chose – le journal – dans la main droite. Elle l’agrippa. Elle ouvrit la paupière de l’œil valide et regarda. Les pirates de Doran étaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les ballons étaient pleins de fourmis noires. Elle ferma les yeux, essaya de nouveau au bout de quelques minutes. Betsy nageait dans une soupe verte et, dans le coin d’une page, il y avait une fuite d’eau.

« Oh ! que le diable les emporte ! » fit-elle en se recouchant.

De temps en temps, elle soulevait prudemment les paupières ; chaque fois, elle les ouvrait davantage, et les gardait ouvertes plus longtemps. Quand l’infirmière entra, elle lui demanda :

« Est-ce que je pourrais avoir un miroir ?

— Nous n’en avons pas dans les chambres, mon petit. Quand vous pourrez marcher, vous en trouverez un dans la salle de bain.

— Mais de quoi ai-je l’air ? » demanda-t-elle.

L’infirmière resta debout près d’elle, la considérant avec attention.

« Pas mal, assura-t-elle. Votre œil est recouvert de tissu cicatriciel, mais on l’enlèvera plus tard…

— Ce doit être affreux, gémit-elle. Je le savais ! Merci quand même ! »

L’infirmière continuait à l’examiner d’un air sévère, au point qu’elle finit par dire : « Oh ! ça va bien comme ça !

— Allons, dit l’infirmière, soyez une bonne petite fille, recouchez-vous un peu et reposez-vous ! »

Elle sortit et se dirigea vers le docteur qui se trouvait dans le couloir, à la porte d’une grande salle de cours, en train de parler à deux visiteurs.

« Devons-nous arrêter le cycle de Mademoiselle D. ?

— Oui. Mais seulement pour deux jours. Nous avons déjà une nouvelle classe d’ophtalmologistes qui attend. »

Puis il se tourna courtoisement vers ses visiteurs.

« Son circuit a été complètement repris, maintenant, expliqua-t-il. Nous le recommencerons dans deux jours. »

L’un des visiteurs demanda :

« Mais au début, comment le démarrez-vous ? »

Le docteur eut l’air surpris.

« Oh ! mais naturellement, nous reconstituons la blessure ou le dommage initial.

— Et ils n’en sont jamais conscients ? demanda l’autre visiteur. Je veux dire : ils ne se rendent jamais compte, à un moment quelconque, qu’on recommence ?

— Certainement pas, dit le médecin d’une voix choquée.

— Comment les remplacez-vous ? »

Le docteur mit les mains dans ses poches et se mit à conduire les visiteurs vers une autre chambre dans le couloir.

« Cet étage est toujours plein, expliqua-t-il… Des cas d’accidents non identifiés, des gens qui n’ont pas de famille, ou, dans la plupart des cas, pas d’argent, et qui ne peuvent payer les notes d’hôpital… »

L’infirmière les croisa et entra dans la chambre de la malade avec un plateau sur lequel se trouvait une petite tasse en papier avec des comprimés.

« Encore des comprimés ? demanda-t-elle.

— Eh bien ! Mademoiselle D… ! Nous allons tellement bien. Vous n’avez pas envie de rentrer chez vous ? D’en avoir terminé ici ? »

Elle commença à murmurer :

« Tout fini, tout lavé, tout réglé, » pendant que l’infirmière lui mettait un comprimé dans la bouche et lui donnait un verre d’eau.

« Oh ! oui, rentrer à la maison, chez maman, tout terminé, la maison, mmmmmmmm…., » pendant que les vagues du sommeil commençaient à déferler sur elle.

« Prenez une autre gorgée », dit l’infirmière, en appuyant le verre contre sa lèvre inférieure.

Elle avala deux fois, une fois pour le comprimé, une fois pour l’eau.

« Mmmmmmmm. Emmenez-moi à la maison. Ramenez-moi… Mon œil est tout bouché, pas un sou dedans. Je vais dormir bientôt… »

 

« Ceci ne va pas faire mal, dit le docteur en se penchant sur elle. Elle vit sa manche blanche survoler son visage et se diriger vers son œil droit. Il plongea la seringue hypodermique dans la paupière inférieure et le globe oculaire et elle poussa un cri. Dans l’auditorium, les jeunes étudiants frissonnèrent et se penchèrent en avant pour mieux voir.

« Regardez en l’air, ordonna le docteur, il faut que vous regardiez en l’air. »

Je regarderai par-delà les collines, se dit-elle furieusement en se promettant de ne plus crier. Elle regarda en l’air par-dessus la seringue en plastique, vers la rangée de collines couvertes de neige craquante. Ils étaient tous là, tous les gens, ils devaient être sortis pour un pique-nique d’hiver. Je vais y aller, promit-elle.

« Je vais me lever et y aller, cria-t-elle.

— Bien, bien, murmura le docteur. La voix est en train de s’user, je savais bien que ça devait arriver. »

Puis il élevait légèrement la voix, en continuant à explorer les profondeurs de l’œil :

« Oui, vous irez. Vous allez avoir des vacances magnifiques !

— Mais je veux emporter mon œil avec moi, insista-t-elle. Il me le faut. J’en ai besoin.

— Chut, chut, fit l’infirmière d’une voix apaisante.

— Vous l’emporterez, votre œil, promit le docteur. Tenez-vous tranquille maintenant. Nous allons avoir bientôt fini. »

Mais il y avait du désespoir dans sa voix. Et elle ne le crut pas. De toute évidence, elle avait perdu l’œil et qu’avait-elle perdu d’autre encore ? Elle n’osait pas bouger la tête, mais sous le drap stérile et froid qui la recouvrait, elle serra l’une contre l’autre ses mains ridées.

 

Traduit par DOROTHÉE TIOCCA.

Splice of life.