MASQUES

par Damon Knight

 

 

Oui, les cobayes peuvent perdre toute raison d’être, oublier leurs souvenirs, en arriver au suicide. Oui, les médecins peuvent être absents du processus, indifférents au vécu de leurs patients. Mais nous avons vu, chez Catherine Moore, s’ouvrir une autre piste. Explorons-la quelque temps. Les médecins peuvent être omniprésents, patients et compréhensifs. Ils se mettent en quatre pour copier l’homme et sécuriser le cobaye. Rien à voir avec Frankenstein, ou si peu. La créature, par contre… Vous connaissez Damon Knight. Il n’est pas précisément spécialisé dans les histoires à l’eau de rose. Mais cette fois…

 

LES huit styles s’agitaient sur la bande enregistreuse comme les pattes de quelque homard mécanique pris de nervosité. Roberts, le technicien, étudiait leurs tracés avec un air sombre. Les deux autres attendaient.

« Voici l’impulsion du réveil, dit-il en pointant un doigt osseux. Puis tenez, regardez, dix-sept secondes après, il continue à rêver.

— Réaction retardée », répliqua Babcock, le directeur du projet. Ses traits épais étaient congestionnés et il transpirait. « Pas de quoi s’inquiéter.

— D’accord, réaction retardée, mais voyez la différence dans le graphique. Il continue à rêver après l’impulsion du réveil, mais les dents de scie sont plus rapprochées. Ce n’est pas le même rêve. Une anxiété accrue, des pulsions motrices plus nombreuses.

— Pourquoi dort-il, au fond ? » questionna Sinescu, l’envoyé de Washington. Il était brun, avec un visage anguleux. « Vous éliminez les poisons produits par la fatigue, n’est-ce pas ? Alors, qu’est– ce que c’est, quelque chose de psychologique ?

— Rêver lui est nécessaire, expliqua Babcock. C’est vrai qu’il n’a pas un besoin physiologique de sommeil, mais il doit rêver. Sinon, il commencerait à avoir des hallucinations, il risquerait de devenir fou.

— Fou, répéta Sinescu. Ma foi… c’est la question, hein ? Depuis combien de temps fait-il ça ?

— Six mois environ.

— En d’autres termes, vers le moment où il a eu son nouveau corps… et s’est mis à porter un masque ?

— À peu près. Écoutez, laissez-moi vous dire une chose : il est en pleine possession de son bon sens. Tous les tests…

— Oui, d’accord, je connais ces histoires de tests. Bien… il est réveillé, à présent ? »

Le technicien jeta un coup d’œil à l’écran de contrôle. « Il est levé. Sam et Irma sont avec lui. » Il se courba de nouveau sur les tracés de l’encéphalogramme. « Je ne comprends pas pourquoi ça me chiffonne. S’il a un besoin de rêves que nous ne satisfaisons pas avec notre programmation, il compense ce manque maintenant, c’est logique. » Son expression se tendit. « Je ne sais pas. Il y a quelque chose dans ces dents de scie qui ne me plaît pas. »

Sinescu haussa les sourcils.

« Vous programmez ses rêves ?

— Nous ne programmons rien, riposta Babcock avec impatience. Une simple incitation à rêver le genre de chose que nous lui indiquons. Des machins somatiques, sur la sexualité, l’exercice, le sport.

— Et qui a eu cette idée ?

— La section psychologique. Sur le plan neurologique, il se comportait à merveille, mais il se repliait sur lui-même. Les types de la psycho ont décidé qu’il avait besoin de cet apport somatique sous une forme quelconque, il fallait que nous gardions le contact avec lui. Il est vivant, il fonctionne, tout marche. Mais ne l’oubliez pas, il a passé quarante-trois ans dans un corps humain normal. »

 

« Washington », dit Sinescu dans le silence de l’ascenseur.

Babcok, qui chancelait, demanda :

« Excusez-moi ; quoi donc ?

— Vous avez l’air de ne pas tenir debout. Vous dormez bien ?

— Pas ces temps derniers. Que disiez-vous avant ?

— Je disais qu’on n’est pas enthousiasmé par vos rapports à Washington.

Bon dieu, je m’en doute. » La porte de l’ascenseur s’ouvrit silencieusement. Un vestibule minuscule, moquette verte, murs gris. Il y avait trois portes, une de métal, deux de verre épais. Un air froid, renfermé. « Par ici. »

Sinescu s’arrêta devant la porte de verre, regarda à travers : une salle de séjour à la moquette grise, vide. « Je ne le vois pas.

— De l’autre côté de l’ascenseur. Il passe sa visite matinale. »

La porte s’ouvrit en offrant une légère résistance ; une batterie de lampes s’alluma au plafond quand ils entrèrent. « Ne regardez pas en l’air, recommanda Babcock. Ultraviolets. » Il y avait un faible chuintement, qui cessa à la fermeture de la porte.

« De la pressurisation ici ! Pour éviter les microbes ? Qui a eu cette idée ?

— Lui. » Babcock ouvrit une boîte chromée fixée au mur et en sortit deux masques chirurgicaux. « Tenez, mettez ça. »

Un bruit de voix assourdies s’élevait à l’autre bout de la pièce en L. Sinescu considéra le masque blanc avec répugnance, puis l’enfila lentement pardessus sa tête.

Ils se dévisagèrent. « Les microbes, dit Sinescu à travers son masque. Est-ce rationnel ?

— D’accord, il ne peut pas attraper de rhume ou de truc comme ça. Mais réfléchissez un peu. Il n’y a plus que deux choses maintenant qui soient susceptibles de le tuer. L’une, c’est une panne de prothèse, et nous faisons ce qu’il faut pour l’éviter ; nous avons cinq cents personnes ici, nous le vérifions comme un avion. Reste l’infection cérébrospinale. N’allez pas là-bas avec des idées préconçues. »

La pièce était vaste et subdivisée en salle de séjour, bibliothèque et atelier. Ici il y avait un groupe de fauteuils modernes dans le style suédois, un canapé, une table basse ; là un établi avec un tour à métaux, un creuset électrique, une machine à forer montée sur pied, des casiers de pièces détachées, des outils sur des étagères ; là une table à dessin ; là des rayonnages de livres que Sinescu effleura avec curiosité quand ils passèrent à côté. Des rapports reliés, des revues techniques, des ouvrages de référence ; pas de romans, sauf Feu et tempête de George Stewart et Le Magicien d’Oz dans une reliure bleue usée.

Derrière les rayonnages, au fond d’une petite niche, il y avait une porte vitrée par laquelle ils entrevirent une autre salle de séjour meublée différemment : des fauteuils rembourrés, un grand philodendron dans un pot de céramique. « Voilà Sam », dit Babcock.

Un homme venait d’entrer dans l’autre pièce. Il les aperçut, se retourna pour appeler quelqu’un qui se trouvait hors de leur champ de vision, puis s’avança en souriant. Il était chauve, trapu, très bronzé. Une femme petite et jolie accourait à sa suite. Elle se précipita derrière son mari, laissant la porte ouverte. Ni l’un ni l’autre ne portait de masque.

« Sam et Irma occupent l’appartement d’à côté, expliqua Babcok. Ça lui fait de la compagnie ; il a besoin d’avoir quelqu’un auprès de lui. Sam est un de ses anciens copains de l’Armée de l’air et, de plus, il a un bras artificiel. »

L’homme trapu leur serra la main en souriant. Son étreinte était ferme et chaude. « Vous voulez deviner lequel ? » Il avait une chemise de sport à fleurs. Ses deux bras étaient bruns, musclés et velus mais, quand Sinescu les examina avec plus d’attention, il constata que le droit était d’une teinte légèrement différente, pas tout à fait authentique.

Gêné, il dit : « Le gauche, je pense.

— Pas du tout. » Avec un sourire encore plus large, l’homme trapu retroussa sa manche droite pour montrer les courroies.

« Un des bonus du projet, dit Babcock. Myoélectrique, servo-commandé, pèse le même poids que l’autre. Sam, est-ce qu’ils n’en ont pas bientôt fini là-bas ?

— Peut-être que oui. Nous allons voir ça. Chérie, tu ne pourrais pas préparer un peu de café pour ces messieurs ?

— Oh, mais si, bien sûr. » La petite femme pivota sur ses talons et repassa comme une flèche le seuil de la porte restée ouverte.

La paroi d’en face était en verre, voilée par un rideau blanc transparent. Ils se rendirent dans l’autre partie de la pièce. La baie suivante était bourrée de matériel médical et électronique, certains appareils étaient fixés au mur, d’autres encastrés dans de hauts meubles noirs sur roulettes. Quatre hommes en blouse blanche étaient groupés autour de ce qui ressemblait à un siège d’astronaute. Sinescu vit quelqu’un couché dessus : pieds chaussés de sandales en lanières de cuir, chaussettes foncées, pantalon gris. Un murmure de voix.

« Pas encore fini, dit Babcock. Doivent avoir trouvé quelque chose d’autre qui les chiffonne. Allons une minute dans le patio.

— Je croyais qu’on faisait une vérification le soir, en même temps que la transfusion et le reste ?

— Effectivement, répliqua Babcock. Et le matin aussi. »

Il se retourna et poussa le lourd battant de verre pour l’ouvrir. Au-dehors, la terrasse était pavée de dalles de pierre et fermée par des parois de verre teinté avec un toit en plastique vert. Il y avait çà et là des bacs en béton vides. « On avait pensé installer ici un jardin, de la verdure, mais il n’en a pas voulu. Nous avons dû ôter toutes les plantes et vitrer complètement la terrasse. »

Sam tira des chaises de fer autour d’une table blanche et ils s’assirent tous. « Comment va-t-il ? » questionna Babcock. Sam sourit et hocha la tête. « Le matin, il est d’une humeur massacrante.

— Il vous parle beaucoup ? Il joue aux échecs ?

— Pas tant que ça. Il travaille, la plupart du temps. Il lit un peu, regarde un peu la télé. » Son sourire était forcé ; ses doigts épais étaient étroitement enlacés et Sinescu vit alors que le bout des doigts d’une main était devenu plus foncé que celui des doigts de l’autre. Il détourna les yeux.

« Vous êtes de Washington, je crois ? questionna Sam poliment. Première fois que vous venez ici ?

— Ah, attention. » Il s’était levé. De vagues silhouettes verticales passaient derrière la porte de verre voilée de rideaux. « On dirait qu’ils ont fini. Si vous voulez bien attendre ici un instant, messieurs, je vais voir. » Il traversa la terrasse à grandes enjambées. Les deux hommes restèrent assis sans rien dire. Babcok avait abaissé son masque chirurgical ; Sinescu s’en aperçut et l’imita.

« La femme de Sam pose un problème, dit Babcock en se penchant vers lui. Sur le moment, l’idée avait paru bonne, mais sa femme souffre de l’isolement, elle ne se plaît pas ici… pas d’enfants… »

La porte se rouvrit et Sam apparut. Il avait enfilé un masque mais le gardait pendu sous son menton. « Si vous voulez bien venir maintenant, messieurs. »

Dans la partie aménagée en salle de séjour, la petite femme, portant aussi un masque pendu autour du cou, servait du café contenu dans une verseuse en céramique à fleurs. Elle arborait un grand sourire, mais elle avait l’air malheureuse. En face d’elle était assis quelqu’un de grand, vêtu d’une chemise et d’un pantalon gris, carré sur son siège, les jambes allongées, les bras posés sur les appuis du fauteuil, immobile. Son visage avait quelque chose de bizarre.

« Eh bien, ça va ? » dit Sam d’un ton cordial. Sa femme leva les yeux vers lui avec un sourire douloureux.

Le personnage de haute taille tourna la tête et Sinescu fut glacé de voir que son visage était d’argent, un masque de métal avec des fentes oblongues pour les yeux, pas de nez ni de bouche, rien que des courbes qui se fondaient les unes dans les autres. « Le projet », dit une voix inhumaine.

Sinescu s’aperçut qu’il était resté à demi courbé au-dessus de son fauteuil. Il s’assit. Tous le regardaient. La voix reprit : « Je disais, est-ce que vous êtes ici pour liquider le projet ? » La voix était monocorde, indifférente.

« Prenez du café. » La femme poussait une tasse dans sa direction.

Sinescu tendit la main pour la prendre, mais il tremblait tellement qu’il la retira. « Simple mission d’information, dit-il.

— Foutaise. Qui vous a envoyé, le sénateur Hinkel ?

— C’est cela.

— Foutaise. Il est venu ici en personne ; pourquoi vous envoyer ? Si vous vous apprêtez à liquider, feriez aussi bien de me le dire. » Le visage derrière le masque ne bougea pas pendant qu’il parlait, la voix ne semblait pas en sortir.

« Il est seulement venu jeter un coup d’œil, Jim, déclara Babcok.

— Deux cents millions par an, reprit la voix, pour maintenir en vie un seul homme. Ça ne rime pas à grand-chose, hein ? Allez-y, buvez votre café. »

Sinescu se rendit compte que Sam et sa femme avaient déjà fini le leur et qu’ils avaient rajusté leurs masques. Il prit sa tasse précipitamment.

« L’invalidité à cent pour cent donne droit à une pension de trente mille dollars par an quand on a mon grade. Je m’en tirerais très bien avec ça. Pour presque une heure et demie.

— Il n’est pas question de mettre fin au projet, dit Sinescu.

— Mais de l’abandonner petit à petit. Préférez-vous appeler cela un abandon progressif ?

— Ne vous emballez pas, Jim, dit Babcock.

— O.K.. Mon pire défaut. Que voulez-vous savoir ? »

Sinescu but lentement son café. Ses mains tremblaient toujours. « Ce masque que vous portez, commença-t-il.

— Hors de question. Rien à dire, rien à dire.

— Désolé ; ce n’est pas pour me montrer grossier ; une affaire strictement personnelle. Demandez-moi autre… » Il se dressa subitement en hurlant : « Otez– moi ce satané machin d’ici ! » La tasse de la femme de Sam se brisa, le café formant une mare brune sur la table. Un chiot de couleur fauve était assis au milieu du tapis, la tête penchée de côté, les yeux brillants, la langue sortie.

La table bascula, la femme de Sam s’en dégageait fébrilement. Son visage était empourpré, ruisselant de larmes. Elle se précipita dehors en ramassant le chiot au passage sans s’arrêter. « Je vais la rejoindre, ça vaudra mieux, dit Sam en se levant.

— C’est ça. Dis donc, Sam, donnez-vous un peu de bon temps. Conduis-la à Winnemucca, allez au cinéma.

— Oui, je pense que c’est ce que je vais faire. » Il disparut derrière la muraille de livres.

La haute silhouette se rassit avec des gestes humains ; elle reprit la même posture, le dos appuyé au siège, les bras sur les accoudoirs. Elle était immobile. Les mains qui serraient le bois étaient élégantes et parfaites mais irréelles ; il y avait quelque chose de faux dans les ongles. Les cheveux bruns bien coiffés au-dessus du masque étaient une perruque ; les oreilles étaient en cire. Sinescu remit nerveusement le masque chirurgical sur son nez et sa bouche. « Je ferais bien de partir aussi », dit-il, et il se mit debout.

« C’est ça, je veux vous emmener voir la section de Mécanique et celle des Recherches et Applications, dit Babcok. Jim, je reviens dans un moment. J’ai à vous parler.

— Entendu, » dit la silhouette immobile.

 

Babcock avait pris une douche, mais les entournures de sa chemise étaient de nouveau trempées de sueur. L’ascenseur silencieux, la moquette verte, un peu flous. L’air froid, lourd. Sept ans, du sang et de l’argent, cinq cents hommes de valeur. La section de Psychologie, celle de Mécanique esthétique, des Recherches et Applications, de Médecine, d’Immunologie, de l’Approvisionnement, de Sérologie, de l’Administration. Les portes de verre. L’appartement de Sam vide, parti à Winnemucca avec Irma. La Psycho. Des hommes de valeur, mais étaient-ce les meilleurs ? Trois des meilleurs avaient refusé. Quelque part au fond du fichier. Pas comme une amputation ordinaire, on a tout ôté à cet homme.

La haute silhouette n’avait pas bougé. Babcock s’assit. Le masque d’argent se tourna vers lui.

« Jim, parlons franc.

— Ça se présente mal, hein ?

— Mal, oui. Je l’ai laissé dans sa chambre avec une bouteille. Je le reverrai avant qu’il parte, mais Dieu sait ce qu’il dira à Washington. Écoutez, soyez gentil, ôtez ce truc.

— Volontiers. » La main se dressa, tira sur le bord du masque d’argent, l’enleva. Sous le masque, le visage bronzé, le nez et les lèvres, les cils, les sourcils modelés, pas beaux mais agréables à voir, normaux. Et la bouche qui ne s’ouvrait ni ne bougeait quand la voix résonnait. « Je peux tout enlever. Qu’est-ce que ça prouve ?

— Jim, les types de la Mécanique esthétique ont passé huit mois et demi sur ce modèle et votre premier geste a été de plaquer un masque dessus. Nous vous avons demandé ce qui n’allait pas, proposé de faire tous les changements que vous désirez.

— Rien à dire.

— Vous avez parlé d’un abandon progressif du projet. Est-ce que vous vouliez plaisanter ? »

Un silence. « Je ne plaisantais pas.

— Bon, alors parlez, Jim, expliquez-moi ; il faut que je sache. On ne veut pas liquider le projet ; on vous maintiendra en vie, mais c’est tout. Il y a sept cents volontaires inscrits sur la liste, dont deux sénateurs américains. Admettons que demain l’un d’entre eux soit extrait d’une épave d’automobile. Nous ne pouvons pas attendre jusque-là pour décider ; il faut que nous sachions dès maintenant. Si nous devons le laisser mourir ou le mettre dans un corps-prothèse comme le vôtre. Alors, parlez-moi.

— Et si je vous dis quelque chose mais que ce ne soit pas la vérité ?

— Pourquoi mentiriez-vous ?

— Pourquoi mentez-vous au malade atteint d’un cancer ?

— Je ne comprends pas. Expliquez-vous, Jim.

— O.K., essayons. Est-ce que j’ai l’air d’un homme, à votre avis ?

— Bien sûr.

— Foutaise. Regardez ce visage. » Calme et parfait. Au-delà des iris de synthèse, un scintillement de métal. « Imaginez que les autres problèmes sont résolus et que je puisse aller à Winnemucca demain ; me voyez-vous marchant dans la rue, entrant dans un bar… prenant un taxi ?

— C’est tout ce qui vous tracasse ? » Babcock respira à fond. « Jim, bien sûr qu’il y a une différence mais, nom d’une pipe, c’est comme n’importe quelle autre prothèse – les gens s’y habituent. Comme le bras de Sam. Vous le voyez, mais au bout d’un certain temps vous l’oubliez, vous ne le remarquez plus.

— Foutaise. Vous faites semblant de ne pas le remarquer. Pour ne pas gêner l’infirme. »

Babcock baissa les yeux vers ses mains serrées l’une dans l’autre. « Un coup de cafard ?

Fichez-moi la paix avec ça », tonna la voix. La haute silhouette était debout. Les mains se dressèrent lentement, les poings fermés, « Je suis dans ce machin. Il y a deux ans que j’y suis. J’y suis quand je m’endors et, quand je me réveille, j’y suis encore. »

Babcock leva la tête vers lui. « Qu’est-ce que vous voulez ? La mobilité du visage ? Donnez-nous vingt ans, peut-être dix seulement, et nous y parviendrons.

— Je veux que vous supprimiez la section de Mécanique esthétique.

— Mais c’est…

— Écoutez un peu. Le premier modèle ressemblait à un mannequin de vitrine, alors vous avez travaillé pendant huit mois et vous avez abouti à celui-ci qui a l’air d’un cadavre. L’idée, c’était de me donner l’apparence d’un homme, le premier modèle assez bien réussi, le second encore mieux, jusqu’à ce que vous aboutissiez à quelque chose qui fume le cigare, plaisante avec les femmes, joue aux boules sans que personne voie la différence. Vous ne pouvez pas y arriver et si vous le pouviez, à quoi bon ?

— Je ne… Laissez-moi réfléchir. Qu’entendez– vous par là, un masque de métal…

— Du métal, bien sûr, mais quelle différence cela fait-il ? Je parle de la forme. De la fonction. Attendez un instant, » La haute silhouette traversa la pièce à grands pas, ouvrit un meuble fermé à clef, revint avec des rouleaux de papier. « Regardez ça. »

Le dessin représentait une boîte de métal oblongue sur quatre pieds articulés. D’une extrémité saillait une minuscule tête en forme de champignon au bout d’une tige articulée et un groupe de bras qui se terminaient en sondes, forets, grappins. « Pour prospecter la lune.

— Trop de membres, dit Babcock au bout d’un moment. Comment feriez-vous…

— Avec les nerfs faciaux. Il en reste une quantité inutilisée. Ou tenez. » Un autre dessin. « Un module branché sur le système de contrôle d’un vaisseau spatial. C’est là ma place, dans l’espace. Un environnement stérile, une faible pesanteur, je peux aller là où un homme ne peut pas aller et faire ce qu’un homme ne peut pas faire. Je peux être un atout, pas une satanée charge coûtant des milliards de dollars. »

Babcock se frotta les yeux. « Pourquoi n’en avez-vous pas parlé plus tôt ?

— Vous étiez tous obsédés par la prothèse. Vous m’auriez dit de m’occuper de mes oignons. »

Les mains de Babcock tremblaient en roulant les dessins. « Eh bien, nom d’une pipe, c’est peut-être ça, la solution. Ça ferait tout à fait l’affaire. » Il se leva et se dirigea vers la porte. « Ne perdez pas la… » Il s’éclaircit la voix. « Je veux dire, tenez bon la rampe, Jim.

— Je n’y manquerai pas. »

 

Quand il fut seul, il remit son masque et resta debout un moment sans bouger, ses paupières artificielles fermées. En lui tout fonctionnait avec une froide précision ; il percevait le bourdonnement faible et rassurant des pompes, le cliquetis des valves et des relais. Il leur devait ça : ils avaient enlevé toute la tripaille, l’avaient remplacée par des machines qui ne saignaient, ne suintaient ou ne suppuraient pas. Il pensa au mensonge qu’il avait fait à Babcock… Pourquoi mentez-vous au malade atteint d’un cancer ? Mais ils ne devineraient jamais, ne comprendraient jamais.

Il s’assit devant la table à dessin, y fixa une feuille de papier et, avec un crayon, commença à esquisser la maquette du prospecteur lunaire. Quand il eut campé à grands traits le personnage, il se mit à dessiner l’arrière-plan de cratères. Son crayon se déplaça plus lentement et s’immobilisa ; il le posa avec un bruit sec.

Plus de médullo-surrénale pour instiller l’adrénaline dans son sang, de sorte qu’il ne pouvait ressentir ni peur ni rage. Ils l’avaient soulagé de tout cela, l’amour, la haine, toute cette mélasse écœurante, mais un sentiment lui restait encore qu’il était capable d’éprouver et ils l’avaient oublié.

Sinescu, avec les poils noirs de sa barbe pointant à travers sa peau huileuse. La perle blanche d’un « grain de millet » bien mûr dans le repli de la peau près de ses narines.

Un paysage lunaire, net et froid. Il ramassa le crayon.

Babcock, avec son large nez rose luisant de sébum, des croûtes de chassie blanche au coin des yeux. Des débris de nourriture entre les dents.

La femme de Sam, avec du fard couleur framboise sur la bouche. La figure maculée de larmes, une bulle brillante dans une narine. Et ce satané chien, le nez luisant, les yeux humides…

Il se retourna. Le chien était là, assis sur le tapis, sa langue rouge et humide pendante encore laissé la porte ouverte dégouttante de salive ; le chien remua deux fois la queue, puis entreprit de se lever. Il tendit la main vers son té en métal, se cambra en arrière, leva l’instrument comme une hache ; le chien glapit une fois quand l’acier trancha l’os, du rouge gicla d’un de ses yeux, il se tortilla sur le dos, projeta une tache sombre d’urine en travers du tapis ; et il le frappa encore et encore et encore.

Le cadavre gisait tordu sur le tapis, souillé de sang, ses fines babines noires retroussées sur les dents. Il essuya le té avec une serviette en papier, puis l’astiqua dans l’évier avec de la laine d’acier et du savon, le sécha et le raccrocha. Il prit une feuille de papier à dessin, l’étala par terre, roula le cadavre dessus sans répandre une goutte de sang sur le tapis. Il souleva le papier avec le corps dedans, l’emporta dans le patio, puis sur la partie de la terrasse qui était à ciel ouvert, poussant les portes de l’épaule. Il regarda par-dessus le mur. Deux étages plus bas, un toit de béton, d’où saillaient des cheminées d’aération, personne pour le voir. Il souleva le chien au-dessus du vide, le laissa glisser hors du papier, le corps tourna sur lui-même en tombant, heurta une des cheminées, rebondit, laissant une macule rouge. Il remporta le papier à l’intérieur, fit couler le sang dans l’évier, puis introduisit le papier dans le vidoir de l’incinérateur.

Il y avait des éclaboussures de sang sur la moquette, les pieds de la table à dessin, le meuble, ses jambes de pantalon. Il les lava toutes avec des serviettes en papier et de l’eau tiède. Il se déshabilla, examina ses vêtements minutieusement, les frotta dans l’évier, puis les mit dans la machine à laver. Il rinça l’évier, se frictionna avec du désinfectant et se rhabilla. Il entra dans l’appartement silencieux de Sam, fermant la porte de verre derrière lui. Passa devant le philodendron en pot, le mobilier trop rembourré, le tableau rouge et jaune sur le mur, sortit sur la terrasse, laissant la porte entrebâillée. Puis il revint par le patio, fermant les portes.

Dommage. Pourquoi pas des poissons rouges.

Il s’assit devant la table à dessin. Il fonctionnait avec une froide précision. Le rêve du matin lui revint à l’esprit, le dernier, au moment où il sortait péniblement du sommeil : reins gluants poumons gris éclatés sang et fouillis d’intestins couverts d’une graisse jaune suintante et dégoulinante et oh mon Dieu cette puanteur de cabinet d’aisances aucun bruit nulle part il laissait couler un jet jaune dans la fosse et…

Il commença à encrer le dessin, d’abord avec une fine plume d’acier puis avec un pinceau de nylon. Son talon ripait et il tombait incapable de se retenir tombait dans une espèce de masse douce et visqueuse plus haute que son menton, plus haute et il ne pouvait pas bouger paralysé et il essayait de crier essayait de crier essayait de crier.

Le prospecteur escaladait la pente d’un cratère, ses membres préhensiles rétractés et la tête dressée. Derrière lui, le cercle lointain de la paroi et l’horizon, le ciel noir, les étoiles comme des pointes d’épingles. Et il était là-bas et ce n’était pas assez loin, pas encore assez, car la terre planait au-dessus comme un fruit pourri, bleue de moisissure, grouillante, convulsive, purulente et vivante.

 

Traduit par ARLETTE ROSENBLUM.

Masks.