LA FERME À BOUFFE
par Kit Reed
Nouvelle révolte des patients : les médecins ne sont pas au bout de leurs peines ! Mais cette fois, les patients sont vraiment très particuliers. Loin de la vie sociale et de ses contraintes, ils ne pensent qu’à s’empiffrer de nourriture et de chansons à la guimauve. Confiserie et chanteurs de charme, on pense à Elvis Presley et à ses fans. En fait, les allusions sont moins précises que celles qui visaient Marilyn Monroe dans la nouvelle précédente ; ce qui domine, c’est le vibrant éloge de la maladie et des malades heureux de l’être. On n’a pas le droit de soigner les gens malgré eux : telle est la morale de cette fable aussi paradoxale que drôle. Cette fois, l’attaque ne vise même pas les médecins ; il est vrai que les obèses, dans les institutions spécialisées, ont surtout affaire à des gardes-chiourme.
ME voici donc directrice en charge, à les engraisser pour notre chef, Tommy Fango. Me voici prescrivant les puddings aux bananes, les cocktails au lait, à la crème et au cognac, allant de-ci, de-là, évaluant en technicienne leurs effets sur les hanches et les cuisses, alors que, pendant tout ce temps, c’est moi qui l’aime, moi qui aurais pu lui plaire à jamais si la vie n’en avait pas décidé autrement. Mais je suis désormais un paquet d’os, balayé au moindre vent comme une feuille au coin des rues. Mes coudes s’entrechoquent contre mes côtes et je suis obligée de passer la moitié d’une journée au lit pour qu’un gramme ou deux des matières grasses que j’absorbe me tiennent au corps ; si je ne m’y force pas, la crème et l’huile vont s’évaporer, brûlées dans mon insatiable fournaise, et je risque de voir fondre le peu de chair qui me reste.
Si cruel que cela puisse sembler, je sais où et sur qui je dois faire retomber les blâmes.
C’était vanité, uniquement vanité et c’est la raison pour laquelle je les hais le plus. Pas ma vanité à moi, car j’ai toujours été une âme simple ; de bonne heure, j’ai pris mon parti des chaises renforcées, des vêtements vagues et de la pluie drue des sarcasmes. Au lieu d’y prêter attention, je me branchais, et j’aurais été heureuse de laisser aller les choses, avec ma radio dans mon corsage, car je n’ai jamais fait pousser des cris d’admiration, mais personne non plus n’a pâli et ne s’est détourné de moi sur mon passage.
Seulement, ils étaient vaniteux et, dans leur vanité, mon père si frêle, ma mère, pâle et décharnée, ne me voyaient pas comme une entité, mais comme un reflet d’eux-mêmes. Je rougis au souvenir des excuses qu’ils invoquaient à mon sujet : « Elle tient du côté de la famille de May », disait mon père en rejetant toute responsabilité. « Ce n’est que du gras de bébé, disait ma mère en enfonçant son coude dans mon flanc mou, Nelly est grande pour son âge ! » Puis elle s’agitait en tous sens, tirant sur ma volumineuse robe à smocks pour couvrir mes genoux. C’était au temps où ils supportaient encore d’être vus avec moi. Quand nous allions quelque part, ils me bourraient de pâtés et de rôtis pour que je ne m’empiffre pas en public. Malgré cela, je reprenais de tout trois, quatre ou cinq fois de suite et c’était une humiliation pour eux.
Avec le temps, ça a dépassé leurs forces et ils ont cessé de me sortir. Ils n’ont plus fait d’efforts pour expliquer. À la place, ils ont réfléchi aux moyens d’améliorer mon apparence. Les docteurs ont essayé tout un assortiment de pilules. On a tenté de m’inscrire à un club. Pendant un temps, ma mère et moi faisions des exercices ; on s’asseyait par terre, elle dans un collant noir, moi dans mes smocks. Elle faisait vite une-deux, une-deux et moi, j’étais censée faire quelques mouvements pour toucher mes orteils. Mais il fallait que j’écoute, il fallait que je me branche, et après m’être branchée, il fallait, naturellement, que je trouve quelque chose à manger. Tommy pouvait chanter et quand Tommy chantait, je mangeais toujours. Alors je la laissais par terre faisant une-deux, une-deux. Après cela, ils essayèrent pendant un certain temps de mettre les victuailles sous clef. Puis ils commencèrent à réduire mes repas.
C’est cette période-là qui a été la plus cruelle. Ils me refusaient le pain, ils plaidaient et pleuraient, me nourrissant de laitue eh me disant que c’était pour mon bien. Mon bien ! N’entendaient-ils pas mes organes vitaux crier grâce ? Je me débattais, je hurlais, et quand cela ne servit plus à rien, je souffris, obéissante et silencieuse, jusqu’à ce que finalement, la faim me poussât dans les rues. Je restais dans mon lit, soutenue moralement par les Monets et Barry Arkin, et les Philadons qui passaient à la radio, et Tommy (lui, il n’y en avait jamais assez ; je l’ai entendu jusqu’à une centaine de fois par jour et ce n’était jamais assez. Comme cela semble amer maintenant !). Je les écoutais, puis quand mes parents étaient endormis, je me débranchais et je sortais faire un tour dans les environs. Les premières nuits, je mendiais, implorant la miséricorde des passant, et ensuite, je fonçais à la boulangerie et rapportais à la maison tout ce que je ne pouvais manger dans la boutique. Je me procurai de l’argent assez rapidement, je n’avais même pas besoin de demander. Peut-être était-ce ma masse imposante, peut-être le cri inexprimé de ma faim. Je découvris que je n’avais qu’à m’approcher et l’argent était à moi. Dès qu’ils me voyaient, les gens prenaient leurs jambes à leur cou et se sauvaient en me jetant un porte-monnaie ou un portefeuille, comme pour ralentir ma poursuite. Ils avaient pris la fuite avant même que je ne puisse dire merci. Une fois, on m’a tiré dessus. Une autre fois, une pierre s’est logée dans ma chair.
À la maison, mes parents continuaient leurs pleurs et leurs suppliques. Ils étaient intraitables sur le lait écrémé et le côtelettes grillées, ignorant ma vie nocturne. Le jour, j’étais complaisante, somnolant entre les dînettes, dévorant les sons émis par la radio cachée dans mon corsage. Puis, quand la nuit tombait, je débranchais. Cela donnait aux choses un certain relief de me dire que je ne me rebrancherais pas avant d’être prête à manger. Certaines nuits, il suffisait d’ouvrir une des cachettes dans ma chambre et d’en sortir des bouteilles, des cartons et des boîtes de conserve. D’autres nuits, il fallait que j’aille dans les rues pour trouver de l’argent où je pouvais. J’engrangeais alors une nouvelle réserve de gâteaux, de petits pains, de friandises venues des épiceries fines, plusieurs boîtes de plats congelés, peut-être un peu de bacon ou de jambon. Je ramenais une corbeille d’oranges pour me préserver du scorbut et un carton de sucres d’orge pour avoir une énergie immédiatement disponible. Dès que j’en avais assez, je retournais dans ma chambre, cachant la nourriture çà et là, réarrangeant mon nid de couvertures et d’édredons. J’ouvrais le premier pâté ou la première boîte de glace et alors, au moment de commencer, je me branchais.
Il fallait se brancher. Tous les gens qui comptaient étaient branchés. C’était notre lien, notre consolation et notre pouvoir ; ce n’était pas seulement pour se distraire ou pour passer le temps. C’était le son qui importait, le son, et le fait que mince ou gros, éveillé ou endormi, vous étiez important quand vous vous branchiez. Vous saviez qu’à travers le feu et l’eau, le déluge et l’adversité, à travers les injures et les épreuves, il y avait ce lien unique, cet héritage commun. Fort ou faible, éternellement doué ou misérable, ou mal aimé, nous étions tous branchés.
Tommy. Le beau Tommy Fango. À côté de lui, les autres pâlissaient jusqu’à disparaître. À cette époque, tout le monde l’écoutait, on jouait ses airs deux ou trois fois par heure, mais on ne savait jamais quand, de sorte que vous restiez branché et ne cessiez d’écouter dur à chaque instant. On ne mangeait, on ne dormait, on ne respirait que pour le moment où ils allaient mettre un disque de Tommy, on attendait que sa voix remplisse la pièce. À cette époque, il y avait des côtelettes froides, des poulets de grain, des petits gâteaux au sucre glacé qui allaient et venaient, mais une chose restait constante : j’avais toujours une tarte à la crème en train de dégeler, et quand ils jouaient les premières mesures de Quand une veuve… et que la voix de Tommy commençait à moduler et à se dérouler, j’étais prête. Je mangeais ma tarte à la crème pendant l’émission de Tommy à minuit. En ce temps-là, le monde entier attendait. Nous attendions tous, au travers de soleils sans fin, de nuits de pluie battante et de monotonie, nous attendions tous les disques de Tommy Fango, nous attendions cette heure complète, ininterrompue de Tommy, son émission de minuit. En ce temps-là, il passait en direct. Il émettait à l’hôtel Riverside, et c’était beau ! Mais le plus important, c’est qu’il parlait, et pendant qu’il parlait, il remettait tout en place. Nul ne se sentait plus seul quand Tommy parlait. Il nous réunissait tous au cours de cette émission de minuit, il parlait et nous rendait tout-puissants, il parlait et pour finir il chantait. Il faut vous imaginer ce que cela pouvait être : moi dans la nuit, Tommy, et le gâteau. Au bout d’un certain temps, j’irais dans un endroit où je pourrais vivre de Tommy et de Tommy seulement, où d’entendre et d’écouter Tommy ramènerait les gâteaux, tous ces pauvres gâteaux perdus…
Les disques de Tommy, son émission, le gâteau. Ç’a été peut-être la période la plus heureuse de ma vie. J’étais assise là, j’écoutais, et je mangeais, je mangeais ! Ma félicité était si grande que cela devenait une torture de ranger la nourriture à l’aube. Pour moi, c’était de plus en plus dur de mettre de côté les cartons, les boîtes et les bouteilles, tous les résidus de mon bonheur. Et si un morceau de bacon était tombé derrière le radiateur, et si un œuf avait roulé sous le lit et s’était mis à sentir mauvais ? Bon, peut-être suis-je devenue moins soigneuse, à force de prolonger mes festins jusqu’au matin, ou peut-être ai-je été assez étourdie pour laisser sur le tapis un morceau de biscuit roulé que je n’avais pas fini. Je me suis rendu compte qu’ils me surveillaient, guettant derrière la porte, complotant pendant que je mangeais. Une fois, ils me tombèrent dessus, gémissant sur chaque boîte de glace et sur chaque miette de gâteau. Puis ils passèrent aux menaces. Finalement, ils me rendirent la nourriture qu’ils m’avaient prise le jour, pensant ainsi retrancher ce que je mangeais la nuit. Folie ! À cette époque, j’avais besoin de tout, je m’enfermais avec et ne voulais rien entendre. J’ignorai leurs cris d’amour-propre blessé, leurs misérables petites menaces. Même si je les avais écoutés, je n’aurais pu empêcher ce qui s’est produit ensuite..
J’étais si heureuse, ce dernier jour ! Il y avait un jambon, à moi, et je me rappelle un pot de confiture de cerises, à moi, et je me rappelle le bacon, pâle et blanc sur du pain italien. Je me rappelle des bruits en bas, et avant que je puisse me protéger, on m’a assaillie, tout un bataillon d’infirmiers en uniforme, et la piqûre d’une seringue hypodermique. Puis ils refermèrent leur cercle autour de moi, à dix, me ligotèrent avec une corde, me fourrèrent dans un filet ou je ne sais quoi et me traînèrent de force en bas des escaliers. Quand ils me poussèrent dans l’ambulance, je criais je ne vous pardonnerai jamais, quand ma mère, dans une ultime trahison, m’a pris ma radio, j’ai hurlé je ne vous pardonnerai jamais et une dernière fois, quand mon père a retiré un os de jambon de mon corsage, j’ai pleuré je ne vous pardonnerai jamais. Et j’ai tenu parole : je ne leur ai jamais pardonné.
Il est pénible de décrire ce qui est arrivé ensuite. Je me rappelle trois jours d’horreur et d’agonie où j’ai fini par être trop faible pour crier ou griffer les murs. Enfin, je me suis calmée et on m’a installée dans une chambre ensoleillée, tapissée de chintz pastel. Je me souviens qu’il y avait des fleurs sur la table de toilette et quelqu’un qui m’observait.
« Pourquoi t’a-t-on amenée ici ? » demanda-t-elle.
J’étais si faible que je pouvais à peine parler.
« Par désespoir !
— Au diable, fit-elle en mâchonnant. Tu es là pour une histoire de bouffe !
— Qu’est-ce que tu manges ? »
J’essayai de lever la tête.
« Je mâche. Avec ma bouche. Ça aide.
— Je vais mourir…
— Tout le monde pense comme ça, au début. Moi aussi. »
Elle détourna la tête dans une attitude gracieuse.
« Tu sais, ici, c’est une école très cotée. »
Elle s’appelait Ramona, et pendant que je pleurais silencieusement, elle me mit au courant. Cet endroit était le dernier où quelques rares élus pouvaient encore se permettre d’envoyer leurs enfants. On les embellissait par un programme thérapeutique, des exercices, des massages, de coquettes robes roses à smocks, des cours d’art et de théâtre. De temps en temps, même on dispensait des cours d’élocution et d’hygiène. Nos parents diraient avec fierté que nous étions à Firecrest, une très élégante école de perfectionnement. Nous, nous en savions plus : c’était une prison et on nous y faisait mourir de faim.
« Ce monde, dit Ramona, ce n’est vraiment pas moi qui l’ai fait. » Et je sus que ses parents étaient à blâmer autant que les miens. Sa mère aimait emmener ses enfants dans les hôtels et les casinos en exhibant ses filles minces comme on porte une guirlande de bijoux. Son père suivait le soleil sur son yacht privé, tous pavillons au vent, avec ses enfants sur le pont arrière, minces et bronzés. Il tapotait son ventre plat et brun et regardait Ramona avec dégoût. Quand il devint impossible de la cacher, il succomba à son orgueil aveugle. Une nuit, ils arrivèrent dans un canot à moteur et l’emportèrent. Elle était à Firecrest depuis six mois et avait perdu près de cent livres. Il fallait qu’elle ait été cyclopéenne en son jeune âge ; elle était encore grandiose.
« Nous vivons au jour le jour, dit-elle, mais tu ne sais pas le pire !
— Ma radio, dis-je avec un spasme de frayeur, ils m’ont pris ma radio.
— Il y a une raison, dit-elle, ils appellent ça une thérapie. »
Je marmonnais dans ma gorge, dans une minute j’allais crier.
« Attends », dit-elle. Cérémonieusement, elle déplaça un tableau et toucha un bouton minuscule. Alors, comme un baume de douceur sur ma panique, la voix de Tommy coula dans la pièce.
Quand je me fus calmée, elle me dit :
— Tu ne peux l’écouter qu’une fois par jour.
— Non !
— Mais tu peux l’entendre à n’importe quel moment. Tu peux l’écouter quand tu en as le plus besoin… »
Nous allions manquer les premières mesures et nous avons fait silence pour écouter. Quand une veuve… fut terminé, nous restâmes assises tranquillement pendant un bon moment, puis Ramona tourna un autre bouton et le son pénétra dans la pièce et ce fut presque comme d’être branchée.
« Essaie de ne pas y penser.
— J’en mourrai !
— Si tu y penses, tu mourras. À la place, il faut apprendre à t’en servir. Dans un instant, ils vont venir avec le déjeuner. »
Les Screamers chantaient d’une voix douce, fournissant le fond sonore, et elle poursuivit d’une voix monotone :
« Une côtelette. Une minable côtelette avec un bout de laitue et peut-être un peu de pain au gluten. Moi, je m’imagine que c’est un gigot d’agneau ; ça marche si tu manges très très lentement et si tu penses à Tommy tout le temps. Après, si tu regardes la photo de Tommy, tu peux changer la laitue en ce que tu veux, une salade riche ou tout un buffet Scandinave, et si tu répètes et répètes son nom, tu peux imaginer une bombe glacée ou, si tu préfères, une tarte…
— Je vais m’imaginer du jambon et un pâté aux rognons et un melon plein de salade de fruits et que Tommy et moi sommes au Rainbow Room4 et nous finirons par un Fudge Royal5. »
Pour un peu, je me serais noyée dans ma salive. À l’arrière-plan, je parvenais presque à entendre Tommy, et j’écoutais Ramona qui me disait :
« Du coquelet. Tommy aimerait du coquelet, du canard à l’orange et des millefeuilles. Demain, nous garderons Tommy pour le déjeuner pendant que nous mangerons… »
Et j’y pensais, je pensais à ce que ce serait d’écouter et d’imaginer des gâteaux à la crème, et je poursuivis :
« Tarte au citron, pudding au riz, et un fromage de Hollande entier… Je crois que je vais vivre. » Le lendemain matin, l’infirmière major entra au moment du petit déjeuner et resta plantée là, comme tous les autres jours, tapotant sa hanche mince du bout de ses ongles rouges. Elle nous regardait avec dégoût pendant que nous nous jetions sur le verre de jus d’orange et l’œuf dur. J’étais trop faible pour me contrôler. J’entendis un son aigu et plaintif et seule son expression m’apprit que c’était ma propre voix :
« Je vous en prie, juste un peu de pain, un petit bout de beurre, n’importe quoi, je pourrais lécher les plats si vous me laissiez, je vous en prie, ne me laissez pas comme ça, je vous en prie ! »
Je l’entends encore ricaner quand elle m’a tourné le dos.
Je sentis la main loyale de Ramona sur mon épaule :
« Il y a toujours la pâte dentifrice, mais n’en prends pas trop, sinon ils vont venir te l’enlever. »
J’étais trop faible pour me lever, si bien qu’elle me l’apporta et nous l’avons partagée en parlant de tous les banquets que nous ayons jamais pu faire et quand nous en avons eu assez, nous avons parlé de Tommy, et quand cela ne servit plus à rien, Ramona alla tourner le bouton et nous avons écouté Quand une veuve… Cela nous a aidées un moment ; après, nous avons décidé que le lendemain, nous attendrions jusqu’au soir de remettre Quand une veuve, si bien que nous aurions de quoi nous ragaillardir toute la journée. Puis le déjeuner est arrivé et nous avons pleuré toutes les deux.
Ce n’était pas seulement la faim. Au bout d’un certain temps, l’estomac se dévore lui-même et les quelques grammes qu’on lui jette aux repas l’assagissent au point que l’appétit diminue en fin de compte. Après la faim vient la dépression. Je restais étendue là, encore trop faible pour marcher, et dans ma misère, je me rendais compte qu’ils pouvaient m’apporter du rôti de porc et du melon et de la tarte à la crème sans discontinuer, ils pouvaient combler tous mes rêves et je ne pourrais que pleurer désespérément parce que je n’avais plus la force de manger. Même alors, quand je crus avoir touché le fond, je n’avais pas encore réalisé le pire. Je commençai par le remarquer chez Ramona. En la regardant dans la glace, je lui dis : « Tu as minci ! »
Elle se tourna vers moi, les larmes aux yeux : « Nelly, je ne suis pas la seule ! » Je regardai mes propres bras et vis qu’elle avait raison : il y avait un pli de moins au-dessus du coude, une ride de moins à mon poignet. Je tournai mon visage contre le mur et tout le bavardage de Ramona au sujet de la nourriture et de Tommy ne m’ont pas consolée. En désespoir de cause, elle mit la voix de Tommy, mais pendant qu’il chantait, je me suis mise sur le dos et j’ai contemplé mes propres chairs en train de fondre.
« Si nous volions une radio, dit Ramona dans l’espoir de me calmer, nous pourrions encore l’écouter. Nous pourrions l’entendre quand il chantera ce soir… »
Deux jours plus tard, Tommy vint en visite à Firecrest pour des raisons que je n’ai pas comprises à l’époque. Toutes les autres filles s’entassèrent dans la grande salle de réunion pour le voir, milliers de kilos de chairs tressaillantes. C’est ce matin-là que je découvris que je pouvais de nouveau marcher et j’étais sur pied, tentant furieusement de me fourrer dans ma robe-sac rose pour aller jusqu’à Tommy, quand l’infirmière major m’intercepta.
« Non. Pas vous, Nelly.
— J’ai à voir Tommy. Il faut que je l’écoute chanter.
— La prochaine fois, peut-être. » Avec un regard de cruauté non déguisée, elle ajouta : « Vous nous feriez honte. Vous êtes encore trop obèse ! »
Je fonçai, mais elle avait déjà tiré le verrou. Et c’est ainsi que je restai assise au milieu de mon corps en train de fondre, à souffrir pendant que toutes les autres filles de la maison l’écoutaient chanter. Je sus alors qu’il fallait agir. D’une manière ou d’une autre, j’allais me récupérer. Je trouverais de la nourriture et reprendrais des formes, et puis j’irais voir Tommy, j’userais de la force s’il le fallait, mais je l’entendrais chanter. Toute la matinée, je rageai à travers la pièce en entendant les cris de cinq cents filles, le tonnerre de leurs pieds, mais même en me pressant contre le mur, je ne pouvais entendre la voix de Tommy.
Cependant Ramona, quand elle revint dans la chambre, m’apprit une chose d’une extrême importance. Il se passa quelque temps avant qu’elle puisse articuler un mot, mais dans sa générosité, elle joua Quand une Veuve… tandis qu’elle reprenait ses esprits, puis elle parla :
« Il est venu pour quelque chose, Nelly. Il est venu, pour quelque chose qu’il n’a pas trouvé.
— Dis-moi comment il était habillé. Dis-moi comment était son cou quand il chantait ?
— Il a regardé toutes les photos d’AVANT, Nelly. L’infirmière major a essayé de lui faire regarder celles d’APRÈS, mais il persistait à regarder celle d’AVANT et à secouer la tête et puis, il en a trouvé une et l’a mise dans sa poche et s’il ne l’avait pas trouvée, il n’aurait pas chanté. »
Je sentis ma colonne vertébrale se raidir.
« Ramona, il faut que tu m’aides. Il faut que j’aille vers lui ! »
Cette nuit-là, nous avons mis sur pied un plan audacieux. Nous avons assommé l’infirmier qui nous apportait le dîner et, après l’avoir mis sous le lit, nous avons mangé toutes les côtelettes et le pain au gluten qu’il avait sur son chariot. Puis nous avons suivi le couloir, nous avons ouvert les verrous et quand nous fûmes une foule de cent, nous avons enfermé l’infirmière major dans son bureau, et nous avons ravagé la salle à manger en poussant des hurlements et en mangeant tout ce que nous avons pu trouver. J’ai mangé, cette nuit-là, ah ! comme j’ai mangé, mais, même en mangeant, j’étais consciente d’une légèreté fatale dans les os, d’un manque de capacité et c’est ainsi qu’ils me retrouvèrent dans l’armoire frigorifique, pleurant sur une chaîne de saucisses, inconsolable parce que je comprenais que, pour moi, ils avaient tout gâché avec leurs côtelettes et leur pain au gluten ; je ne pourrais plus jamais manger comme je l’avais fait, je ne serais plus jamais moi-même.
Dans ma fureur, je poursuivis l’infirmière major avec un os de jambon et quand je les ai tous tenus en respect, j’ai pris une échine de porc pour me soutenir et je me suis échappée. Il fallait que je joigne Tommy avant de devenir plus mince. Il fallait que j’essaie. À l’extérieur de la clôture, j’arrêtai une voiture, je frappai le conducteur avec l’échine de porc, puis je conduisis jusqu’à l’hôtel Riverside où Tommy réside en permanence. Je montai l’escalier de secours en faisant patte de velours et quand le valet de chambre ouvrit la porte de sa suite avec un de ses complets de soie, je bondis, rapide comme une tigresse. L’instant d’après, j’étais à l’intérieur. Quand tout fut calme, je me dirigeai vers la porte de sa chambre sur la pointe des pieds et j’entrai.
Il était superbe. Debout devant la fenêtre, beau et maigre, ses cheveux blonds tombant jusqu’à la taille ; ses épaules se recroquevillaient sous un irrésistible costume de velours vert pomme à deux rangées de boutons. Tout d’abord il ne me vit pas. Je bus son image des yeux, puis je m’éclaircis délicatement la voix. En une seconde, il se retourna, me vit, et tout sembla possible.
« C’est vous ! »
Sa voix tremblait.
« Il fallait que je vienne ! »
Nos yeux se joignirent et, en cet instant, je crus que nous pouvions nous unir tous les deux, brûlant comme une seule et douce flamme. Mais la seconde d’après, son visage s’allongea de déception. Il sortit une photo de sa poche, une photo toute chiffonnée ; il la regardait, il me regardait, allant de l’une à l’autre :
« Ma chérie, dit-il, vous avez maigri !
— Peut-être n’est-il pas trop tard », m’écriai-je, mais nous savions tous les deux que je ne réussirais pas.
Et je ne réussis pas, bien que j’aie mangé pendant des jours, pendant cinq semaines héroïques et désespérées : je jetais des tartes dans la brèche, des jambons frais, des côtes de bœuf entières, mais ces tristes jours passés dans la ferme à bouffe, la faim et les médicaments avaient tellement dérangé mon mécanisme interne, ma chimie personnelle, qu’on ne pourra plus la réparer. Mon corps est une auberge pour des nourritures que je ne suis plus capable d’assimiler. Tommy me surveille et comme il sait qu’il a failli m’avoir à lui, énorme, ronde et belle, il se désole. Voici qu’il mange de moins en moins. Il mange comme un oiseau et, dernièrement, il a refusé de chanter. C’est curieux, ses disques ont commencé à se raréfier.
Et ainsi, toute une nation attend.
« J’ai failli l’avoir », dit-il quand on lui demande de reprendre ses émissions de minuit. Il ne veut pas chanter, il ne veut pas parler, mais ses mains décrivent une montagne femelle qu’il a désirée toute sa vie.
C’est ainsi que j’ai perdu Tommy et qu’il m’a perdue, mais je fais de mon mieux pour le consoler. Maintenant, Firecrest est à moi et sur les lieux mêmes où jadis Ramona et moi avons souffert, j’utilise mon savoir sur les filles que Tommy me demande de cultiver. Je peux faire prendre vingt livres à une fille en quinze jours ; pas du bouffi, non, de la vraie graisse solide. Ramona et moi les nourrissons et une fois par semaine, nous les pesons et nous piquons le gras du bras avec une baguette spéciale. Je ne suis satisfaite que lorsque la baguette entre et ne rebondit pas parce que toute résistance est abolie. Chaque semaine, je sors la meilleure du lot et Tommy secoue la tête avec désespoir parce que la meilleure n’est pas encore assez bonne, jamais aucune d’elles n’est ce que j’ai été. Mais un jour, le moment et la fille seront à point – si seulement, c’était moi ! – le moment et la fille seront juste à point, et Tommy chantera de nouveau. En attendant, le monde entier espère. En attendant, dans une aile privée, je garde mes cas particuliers : l’infirmière major, qui devient de plus en plus grosse pendant que je la contemple. Et maman. Et papa.
Traduit par DOROTHÉE TIOCCA.
The food farm.