LAVEZ PAS LES
CARATS !
par Philip José
Farmer
Franchissons tout de même le hall d’entrée de l’hôpital, et glissons-nous jusqu’à la salle d’opérations. Rappelez-vous, nous l’avons déjà visitée dans Greffe de vie. Mais cette histoire était vécue au point de vue du sujet opéré. Dans ce volume qui leur est consacré, les docteurs sont souvent absents, à la rigueur vus du dehors ; il est temps de partager leur vie quotidienne. Ah ! une précision : nous allons nous retrouver dans un univers qui ressemble à celui de Mash. Le personnel médical peut être tout à fait rigolo quand les malades sont endormis. Naturellement, il pense à tout sauf… aux malades, justement. Pour lui, une tumeur, c’est de l’or… Et curieusement, le malade endormi fait un rêve où les philosophes pensent de même. Alors, qui va penser aux gens ? Le rationalisme dénoncé par Sturgeon est bien oublié ; le reste…
LE bistouri entame la peau. La scie attaque l’os. L’air se remplit de poussière grisâtre. La ventouse de plombier (le chirurgien est économe) referme son vide sur le bouchon d’os. Le morceau circulaire de boîte crânienne sort avec un « plop » sonore. Le chirurgien masqué, Van Mesgeluk, dirige un faisceau de lumière dans l’ouverture du crâne.
Il jure violemment par Hippocrate, Esculape et les frères Mayo. Le patient n’a pas de tumeur au cerveau. Il a un diamant.
L’assistant du chirurgien, Beinschneider, plonge son regard dans le trou béant, imité ensuite par les infirmières.
« Stupéfiant ! dit Van Mesgeluk. Le diamant n’est pas dans sa gangue. Il est taillé !
— À vue de nez, ça doit être un brillant à 38 facettes de 127,1 carats », dit Beinschneider, qui a un beau-frère dans la bijouterie.
Il imprime un mouvement de balancier à la lumière qui pend au bout de son cordon. Des étoiles scintillent, des ombres courent.
« Évidemment, il est à moitié enfoui. Peut-être que la partie inférieure n’est pas en diamant. Mais même…
— Il est marié ? » demande une infirmière.
Van Mesgeluk lève les yeux au ciel.
« Mademoiselle Lustig, vous ne pensez donc jamais à autre chose qu’au mariage ?
— Tout me fait penser à un carillon de cloches nuptiales, dit-elle en roulant des hanches.
— Nous procédons à l’ablation de la tumeur ? demande Beinschneider.
— C’est une tumeur maligne, dit Van Mesgeluk. L’ablation s’impose. »
Il ferraille avec un brio et une maestria qui lui valent des cris d’admiration et des applaudissements de la part des infirmières et arrachent même à Beinschneider un « bravo » non dénué de jalousie. Van Mesgeluk se met alors en devoir d’introduire les pincettes mais les retire quand le premier éclair jaillit dans les profondeurs et jusqu’à l’embouchure de l’orifice crânien.
— Une détonation faible mais sèche se fait entendre, suivie d’un imperceptible roulement de tonnerre.
« Ça sent la pluie, dit Beinschneider. Un de mes beaux-frères est météorologiste.
— Non. C’était un éclair de chaleur, dit Van Mesgeluk.
— Avec du tonnerre ? » s’étonne Beinschneider.
Il couve le diamant d’un regard concupiscent pour lequel sa femme donnerait tous les diamants de la terre. Il salive, une vague de froid lui parcourt le cuir chevelu. Qui est le propriétaire du bijou ? Le patient ? Il n’a aucun droit dans l’enceinte de l’hôpital. Le découvreur ? L’État, au nom du droit de réquisition ? Le fisc ?
« C’est mathématiquement impossible, ce phénomène, dit-il. Que dit la législation californienne sur les concessions minières dans les cas de ce genre ?
— Vous ne pouvez pas faire une demande de concession ! fulmine Van Mesgeluk. C’est un être humain, pas un terrain ! »
Un nouvel éclair, blafard, illumine l’orifice, et l’on entend un grondement rappelant celui d’une boule roulant vers les quilles dans une allée de bowling.
« J’avais bien dit que ce n’étaient pas des éclairs de chaleur », dit Van Mesgeluk.
Beinschneider reste sans voix.
« Pas étonnant que l’électro-encéphalogramme ait sauté quand on l’a branché dessus, dit Van Mesgeluk. Il doit y avoir plusieurs milliers de volts, peut-être cent mille, en train de batifoler là-dedans. Mais ça ne dégage pas beaucoup de chaleur, on dirait. Est-ce que le cerveau serait un corps noir, par hasard ?
— Vous n’auriez pas dû licencier cette technicienne quand l’appareil a court-circuité, dit Beinschneider. Apparemment, ce n’était pas sa faute.
Elle s’est jetée de sa fenêtre le lendemain, dit mademoiselle Lustig d’un ton plein de reproche. À son enterrement, j’ai pleuré comme un robinet cassé. Et me suis presque fiancée avec l’entrepreneur des pompes funèbres. »
Lustig roule les hanches.
« Elle s’est cassé tous les os du corps mais sans entamer du tout la peau, dit Van Mesgeluk. Remarquable, comme phénomène.
— C’était un être humain, pas un phénomène, fait remarquer Beinschneider.
— Mais psychotique, rétorque Van Mesgeluk. Et ça, c’est mon rayon. Elle avait trente-trois ans, mais n’avait pas eu une seule fois ses règles depuis dix ans.
— C’était à cause de son truc intra-utérin en plastique, dit Beinschneider. Il était bouché par la poussière. Ce qui déjà n’avait rien de réjouissant. Mais en plus la poussière était radioactive. Tous les examens…
— C’est bien ce que je disais, interrompit le chirurgien-chef. Allez dire après ça qu’elle n’était pas psychotique. C’est moi qui ai fait l’autopsie, vous savez. Ça m’a désolé d’avoir à entamer cette peau splendide. Du vrai marbre de Carrare. Pour tout avouer, j’ai cassé le bistouri à mon premier essai. On a dû faire venir un spécialiste d’Italie. Il avait un ciseau avec un tranchant en diamant. L’hôpital a fait un foin de tous les diables au moment de régler l’addition, et la Blue Cross(14) a refusé de rembourser les frais.
— Peut-être qu’elle fabriquait un diamant, dit Mlle Lustig. Toute cette tension, toute cette énergie devait bien être employée à quelque chose.
— Je me suis toujours demandé d’où venait la radioactivité, dit Van Mesgeluk. Je vous prie de bien vouloir limiter vos remarques au problème qui nous occupe, mademoiselle Lustig. Laissez à vos supérieurs le soin d’émettre des opinions en matière de diagnostic. »
Il plonge son regard dans le trou. Quelque part entre le paradis de la boîte crânienne et le sol du cerveau, à l’horizon, des éclairs jaillissent.
« On devrait peut-être appeler un géologue. Beinschneider, vous y connaissez quelque chose, vous, en électronique ?
— J’ai un beau-frère qui tient un magasin d’électro-ménager.
— Bon. Branchez la sonde sur un transfo réducteur, s’il vous plaît. Pas la peine de faire sauter un deuxième appareil.
— Un électro-encéphalogramme ? Maintenant ? demande Beinschneider. Ça prendrait trop longtemps de mettre la main sur un transformateur. Mon beau-frère habite de l’autre côté de la ville. D’ailleurs, il nous compterait double tarif s’il devait rouvrir sa boutique à cette heure-ci de la nuit.
En tout cas, déchargez-le, dit le chirurgien-chef. Branchez la sonde sur une prise de terre. Très bien. On va lui enlever cette tumeur avant qu’elle ne le tue et on pensera à la recherche scientifique plus tard. »
Il enfile deux paires de gants supplémentaires.
« Vous croyez qu’il pourrait lui en pousser une deuxième ? demande Mlle Lustig. Il est pas mal, physiquement. Je suis sûre que ça collerait entre nous.
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous réponde ? dit Van Mesgeluk. Je suis peut-être médecin, mais pas tout à fait Dieu pour autant.
— Dieu ! Comment ? » dit Beinschneider, l’athée orthodoxe.
Il descend le fil relié à la prise de terre dans le trou ; des étincelles bleues crépitent. Van Mesgeluk sort le diamant avec les pincettes. L’infirmière, Mlle Lustig, le prend et va le laver à l’eau courante.
« Faisons venir votre beau-frère, dit Van Mesgeluk. Le bijoutier, je veux dire.
— Il est à Amsterdam. Mais je pourrais lui téléphoner. Cela dit, il tiendrait à nous faire un pourcentage sur ses honoraires, vous savez.
— Il n’a même pas de diplôme ! s’écrie Van Mesgeluk. Mais appelez-le quand même. Il s’y connaît, en droit minéralogique ?
— Encore assez. Mais je doute qu’il vienne. En fait, son commerce de bijoux lui sert de couverture. L’essentiel de son pèze, il le gagne en passant clandestinement des bonbons de LSD recouverts de chocolat.
— Est-ce bien moral ?
— C’est du chocolat hollandais de première qualité, dit Reinschneider, piqué au vif.
— Pardonnez-moi. Je crois que je vais mettre une fenêtre en plastique pour boucher le trou. Comme ça, on pourra voir s’il lui pousse une nouvelle tumeur.
— Vous croyez que c’est d’origine psychosomatique ?
— Tout est psychosomatique. Même l’instinct sexuel. Demandez à mademoiselle Lustig. »
Le patient ouvre les yeux.
« J’ai fait un rêve, dit-il. Le vieillard crasseux avec la longue barbe blanche…
— Une figure typique, dit Van Mesgeluk. Symbole de la sagesse de l’inconscient. Un avertissement…
— … Il s’appelait Platon, dit le patient. C’était le fils illégitime de Socrate. Platon, le vieillard, sort en titubant d’une grotte sombre au bout de laquelle il y a une lampe à arc allumée. Il tient un diamant énorme à la main ; ses ongles sont cassés et noirs. Le vieillard crie : « L’Idéal est Physique ! L’Universel est le Concret Spécifique ! C’est du Carbone, en fait ! Eurêka ! Je suis riche ! Je vais acheter toute la ville d’Athènes, investir dans l’immobilier, dans le Grand Bassin, dans la COMSAT ! À bas la raison ! Je peux tout acheter ! »
— Vous ne pourriez pas rêver du roi Midas ? » demande Van Mesgeluk.
Mlle Lustig pousse un cri. Elle tient à la main une masse informe de matière grisâtre.
« L’eau l’a retransformé en tumeur !
— Beinschneider, annulez l’appel pour Amsterdam !
— Peut-être qu’il fera une rechute », dit Beinschneider.
L’infirmière, Mlle Lustig, s’en prend haineusement au patient :
« Les fiançailles sont rompues !
— Qui que vous soyez, je ne crois pas que vous ayez aimé mon vrai moi, dit le patient. De toute façon, je suis content que vous ayez changé d’avis. Ma dernière femme m’a quitté, mais le divorce n’a pas encore été prononcé. J’ai assez d’ennuis comme ça sans me mettre sur le dos une inculpation pour bigamie.
« Elle a filé avec mon chirurgien pour une destination inconnue tout de suite après mon opération des hémorroïdes. Je n’ai jamais compris pourquoi. »
Traduit par RONALD BLUNDEN.
Dont wash the carats.