VIEUX PIED OUBLIÉ

par R.A. Lafferty

 

 

Il y a pourtant un cas où les médecins pensent aux gens : c’est quand ils pensent à eux-mêmes. Car les médecins sont des gens. La vie leur inflige bien des malheurs. Ils peuvent même mourir. Eux qui sont là pour vaincre la mort chez les autres, ils ne peuvent même pas résister à la leur. Ils sont dérisoires. Même les malades se moquent d’eux. Ils ont dans leur clientèle des êtres parfaits, qui ne devraient pas avoir mal ; or ces êtres ont mal ; et les médecins ne peuvent pas les guérir ; peut-être sont-ils eux-mêmes ce mal. À mi-chemin de Lewis Carroll et de Kafka, l’inimitable Lafferty nous livre encore une de ces bouffonneries dont il a le secret, et qui échappent à toute définition.

 

DOOKH-Docteur ! C’est un malade sphaïrikos ! s’écria joyeusement la sœur converse Moira P.T. de C. C’est un authentique malade étranger sphérique. Vous n’en avez encore jamais eu, ma foi. Je crois que c’est ce qu’il vous faut pour vous distraire… euh, de la bonne nouvelle à votre sujet. Il est bon pour un Dookh-Docteur d’avoir de temps en temps un malade différent.

— Merci, sœur converse. Faites entrer ça, lui, elle, quatrième genre, cinquième genre ou ce que vous voudrez. Non, par ma foi, je n’ai jamais eu de malade sphaïrikos. Je doute que c’en soit un, mais cette rencontre me fera plaisir. »

Le sphaïrikos entra en roulant ou en se poussant. Adulte monté en graine ? lardon pléthorique ? En tout cas, c’était un gros. Il se propulsait en projetant et en rétractant des pseudopodes et il s’arrêta en souriant, gros ballon caoutchouteux aux couleurs fugitives.

« Salut, Dookh-Docteur, dit-il plaisamment. Je tiens d’abord à vous exprimer ma sympathie et celle de mes amis qui ne savent quoi vous dire au sujet de la bonne nouvelle vous concernant. Ensuite, je souffre d’un mal dont vous pourrez peut-être me guérir.

Mais les sphaïrikoï ne sont jamais malades », fit avec déférence le Dookh-Docteur Drague.

Comment savait-il que la créature ronde lui souriait ? À cause des couleurs, évidemment ; à cause de ses couleurs fugaces. C’étaient des couleurs souriantes.

— Je ne suis pas atteint dans mon corps, mais dans ma tête, répondit le sphaïrikos.

— Mais les sphaïrikoï n’ont pas de tête, mon ami.

— C’est donc un autre endroit, avec un autre nom, Dookh-Docteur. Il y a en moi quelque chose qui souffre. Je viens voir en vous le Dookh-Docteur. J’ai mal au dookh.

— C’est peu probable chez un sphaïrikos. Vous êtes tous parfaitement équilibrés, chacun d’entre vous étant un cosmos en lui-même. Et vous disposez d’une solution centrale qui résout tout. Quel est votre nom ?

— Krug Seize, ce qui veut dire que je suis le seizième fils de Krug ; le seizième fils du cinquième genre, bien sûr. Dookh-Teur, le mal n’est pas en moi partout ; seulement dans une vieille partie oubliée de moi-même.

— Mais vous autres sphaïrikoï n’avez pas de parties, Krug Seize. Vous êtes des entités totales et indiscriminées. Comment pourriez-vous avoir des parties ?

— C’est l’un de mes pseudopodes, projeté et rétracté en bien moins d’une seconde il y a très longtemps, alors que j’étais petit. Il proteste, il pleure, il veut revenir. Il m’a toujours tourmenté, mais maintenant il me tourmente de façon intolérable. Il pousse des cris et se lamente constamment, maintenant.

— Ce ne sont pas toujours les mêmes qui reviennent ?

— Non. Jamais. Jamais exactement les mêmes. Est-ce que la même eau coulera jamais exactement au même endroit d’un ruisseau ? Non. Nous les faisons sortir et les retirons. Et nous les faisons de nouveau sortir, des millions de fois. Mais un pseudopode ne peut jamais revenir tel quel. Il n’y a pas identité. Seulement celui-ci pleure pour revenir et maintenant il se fait insistant. Comment cela se peut-il, Dookh-Docteur ? Il n’y a plus dedans une seule des molécules qui s’y trouvaient lorsque j’étais petit. Il ne reste plus rien de ce pseudopode ; mais des parties de lui sont ressorties sous forme de parties d’autres pseudopodes et maintenant il ne peut plus rien en rester. Il ne subsiste plus rien de ce pied ; il a été complètement absorbé un million de fois. Mais il m’implore ! Et j’éprouve de la compassion pour lui.

Krug Seize, il se peut que ce soit une gêne physique ou mécanique, un pseudopode imparfaitement rétracté, une sorte de rupture dont vous interprétez mal les effets. Il vaudrait mieux dans ce cas que vous alliez voir vos docteurs à vous, ou votre docteur. Je me suis laissé dire qu’il y en a un.

— Cette vieille baderne ne peut rien faire pour moi, Dookh-Teur. Et nos pseudopodes sont toujours parfaitement rétractés. Nous sommes recouverts de baume scintillant ; ça représente un tiers de notre masse. Et s’il nous en faut davantage, nous pouvons en sécréter nous-mêmes ; ou nous pouvons demander à un quatrième genre, qui en fabrique des quantités prodigieuses. C’est un solvant universel. Ça soulage toutes les douleurs possibles ; ça nous rend aussi ronds que des ballons ; vous devriez en utiliser vous-même, Dookh-Teur. Mais il y a en moi un petit pied depuis longtemps dissous qui proteste et supplie. Oh ! ces cris déchirants ! Et ces rêves affreux !

— Mais les sphaïrikoï ne dorment pas et ne rêvent pas !

— C’est exact, Dookh-Teur. Mais il est certain que j’ai un vieux pied mort qui fait des rêves échevelés à haute voix. »

Le sphaïrikos ne souriait plus. Il roulait doucement, de-ci, de-là, l’air plein d’appréhension. Comment le Dookh-Docteur savait-il que c’était de l’appréhension ? À cause des couleurs mouvantes. C’étaient maintenant les couleurs de l’appréhension.

« Il va falloir que j’étudie votre cas, Krug Seize, fit le Dookh-Docteur. Je vais voir s’il y a des références dans ma documentation, encore que je doute fort d’en trouver. Je vais rechercher des analogies. J’examinerai toutes les possibilités. Pouvez-vous revenir demain à la même heure ?

— Je reviendrai, Dookh-Teur, soupira Krug Seize. Je déteste sentir cette petite chose disparue, tremblante et versant des pleurs. »

Il se propulsa hors de la clinique en roulant ou en se poussant, extrudant et rétractant ses pseudopodes. Les petits pistons sortaient de la surface gluante du sphaïrikos, puis s’y résorbaient complètement. Une goutte de pluie tombant sur une mare y laisse une trace bien plus durable que la disparition d’un pseudopode à la surface d’un sphaïrikos.

Mais alors qu’il était petit, il y avait longtemps de cela, l’un des pseudopodes de Krug Seize n’avait pas complètement disparu à tous points de vue.

 

« Il y a plusieurs rigolos en train d’attendre, annonça un peu plus tard la sœur converse Moira P.T. de C. Et peut-être aussi parmi eux de vrais malades. C’est difficile à dire.

— Pas d’autre sphaïrikos ? demanda le Dookh– Docteur, en proie à une soudaine anxiété.

— Bien sûr que non. Celui de ce matin est le seul sphaïrikos qui soit jamais venu. Comment pourrait– il avoir quelque chose qui n’aille pas ? Il n’y a jamais rien de détraqué chez les sphaïrikoï. Non, ceux-là sont tous d’espèces différentes. Rien que les clients ordinaires de la matinée. »

 

Il y avait un subula maigre et tourbillonnant. Rien ne permet de deviner l’âge ni le sexe de ces êtres. Mais il y avait un rire étouffé. Dans toute expression humaine ou inhumaine, que ce soit par le son, les couleurs, les ondes radio ou l’osmérhéteur, le rire trouve moyen de s’exprimer. Il n’est pas très loin, il est tout près, il est subliminal, mais il est quelque part.

« C’est que mes dents me font terriblement mal, fit le subula d’une voix si aiguë que le Dookh-Docteur dut recourir à ses instruments pour l’entendre. C’est une douleur pilonnante. Une véritable agonie. Je crois que je vais me couper la tête. Auriez-vous un coupe-tête sous la main, Dookh-Docteur ?

— Montrez-moi vos dents, demanda le Dookh-Docteur Drague, à la limite de l’exaspération.

— Il y a une dent, elle fait des bonds comme ça avec une chaussure à pointes, fit le subula d’un ton strident. Il y en a une, elle fait la nouba comme une aiguille empoisonnée. Il y en a une, elle coupe comme une mauvaise scie édentée. Il y en a une, elle brûle comme de petits incendies.

— Montrez-moi vos dents, marmonna le Dookh-Docteur d’un ton égal.

— Il y en a une, elle fait des trous et déverse un peu de poudre à l’intérieur, fit le subula d’une voix encore plus aiguë. Puis elle fait tout exploser. Oh ! Bonne nuit !

— Montrez-moi vos dents !

— Piiif ! » stridula le subula. Ses dents, un demi-boisseau, dix mille dents, se répandirent en cascade sur le sol de la clinique.

« Piiif ! » fit une nouvelle fois le subula, avant de sortir en courant de la clinique.

Un rire étouffé ? (Mais il aurait dû se rappeler que les subulae n’ont pas de dents.) Un rire étouffé ? C’était le hennissement fou de chevaux en liesse. C’était le vrombissement du dolcus, digne d’un marteau-piqueur ; c’était le gloussement hystérique de l’ophis (il y avait un demi-boisseau de coquilles de ces petites conques infectes, et elles commençaient déjà à pourrir), c’était l’esclaffement bouffon de l’arktos (la clinique ne serait plus jamais vivable ; bah, il y mettrait le feu et en construirait une autre le soir même.)

Les rigolos, les rigolos… Ils s’amusaient bien avec lui, et peut-être que ça les soulageait.

« J’ai un problème, lui expliquait un jeune dolcus, mais je suis tellement gêné d’en parler. Oh ! ça me gêne tellement de le dire au Dookh-Teur.

— Détendez-vous, fit le Dookh-Docteur, craignant le pire. Racontez-moi ce qui ne va pas, comme vous pouvez. Je suis ici au service de toute créature souffrante ou affligée. Dites-moi ce qui ne va pas.

— Oh ! mais ça me rend si nerveux. Je meurs. Je me ratatine. Je suis si nerveux qu’il va m’arriver un accident.

— Racontez-moi ce qui ne va pas, mon ami. Je suis là pour vous aider.

— Youpie ! Youpie ! Ça y est, il m’arrive un accident ! Je vous avais dit que j’avais le trac. »

Le dolcus compissa généreusement le sol de la clinique. Puis il s’enfuit en riant.

Le rire, le hurlement strident, le vrombissement, le gloussement perçant, lui arrachaient littéralement la chair des os. (Il aurait dû se rappeler que les dolcii n’urinent pas ; tout ce qui en sort est compact et dur.) Ce hululement, ce rire ! C’était un sac d’eau verte du marais kolmula. Même les extraterrestres en étaient médusés, et leur rire était d’une sorte caustique et verte.

Enfin, il y avait plusieurs malades avec de vraies maladies, bien que sans gravité, et encore des rigolos. Il y eut cet arktos qui… (Attendez, attendez un peu ! Cette facétie-là ne peut pas être racontée devant des êtres humains ; même le subula et l’ophis devinrent bleu lavande tant elle était incongrue. Une chose pareille ne peut être dite qu’à des arktos.) Et il y eut un autre dolcus qui…

Des rigolos, des rigolos, c’était une matinée ordinaire à la clinique.

 

On fait tout ce qu’on peut pour l’unité qui est plus grande que l’individualité. Dans le cas du Dookh-Docteur Drague, ça impliquait un sacrifice considérable. Lorsqu’on travaille avec les espèces étranges qui se trouvaient là, on n’a plus qu’à renoncer à tout espoir de récompense matérielle ou d’amélioration tangible de son environnement. Mais le Dook-Docteur était un homme dévoué.

Oh ! le Dookh-Docteur vivait agréablement dans une sorte de simplicité ingénieuse et un engagement énergique dans les petites clauses de l’existence. Il se consacrait à la vie collective avec une dévotion fiévreuse et une intensité équilibrée.

Il vivait dans de petites maisons d’herbes giolaches, tissées avec soin et en double-rappel. Il vivait dans chacune d’elles pendant sept jours seulement, après quoi il les brûlait et en dispersait les cendres, non sans s’en être mis sur la langue un grumeau amer afin de se remémorer la fugacité des choses temporelles et le prodige qu’il y avait à repartir. Vivre dans une maison pendant plus de sept jours, ça tournait à l’ennui et à l’habitude ; mais les herbes giolaches ne brûlaient pas bien si elles n’avaient été coupées puis tressées pendant sept jours, de sorte que les maisons mettaient elles– mêmes un terme à leur existence. Une demi-journée pour les construire, sept jours pour y habiter, une demi-journée pour les brûler suivant les rites et en disperser les cendres, et une nuit de renouvellement sous le ciel retourné(15).

Le Dookh-Docteur mangeait des raibes, ou bien de l’insinu ou du vid, ou encore de la piorra, quand c’était la saison. Et pendant les neuf jours de l’année où ce n’était la saison de rien du tout, il ne mangeait pas.

Il se faisait ses vêtements lui-même avec du choug. Il tirait son papier de plantes de pailme. Son inscriveur marchait à l’encre de buaf et éraflait de la pierre de slinn. Tout ce dont il avait besoin, il le faisait lui-même à partir de choses trouvées à l’état sauvage dans les bordures des haies. Il ne prenait rien aux terres cultivées, non plus qu’aux étrangers. C’était un serviteur pauvre et dévoué.

Il entassait maintenant certains des objets de première nécessité pris dans la clinique tandis que la sœur converse Moira P.T. de C. en emportait d’autres dans sa propre maison de giolaches pour les garder jusqu’au lendemain. Ensuite, le Dookh-Docteur mit rituellement le feu à sa clinique et, quelques instants plus tard, à sa maison. Tout cela était le symbole du grand nostos, du retour. Il récita les grandes rhapsodies et d’autres personnes appartenant au genre humain vinrent en passant les réciter avec lui.

« Que la moindre fibre de giolache soit préservée de la mort, déclamait-il, que toutes s’intègrent immédiatement à la vie la plus glorieuse et indivisible. Que les cendres soient le portail et que toute cendre soit sainte. Que tout fasse partie de l’unité qui est plus grande que l’individualité.

« Qu’aucune esquille de ces sols de giuis ne meure, que pas une parcelle d’argile lézardée ne meure, que nulle mite ni pou du nattage ne meure. Que tout s’intègre à l’unité qui est plus grande que l’individualité. »

Il incinéra, il dispersa, il récita, il se mit sur la langue un grumeau de cendre amère. Il éprouvait par substitution la grande synthèse. Il mangea l’insinu bénit et le vid bénit. Et lorsqu’il en eut fini avec la maison et la clinique, lorsque la nuit fut tombée, il se retrouva sans abri et passa cette nuit de renouvellement sous le ciel retourné.

 

Et au matin il recommença à construire, la clinique d’abord, puis la maison.

« Ce sont les dernières que je construirai jamais », dit-il. La bonne nouvelle qui le concernait, c’est qu’il était mourant et qu’il allait lui être permis de prendre le raccourci pour la sortie. Alors il construisit avec les plus grands soins, suivant les Rites de la Dernière Construction. Il lézarda les deux bâtiments avec l’argile d’uir spéciale qui conférerait aux cendres une amertume particulière, lors de l’ultime incinération.

Krug Seize se ramena en roulant alors que le Dookh-Docteur était toujours affairé à construire sa dernière clinique et le sphaïrikos l’aida dans sa tâche tandis qu’ils s’entretenaient du cas du pied hurleur. Krug Seize tissait, tressait et faisait les rappels avec une adresse stupéfiante, grâce à ses pseudopodes ; il pouvait en faire sortir une douzaine ou une centaine, gros ou minces, juste autant qu’il fallait et tous d’une merveilleuse dextérité. Cette boule savait tramer.

« Ce pied oublié souffre-t-il toujours, Krug Seize ? lui demanda le Dookh-Docteur Drague.

— Il souffre, il est hystérique, il est absolument terrorisé. Je ne sais pas où il se trouve ; il ne le sait pas lui-même ; et de quelle façon j’en ai seulement conscience, c’est là un profond mystère. Avez-vous découvert un moyen de m’aider, de l’aider ?

— Non. Je suis désolé, mais je n’ai rien trouvé.

— Il n’y a rien dans votre documentation concernant ce problème ?

— Non. Rien que je puisse identifier comme tel.

— Et vous n’y avez trouvé aucune analogie ?

— Si, Krug Seize, euh… dans une certaine mesure, j’ai découvert une analogie. Mais cela ne vous aidera pas. Non plus que moi.

— Quel dommage, Dookh-Teur. Eh bien, il faudra que je continue à vivre avec lui ; et le petit pied finira par mourir comme ça. Dois-je comprendre que votre cas se rapprocherait quelque peu du mien ?

— Non. Mon cas se rapprocherait plutôt de celui de votre pied perdu que du vôtre.

— Eh bien, je vais faire ce qui est en mon pouvoir, pour lui et pour moi. J’en reviens donc aux vieux remèdes. Mais je suis déjà couvert d’une épaisse couche de baume scintillant.

— Moi aussi, Krug Seize, d’une certaine façon.

— J’avais honte de mon mal, auparavant, et je n’y faisais jamais allusion. Maintenant, pourtant, depuis que je vous ai tout raconté, j’en ai aussi parlé à d’autres personnes. On dirait qu’il y a un peu d’espoir. J’aurais dû ouvrir plus tôt ma grande bazoo.

— Les sphaïrikoï n’ont pas de bazoo.

— C’est une plaisanterie ethnique, Dookh-Teur. Il existe une forme particulière de baume scintillant. Le mien est insuffisant, aussi vais-je essayer l’autre.

— Une forme particulière, Krug Seize ? Ça m’intéresse. On dirait que mon baume à moi a perdu toute efficacité.

— Il y a cette amie, Dookh-Teur, ou cet ami. Comment dire ? Pour moi qui suis du cinquième genre, c’est quelqu’un du quatrième genre. Cette personne, bien que familière, est experte. Et elle exsude des quantités de cette substance spéciale.

— J’ai bien peur que ce ne soit pas tout à fait le genre de pommade dont j’ai besoin ; mais c’est peut-être la solution pour vous. C’est vraiment spécial ? Et ça dissipe tout, y compris les objections ?

— C’est le plus singulier des baumes scintillants, Dookh-Docteur, il résout et dissout tout. Je crois qu’il parviendra à atteindre mon pied oublié, où qu’il se trouve, et qu’il le plongera dans un sommeil doux et éternel. Il saura que c’est lui qui est endormi, et ça sera supportable.

— Si je ne… euh… Si je ne me retirais pas des affaires, Krug Seize, je m’en procurerais un échantillon et j’essaierais de l’analyser. Comment s’appelle cette personne spéciale du quatrième genre ?

— Elle s’appelle Torchy Douze.

— Oui. J’en ai entendu parler. »

 

Tout le monde savait maintenant que c’était la dernière semaine de vie du Dookh-Docteur et chacun essayait de faire en sorte que son bonheur soit encore plus complet. Les rigolos du matin se surpassèrent, surtout les arktos. Après tout, il se mourait d’une maladie arktienne, une de celles qui ne sont jamais fatales aux arktos eux-mêmes. Ils se payèrent des moments de joie pas possible dans la clinique, et le Dookh-Docteur éprouva le sentiment sournois qu’il aimerait mieux vivre que mourir.

Il n’adoptait pas, c’était évident, la contenance qu’il fallait. Alors le prêtre lai Migma P.T. de C. tenta de lui inculquer l’attitude convenable.

« Vous vous acheminez vers la grande synthèse, Dookh-Docteur, lui disait-il. Vers l’unité heureuse qui est plus grande que l’individualité.

— Oh ! je sais tout ça, mais je trouve que vous en rajoutez un peu. C’est ce qu’on m’enseigne depuis ma petite enfance. J’y suis résigné.

— Résigné ? Mais vous devriez en être enchanté ! L’individu doit évidemment périr, mais il vivra en tant qu’atome intégral de l’unité en pleine évolution, exactement comme la goutte d’eau continue à vivre dans l’océan.

— Certes, Migma, mais la goutte s’accroche peut– être aux souvenirs du temps où elle était nuage, de l’instant où elle était une goutte en train de tomber, du moment, en vérité, où elle était ruisseau. Peut– être se dit-elle : « Il y a décidément bien trop de sel « dans cet océan. Je suis perdue, ici. »

— Oh ! mais les gouttes aiment à se perdre, Dookh-Docteur. Le but unique de l’existence est de cesser d’exister. Et il ne peut y avoir trop de sel dans l’unité en pleine évolution. Il ne peut rien y avoir de trop. Tout doit n’être qu’un à l’intérieur. Le sel et le soufre doivent n’être qu’un, indifférenciés. La dépouille et l’âme doivent ne plus faire qu’une. Béni soit l’oubli dans l’unité qui se referme sur elle-même.

— Foutaises, prêtre lai. J’en ai assez.

— Foutaises, dites-vous ? Je ne comprends pas cette expression, mais je suis sûr qu’elle est juste. Oui, oui, Dookh-Docteur, foutons tout dedans : les animaux, les gens, les pierres, l’herbe, les mondes et les guêpes. Foutons-y tout. Que tout soit oblitéré dans le grand – puis-je me permettre de forger un mot, ainsi qu’en forgea notre Maître ? – dans le grand foutoir !

— Je crains que votre expression ne soit que trop juste.

— C’est la grande quintessence, c’est la mort heureuse de toute individualité et de toute mémoire, c’est la synthèse de toutes choses vivantes ou mortes dans le grand amorphisme. C’est…

— C’est ce vieux, vieux baume, et il a perdu son scintillement, fit tristement le Dookh-Docteur. Que dit cette vieille citation, déjà ? Quand le baume commence à coller, comment voulez-vous n’être pas englué ? »

Non, le Dookh-Docteur n’adoptait pas l’attitude qui convenait, en sorte que de nombreuses personnes devaient le harceler pour qu’il s’y range. Il lui restait peu de temps. La mort était en route. Et la crainte était générale que le Dookh-Docteur ne se perde pas convenablement.

Il arrivait certainement dans un état d’esprit peu amène à l’instant de son bonheur.

La semaine avait passé. Son dernier soir était venu. Le Dookh-Docteur mit le feu à sa clinique suivant le rite, puis à sa maison, quelques minutes plus tard.

Il consuma, il dispersa, il récita les paroles prévues pour l’ultime fois. Il mangea l’insinu bénit et le vid bénit. Il se plaça sur la langue un grumeau de la plus amère des cendres, et s’allongea pour passer sa dernière nuit sous le ciel retourné.

Il n’avait pas peur de mourir.

« Je passerai le pont avec joie, mais je veux qu’il y ait un autre bout à ce pont, se disait-il. Et s’il n’y a pas d’autre bout, je veux que ce soit moi qui sache qu’il n’y en a pas. Ils disent « Priez pour être heureusement perdu pour toujours. Priez pour l’oubli béni. » Je ne prierai pas pour être heureusement perdu pour toujours. Je préférerais brûler en enfer pour l’éternité que de souffrir un oubli bienheureux ! Je brûlerai si c’est moi qui brûle. Je veux que ce soit moi qui soit moi. Je refuserai éternellement de me rendre. »

II passa une nuit agitée. Eh bien, peut-être mourrait-il plus facilement si l’aube le trouvait las et toujours éveillé.

« Les autres hommes n’en font pas un tel plat, se disait-il en lui-même (il refusait de renoncer à lui-même). Les autres hommes sont sincèrement heureux dans l’oubli. Pourquoi suis-je tout d’un coup différent ? Les autres hommes désirent se perdre, se perdre, se perdre. Comment ai-je pu être déserté par la foi qui a été la mienne tout au long de mon enfance et de ma maturité ? Qu’y a-t-il en moi d’unique ? »

À cette question, il n’y avait pas de réponse.

« Quoi qu’il y ait en moi d’unique, je refuse d’y renoncer. Je hurlerai et me lamenterai contre cette extinction pendant des milliards de siècles. Ah ! je deviendrai rusé ! Je concevrai une marque qui me permettra de me reconnaître si je me rencontre de nouveau. »

Une heure environ avant l’aube, le prêtre lai Migma P.T. de C. vint voir le Dookh-Docteur Drague. Le dolcus et l’arktos lui avaient signalé que l’homme prenait du mauvais repos et n’était pas convenablement disposé.

« J’ai une analogie qui vous réconfortera peut– être, Dookh-Docteur, lui murmura doucement le prêtre lai. Dissolvez-vous dans la grande solution, laissez-vous embaumer par le baume…

— Hors d’ici, mon brave, votre baume a perdu son scintillement !

— Songez que nous n’avons jamais vécu, que nous n’avons eu que l’impression de vivre. Songez que nous ne mourons pas, mais que nous sommes simplement absorbés par la grande individualité désintéressée. Songez aux étranges sphaïrikoï de ce monde…

— Les sphaïrikoï ? Et alors ! Je songe souvent à eux.

— Je crois qu’ils ont été placés ici pour notre édification. Le sphaïrikos est un globe parfait, modèle de la grande unité. Songez donc que sa surface lisse se flétrit parfois, qu’il en émerge alors un petit pseudopode. Ne serait-il pas drôle que ce pseudopode, pendant sa brève seconde d’existence, se prenne pour un individu ? Est-ce que ça ne vous ferait pas rire ?

— Non. Non, ça ne me fait pas rire. »

Et le Dookh-Docteur se releva.

« En moins d’une seconde, infiniment moins,– ce pseudopode se rétracte dans la sphère du sphaïrikos. Il en va ainsi de nos vies. Rien ne meurt. Tout n’est que ride à la surface de l’unité. Parviendriez– vous à former une idée aussi bizarre que celle selon laquelle ce pseudopode se souviendrait, ou aurait envie de se souvenir ?

— Oui. Je m’en souviendrai pendant un milliard d’années, pour les milliards de gens qui oublient. »

 

Le Dookh-Docteur courait dans le noir, vers le sommet de la colline. Il rentrait dans les arbres et dans leurs troncs comme s’il avait eu l’intention de se rappeler ces chocs pour l’éternité.

« Je brûlerai avant d’avoir oublié, mais il me faut quelque chose pour me dire que c’est moi qui brûle ! »

Plus haut, toujours plus haut, à travers les huttes sphériques des sphaïrikoï, hurlant et trébuchant dans l’obscurité. Plus haut, vers une cabane douce d’une réputation spéciale qu’il n’avait jamais pu situer, une cabane qui avait sa propre identité, qui étincelait d’identité.

« Ouvrez ! Ouvrez ! Aidez-moi ! » s’écriait le Dookh-Docteur en direction de la dernière cabane sur la colline.

« Va-t’en, homme ! protesta la dernière voix. Tous mes clients sont partis et c’est presque la fin de la nuit. Qu’est-ce que cette personne peut bien avoir à faire avec un homme humain, de toute façon ? »

C’était une voix ronde et scintillante qui émergeait de l’obscurité labourée. Mais il y avait là une identité persistante. Les couleurs scintillantes de l’identité persistante, qui émanaient des lézardes de la cabane, atteignaient maintenant le niveau de visibilité. Il y avait même les couleurs scintillantes du Je – me – reconnaîtrai – si – je – me – rencontre – de – nouveau.

« Aide-moi, Torchy Douze ! On m’a dit que tu avais le baume spécial qui résout le dernier problème et lui fait savoir que c’est toujours lui qui est résolu.

— Comment, mais c’est le Dookh-Docteur ! Pourquoi es-tu venu voir Torchy ?

Je veux quelque chose pour me plonger dans un sommeil doux et éternel, marmonna-t-il. Mais je veux que ce soit moi qui dorme. Ne peux-tu pas m’aider ?

Entre donc, Dookh-Teur. Cette personne, bien que familière, est experte. Je vais t’aider… »

 

Traduit par DOMINIQUE ABONYI.

Old Foot Forgot.