EN DEDANS

par Carol Carr

Un fantasme peut être aussi un enfer. A moins que l’enfer ne soit un fantasme : celui d’être condamné à rejouer, sans relâche, la même fin de partie. Mais lorsque la description d’un univers intérieur emplit toute la scène, s’agit-il encore de science-fiction ?

C’est la question que pose cette nouvelle, à la limite du genre.

LA maison était un puzzle fait de nombreux rêves. Elle n’aurait pu exister dans la réalité, et la jeune fille en avait vaguement conscience. Chaque jour, pourtant, au gré de sa fantaisie nonchalante, elle parcourait ses halls et ses couloirs changeants. Au cours des six mois qu’elle avait vécus ici, la maison s’était rapidement agrandie, projetant des greniers, des sous-sols et des alcôves à la curieuse géométrie, garnies de rideaux blancs translucides qui ne bougeaient jamais. Comme elle croyait être née de nouveau dans cette maison, elle ne s’interrogeait jamais sur sa propre présence en ce lieu.

D’abord, venait sa chambre à coucher. Et s’y réveillant, elle n’avait pas peur, et ressentait tout juste une légère appréhension en s’apercevant que la porte s’ouvrait sur des ténèbres absolues. Elle ne connaissait ni la curiosité ni la faim. Elle avait passé la majeure partie de la première journée dans son lit à baldaquin, à regarder le lourd tissu à fleurs encadrant la vaste fenêtre en saillie. Dehors, il n’y avait qu’une brume d’un gris jaunâtre. Cela ne la troubla pas : la brume la rassurait, au contraire. Sans toutefois ressentir de la joie, elle savait qu’elle aimait cette chambre, ainsi que la petite salle de bain qui lui était adjointe.

Le second jour, elle ouvrit les portes sculptées de l’armoire en acajou et y prit une robe de chambre matelassée. Elle était un peu grande : les manches couvraient en partie ses mains. Ses doigts longs et pâles dépassaient timidement du tissu. Elle ne tenait pas à ouvrir de nouveau la porte de la chambre, mais s’y sentait contrainte. S’il y avait autre chose à découvrir, dehors, cela aussi lui appartiendrait.

Elle tourna la poignée de la porte et sortit dans un étroit couloir aux murs lambrissés d’acajou sculpté, comme son armoire. Il n’y avait pas de tapis, ni de tableaux aux murs. Le bois poli du plancher était froid sous ses pieds nus. Arrivée au bout du couloir, elle se trouva face à un mur, et rebroussa chemin jusqu’à l’autre extrémité. Le couloir était très long ; il ne donnait accès à aucune autre pièce.

De retour dans sa chambre, elle remarqua un grand bureau placé dans le coin près de la fenêtre. Elle ne se souvenait pas l’avoir vu auparavant, mais l’accepta comme elle avait accepté le reste. Regardant dehors, elle vit que la brume était toujours là. Elle se sentit protégée.

Dans l’après-midi, elle commença à avoir faim. Elle regarda dans les tiroirs du bureau, et n’y trouva qu’une boîte poussiéreuse contenant des chocolats. Elle les mangea lentement et alla emplir un verre au robinet de la salle de bain ; elle le vida d’un trait. Elle avait un mauvais goût dans la bouche, et regrettait de ne pas avoir de brosse à dents.

Le troisième jour, elle s’aventura aussi loin que la disposition de la maison le lui permettait. Ensuite, elle dormit, se réveilla toute engourdie, et dormit de nouveau.

Le quatrième jour, elle découvrit des escaliers – trois étages d’escaliers. Ils lui permirent de descendre à une cuisine avec un office et un coin-déjeuner. Contrairement à sa chambre, la cuisine était moderne et étincelante. Elle mangea un sandwich au gruyère et but un verre de lait. Elle regagna sa chambre ; comme les escaliers l’avaient fatiguée, elle s’endormit instantanément.

La maison continua à croître. Des chambres apparurent : certaines semblables à la sienne, d’autres, modernes, d’autres encore mélangeant les époques et les styles. Une brosse à dents et un petit tube de dentifrice apparurent dans l’armoire de toilette. Dans chaque chambre, elle trouva de nouveaux vêtements, qu’elle porta dans l’ordre où elle les avait découverts.

Le matin, elle commençait à se réveiller avec impatience. Allait-elle trouver une salle à manger pleine de candélabres, ou peut-être une véranda vitrée s’avançant dans la brume ?

Lorsqu’un mois se fût écoulé, la maison comprenait dix-huit chambres, trois salons, une bibliothèque, une salle de bal, un salon de musique, une salle de couture, un sous-sol aménagé et deux greniers.

Ensuite, les gens commencèrent à arriver. Une nuit, leur rire, quelque part au-dehors, la réveilla. Elle était furieuse de cette intrusion, mais elle se réconforta en se disant qu’ils étaient à l’extérieur. Elle allait verrouiller la porte d’entrée, et, si jamais le brouillard se dissipait, elle ne regarderait pas dehors. Elle ne pouvait toutefois éviter de les entendre rire et parler. Malgré elle, elle s’efforça de comprendre ce qu’ils disaient, et s’en voulut. C’était sa maison. Elle se mit du coton dans les oreilles, mais se sentit exclue plutôt que protégée, ce qui l’irrita encore davantage.

La maison cessa de s’agrandir. La brume se dissipa et le soleil se montra. En regardant par sa fenêtre, elle vit un lac formant de nombreux bras étroits, dont la surface brillait d’éclats phosphorescents, comme si elle était couverte d’une peau de paillettes vertes et crasseuses. Elle ne vit personne. Les intrus n’arrivaient que tard dans la nuit ; à en juger par le bruit qu’ils faisaient, ils étaient nombreux, plusieurs dizaines.

Elle perdit du poids. Elle se regarda dans le miroir et trouva ses cheveux ternes, ses joues affaissées. Elle prit l’habitude d’errer dans la maison la nuit ou au petit matin. Ses rêves étaient hantés par ces voix venues de l’extérieur, par le clapotis de l’eau, et surtout par ces rires qui n’en finissaient pas. Comment réagiraient ces inconnus si elle apparaissait soudain à la porte dans sa robe de chambre matelassée, et leur demandait de partir sur-le-champ ? Ou si elle clouait seulement un écriteau « Défense d’entrer » sur le gros chêne ? Se contenteraient-ils de la regarder en riant ?

Elle continua à errer dans la maison. Il n’y avait pas de nouvelles pièces, mais elle découvrit des alcôves cachées et des couloirs secrets reliant les chambres entre elles, ou la bibliothèque à la cuisine. Elle les emprunta de plus en plus souvent, évitant les couloirs principaux.

Elle se réveillait maintenant avec appréhension, avec terreur presque. Quelqu’un avait-il réussi à s’introduire dans la maison, en dépit de ses précautions ? Dans un placard, elle trouva des outils de menuisier et cloua les fenêtres pour les condamner. Il lui fallut deux semaines pour venir à bout de ce travail – et elle se rendit alors compte qu’elle avait oublié celles du sous-sol. Cette partie de la maison l’effrayait, et elle n’avait cessé de retarder le moment d’y descendre. Lorsque les voix nocturnes se firent de plus en plus distinctes, et lorsqu’elle crut reconnaître certaines d’entre elles, elle comprit qu’elle n’avait plus le choix.

Le sous-sol était sombre et humide, empli d’ombres qu’aucun objet ne semblait justifier. La lumière était insuffisante pour bien voir ce qu’elle faisait ; lorsqu’elle eut terminé, elle se rendit compte qu’elle avait bâclé le travail. S’ils voulaient réellement entrer, ces clous tordus et mal plantés n’allaient pas les en empêcher.

Le lendemain matin, elle s’aperçut que la maison s’était agrandie d’une nouvelle aile comprenant trois chambres. Elles étaient plus petites que les précédentes et pauvrement meublées.

Elle ne sut jamais exactement quand les serviteurs étaient arrivés. Elle vit le premier d’entre eux – la cuisinière – en arrivant un matin à la cuisine. La femme, d’un certain âge et rondelette, sortait des œufs du réfrigérateur.

« Comment les désirez-vous, Madame ? »

Avant qu’elle pût répondre, on sonna à la porte. Un maître d’hôtel apparut aussitôt.

« Non, dit-elle, n’allez pas ouvrir ! » Il continua à avancer. « Je vous en prie… !

— Excusez-moi, Madame ? Je suis à moitié sourd. Pourriez-vous répéter ? »

Elle hurla : « N’allez pas ouvrir ! »

« Brouillés, au plat ou pochés ? demanda la cuisinière.

— C’est peut-être le facteur, dit le maître d’hôtel.

— Madame désire-t-elle voir le menu prévu pour aujourd’hui ? Madame a-t-elle des invités, ce soir ? » C’était l’intendante, une femme maigre et très brune ; elle bougeait à peine les lèvres, mais ses mots étaient particulièrement distincts.

« Ces toasts à la cannelle devraient être très réussis, dit la cuisinière en plaçant deux tranches dans le grille-pain.

— Comme Madame a douze invités pour dîner, je suggère la nappe en dentelle » dit l’intendante.

La sonnette de la porte continuait à résonner ; elle n’allait jamais s’arrêter. Elle courut vers les escaliers, pour regagner la protection de sa chambre.

« Madame ! » s’écrièrent en chœur la cuisinière, le maître d’hôtel, l’intendante.

Ce jour-là, ils arrivèrent dès la tombée de la nuit. Elle se coucha et enfouit sa tête dans l’oreiller ; elle n’en continuait pas moins à entendre leur rire, par vagues successives. Elle remonta les couvertures et se blottit au fond du lit.

Un nouveau bruit la fit sursauter. Elle rejeta les couvertures pour mieux entendre. Ils étaient en bas. Dans la salle à manger. Elle percevait distinctement le bruit des couverts, contre la porcelaine, les mêmes rires et les mêmes voix qui lui parvenaient d’habitude du lac. La maison crépitait de bavardages et de mille petits bruits intolérables. Elle allait descendre et leur faire face, expliquer que c’était sa maison, et leur demander de partir. Ainsi qu’aux serviteurs.

Elle descendit les escaliers avec lenteur, réfléchissant aux termes exacts qu’elle allait employer. Parvenue au seuil de la salle de bal, elle s’immobilisa un instant, puis la traversa rapidement jusqu’aux portes ouvertes de la salle à manger. Elle s’aplatit contre le mur et les épia.

Ils étaient douze, comme l’intendante l’avait suggéré – et elle les connaissait tous.

Son mari, chauve, sanguin et précis : « Je lui ai dit : Vas-y, saute. Tu ne me fais pas peur. Et elle a sauté. Le seul acte courageux de sa vie. »

Sa mère, sèche comme une branche morte, au regard terne : « Je lui avais dis que c’était un péché – mais elle ne voulait jamais m’écouter. Jamais. »

Une amie : « Elle semblait totalement insensible. Quand les autres riaient, elle gardait toujours son sérieux, comme si elle réfléchissait pour saisir la plaisanterie.

— Quand elle était petite, elle riait, pourtant. Ensuite, jamais plus.

— C’était une raseuse.

— C’était une cervelle de moineau.

— C’était une ratée. Tout le monde le savait. Lorsqu’elle s’en rendit compte elle sauta.

— Était-ce d’un pont ? J’ai toujours été curieuse de le savoir.

— Oui. On l’a trouvée flottant à la surface, les yeux ouverts sur le ciel, comme si elle voulait imiter Ophélie. » Son mari sourit et s’essuya la bouche avec sa serviette. « Je ne recommanderais certes pas cet endroit pour manger. J’ai mal à l’estomac. »

Les autres acquiescèrent. Ils avaient tous mal à l’estomac.

Les invités revinrent, soir après soir, mais chaque fois, c’était un nouveau groupe. Et chaque fois, elle les connaissait tous et chaque fois, elle les regarda manger. Lorsque le dernier groupe partit, faisant des plaisanteries sur la nourriture empoisonnée, elle se retrouva seule. Elle n’eut pas besoin de renvoyer les serviteurs : le lendemain, ils avaient disparu. La brume gris-jaune entoura de nouveau ses fenêtres, et, pour la première fois dans son souvenir, elle se mit à rire.

Traduit par FRANK STRASCHITZ.

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© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.