CHAPITRE 1
Mystérieuse langue mère

Le premier clan

— Cécile Lestienne : Nous avons quitté Pascal Picq au moment où les Homo sapiens ont acquis toutes les caractéristiques de l’homme moderne : un cerveau au cortex hyper-développé, un menton, et bien sûr le langage. Parlaient-ils tous la même langue ? Autrement dit, a-t-il existé une langue mère ?

— Laurent Sagart : Avant de vous répondre, il faut bien distinguer langage et langue. La langue relève de la culture : vous parlez la langue de votre milieu socioculturel, en l’occurrence le français. Vous auriez été adoptée à un âge tendre par des Chinois de Canton, vous parleriez cantonais ; et vous vous exprimeriez probablement en wolof si vous aviez été élevée par des parents sénégalais. En d’autres termes : votre langue maternelle ne dépend aucunement de vos gènes. Alors que le langage, lui, est une faculté ancrée dans la biologie de notre espèce : comme le disait Chomsky, tous les humains – même les plus stupides – parlent, et aucun singe – même le plus brillant – ne parle. Et on verra dans la troisième partie, avec Ghislaine Dehaene, que l’apprentissage d’une première langue se fait dans des conditions très particulières. Le bébé apprend tout seul, sans suivre un enseignement, avant l’âge de 4 ans environ. Au-delà de 6/7 ans, l’enfant ne peut plus apprendre une langue maternelle correctement. Ces dispositions innées pour le langage et son apprentissage font partie de notre héritage biologique. Ce sont peut-être ces facultés qui ont donné à Homo sapiens sapiens l’avantage qui lui a permis très rapidement de supplanter les autres espèces d’hominidés à la même époque.

— Mais cela n’exclut pas l’idée que nos prédécesseurs aient pu être dotés d’un « proto-langage ».

— Cela ne l’exclut pas du tout. Il est tout à fait possible – il semble d’ailleurs vraisemblable – que des espèces d’hominidés antérieures à l’espèce actuelle aient possédé une capacité de langage. Les différents groupes humains prémodernes, en Afrique et ailleurs dans le monde, comme les néandertaliens en Europe, auraient parlé, disons, non pas des « protolangues », parce que les proto-langues, pour les linguistes, sont les langues ancestrales des langues modernes, mais des « prélangues », c’est-à-dire des langues plus rudimentaires que les langues actuelles, avec peut-être moins de vocabulaire, une moins grande diversité de sons, une syntaxe plus limitée. Si le langage humain, tel que nous le connaissons, est bien le propre de notre espèce, il est apparu au moment de la spéciation, il y a entre 100 000 et 200 000 ans, disons plus près de 100 000 si l’on en croit la majorité des anthropologues et des généticiens. En Afrique ou, peut-être, au Proche-Orient.

— Ce qui nous ramène à la question de la langue mère.

— C’est une question controversée dans le monde des linguistes, et qui a longtemps été taboue : en 1866, la Société de linguistique de Paris stipulait dans son règlement qu’elle ne recevrait aucune communication sur l’origine des langues ! Pourquoi ? Parce que, étant donné les savoirs de l’époque, on ne pouvait pas répondre à la question sur un mode scientifique. Aujourd’hui, nos connaissances sur l’émergence de l’homme ont considérablement évolué, grâce aux travaux des anthropologues, des archéologues et des généticiens. Comment reposer la question de la (ou des) langue(s) mère(s) ? Je dirais qu’il faut regarder le problème du point de vue des possibilités théoriques : il semble que la naissance de notre espèce, Homo sapiens sapiens, ait supposé une période d’isolation d’un petit groupe d’hommes prémodernes. Donc tout repose sur la taille de ce groupe. Combien de prélangues y étaient-elles parlées ? Si, au moment où ce groupe s’est trouvé isolé, en prélude à la spéciation, une seule prélangue était utilisée, parce qu’il s’agissait d’un clan de quelques dizaines d’individus, alors il y a bien eu une seule langue mère ; s’il s’agissait d’un groupe plus important, formé de plusieurs bandes, chacune parlant une prélangue, alors il est possible qu’il y ait eu plusieurs langues mères. Pour l’instant, impossible de trancher.

Les mots des origines

— Mais il existe des linguistes farouches partisans de l’hypothèse de la langue mère unique, notamment l’Américain Joseph Greenberg, disparu récemment. Et son élève Merritt Ruhlen…

— Il faut savoir que les linguistes classent les langues en branches et en familles. Par exemple, la branche des langues romanes actuelles, c’est-à-dire le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain, le romanche et quelques autres, appartient à la famille indo-européenne, dont l’origine remonte peut-être à 9 000 ans et qui rassemble, avec ces langues romanes, l’albanais, l’arménien, les langues germaniques, slaves, celtiques, grecques, baltes et indo-iraniennes. Les linguistes ne sont pas d’accord entre eux sur le nombre de familles de langues dans le monde. Une estimation moyenne est celle du site web Ethnologue, lié aux organisations missionnaires américaines, qui en dénombre cent sept – sans compter les créoles. Greenberg et Ruhlen se sont fait une spécialité du regroupement des familles de langues acceptées en quelques « macro-familles » beaucoup plus anciennes : Ruhlen ne reconnaît ainsi qu’une douzaine de macro-familles qui, selon lui, seraient issues d’une langue mère vieille de 50 000 ans seulement.

— Passer de cent sept à douze familles de langues seulement ! C’est un exploit !

— Le succès de Greenberg s’appuie sur sa classification des quelque mille huit cents langues d’Afrique en seulement quatre macro-familles, classification aujourd’hui plus ou moins acceptée. Ensuite, Greenberg a regroupé toutes les langues indigènes d’Amérique en trois macro-familles. Et presque toutes les familles du nord de l’Eurasie (l’indo-européen, l’étrusque, l’ouralique – hongrois, finnois –, l’altaïque – turc, mongol, mandchou –, le japonais, le coréen, l’aïnou, l’esquimau et diverses langues de Sibérie) en une seule macro-famille : l’eurasiatique. Tous ces travaux sont très controversés. Mais ils ont l’intérêt de poser beaucoup de questions.

— Et c’est à partir de ces travaux que Menitt Ruhlen propose un petit lexique de la proto-langue universelle…

— Oui : il pense qu’il est possible de retrouver, dans les langues du globe, des mots de la langue mère qui n’auraient que très peu changé.

— Par exemple ?

— Eh bien, d’après Ruhlen, un comme doigt dans la langue mère se dirait tik ; deux se dirait pal ; genou : bu(n)ka ; enfant : mako ; eau : aqwa ; mère : aja ; sucer, téter, allaiter ou poitrine : maliq’a… Pour proposer ces mots ancestraux, Ruhlen s’est essayé à comparer dans différentes langues et proto-langues le vocabulaire de base. Ce vocabulaire sert de balises aux linguistes, car c’est le plus stable, celui qui est appris très tôt dans l’enfance et qui est donc transmis verticalement par une génération à la suivante, et plus rarement passé transversalement d’une langue à une autre… Par exemple : les pronoms personnels, les nombres (un, deux et trois), les parties du corps, les éléments naturels (soleil, lune, eau, ciel), certains verbes (aller, venir, dormir, mourir), quelques termes de parenté (mère, frère, sœur)… Des notions universelles qui n’ont aucune raison d’être d’empruntées à une autre culture. Au contraire du vocabulaire technique et scientifique : pensez à web – un mot anglais – ou à algèbre, d’origine arabe.

« Yon ! Roch ! »

— Pourtant les propositions de Greenberg et Ruhlen sont loin de faire l’unanimité parmi les linguistes.

— À cause de leur faiblesse ! D’abord, Greenberg et Ruhlen comparent des mots sur la base des ressemblances dans leur prononciation, sans prêter attention aux correspondances phonétiques, notion dont nous reparlerons. Or des mots de même sens peuvent se ressembler d’une langue à l’autre, absolument par hasard : ainsi, les pronoms mou (mon) et sou (tori) en grec ancien sont presque identiques à ceux du taroko, langue austronésienne de Taïwan, mo et so, absolument par hasard. D’autre part, dans leurs travaux, le sens des mots n’est pas toujours très précis. Ruhlen et Greenberg utilisent comme matériel pour reconstituer leur deux des mots qui signifient double, moitiéjumeau. Ça introduit un petit doute ! De même, pour un, ils englobent des sens comme doigt, index, seul Si, partout, le sens de un était associé à la prononciation type tik, cela serait troublant. Mais avec toute cette variété de sens, l’hypothèse est plus difficile à accepter. Je ne pense pas qu’il faille rejeter en bloc et a priori tous ces travaux, mais attendre qu’ils soient proposés avec plus de rigueur.

 Il faut avouer que cette théone d’une langue mère unique est très séduisante. Pensez-vous que c’est parce que nous sommes influencés par l’épisode biblique de la tour de Babel ?

— Peut-être. Pendant des siècles, le postulat de la langue originelle a fait l’unanimité en Occident. La seule question était de savoir quelle était cette langue adamique parlée par Adam et ses fils jusqu’au fameux épisode de la tour de Babel, lorsque Dieu, pour punir les hommes de leur orgueil et les empêcher de se coaliser, les dispersa sur la Terre et multiplia les langues. Souvent les érudits, à l’instar de saint Augustin, ont soutenu que cette langue d’essence divine était l’hébreu. Mais à la Renaissance on a vu des savants allemands clamer que la langue première était forcément germanique et des savants français rétorquer qu’elle était assurément gauloise… L’idée a d’ailleurs fleuri sous d’autres deux que ceux de la tradition biblique : sous Staline, le linguiste officiel soviétique Nikolaï Marr avançait la même théorie d’une langue originelle unique, composée, selon lui, de quatre monosyllabes, ancêtres de tous nos mots actuels : « sal », « ber », « yon », « roch » !

— Connaît-on d’autres mythes sur l’origine des langues, dans d’autres parties du monde ?

— Je ne suis pas un spécialiste, mais chez les Indiens Maya-Quiché du Guatemala, la légende veut que, après avoir créé les hommes, les dieux, effrayés par la puissance de leurs créatures, aient semé la confusion sur Terre en attribuant à chaque groupe une langue différente. On n’est pas loin du récit de la Genèse. D’après Hérodote, le pharaon Psammétique Ier, au VIIe siècle avant notre ère, voulut prouver que la langue la plus ancienne de l’humanité était… l’égyptien ! Pour le vérifier, il confia deux nouveau-nés à un berger pour qu’il les élève avec ses chèvres mais sans jamais prononcer un mot devant eux… Las ! Le premier mot que les enfants prononcèrent fut békos, pain en phrygien. Le pharaon, nous raconte l’historien grec, dut s’incliner… L’expérience fut réitérée, paraît-il, par l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen au XIIIe siècle : il fit élever des nourrissons dans le plus grand isolement en interdisant formellement aux nourrices de leur parler. Il voulait savoir si ces enfants allaient s’exprimer en hébreu, grec, latin, arabe… ou tout simplement dans la langue de leurs parents. Il ne l’a jamais su : tous les malheureux gamins sont morts !

Le berceau africain

— Revenons au moment de l’apparition d’Homo sapiens sapiens, qui parle donc une ou plusieurs langues. Que sait-on du devenir de ces langues ?

— On sait qu’elles se diversifient à mesure que le nombre des groupes augmente et que ces groupes se séparent. C’est en tout cas une hypothèse que l’on peut faire sans grand risque de se tromper : le destin courant des langues est d’évoluer et de se diversifier. En un ou deux milliers d’années, une même langue parlée dans deux régions différentes se modifie tellement que les locuteurs ne se comprennent plus. Voyez le latin impérial, implanté il y a quelque 2 000 ans en Europe par les soldats des armées romaines qui avaient été récompensés par des terres dans les pays conquis : cette langue, au départ uniforme, a donné le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain d’aujourd’hui… De la même manière, les « dialectes » (nous les appellerions des langues) chinois remontent tous à la langue de la dynastie Han, parlée il y a 2 000 ans dans le nord de la Chine : après avoir conquis le Sud, les Han y ont introduit leur langue, qui, comme le latin, s’est fragmentée en donnant l’éventail des dialectes chinois modernes : mandarin, cantonais, min, hakka, etc.

— En Europe comme en Chine, il a donc fallu deux millénaires pour que les langues se fragmentent. La vitesse d’évolution des langues serait-elle constante ?

— Pas du tout. Certaines évoluent très lentement : les Islandais d’aujourd’hui n’ont pas de grandes difficultés à lire leurs sagas du XIIIe siècle, beaucoup moins en tout cas que nous n’en avons à lire dans le texte La Chanson de Roland, qui date du XIIe. À l’inverse, les Austronésiens de Nouvelle-Guinée, installés sur les côtes nord de l’île depuis plus de 3 000 ans, ont vu leur langue, au départ unifiée, se fragmenter en langues mutuellement incompréhensibles : elles ont en commun moins de vocabulaire de base que celles de Taïwan, pourtant séparées les unes des autres depuis quelque 5 000 ans ! Les raisons de ces différences dans les vitesses d’évolution intéressent beaucoup les linguistes. Diverses propositions ont été faites. Ainsi, une population petite mais dense, en contact avec plusieurs autres langues mais ne souhaitant pas être comprise d’elles, idéologiquement peu portée au conservatisme, et ayant des tabous touchant certains mots (par exemple ceux entrant dans les noms des personnes récemment décédées), aurait le plus de chances de voir sa langue évoluer rapidement.

 Quelles hypothèses pouvez-vous faire sur la façon dont les langues ont pu se diversifier dans les tout premiers temps ?

— Nous n’avons évidemment pas d’indices directs, les faits sont trop anciens pour qu’on puisse en retrouver les traces dans les langues modernes. Nous sommes tributaires des spécialistes de l’histoire des hommes : les archéologues et les généticiens. Les premiers mettent au jour des restes humains et du matériel que l’on peut dater pour retracer l’expansion des populations humaines. En examinant les fréquences des gènes et la distribution de leurs mutations dans les populations actuelles, les seconds sont capables de reconstituer en partie l’histoire de nos ancêtres. Aujourd’hui, ces spécialistes nous suggèrent ce scénario : après l’apparition du langage moderne dans une population humaine vraisemblablement africaine, il y aurait eu une première diversification, représentée de nos jours par les familles Niger-Congo, khoisan et nilo-saharienne, avant qu’un groupe sorte d’Afrique et s’établisse au Proche-Orient vers -100 000 ans. Ce premier groupe d’hommes, dont des restes ont été identifiés en Israël et en Égypte, ne serait représenté par aucune langue moderne.

En route pour l’Amérique

— Naissance du langage vraisemblablement en Afrique, donc. Puis au Proche-Orient. Et ensuite ?

— Plus tard, du nord-est de l’Afrique ou du Proche-Orient serait partie une nouvelle branche, qui aurait migré vers l’est, le long des côtes, pour arriver d’abord en Inde, ensuite en Asie du Sud-Est, puis, par des routes terrestres actuellement immergées, en Australie et en Nouvelle-Guinée, alors réunies, vers -50 000 ans. Notez que pour cela les hommes ont dû traverser un bras de mer d’environ quatre-vingts kilomètres, vraisemblablement par bateau ! Les langues modernes correspondantes pourraient être celles des Veddas de Ceylan, des indigènes des îles Andaman dont certains rejettent toujours le contact avec la civilisation, les langues papoues de Nouvelle-Guinée, et les langues des Aborigènes australiens… Un troisième groupe, toujours partant du nord-est de l’Afrique ou du Proche-Orient, peut-être un peu plus tard, serait à l’origine du reste des langues modernes. Il aurait progressé en direction du nord vers l’intérieur de l’Eurasie : un rameau occidental se serait installé en Europe, où l’on trouve les premières traces d’hommes modernes après -40 000, et son seul représentant moderne serait le basque ; un autre rameau se serait répandu vers l’est et aurait pénétré l’Asie par le nord de l’Himalaya.

— Voilà pour l’Ancien Monde. Et l’Amérique ?

— L’Amérique, quant à elle, aurait été peuplée plus tardivement par des populations asiatiques qui auraient traversé le détroit de Béring, alors émergé, ou qui seraient passées en bateau par le chapelet des îles Aléoutiennes. La date de -12 000 ans pour le premier passage en Amérique (il y en a eu plusieurs), longtemps retenue, est aujourd’hui très controversée, mise en doute par des archéologues aussi bien que par des linguistes, à cause de la trop grande diversité des langues amérindiennes. Le passage pourrait avoir été beaucoup plus ancien : vers -40 000 ou -30 000.

 En fait c’est simple ! Si je comprends bien, la diversification des langues a suivi le schéma d’expansion des populations humaines…

— Plus ou moins… À condition bien sûr que ce schéma soit vrai, et qu’il n’y ait eu qu’une seule langue mère. Dans les années 1980, un généticien de Stanford, Luca Cavalli-Sforza, a suggéré qu’il y avait une convergence entre l’arbre génétique des populations et les macro-familles de Greenberg et Ruhlen. La convergence était loin d’être parfaite : par exemple les Chinois du Nord ressemblaient assez aux Mongols, Coréens et Japonais sur le plan génétique, tandis que les Chinois du Sud se rapprochaient plutôt de populations comme les Thaïs et les Austronésiens. Aujourd’hui, on dispose d’études plus détaillées qui nous amènent à nuancer considérablement les propositions de Cavalli-Sforza. Il est vrai pourtant que, au moins dans certaines régions du monde, les frontières génétiques et linguistiques se superposent assez bien : en Nouvelle-Guinée, les populations de langues austronésiennes, présentes comme on l’a vu depuis plus de 3 000 ans, se différencient encore assez bien des populations de langues papoues, établies beaucoup plus anciennement ; en Afrique, ma collègue Alicia Sanchez-Mazas a montré qu’il existe une corrélation frappante entre les frontières linguistiques et la répartition d’un système génétique sanguin, le GM.

Et, déjà, l’extinction…

— Cela paraît tout de même très étrange : les langues, vous l’avez bien dit, ne dépendent pas des gènes.

— Vous avez raison. D’ailleurs, ces idées ont, au départ, beaucoup choqué la communauté des linguistes : on violait un tabou. Puisque la génétique n’avait rien à voir avec la transmission des cultures, relier gènes et langues fleurait presque le racisme ! Mais les langues et les gènes reflètent, au moins partiellement, la même histoire, celle de l’expansion des hommes sur la Terre. Et les langues comme les gènes se transmettent d’une génération à l’autre. Charles Darwin avait d’ailleurs déjà souligné dans La Descendance de l’homme l’analogie entre l’évolution des espèces et l’évolution des langues. Bien sûr, les langues, contrairement aux gènes, évoluent aussi par contact : dès que des populations se rencontrent, elles se transmettent des mots ou des traits grammaticaux. En français, il existe ainsi quantité de mots venus d’ailleurs : de l’italien (fantassin), de l’anglais (redingote, paquebot), de l’arabe (café), du germanique (guerre), du grec (moustache,), du vénitien (pantalon), de l’espagnol (moustique), du turc (kiosque), du chinois (thé), de l’aztèque (chocolat)… Mais les linguistes qui établissent la généalogie des langues sont conscients de ces emprunts, et ils se concentrent sur les éléments qui s’empruntent peu. Et il ne faut pas oublier que les neuf dixièmes de l’histoire de l’humanité – et donc des langues – se sont déroulés à une époque où les hommes étaient très peu nombreux et où les contacts entre langues étaient rares. Pas étonnant donc que l’on trouve encore des traces d’une évolution parallèle. Même si le néolithique a considérablement brouillé les cartes.

— Que s’est-il passé ?

— L’invention de l’agriculture a provoqué la disparition de centaines, voire de milliers de langues. Tandis que d’autres, les langues des premiers agriculteurs, ont connu un véritable succès et se sont formidablement diversifiées. Portées par des populations beaucoup plus nombreuses qu’à l’époque précédente, elles ont été en contact beaucoup plus intense les unes avec les autres et ont échangé du vocabulaire et de la grammaire à un rythme beaucoup plus soutenu.

— Cela voudrait dire que le néolithique est la première vague d’extinction linguistique de notre histoire ?

— Exactement. On estime qu’au moment de la révolution néolithique il y avait entre 5 et 9 millions d’hommes sur toute la planète. À peine la population d’île-de-France aujourd’hui ! Et ces chasseurs-cueilleurs parlaient des centaines, voire des milliers de langues ! On peut imaginer que la situation avant le néolithique était proche de celle que l’on observe aujourd’hui dans les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée. Sur cette île, au nord de l’Australie, on relève pour une population de 4,5 millions d’habitants une diversité de langues absolument extraordinaire : plus de huit cents ! La plupart sont utilisées par moins de mille personnes. Et, jusqu’à récemment, les Papous de Nouvelle-Guinée ont vécu de chasse et de cueillette, avec un peu de culture de taro mais sans culture de céréales, qui permet vraiment le développement de la population.

À la mode agricole

— Cela veut dire qu’avec l’invention de l’agriculture, et donc la domestication des céréales, la démographie humaine s’emballe et le rapport deforce entre les langues est chamboulé.

— Exactement : on comptera deux cent cinquante millions d’êtres humains au début de notre ère. L’agriculture est inventée quasi simultanément en plusieurs endroits du monde : il y a 12 000 ans au Proche-Orient, 10 000 ans en Chine, dans la vallée du fleuve Bleu, et un peu plus récemment en Amérique du Sud. Ce synchronisme peut paraître étonnant, mais il est le résultat du réchauffement climatique à la fin de la dernière glaciation, et non d’une transmission culturelle d’un continent à l’autre. Comme les céréales et le bétail permettent de nourrir beaucoup plus de monde que le gibier et les fruits, les populations d’agriculteurs croissent assez vite, se répandent, et avec elles leurs langues. Celles des chasseurs-cueilleurs ont tendance à disparaître, parce que ceux qui les parlent ne peuvent plus vivre dans les zones défrichées ; ils sont obligés de trouver refuge dans les collines, les montagnes, ou de se déplacer. Plus le domaine occupé par les agriculteurs s’agrandit, plus leur importance économique s’accroît, plus les locuteurs des dernières langues paléolithiques finissent par les abandonner et par ne plus parler que celles des agriculteurs, dont le nouveau mode de vie se répandra sur toute la planète, excepté la Nouvelle-Guinée, on l’a vu, l’Australie, certaines régions d’Amérique et d’Afrique.

— La croissance des populations d’agriculteurs a donc entraîné de véritables raz-de-marée linguistiques…

— Très probablement. Je pense par exemple que l’ancêtre commun des langues sino-tibétaines (le mandarin, le cantonais, le tibétain, le birman, etc.), des langues austro-asiatiques (le vietnamien, le khmer, etc.) et des langues aus-tronésiennes (toutes les langues parlées en Indonésie, en Polynésie et à Madagascar) était une langue parlée le long du fleuve Bleu par les premiers cultivateurs du riz, qui a été domestiqué en Chine dans cette vallée, à plusieurs centaines de kilomètres en amont de Shanghai, à la limite nord de son aire naturelle. Et ce n’est pas un hasard : les conditions climatiques y rendant difficile la collecte du riz sauvage, des variations climatiques mineures ont dû pousser les hommes à le cultiver pour mieux assurer leur subsistance dans les années froides. Mieux nourries, les populations de riziculteurs ont beaucoup augmenté puis ont commencé à se répandre notamment vers le nord. Là, elles sont arrivées dans une zone plus sèche, où il était plus difficile de faire pousser du riz, et elles ont eu besoin d’une céréale d’appoint, le millet. D’où une seconde explosion démographique et linguistique qui est, à mon avis, à l’origine d’une branche de cette macro-famille de langues comprenant l’austronésien et le sino-tibétain.

— Quel scénario peut-on avancer pour l’Europe ?

— Il est du même type pour l’indo-européen. Son origine est encore controversée, nous en reparlerons. Elle remonte peut-être à une langue de paysans du sud de l’Anatolie où le blé a été domestiqué il y a 11 000 ou 12 000 ans. La première langue à s’être séparée du tronc commun (bien après la domestication du blé) est le hittite, une langue d’Anatolie. Puis les agriculteurs se seraient répandus vers l’est jusqu’au nord-est de la Chine actuelle avec le tokharien, langue connue par des textes bouddhiques, et enfin vers l’Europe, l’Iran et l’Inde du Nord. En Europe, l’expansion indoeuropéenne a éliminé les langues plus anciennes comme l’étrusque, ou les langues ibériques, dont on a gardé des traces mais qui ont complètement disparu, sauf dans l’ouest des Pyrénées, où, le relief fournissant une certaine protection, l’ancêtre du basque a résisté.

— Le basque serait une langue du paléolithique !

— C’est la meilleure hypothèse. L’origine du basque est très obscure : c’est un « isolât », comme disent les linguistes, une langue qui n’est apparentée à aucune autre. On a émis beaucoup d’hypothèses pour essayer de la rattacher à telle ou telle famille ; mais la plus raisonnable est que le basque soit en effet le descendant des langues parlées par les populations paléolithiques, celles qui nous ont laissé les grottes de Lascaux. Ce serait donc la seule langue survivante en Europe de la grande extinction linguistique du néolithique.