X
Les deux Écossais
Robert Stuart, que Mlle de Saint-André avait aperçu à travers les barreaux de la chambre des Métamorphoses, si rapidement et si étrangement rentrée dans l’obscurité ; Robert Stuart, que la jeune fille avait d’abord si méchamment pris pour le prince de Condé, après avoir jeté sa seconde pierre, et, par ce moyen, fait parvenir une seconde lettre au roi, avait, comme nous l’avons dit, pris la fuite et disparu.
Jusqu’au Châtelet, il avait hâté le pas ; mais, une fois arrivé là, il s’était senti hors de poursuite, et, à part la rencontre qu’il avait faite sur les ponts de deux ou trois tire-laine, que la vue de son épée battant ses talons et de son pistolet suspendu à sa ceinture avait tenus à distance, il était rentré assez tranquillement chez son ami et compatriote Patrick.
Une fois rentré, il s’était couché avec cette tranquillité apparente qu’il devait à sa puissance sur lui-même ; mais cette puissance, si grande qu’elle fût, n’allait point jusqu’à commander au sommeil ; de sorte que, pendant trois ou quatre heures, il se tourna et retourna dans son lit, ou plutôt dans le lit de son compatriote, sans y trouver le repos qui le fuyait depuis trois nuits.
Ce ne fut qu’au point du jour que l’esprit, vaincu par la fatigue, sembla abandonner le corps et permettre au Sommeil de venir y prendre momentanément sa place. Mais alors ce corps appartint si complètement au Sommeil, ce frère de la Mort, qu’il eût, tant sa léthargie était profonde, semblé aux yeux de tous un cadavre complètement abandonné de la vie.
Jusqu’au soir, au reste, la veille, fidèle à sa parole, il avait attendu son ami Patrick, mais l’archer, consigné au Louvre par son capitaine, qui avait reçu l’ordre de ne pas laisser sortir un seul homme du palais (on sait la cause de cette consignation), l’archer, disons-nous, n’avait pas pu profiter des habits de Robert Stuart.
À sept heures du soir, n’ayant aucune nouvelle de son ami, Robert Stuart s’était dirigé vers le Louvre, et, là, il avait appris les ordres sévères qui avaient été donnés et la cause qui les motivait.
Ensuite, il avait erré dans les rues de Paris, où il avait entendu raconter de cent façons différentes, excepté de la véritable, l’assassinat du président Minard, que cette mort illustrait comme nul acte de sa vie n’avait pu le faire.
Robert Stuart, ayant pitié de l’ignorance des uns et de la curiosité des autres, avait à son tour et sur des on dit, recueillis en bon lieu, assurait-il, raconté cette mort dans tous ses détails véridiques et avec les circonstances réelles qui l’avaient accompagnée ; mais il va sans dire que ses auditeurs n’avaient pas voulu croire un seul mot de sa narration.
Nous n’avons pas d’autre raison à donner de cette incrédulité, sinon que cette narration était la seule véritable.
Il avait, en outre, appris la promptitude et la sévérité dont le parlement se promettait d’user à propos du jugement rendu contre le conseiller Dubourg, dont, assurait-on, le supplice devait avoir lieu en Grève dans quarante-huit heures.
Alors, Robert Stuart n’avait vu d’autre remède à cet entêtement des juges que de renouveler d’une manière plus précise son épître au roi.
Après sa garde, son ami Patrick, mis enfin hors du Louvre, était venu de toute la vitesse de ses jambes, avait monté son échelle comme il disait, et avait fait invasion dans sa chambre en criant :
– Au feu !
Il avait cru que c’était le seul moyen de réveiller Robert Stuart, voyant que le bruit de la porte qu’il avait refermée, que celui des chaises qu’il avait remuées et celui de la table qu’il avait changée de place, étaient insuffisants à le tirer de son sommeil.
Le cri poussé par Patrick, bien plus que le sens de ce cri, réveilla enfin Robert ; le bruit arrivait jusqu’à lui, mais pas les idées. Sa première idée fut qu’on venait l’arrêter, et il allongea le bras vers son épée, placée dans la ruelle du lit et qu’il tira à moitié du fourreau.
– Eh ! là, là ! s’écria Patrick en riant, il paraît que tu as le réveil batailleur, mon cher Stuart ; calmons-nous, voyons ! Et surtout, réveillons-nous, il est temps.
– Ah ! c’est toi, dit Stuart.
– Sans doute, c’est moi. Je te prêterai ma chambre, une autre fois, compte là-dessus, pour que tu veuilles me tuer quand j’y rentre !
– Que veux-tu ! je dormais.
– C’est bien ce que je vois et ce qui m’étonne ; tu dormais ?
Patrick alla à la fenêtre et tira les rideaux.
– Tiens, dit-il, regarde.
Le grand jour envahit la chambre.
– Quelle heure est-il donc ? demanda Stuart.
– Dix heures sonnées et bien sonnées à toutes les églises de Paris, dit l’archer.
– Je t’ai attendu hier toute la journée et je puis même dire toute la nuit.
L’archer fit un mouvement d’épaules.
– Que veux-tu ! dit-il ; un soldat n’est qu’un soldat, fût-il archer écossais ; nous avons été, toute la journée et toute la nuit, consignés au Louvre ; mais, aujourd’hui, comme tu vois, je suis libre.
– Ce qui veut dire que tu viens me redemander ta chambre ?
– Non ; mais te demander tes habits.
– Ah ! c’est vrai ; j’avais oublié madame la conseillère.
– Heureusement qu’elle ne m’oublie pas, elle, comme peut te le prouver ce pâté de gibier déposé sur la table et qui attend le bon plaisir de notre appétit. Le tien est-il venu ? Quant au mien, il y a deux heures qu’il est au poste : présent !
– Et pour en revenir à mes habits...
– C’est juste : eh bien, tu comprends que ma conseillère ne vas pas comme cela de but en blanc escalader mes quatre étages. Non, ce pâté n’est qu’un messager ; il était porteur d’une lettre, laquelle me dit qu’on m’attendra, de midi, heure à laquelle notre conseiller fait voile pour le parlement, jusqu’à quatre heures, moment auquel il rentre dans le port de la conjugalité. À midi cinq minutes, je serai donc chez elle et je récompenserai son dévouement en m’y présentant sous un costume qui ne peut la compromettre, si toutefois tu es encore dans les mêmes dispositions à l’égard de ton ami.
– Mes habits sont à ta disposition, mon cher Patrick, dit Robert, étendus sur cette chaise, comme tu vois, et n’attendant qu’un propriétaire. Donne-moi les tiens en échange et dispose à ta fantaisie de ceux-là.
– Tout à l’heure ; mais, préalablement, nous allons causer avec ce pâté ; tu n’as pas besoin de te lever pour te mêler à la conversation ; je vais apporter la table près de ton lit. Là ! est-ce bien ainsi ?
– À merveille, mon cher Patrick.
– Maintenant (Patrick tira son poignard et le présenta, par le manche, à son ami), maintenant, pendant que je vais aller chercher de quoi l’arroser, éventre-moi ce gaillard-là, et tu me diras si ma conseillère est une femme de goût.
Robert obéit au commandement avec la même ponctualité qu’eût pu le faire un archer écossais lui-même aux ordres de son capitaine ; et, lorsque Patrick revint vers la table, caressant de ses deux mains le ventre rebondi d’une cruche pleine de vin, il trouva le dôme de l’édifice gastronomique entièrement enlevé.
– Ah ! par saint Dunstan ! dit-il, un lièvre au gîte au milieu de six perdreaux ! Quel joli pays que celui où le poil et la plume vivent en si douce intelligence ! Messire Rabelais ne l’appelle-t-il pas pays de Cocagne ! Robert, mon ami, suis mon exemple : fais-toi amoureux d’une femme de robe, mon cher, au lieu de te faire amoureux d’une femme d’épée, et je n’aurai pas besoin de voir, comme le pharaon, sept vaches grasses en songe pour te prédire la double abondance des biens du Ciel et de la terre. Profitons-en, mon cher Stuart, ou nous ne serions pas dignes de les avoir obtenus.
Et, joignant l’exemple au précepte, l’archer se mit à table et transporta, du pâté sur son assiette, une première ration qui faisait honneur à ce qu’il appelait l’avant-garde de son appétit.
Robert mangea aussi. À vingt-deux ans, quelles que soient les préoccupations de l’esprit, on mange toujours.
Il mangea donc plus silencieusement, plus soucieusement même que son ami, mais il mangea.
D’ailleurs, l’idée d’aller voir sa conseillère rendait Patrick bavard et gai pour deux.
Onze heures et demie sonnèrent.
Patrick se leva de table en toute hâte, broya sous ses dents, blanches comme celles du loup de ses montagnes, un dernier morceau de la croûte d’or du pâté, but un dernier verre de vin et commença à endosser les vêtements de son compatriote.
Ainsi habillé, il avait cet air roide et singulier qu’ont encore les militaires de nos jours lorsqu’ils quittent leurs uniformes pour des habits de ville.
Le visage et la tournure d’un soldat, en effet, empruntent toujours quelque chose à son uniforme et le dénoncent, quelque part qu’il aille, sous quelque costume qu’il se présente.
L’archer n’en faisait pas moins, ainsi habillé, un beau cavalier aux yeux bleus, aux cheveux roux, à la peau vivante et animée.
Quand il se regarda dans un fragment de miroir, il sembla se dire à lui-même :
– Si ma conseillère n’est pas contente, elle sera, par ma foi, bien difficile !
Cependant, soit défiance de lui-même, soit désir de voir entrer Robert dans son opinion, se retournant du côté de son camarade :
– Comment me trouves-tu, compagnon ? lui demanda-t-il.
– Mais parfait de visage et de tournure, et je ne doute pas que tu ne fasses une profonde impression sur ta conseillère.
C’était juste ce que voulait Patrick, et il était servi à souhait.
Il sourit, rajusta son col, et, tendant la main à Robert :
– Eh bien, dit-il, au revoir ! Je cours la rassurer, car elle doit être à l’article de la mort ; pauvre femme ! Depuis deux jours qu’elle ne m’a point vu et n’a point eu de mes nouvelles !
Il fit un mouvement vers la porte ; mais s’arrêtant :
– À propos, ajouta-t-il, je n’ai pas besoin de te dire que mon uniforme ne te condamne pas à rester ici. Tu n’es pas consigné à mon quatrième, comme je l’étais moi-même hier au Louvre ; tu peux circuler librement dans la ville en plein soleil, s’il y en a, ou à l’ombre, s’il n’y a pas de soleil, et, pourvu que tu ne ramasses, sous ma défroque, aucune mauvaise querelle (et je te fais cette recommandation pour deux raisons : la première, parce que tu serais arrêté, conduit au Châtelet et reconnu ; la seconde, parce que je serais puni, moi, ton innocent ami, pour avoir déserté mon uniforme) ; pourvu, je te le répète donc, que tu ne ramasses, sous ma défroque, aucune mauvaise querelle, tu es libre comme un moineau franc.
– Tu n’as rien à craindre de ce côté-là, Patrick, répondit l’Écossais ; je ne suis point, par nature, d’humeur fort querelleuse.
– Heu ! heu ! fit l’archer en secouant la tête, je ne voudrais pas m’y fier : tu es Écossais ou à peu près, et tu dois avoir, comme tout homme élevé au delà de la Tweed, des heures où il ne fait pas bon te regarder de travers. Au reste, tu comprends, je te donne un conseil, voilà tout. Je te dis : Ne cherche pas de querelle ; mais, si l’on t’en cherchait une, par mon saint patron, ne l’évite pas ! Peste ! il s’agit de soutenir l’honneur de l’uniforme, et, si tu ne les tuais pas à temps, tu as, fais-y bien attention, au côté une claymore et un dirk qui sortiraient d’eux-mêmes du fourreau.
– Sois tranquille, Patrick, tu me trouveras ici comme tu m’as quitté.
– Mais non, mais non. Je ne veux pas que tu t’ennuies, insista l’entêté montagnard, et tu mourras de consomption dans cette chambre, d’où la vue n’est pas désagréable le soir, parce que l’on n’y regarde pas, mais d’où, le jour, on ne voit que toits et clochers, et encore quand la fumée et le brouillard n’empêchent pas de les voir.
– Cela vaudra toujours celle de notre bien-aimée patrie, où il pleut toujours, fit Robert.
– Bah ! dit Patrick, et quand il neige donc ?
Et, satisfait d’avoir réhabilité l’Écosse sous le rapport atmosphérique, Patrick se décida enfin à sortir, mais sur le carré il s’arrêta, et, rouvrant la porte :
– Tout cela c’est par manière de plaisanter, dit-il ; va, viens, cours, dispute-toi, querelle-toi, bats-toi, pourvu que tu rentres sans trous à la peau, et, par conséquent, à mon pourpoint, tout ira bien ; mais, cher ami, j’ai une recommandation sérieuse à te faire, une seule, mais médite-la profondément.
– Laquelle ?
– Mon ami, vu la gravité des circonstances dans lesquelles nous vivons et les menaces que d’infâmes parpaillots se permettent de faire au roi, je suis obligé d’être rentré au Louvre à huit heures précises ; on a avancé ce soir d’une heure celle de l’appel.
– Tu me retrouveras ici à ton retour.
– Alors que Dieu te garde !
– Et que le plaisir t’accompagne !
– Inutile, dit l’archer en faisant un geste d’amoureux vainqueur, il m’attend.
Et, cette fois, il sortit, léger et conquérant, comme le plus beau seigneur de la Cour, fredonnant un air de son pays, qui devait remonter à Robert Bruce.
Le pauvre soldat écossais était bien autrement heureux à cette heure que le cousin du roi franc, que le frère du roi de Navarre, que le jeune et beau Louis de Condé.
Nous saurons, d’ailleurs, dans un instant ce que faisait et disait le prince juste dans ce moment-là ; mais nous sommes forcés de rester quelques instants encore en compagnie de maître Robert Stuart.
Celui-ci avait, comme il l’avait dit à son ami, deux graves sujets de réflexion pour ne pas s’ennuyer jusqu’à quatre heures de l’après-midi ; il lui tint donc parole en l’attendant.
De quatre à cinq heures, il l’attendit encore, mais avec plus d’impatience.
C’était l’heure où il comptait attendre à la porte du parlement pour y avoir des nouvelles fraîches, non pas de la condamnation du conseiller Dubourg, mais de la décision prise à l’endroit de son supplice.
À cinq heures et demie, il n’y put tenir, et sortit à son tour, en laissant toutefois à son compatriote un mot par lequel il lui disait d’être tranquille et que, à sept heures précises du soir, il lui rapporterait son uniforme.
La nuit commençait à tomber ; Robert alla tout courant jusqu’à la porte du palais.
Il y avait un immense rassemblement sur la place ; la séance parlementaire durait toujours.
Cela lui expliquait l’absence de son ami Patrick ; mais cela ne lui disait aucunement ce qui se débattait dans l’intérieur.
À six heures seulement, les conseillers se séparèrent.
Ce qui arriva jusqu’à Robert du résultat de la séance était sinistre.
Le mode du supplice était arrêté : le conseiller devait périr par le feu.
Seulement, on ne savait pas si ce serait le lendemain, le surlendemain ou le jour suivant, c’est-à-dire le 22, le 23 ou le 24, qu’aurait lieu l’exécution.
Peut-être y surseoirait-on de quelques jours même, pour que la pauvre reine Marie Stuart, qui s’était blessée la veille, pût y assister.
Mais ce ne serait que dans le cas où la blessure serait assez légère pour ne pas retarder ce supplice de plus d’une semaine.
Robert Stuart quitta la place du Palais dans l’intention de revenir rue du Battoir-Saint-André.
Mais, de loin, il vit un archer écossais qui, devançant l’heure du rappel, se rendait au Louvre.
Alors, il lui vint une idée : c’était de pénétrer dans le Louvre sous le costume de son ami, et de prendre là, c’est-à-dire à une source positive, des nouvelles de la jeune reine, dont la santé devait avoir une si terrible influence sur la vie du condamné.
Il avait près de deux heures devant lui, il se dirigea vers le Louvre.
Aucune difficulté ne lui fut faite, ni à la première ni à la seconde porte. Il se trouva donc dans la cour.
Il y était à peine, qu’on annonça un envoyé du parlement.
Cet envoyé du parlement désirait parler au roi, au nom de l’illustre corps dont il était l’ambassadeur.
On fit venir Dandelot.
Dandelot alla prendre les ordres du roi.
Dix minutes après, il revenait, chargé d’introduire lui-même le conseiller.
Robert Stuart comprit qu’avec un peu de patience et d’adresse il saurait, le conseiller parti, ce qu’il désirait savoir. Il attendit donc.
Le conseiller resta près d’une heure avec le roi.
Robert avait tant attendu déjà, qu’il était résolu à attendre jusqu’à la fin.
Enfin, le conseiller sortit.
Dandelot, qui l’accompagnait, avait l’air fort triste, plus que triste, sombre.
Il prononça tout bas quelques paroles à l’oreille du capitaine de la gendarmerie écossaise et se retira.
Ces paroles avaient évidemment rapport à l’ambassade du conseiller.
– Messieurs, dit le capitaine de la garde écossaise à ses hommes, vous êtes prévenus qu’il y a après-demain service extraordinaire pour l’exécution en Grève du conseiller Anne Dubourg.
Robert Stuart savait ce qu’il voulait savoir ; aussi fit-il rapidement quelques pas vers la porte ; mais sans doute réfléchit-il, car il s’arrêta tout à coup, et, après quelques minutes de méditation profonde, il revint se perdre au milieu de ses compagnons, chose facile, vu le nombre des hommes et l’obscurité de la nuit.