I

 

Marche triomphale du président Minard

 

Le mardi 18 décembre de l’année 1559, six mois après la fête du landi, vers trois heures de l’après-midi, par un aussi beau coucher de soleil qu’il fût permis de le désirer à cette époque avancée de l’année, chevauchait, au milieu de la Vieille-Rue-du-Temple, monté sur une mule de si chétive apparence, qu’elle dénonçait l’avarice crasse de son propriétaire, maître Antoine Minard, un des conseillers au parlement.

Maître Antoine Minard, sur lequel nous attirons momentanément les yeux de nos lecteurs, était un homme d’une soixantaine d’années, gras et joufflu, qui faisait coquettement flotter au vent les boucles blondes de sa perruque.

Son visage, en temps ordinaire, devait exprimer la béatitude la plus complète ; nul chagrin n’avait jamais, à coup sûr, obscurci ce front poli, luisant et sans rides ; nulle larme n’avait creusé son sillon sous ces gros yeux à fleur de tête ; enfin, l’insouciance égoïste et la gaieté vulgaire avaient seules passé leurs vernis sur le vermillon de cette face rubiconde, majestueusement supportée par un triple menton.

Mais, ce jour-là, le visage du président Minard était loin de resplendir de son auréole habituelle ; car, bien qu’il ne fût plus guère qu’à quatre cents pas de sa maison, et que, comme on voit, la distance ne fût point grande, il ne paraissait pas sûr d’y arriver ; il en résultait que sa figure, miroir des émotions intérieures qui l’agitaient, exprimait l’inquiétude la plus poignante.

En effet, le populaire qui faisait cortège au digne président était loin de le mettre en joie : depuis sa sortie, il était accompagné par une foule immense, qui semblait prendre un vrai plaisir à le malmener ; tout ce qu’il y avait de criards, de hurleurs, de braillards, dans la capitale du royaume très chrétien, semblait s’être donné rendez-vous sur la place du Palais pour lui faire escorte jusque chez lui.

Quels motifs déchaînaient donc la majorité de ses concitoyens contre le digne maître Minard ?

Nous allons le dire le plus brièvement possible.

Maître Minard venait de faire condamner à mort un des hommes, à bon droit, les plus estimés de Paris, son confrère au parlement, son frère en Dieu, le vertueux conseiller Anne Dubourg. – Quel crime avait commis Dubourg ? Le même que l’Athénien Aristide. On l’appelait le Juste.

Voici les causes du procès, qui durait depuis six mois, et qui venait de se terminer d’une façon si fatale pour le pauvre conseiller :

Au mois de juin de l’année 1559, Henri II, sollicité par le cardinal de Lorraine et par son frère François de Guise, que le clergé de France avait nommés les envoyés de Dieu pour la défense et la conservation de la religion catholique, apostolique et romaine, Henri II avait rendu un édit qui contraignait le parlement à condamner à mort, sans exception, sans rémission, tous les luthériens.

Or, malgré cet édit, quelques conseillers ayant fait sortir un huguenot de prison, le duc de Guise et le cardinal de Lorraine, qui ne tendaient pas à moins qu’à l’extermination complète des protestants, persuadèrent au roi d’aller, le 10 juin, tenir son lit de justice en la grand-chambre, au couvent des Augustins, où se tenait en ce moment la Cour, le palais ayant été pris pour y faire les festins de mariage du roi Philippe II avec madame Élisabeth et de mademoiselle Marguerite avec le prince Emmanuel-Philibert.

Trois ou quatre fois par an, toutes les chambres de la Cour se réunissaient dans l’une d’elles, que l’on appelait la grand-chambre, et cette assemblée s’appelait mercuriale, parce qu’elle se tenait de préférence le mercredi.

Le roi se rendit donc au parlement le jour de la mercuriale, et ouvrit la séance en demandant pourquoi on s’était permis de mettre en liberté des protestants, et d’où venait qu’on n’avait pas entériné l’édit qui les condamnait.

Cinq conseillers se levèrent, mus d’un même sentiment, et, en son nom et au nom de ses confrères, Anne Dubourg dit d’une voix ferme :

– Parce que cet homme était innocent, et que délivrer un innocent, fût-il huguenot, c’est agir selon la conscience humaine.

Ces cinq conseillers s’appelaient Dufaur, La Fumée, de Poix, de La Porte et Anne ou Antoine Dubourg.

C’était Dubourg, avons-nous dit, qui s’était chargé de répondre. Il ajouta donc :

– Quant à l’édit, sire, je ne puis conseiller au roi de le faire entériner ; je demande, au contraire, que l’on sursoie aux condamnations qu’il renferme, jusqu’à ce que les opinions de ceux que l’on envoie si légèrement au supplice soient mûrement pesées et longuement débattues devant un conseil.

En ce moment intervint le président Minard, qui demanda à parler particulièrement au roi.

 

« C’étoit, disent les Mémoires de Condé, un homme cauteleux, astucieux, voluptueux et ignorant, mais grand faiseur de menées et factions. Désirant faire chose agréable au roi et aux principaux de l’Église de Rome, craignant que l’opinion des Dubourg ne fût la plus grande et qu’il ne fallût conclure selon icelle, il fit, en conséquence, entendre au roi que les conseillers de sa Cour étoient presque tous luthériens, qu’ils vouloient lui ôter la puissance et la couronne ; qu’ils favorisoient les luthériens ; que c’étoit horreur d’entendre quelques-uns d’entre eux parler de la sainte messe ; qu’ils ne tenoient aucun compte des lois et ordonnances royales ; qu’ils se vantoient tout haut de les mépriser ; qu’ils s’habilloient en mauresque ; que la plupart d’entre eux alloient souvent aux assemblées, mais n’alloient jamais à la messe, et que, s’il ne coupoit point le mal dans sa racine, à partir de cette mercuriale, l’Église étoit à tout jamais perdue. »

 

Bref, aidé du cardinal de Lorraine, il émut, enflamma, ensorcela tellement le roi, que celui-ci, tout hors de lui, fit appeler le sieur de Lorge, comte de Montgomery, capitaine de la garde écossaise et M. de Chavigny, capitaine de ses gardes ordinaires, et leur ordonna d’appréhender au corps les cinq conseillers et de les mener incontinent à la Bastille.

À peine cette arrestation fut-elle opérée, que tout le monde en prévit les conséquences : les Guises voulaient terrifier les huguenots par quelque terrible exécution, et l’on jugea, sinon les cinq conseillers, du moins le plus important d’entre eux, c’est-à-dire Anne Dubourg, comme un homme perdu.

Aussi ces deux vers, qui contenaient les noms des cinq prévenus, et qui, par la manière dont ces noms étaient placés, donnaient une idée du sort réservé au chef de l’opposition huguenote, coururent-ils dès le lendemain dans Paris :

 

Par Poix, de La Porte, du Faur,

J’aperçois du Bourg, La Fumée.

 

Quoi qu’il en soit, la quintuple arrestation qui avait inspiré ce mauvais distique à quelque bel esprit du temps, produisit une sorte de stupeur par toute la ville de Paris, et, par suite, dans toutes les villes de France, mais particulièrement dans les provinces du Nord. On peut même regarder l’arrestation de cet honnête homme, qui avait nom Anne Dubourg, comme la cause principale de la conspiration d’Amboise, et de tous les troubles et de toutes les batailles qui ensanglantèrent le sol de la France pendant quarante ans.

Voilà pourquoi, qu’on nous le pardonne donc, nous nous arrêtons, dans ce premier chapitre, à tous les faits historiques qui sont la base sur laquelle repose l’échafaudage complet de ce nouveau livre, que nous mettons bien humblement, mais avec la confiance à laquelle nous a habitué leur longue sympathie, sous les yeux de nos lecteurs.

Quinze jours après cette arrestation, le vendredi 25 juin, troisième jour du tournoi que le roi donnait au château des Tournelles, près de cette même Bastille d’où les conseillers prisonniers entendaient retentir les clairons, les trompettes et le hautbois de la fête, le roi fit venir le capitaine de sa garde écossaise, ce même comte de Montgomery qui, aidé de M. de Chavigny, avait conduit en prison les cinq conseillers, et lui donna commission pour aller incontinent contre les luthériens au pays de Caux-les-Tournois.

Par cette commission, il était enjoint au comte de Montgomery de passer au fil de l’épée tous ceux qui seraient atteints et convaincus d’hérésie, de leur faire donner la question extraordinaire, de leur couper la langue et de les brûler ensuite à petit feu ; pour ceux qui ne seraient que soupçonnés, leur faire simplement crever les yeux.

Or, cinq jours après que le roi Henri II eut donné cette commission à son capitaine de la garde écossaise, Gabriel de Lorge, comte de Montgomery, frappa le roi Henri de sa lance et le tua.

L’impression de cette mort fut si grande, qu’elle sauva certainement quatre des cinq conseillers arrêtés et fit surseoir à l’exécution du cinquième. Un des cinq fut absous, trois condamnés à l’amende. Anne Dubourg, seul, dut payer pour les autres. N’était-ce pas lui qui avait porté la parole ?

Or, si les Guises étaient les ardents promoteurs de ces édits, un de leurs plus ardents applicateurs était cet hypocrite président Antoine Minard, que nous avons laissé chevauchant dans la Vieille-Rue-du-Temple, sur une mule rebelle, au milieu des vociférations, des injures et des menaces d’une double haie de citoyens indignés.

Et, quand nous disons que, quoiqu’il n’eût qu’une centaine de pas à faire pour regagner sa maison, il n’était pas bien sûr pour cela de rentrer dans son logis, nous ne faisons pas la situation pire qu’elle n’était, attendu que, la veille, en plein jour, à bout portant et d’un coup de pistolet, on avait tué un greffier au parlement nommé Julien Fresne, qui se rendait au palais, muni, disait-on, d’une lettre du duc de Guise, lequel, par cette lettre, excitait son frère le cardinal de Lorraine à précipiter la condamnation d’Anne Dubourg.

Il en résulte que ce meurtre, dont on n’avait pas trouvé l’auteur, était naturellement présent à la mémoire du président, et que le spectre du pauvre greffier assassiné la veille chevauchait en croupe avec lui.

C’était ce compagnon de voyage qui faisait le président si pâle et qui redoublait le mouvement convulsif dont il talonnait l’animal entêté qui lui servait de monture et qui n’en faisait pas un pas de plus.

Il arriva cependant sain et sauf devant sa maison ; je vous jure, et, s’il était vivant encore, il vous jurerait lui-même qu’il était temps.

En effet, la foule, irritée de son silence, qui n’était que le résultat de son angoisse et qu’elle redoutait comme une preuve de sa méchanceté, la foule, se rapprochant peu à peu de lui, menaçait définitivement de l’étouffer.

Or, si menacé qu’il fût par les flots de cette mer orageuse, le président Minard n’en atteignit pas moins le port, à la grande satisfaction de sa famille, qui se hâta, lui rentré, de verrouiller et de refermer la porte derrière lui.

Il avait été si troublé de ce danger, le digne homme, qu’il oublia sa mule à la porte, ce qu’il n’eût jamais fait entre autre occasion, quoique, de bon compte et en la payant au-dessus de son prix, elle ne valût pas vingt sous parisis.

Et ce fut un grand bonheur pour lui d’oublier sa mule ; car ce bon peuple parisien, qui tourne si facilement de la menace au rire et du terrible au grotesque, voyant qu’on lui laissait quelque chose, se contenta de ce qu’on lui laissait, et prit la mule au lieu du président.

Ce que devint la mule aux mains du populaire, l’histoire ne le dit point : laissons donc la mule, et suivons son maître dans l’intérieur de sa famille.