Vess pousse le portillon du comptoir et passe derriére.

Le caissier rouquin à la fille de seize ans qui l'attend à la maison est recroquevillé sur le sol, comme le foetus sur son front. A la radio, Garth Brooks chante

" L'orage gronde ". Le caissier hurle et chiale en même temps. Ses hurlements rebondissent sur les vitres, et l'écho du fusil à pompe rugit encore aux oreilles de Vess: un client pourrait entrer d'une seconde à l'autre. Un instant d'une intensité douloureuse.

Il achéve le caissier rouquin.

L'Asiatique, inconscient, agonise. Heureusement son visage est intact.

Tel un pélerin s'agenouillant devant un autel, Vess pose un genou à terre lorsqu'un dernier r‚le s'échappe de la bouche du mourant... Un frémissement d'ailes d'insectes. Il se penche pour mieux aspirer l'ultime souffle de l'autre, profondément. Des parcelles de la beauté gracieuse de l'Asiatique pénétrent en lui, sur l'odeur du Slim Jim.

La chanson de Brooks est suivie d'une vieille rengaine de Johnny Cash, bête à g‚cher l'ambiance. Vess éteint la radio.

En rechargeant, il examine l'espace derriére le comptoir. Une rangée d'interrupteurs. Tous étiquetés.

Il coupe l'éclairage extérieur, y compris le néon rouge sur le toit.

En éteignant les plafonniers fluorescents, il ne plonge pas la boutique dans l'obscurité totale. Au fond, les vitrines réfrigérées luisent étrangement derriére les portes isolées. Une horloge lumineuse publicitaire est accrochée à un mur, et sur le comptoir, une lampe à

col de cygne éclaire les papiers auxquels travaillait le jeune homme asiatique.

Néanmoins, ainsi plongée dans la pénombre, la boutique paraît fermée. Il est peu probable qu'un client s'arrête maintenant.

Bien entendu un flic ou un motard de la route pourrait débarquer, étonné de la brusque fermeture de cet établissement en principe ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Bon ! On termine, et sans lambiner.

Accroupie dos à la gondole, le plus loin possible du comptoir, Chyna se sentait affreusement visible dans l'éclairage de la vitrine à sa droite et menacée par les ombres à sa gauche. Dans le silence suivant la canonnade et l'arrêt de la musique, elle fut soudain convaincue que le tueur entendrait sa respiration saccadée.

Mais elle n'arrivait pas à se calmer et elle ne pouvait pas plus s'arrêter de trembler qu'un lapin devant l'ombre du loup.

Le bourdonnement des compresseurs des armoires réfrigérées et des congélateurs la couvrait peut-être suffisamment pour la sauver. Elle avait envie de se pencher à droite et à gauche pour vérifier les deux autres allées, mais elle n'en eut pas le courage. Elle était certaine qu'en se penchant elle se retrouverait nez à nez avec le mangeur d'araignées.

Elle avait cru que rien ne la bouleverserait plus que de découvrir les corps de Paul et de Sarah... et ensuite de Laura... mais ce qui venait de se passer était pire.

Cette fois, elle s'était trouvée à l'endroit même o˘ le meurtre était perpétré, suffisamment prés pour entendre les hurlements, pour avoir l'impression qu'ils lui martelaient la poitrine.

Le tueur devait dévaliser les lieux à présent, mais il n'avait pas besoin de tuer les employés pour prendre l'argent de la caisse ! Bien entendu, la nécessité n'était pas un facteur de décision pour lui. Il les avait tués simplement pour le plaisir. Il était chaud.

Elle avait l'impression d'être piégée dans une nuit sans fin. Une panne dans les machines cosmiques, les rouages grippés. Les étoiles figées. Plus jamais de lever de soleil. Et, descendant du ciel immobile, un froid terrible.

Un éclair. Elle se protégea le visage de ses mains.

Non, cela venait de l'autre bout de la boutique. Un autre éclair.

Edgler Vess n'est pas un chasseur, comme il l'a dit au caissier, mais un connaisseur qui collectionne les belles images, enregistrant la plupart avec la caméra de son esprit mais certaines aussi avec son PolaroÔd. Ces souvenirs de grande beauté animent quotidiennement ses pensées et constituent la base de ses rêves délicieux.

Chaque flash semble s'attarder dans les yeux immenses de l'employé asiatique, luisant faiblement comme si son esprit piégé derriére ses cornées cherchait à se libérer de cette spirale mortelle.

Une fois, dans le Nevada, Vess a tué une brune de vingt ans incomparable, si belle qu'auprés d'elle Clau-dia Schiffer et Kate Moss auraient eu l'air de vieilles peaux. Avant de la détruire minutieusement, il a pris six photos. Avec des menaces, il a même réussi à la faire sourire sur trois; radieux, le sourire. Tous les trente jours pendant les trois mois suivant cet épisode mémorable, il a découpé et mangé une des photos o˘

elle souriait et, en les consommant, il a bandé comme un fou, excité par la destruction de sa beauté. En sentant le chaud rayonnement de son sourire dans son ventre, il se savait d'autant plus beau qu'il l'avait en lui.

Il n'arrive pas à se souvenir du nom de la brune. Les noms n'ont jamais d'importance pour lui.

En revanche, connaître le nom du jeune homme asiatique lui sera utile quand il décrira cet épisode à Ariel.

Il pose le PolaroÔd et retourne le mort pour prendre son portefeuille dans sa poche revolver.

Il lit le permis de conduire sous la lampe à col de cygne: le mort s'appelait Thomas Fujimoto.

Vess décide de l'appeler Fuji. Comme la montagne.

Il range le permis de conduire dans le portefeuille qu'il remet dans la poche. Il ne prend pas l'argent du mort. Il ne touchera pas non plus au liquide dans le tiroir de la caisse... sinon pour récupérer les quarante dollars qu'on lui doit. Il n'est pas un voleur.

Avec ses trois photos, il ne lui reste plus qu'à tenir la promesse qu'il a faite à Fuji, à lui prouver qu'il est un homme de parole. C'est une affaire peu commode, mais plutôt drôle.

Maintenant, il faut qu'il s'occupe du systéme de sécurité qui a enregistré tous ses gestes. Une caméra vidéo fixée au-dessus de la porte d'entrée et dirigée vers le comptoir des caisses.

Edgler Foreman Vess n'a aucun désir de se regarder aux informations télévisées. Il est pratiquement impossible de vivre intensément derriére les barreaux.

Chyna maîtrisait de nouveau sa respiration, mais son coeur battait si fort que sa vision s'embrouillait et que ses artéres carotides battaient dans sa gorge comme si on y envoyait de l'électricité.

La sécurité était dans le mouvement. Elle se pencha pour jeter un coup d'oeil dans l'allée éclairée par les vitrines réfrigérées. Le tueur n'était pas en vue, mais il remuait à l'autre bout de la boutique: des frôlements, un rat dans un tas de feuilles mortes.

A quatre pattes, le ventre serré de terreur, elle rampa dans l'allée éclairée, en quête d'un objet pouvant lui servir d'arme sur les étagéres. Sans le couteau à

viande, elle se sentait faible.

Pas de couteaux en vente, malheureusement. Des présentoirs de porte-clés, de coupe-ongles, de peignes de poche, de crayons hémostatiques, de paquets de serviettes humidifiées, de papiers pour nettoyer les verres de lunettes, de jeux de cartes et... de briquets jetables.

Elle tendit la main vers un des briquets. Elle ne voyait pas trés bien comment elle se défendrait avec mais, à défaut d'une lame bien aiguisée, le feu devrait faire l'affaire.

Les plafonniers s'allumérent. Elle se figea.

A l'autre bout de la boutique, l'ombre vo˚tée du tueur envahit un mur, puis s'évanouit comme un papillon de nuit passant devant un projecteur.

Vess n'allume les plafonniers que pour examiner la caméra vidéo fixée au-dessus de la porte d'entrée.

Bien entendu, la bande compromettante n'est pas dedans. Si c'était aussi simple, même les abrutis qui gagnent leur cro˚te en braquant des stations-service et des boutiques auraient l'idée de grimper sur un tabouret pour éjecter la cassette, l'embarquer ou la détruire.

La caméra envoie l'image à un magnétoscope installé

ailleurs dans le b‚timent.

Le systéme est une extension, le c‚ble de transmission n'est donc pas enterré dans le mur. Un vrai coup de chance, parce que, sinon, il perdrait du temps à le retrouver. On ne l'a même pas fait passer au-dessus du faux plafond. Le c‚ble longe la paroi derriére le comptoir et disparaît dans un trou d'un centimétre de diamétre.

Une porte dans la paroi. Derriére, un bureau avec une table, des classeurs métalliques gris, un petit coffre-fort à combinaison et des placards en Formica.

Génial ! Le magnétoscope n'est pas dans le coffre-fort. Le c‚ble de transmission traverse la paroi, la longe sur deux métres, retenu par des crochets, puis s'enfonce en haut d'un placard. Aucune tentative de dissimulation.

Rien dans la partie supérieure du placard. En dessous, trois machines empilées les unes sur les autres.

La bande murmure dans la machine du bas et le repére lumineux est allumé au-dessus du mot RECORD.

Vess appuie sur le bouton STOP, puis EJECT, et glisse la cassette dans la poche de son imperméable.

Il la montrera, peut-être, à Ariel. Bien s˚r, l'image ne sera pas de premiére qualité parce que c'est un systéme ancien, une technologie dépassée. Mais la précieuse jeune fille sera impressionnée par son audace, même dans des scénes trop éclairées sur une bande noir et blanc réutilisée trop souvent.

Il y a un téléphone sur la table. Il le débranche et écrase le clavier numérique avec le canon de son fusil.

La reléve des employés doit avoir lieu vers huit ou neuf heures du matin, c'est-à-dire dans quatre ou cinq heures. A ce moment-là, il sera parti depuis longtemps.

Mais ce n'est pas la peine de leur faciliter la t‚che de prévenir la police. quelque chose peut contrarier ses plans, le retarder ici ou sur la route, et alors il sera bien content de s'être offert une demi-heure de rab en détruisant le téléphone.

Derriére la porte, huit clés accrochées à un tableau, chacune munie de son étiquette. En dehors de cette regrettable interruption indépendante de notre volonté, cet établissement est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre... mais il y a tout de même une clé pour la porte d'entrée. Il la prend.

Il referme la porte du bureau derriére lui et appuie sur un interrupteur derriére le comptoir. Les plafonniers s'éteignent.

Debout dans la pénombre, il respire par la bouche, se léche les lévres, se passe la langue sur les gencives, se délecte de l'odeur ‚cre du coup de fusil. L'obscurité

est douce contre son visage et le dos de ses mains les ombres, aussi érotiques que de minces doigts tremblants.

Contournant les cadavres, il va récupérer ses quarante dollars dans le tiroir-caisse.

Le Smith & Wesson .38 du jeune Asiatique est sur le comptoir, dans le cône de lumiére de la lampe à col de cygne, là o˘ il l'a posé il y a quelques minutes. Il n'est pas plus capable de voler le pistolet que de prendre de l'argent qui ne lui appartient pas.

Le Slim Jim, dont l'Asiatique a avalé une grande bouchée, est aussi sur le comptoir. Dommage, l'enveloppe est déchirée, donc inutilisable.

Vess prend une autre saucisse sur le présentoir, découpe soigneusement avec ses dents l'extrémité de l'enveloppe en plastique et en extrait le boudin de viande. Il glisse la saucisse plus courte (mordue par l'Asiatique) dans l'enveloppe et ferme le bout en le tournant. Il met le tout dans sa poche, avec la cassette...

pour Ariel.

Il paie la saucisse qu'il jette, en prenant sa monnaie dans le tiroir-caisse ouvert.

Un autre téléphone sur le comptoir. Il le débranche et écrase le cadran numérique avec le canon de son fusil.

Bien, il est temps d'aller faire ses emplettes.

Soulagée de voir les plafonniers s'éteindre, Chyna sursauta en entendant le martélement, puis se figea dans le silence soudain.

De retour dans son abri au bout de l'allée, elle venait de sortir délicatement le briquet jetable de son emballage de carton et de plastique. Elle avait vérifié qu'il marchait juste avant que les lumiéres ne s'éteignent.

Cette arme pathétique serrée dans la main, elle priait maintenant pour que le tueur termine ce qu'il était en train de faire... vider la caisse peut-être... et se décide enfin à partir. Elle n'avait pas envie de l'affronter avec un briquet Bic. S'il lui tombait dessus par hasard, elle pourrait profiter de sa surprise, lui balancer le briquet dans la figure et lui faire une vilaine petite br˚lure...

voire lui mettre le feu aux cheveux... avant qu'il ne recule. Non, il serait plus rapide, il lui arracherait le briquet de la main.

Même en le br˚lant, elle ne gagnerait que quelques précieuses secondes pour prendre la fuite. Il lui courrait aprés, et il était grand, trés grand. De la terreur ou de la rage, quelle serait la gagnante ? L'issue de la course en dépendrait.

Un mouvement, le bruit du portillon du comptoir, des pas. Il partait. Enfin !

Non, ses pas ne se dirigeaient pas vers la porte. Mais vers elle.

O˘ était-il ? Dans la premiére allée, côté façade ?

Dans celle du milieu, immédiatement à sa gauche ?

Non.

Dans la troisiéme.

A sa droite.

Il longeait les armoires réfrigérées. Sans se presser.

Il ne savait pas qu'elle était là.

Elle se glissa dans l'allée du milieu, à gauche. Là, la lueur des armoires réfrigérées se réfléchissait sur le faux plafond, mais toutes les marchandises étaient dans l'ombre.

Elle avança vers la caisse. Dieu merci ! elle avait des semelles en caoutchouc. Oh ! l'emballage du briquet Bic. Il était toujours par terre au bout de la gondole.

Le tueur le verrait, marcherait peut-être même dessus. En conclurait-il qu'un voleur avait empoché le briquet ? Non, il saurait... peut-être.

Il fonctionnait peut-être à l'intuition, comme elle. Si l'intuition était le murmure de Dieu, peut-être qu'un autre dieu moins bienveillant parlait avec autant de subtilité à un homme pareil.

Elle se retourna et se pencha pour ramasser l'emballage vide. Le plastique dur craqua entre ses doigts tremblants, mais les pas du tueur masquérent le bruit.

Il devait se trouver à la moitié de la troisiéme allée lorsqu'elle avait pénétré dans la deuxiéme. Mais il prenait son temps. Elle avançait si vite qu'elle était déjà

parvenue au bout de la sienne.

Elle passa l'extrémité de la gondole, faillit heurter un tourniquet rempli de livres de poche. Elle le contourna et se plaqua contre lui, une fois de plus entre deux allées.

Un PolaroÔd par terre: un gros plan d'une fille étonnamment belle d'environ seize ans, avec de longs cheveux blond platine. Elle avait une expression calme mais crispée, figée dans une absence étudiée, comme si ses véritables sentiments étaient tellement explosifs qu'elle risquait de s'autodétruire en les admettant. Son regard démentait subtilement son calme: un peu écarquillé, attentif, douloureusement expressif, des fenêtres sur une ‚me tourmentée, rempli de colére, de peur et de désespoir.

La photo qu'il avait montrée aux employés. Ariel.

La fille dans la cave.

Elles avaient beau ne pas se ressembler du tout, Chyna eut l'impression d'être face à un miroir et non une photo. Elle reconnut la peur proche de la terreur qui avait imprégné sa propre enfance, le désespoir, la solitude aussi profonde qu'un glacial océan polaire.

Le tueur reprit sa marche. Non plus dans la troisiéme allée, apparemment. Mais dans celle du milieu.

Il venait vers elle, couvrant tranquillement le territoire qu'elle venait de franchir en un éclair.

Mais qu'est-ce qu'il peut bien foutre ?

Elle n'osa pas prendre la photo. Elle la remit par terre, là o˘ elle l'avait trouvée.

Elle pénétra dans l'allée que le tueur venait de quitter et progressa vers le fond. En rasant les étagéres de gauche, le plus loin possible de la lueur des armoires réfrigérées à droite: ne pas projeter d'ombre sur le plafond.

Elle avançait. Il marchait toujours de son pas lourd.

Elle n'osa pas s'arrêter pour tenter de repérer o˘ il était exactement, de peur qu'il ne revienne la surprendre. Le bout de la gondole. Il serait revenu sur ses pas... Elle allait buter contre lui. Etre prise au piége.

Non, il n'était pas là.

Elle s'accroupit contre l'extrémité de la gondole, revenue à son point de départ. Elle posa délicatement l'emballage vide du briquet par terre entre ses pieds, là o˘ elle l'avait récupéré moins d'une minute avant.

Elle tendit l'oreille. Rien que le ronronnement des armoires réfrigérées.

Pouce levé, elle serrait le briquet, prête.

Vess fourre un paquet de crackers au fromage, un autre au beurre de cacahouéte, une barre de Planters aux noisettes et deux barres Hershey aux amandes dans les poches de son imperméable, lesquelles contiennent déjà le pistolet, le PolaroÔd et la cassette vidéo.

Il calcule mentalement le total. Pas le temps d'aller récupérer la monnaie dans la caisse: il arrondit la somme et la laisse sur le comptoir.

Il ramasse la photo d'Ariel, puis a un temps d'hésitation: il s'imprégne de l'atmosphére de l'aprés-massa-cre. Il régne toujours une atmosphére particuliére dans un lieu o˘ il y a eu mort d'homme: comme ce silence dans un thé‚tre entre l'instant o˘ le rideau tombe sur une piéce impeccablement interprétée et le début de l'ovation du public; un sentiment de triomphe mais aussi d'éternité, suspendu comme une gouttelette froide au bout d'un glaçon en train de fondre. quand les hurlements se sont tus, quand les flaques de sang sont drapées de silence, Edgler Vess peut mieux apprécier les conséquences de son audace et savourer la tranquille intensité de la mort.

Il finit par sortir de la boutique. Avec la clé prise sur le tableau, il ferme la porte derriére lui.

Une cabine téléphonique à l'angle. Avec son cordon blindé, le combiné est difficile à arracher: il le cogne cinq, dix, vingt fois contre la cabine jusqu'à ce que le plastique craque, révélant le micro. Il extrait ce dernier des miettes et l'écrase méthodiquement sous son talon.

Puis il raccroche le combiné inutilisable.

Son travail ici est terminé. Bien que satisfaisant, cet interlude était inattendu; il l'a mis en retard.

Il a beaucoup de route à faire. Il n'est pas fatigué.

La veille, il a dormi tout l'aprés-midi et une bonne partie de la soirée avant de partir rendre visite à la maison des Templeton. Mais il n'est pas question de gaspiller davantage de temps. Il a h‚te de rentrer chez lui.

Au nord, des éclairs frémissent doucement entre deux épaisses couches de nuages, des palpitations plutôt que des zébrures. Un gros orage en perspective: Vess est ravi. Ici au niveau du sol, o˘ l'on vit, le tumulte et l'effervescence font partie intégrante du cli-mat humain, mais pour des raisons qu'il comprend mal, il est toujours rassuré par la vue de la violence dans d'autres cieux. Il n'a peur de rien, mais il est parfois inexplicablement dérangé par un ciel serein, qu'il soit bleu ou uniformément gris, et souvent par les nuits claires au ciel étoilé... il préfére ne pas fixer cette immensité.

Aucune étoile n'est encore visible. Seulement des masses grises de nuages poussées par un vent froid, briévement veinées d'éclairs, grosses de déluge.

Il se h‚te vers son camping-car, impatient de reprendre son voyage vers le nord, de rencontrer l'orage promis, de trouver l'endroit dans la nuit o˘ les éclairs zébreront le mieux le ciel, o˘ un vent plus violent fera craquer les arbres, o˘ la pluie s'abattra en flots destruc-teurs.

Accroupie au bout de l'allée, Chyna avait entendu la porte s'ouvrir et se refermer. Elle n'osait pas croire que le tueur s'était enfin décidé à partir. Elle retint son souffle: la porte allait se rouvrir.

En entendant la clé tourner dans la serrure et le verrou se mettre en place, elle s'avança dans l'allée du milieu, courbée, aussi silencieuse qu'un chat, parce qu'elle était persuadée, superstitieusement convaincue que, même sorti, il percevrait le moindre bruit.

Un martélement violent, résonnant dans les murs, la figea au bout de l'allée. Il tapait furieusement sur quelque chose...

Au retour du silence, elle hésita, se redressa et se pencha pour jeter un coup d'oeil à droite, vers la porte et les baies vitrées de la façade de la boutique.

Plongées dans le noir, les pompes étaient dans une obscurité plus profonde que le fond d'une riviére.

Elle ne distingua pas tout de suite le tueur qui se fondait dans la nuit avec son imperméable noir. Si, il se dirigeait vers le camping-car.

Même en se retournant, il ne pourrait pas la voir dans la pénombre de la boutique. Le coeur battant, elle s'approcha du comptoir.

La photo d'Ariel n'était plus par terre. Elle aurait aimé croire qu'elle n'avait jamais existé.

Pour l'instant, les deux employés qui avaient gardé

le secret de sa présence étaient plus importants qu'Ariel ou le tueur. Aprés le rugissement du fusil à

pompe et l'arrêt brutal des hurlements déchirants, elle savait que ces hommes étaient morts. Mais si l'un d'eux s'accrochait miraculeusement à la vie, si elle pouvait lui obtenir de l'aide, la police ou une ambulance, elle s'acquitterait en partie de sa dette.

Elle n'avait rien pu faire pour arrêter la bête sanguinaire; elle s'était contentée de se cacher, de prier frénétiquement pour devenir invisible. La nausée roulait à présent comme une bouillie d'huîtres glacées dans son estomac... mais Chyna était aussi emplie d'une écoeurante exaltation à l'idée d'avoir survécu alors que tant d'autres étaient morts. Aussi compréhensible f˚t-elle, cette exaltation lui faisait honte, et autant pour elle-même que pour les deux employés, elle espérait pouvoir encore les sauver.

Elle poussa le portillon du comptoir, et le grincement du gond la fit tressaillir jusqu'à la moelle.

Les deux hommes gisaient par terre, dans l'ombre d'une lampe à col de cygne.

-Oh ! mon Dieu !

Ils n'avaient plus besoin de son aide... elle se détourna immédiatement, les larmes aux yeux.

Un revolver, sur le comptoir, directement sous la lampe. Elle le fixa, incrédule, refoulant ses larmes.

Il devait appartenir à l'un des employés. Elle avait entendu l'échange entre le tueur et les deux hommes: un ordre sec, peut-être celui de l‚cher une arme. Celle-ci.

Elle la prit des deux mains... ce poids la maintien-

drait à flot.

Si le tueur revenait, elle était prête à présent, elle n'était plus réduite à l'impuissance, parce qu'elle savait tirer. Parmi les givrés que fréquentait sa mére, certains étaient des experts en armes, des êtres pleins de haine dont le regard s'animait étrangement sous l'emprise de la drogue ou à l'évocation passionnée de leur volonté de se battre pour la vérité et la justice.

L'année de ses douze ans, dans une ferme isolée du Montana, elle avait appris à tirer au pistolet. Une dénommée Doreen et un certain Kirk lui avaient patiemment montré comment tenir l'arme, maîtriser le recul qui secouait ses bras frêles, en lui disant qu'un jour elle serait un vrai soldat qui ferait honneur à leur mouvement.

Elle avait voulu s'initier au tir non pour se mettre au service d'une noble cause ou d'une autre, mais pour se protéger des fureurs droguées ou du regard malsain de quelques-uns des dingues de l'entourage de sa mére.

Elle était trop jeune pour vouloir qu'ils s'intéressent à

elle, trop respectueuse d'elle-même pour les encourager... mais, gr‚ce à sa mére, elle n'était pas trop naÔve pour comprendre ce que ces types attendaient d'elle.

Le revolver de l'employé mort dans les mains, elle se tourna. Un téléphone... en miettes.

-Merde !

Elle se rua sur la porte d'entrée.

Le camping-car était toujours garé au même endroit.

Phares éteints.

Pas de tueur en vue. Si. A l'arriére du camping-car, imperméable battant au vent.

Il ne pouvait pas la voir à cette distance. Il ne regardait même pas dans sa direction. Elle recula tout de même.

Il venait apparemment de remettre le tuyau de la pompe en place et de revisser le bouchon du réservoir.

Il se dirigeait vers la portiére du conducteur.

Elle voulait appeler la police pour la prévenir que le tueur roulait vers le nord sur la 101. Maintenant, le temps qu'elle trouve un téléphone, prévienne la police et explique la situation, il risquait d'avoir une bonne heure d'avance sur eux. Et donc tout le loisir de quitter la 101. Il pouvait continuer vers le nord, vers l'Oregon, ou bien tourner à l'est vers le Nevada... ou encore rejoindre la côte, puis prendre au sud, longer le Pacifique jusqu'à San Francisco et se perdre dans le dédale urbain. Plus il franchirait de kilométres avant qu'on lance un avis de recherche contre lui, plus il serait difficile à retrouver. Il passerait dans un autre comté, dans un autre …tat, tomberait sous la juridiction de différents services de police, compliquant les recherches.

Oui, mais quels renseignements fournirait-elle aux autorités ? Le camping-car était-il bleu ou vert ? Elle ne l'avait jamais vu que dans l'obscurité ou dans la lueur jaune des lampadaires à sodium de la station-service. Et sa marque ? Et ses plaques ?

Il partait.

Sans se presser, visiblement s˚r d'être intouchable, il s'installa au volant et claqua la portiére.

Il va s'en tirer. Mon Dieu ! Non, intolérable, impen-sable. On ne peut pas laisser faire ça, pas l'autoriser à

s'en tirer, à ne jamais payer pour ce qu'il a fait à Laura, à eux tous... pis, lui donner l'occasion de recommencer. Non ! mon Dieu ! Faites que je descende ce salaud de porc d'une balle dans la tête !

La porte. Fermée à clé. Il avait pris la clé.

Le moteur tournait.

Si elle tirait dans la porte vitrée, il l'entendrait. Malgré le rugissement du moteur et la distance.

Une fois dehors, elle serait encore trop loin pour le descendre. A quinze ou vingt métres, la nuit, avec une arme de poing, et les pompes dans la trajectoire.

Aucune chance. Il fallait qu'elle se rapproche, qu'elle coure à la hauteur du camping-car, qu'elle colle le canon contre sa vitre.

Mais s'il l'entendait briser la porte et la voyait sortir de la boutique, elle n'aurait aucune chance de s'approcher de lui, pas une sur un million, et il la pourchasse-rait de nouveau, dans la station-service, o˘ qu'elle aille, et son revolver ne ferait pas le poids devant son fusil à pompe.

Il alluma les phares.

-Non !

Elle franchit le portillon du comptoir, contourna les corps et ouvrit la porte sur le mur du fond.

Il devait y avoir une issue à l'arriére. question de commodité ou de sécurité.

La porte s'ouvrit sur l'obscurité. Pas de fenêtres apparemment. Un placard ? Des toilettes ? Elle entra, referma la porte derriére elle, t‚tonna, appuya sur un interrupteur.

Un bureau exigu. Un autre téléphone en miettes sur la table.

Juste en face, une autre porte. Pas de serrure apparente. Les toilettes, certainement.

A gauche, une porte métallique avec des verrous.

Elle les tourna, ouvrit la porte, et un vent froid s'engouffra dans le bureau.

Un espace pavé de six métres de large au pied d'une colline couverte d'arbres noirs dans la nuit et secoués par le vent. Un éclairage de sécurité. Deux voitures.

Celles des employés.

Maudissant le tueur, elle tourna à droite, longea le b‚timent en courant, passa devant des toilettes publiques. Elle n'avait jamais fait de mal à personne, jamais, mais elle se sentait prête à tuer, elle savait qu'elle en serait capable sans hésitation, sans pitié, avec vengeance, parce qu'il lui avait donné le pouvoir de le faire. Voilà à quoi il l'avait réduite... à cette rage aveugle, animale... et le pire, c'était qu'elle aimait cette fureur, ce doux rugissement de son sang dans ses vei-nes et ce sentiment exaltant de force sauvage, tellement plus agréables que la peur et l'impuissance qu'elle avait d˚ supporter. Elle aurait d˚ être écoeurée par cette soif de sang, mais elle l'aimait, et elle savait qu'elle l'aimerait encore plus si elle rattrapait le tueur, lui tirait dessus à travers sa vitre, ouvrait la portiére, le canardait de nouveau, le faisait tomber par terre et vidait son chargeur sur sa forme rampante. Finie la chasse !

Elle arriva sur la façade du b‚timent.

Le camping-car s'éloignait des pompes.

Elle fonça derriére, à toutes jambes, contre un mur de vent qui lui piquait les yeux, chaussures martelant la piste.

Maintenant c'était: Mon Dieu ! faites que je le rattrape et que je le tue, et non plus: Mon Dieu ! faites que je lui échappe et que je m'en sorte intacte.

Le camping-car accélérait. Il était déjà loin des pompes, sur l'allée de dégagement qui le raménerait à la route.

Elle ne pourrait jamais le rattraper.

Il s'en tirait.

Elle pila et se mit en position, pieds écartés, le revolver dans la main droite. Elle le redressa, l'agrippa à

deux mains, tendit les bras. La posture du tueur. Toutes les filles bien devraient la connaître, pour la prochaine revolution.

Son coeur ne battait plus, il se fracassait contre sa cage thoracique, et chaque explosion lui faisait trembler les bras. Impossible de viser convenablement. De toute façon, il était trop loin. Elle le raterait de plusieurs métres. Et même si, par un coup de chance, elle touchait l'arriére du camping-car, le conducteur en réchapperait. Il était hors d'atteinte ! Sauf ! Il s'en tirait.

C'était fini. Elle pouvait toujours partir chercher de l'aide, trouver le téléphone le plus proche, appeler la police, s'efforcer de réduire son avance... mais, pour l'instant, c'était fini.

Sauf que, même si elle l'avait voulu, ce n'était pas fini et elle le savait... parce qu'il y avait Ariel.

Seize ans. Le plus joli truc que la terre ait porté. Un ange. Un teint de porcelaine. A couper le souffle. Voilà

un an qu'elle est enfermée au sous-sol. Je ne l'ai jamais touchée... de cette maniére, du moins. J'attends qu'elle m˚risse, qu'elle s'adoucisse un peu.

Elle revoyait clairement le PolaroÔd. Cette expression absente, visiblement le fruit d'un effort. L'an-

goisse dans le regard.

Plus tôt, en écoutant la conversation entre le tueur et les deux employés, elle avait su qu'il ne jouait pas, qu'il leur disait la vérité. L'ordure les entraînait dans ses petits secrets, leur avouait ses crimes pervers, frissonnait de plaisir en révélant sa culpabilité parce qu'il savait qu'ils allaient mourir et se taire à jamais. Même sans voir la photo, elle aurait su.

Ariel. Ces yeux. Cette angoisse.

Tant qu'elle était restée concentrée sur sa survie, elle avait refusé de songer à la captive. Et, en trouvant le revolver, elle s'était aussitôt convaincue qu'elle ne voulait qu'une chose, tuer ce salaud, lui faire sauter la cervelle, parce qu'elle ne voulait pas regarder la vérité

en face.

La vérité, c'était qu'elle n'osait pas le tuer, parce qu'une fois ce salaud réduit à l'état de cadavre on risquait de ne jamais retrouver Ariel... ou de la découvrir trop tard, morte de faim ou de soif dans sa cellule du sous-sol. Il gardait peut-être la fille enfermée sous sa maison, qu'on pourrait probablement localiser à l'aide des papiers qu'il portait sur lui, mais il pouvait l'avoir cachée ailleurs, dans un endroit isolé, o˘ lui seul était capable de les conduire. Elle l'avait poursuivi pour l'estropier, pour que les flics puissent lui arracher l'aveu de l'endroit o˘ il retenait Ariel prisonniére. Si elle avait pu rattraper le camping-car, elle aurait tenté

d'ouvrir la portiére, de tirer dans la jambe de ce salaud, de le blesser au point de l'obliger à s'arrêter. Mais elle avait d˚ se dissimuler cette vérité parce que tenter de le blesser était bien plus risqué que de viser sa tête à

travers la vitre. Elle n'aurait pas forcément eu le courage de courir aussi vite et de montrer autant d'achar-nement si elle s'était avoué la t‚che qui l'attendait, en vérité.

Avec son fardeau de cadavres et son conducteur satanique, le gros camping-car s'éloignait vers la route 101, véritable enfer sur roues.

quelque part, il avait une maison et, en dessous, un sous-sol et, dans ce sous-sol, une fille de seize ans prénommée Ariel, prisonniére depuis un an, intacte mais bientôt violée, vivante mais plus pour longtemps.

-Elle est réelle, murmura Chyna.

Les feux arriére se fondaient dans la nuit.

Elle tourna sur elle-même. Pas de lumiéres d'habitation dans le voisinage immédiat. que des arbres et de l'obscurité. Une faible lueur au nord, derriére une colline. De toute façon, elle ne pourrait jamais marcher aussi loin assez vite.

Sur la route, un camion surgit au sud derriére un éclat de phares et passa sans la voir.

Le camping-car était presque sur la 101.

Sanglotant de frustration, de colére, de terreur pour cette fille qu'elle ne connaissait pas et de désespoir à

l'idée de la culpabilité qui la hanterait si elle la laissait mourir, Chyna se détourna du camping-car. Elle passa en courant devant les pompes. Fit le tour du b‚timent, revint à son point de départ.

Personne ne lui avait tendu de main secourable quand elle était petite. Personne. Personne ne s'était soucié qu'elle soit piégée, effrayée, réduite à l'impuissance. Jamais.

Lorsqu'elle pensait au PolaroÔd, il se transformait, tel un hologramme: elle voyait tantôt le visage d'Ariel, tantôt le sien.

Tout en courant, elle pria pour ne pas être obligée de rentrer dans la boutique. Ni de fouiller les corps.

Il y eut un éclair lointain-et un coup de tonnerre comme des talons de bottes sur des marches d'escalier de cave. Sur les collines derriére le b‚timent, les arbres ployérent sous le vent qui gonflait.

La premiére voiture était une Chevrolet blanche. Dix ans. Ouverte.

En se glissant au volant, Chyna fit gémir les ressorts du siége, et un emballage crissa sous ses pieds. Cela puait le tabac froid.

Les clés n'étaient pas sur le tableau de bord. Elle vérifia derriére le pare-soleil. Sous le siége. Rien.

La seconde voiture était une Honda, plus récente que la Chevy. Elle sentait le déodorant au citron, et les clés se trouvaient dans un vide-poches.

Chyna posa à contrecoeur le revolver sur le siége du passager, à portée de main. Adulte, elle avait toujours compté sur la prudence pour éviter les ennuis. Elle n'avait pas tenu une arme depuis qu'elle avait plaqué

sa mére à l'‚ge de seize ans. Désormais, elle n'imagi-nait plus sa vie sans arme... Consternant.

Le moteur partit au quart de tour. Elle démarra en trombe, faisant couiner les pneus, et fila comme une fléche devant les pompes.

La route de dégagement était déserte. Le camping-car avait disparu.

A cet endroit, la 101 était à quatre voies avec un terre-plein central: le tueur n'avait pu faire demi-tour pour prendre la direction du sud. Il roulait forcément vers le nord, il ne pouvait pas être bien loin.

Elle le prit en chasse.

A quatre heures du matin, la circulation dans l'autre sens est plutôt clairsemée, mais chaque fois qu'il croise des phares, Edgler Vess les entend gazouiller dans les poils de ses oreilles. Un son agréable, distinct du rugissement des moteurs et du gémissement d˚ à l'effet Doppler des pneus sur la chaussée.

Il mange une de ses barres Hershey. La texture soyeuse du chocolat qui fond sur sa langue lui rappelle la musique d'Angelo Badalamenti, laquelle lui fait penser à la surface cireuse d'un arum écarlate, lequel ranime à son tour le souvenir intensément sensuel du craquant frais des cornichons qui, l'espace d'une seconde, supplante totalement le go˚t du chocolat.

A l'écoute du gazouillis des phares, engagé dans cette libre association de données sensorielles et de souvenirs, Vess est un homme heureux. Il vit bien plus intensément que les autres; il est singulier. Comme son esprit n'est pas encombré par la bêtise et les émotions fausses, il est capable de percevoir ce qui échappe aux autres. Il comprend la nature du monde, le but de l'existence et la vérité derriére le Grand Mensonge; parce qu'il sait, il est libre, et libre, il est toujours heureux.

Le monde est sensation. Nous dérivons dans un océan de stimuli sensoriels: mouvement, couleur, texture, forme, chaleur, froid, symphonies sonores naturelles, une infinité d'odeurs, de go˚ts, trop nombreux pour que l'homme puisse en dresser l'inventaire. Seule la sensation dure. Toutes les choses vivantes meurent.

Les grandes cités ne durent pas. Le métal se corrode et la pierre s'effrite. En des millions d'années, des continents se reforment, des chaînes montagneuses disparaissent, des mers s'asséchent. Notre planéte se vaporisera, quand le soleil s'autodétruira. Mais même dans le vide de l'espace sidéral, entre systémes solai-res, dans ce vide profond qui ne transmet pas le son, existent néanmoins la lumiére et l'obscurité, le froid, le mouvement, la forme et la formidable vision de l'éternité.

Le seul but de l'existence est de s'ouvrir aux sensations et de satisfaire tous les appétits dés qu'ils surgissent. Edgler Vess sait qu'une sensation n'est ni bonne ni mauvaise, elle est, et que toute expérience sensorielle présente un intérêt. Les valeurs positives et négatives sont purement et simplement des interprétations humaines de stimuli neutres et sont donc aussi durables, c'est-à-dire aussi insignifiantes, que les êtres humains eux-mêmes. Il apprécie l'amer autant que la saveur sucrée d'une pêche m˚re; en fait, il lui arrive de croquer des aspirines non pour soulager une migraine mais pour se délecter du go˚t incomparable du médicament. Lorsqu'il lui arrive de se couper, il n'a jamais peur, parce que la douleur le fascine, et il l'accueille simplement comme une nouvelle forme de plaisir; tout l'intrigue, jusqu'au go˚t de son propre sang.

M. Vess n'est pas s˚r que l'‚me immortelle existe, mais il est absolument certain que, si tel est le cas, nous ne naissons pas avec, comme avec des yeux et des oreilles. Il pense que, si ‚me il y a, elle croît de la même maniére qu'un récif de corail à partir du dépôt de millions de squelettes calcaires sécrétés par des polypes marins. Toutefois, nous construisons le récif de l'‚me non avec des polypes morts mais avec des sensations réguliérement accumulées au cours d'une vie. Selon l'avis éclairé de Vess, si l'on veut avoir une

‚me formidable, ou une ‚me tout court, il faut s'ouvrir à toutes les sensations possibles, plonger dans l'océan sans fond des stimuli sensoriels qui constituent notre monde et en faire l'expérience sans se soucier du bon ou du mauvais, du bien ou du mal, sans peur, avec détermination. S'il a raison, cela veut dire qu'il est en train de construire l'‚me peut-être la plus complexe, voire baroque, et la plus importante à avoir jamais transcendé ce niveau d'existence.

Le Grand Mensonge est cette conviction que des concepts comme l'amour, la culpabilité et la haine sont réels. Mettez M. Vess dans une piéce avec n'importe quel prêtre et montrez-leur un crayon: ils s'accorde-ront sur sa couleur, sa taille et sa forme. Bandez-leur les yeux, placez-leur de la cannelle sous le nez, et ils l'identifieront tous les deux à l'odeur. Mais présentez-leur une femme cajolant son bébé: le prêtre y verra de l'amour, M. Vess seulement une femme go˚tant aux sensations apportées par le nourrisson... son odeur de propreté, la douceur de sa peau rose, la rondeur indéniablement plaisante de son visage, la musicalité de ses gazouillis; son impuissance et sa dépendance apparentes la satisfont profondément. La grande malédiction de l'intelligence supérieure de l'humanité est qu'elle conduit la plupart des membres de l'espéce à aspirer à

être plus que ce qu'ils sont. Selon Vess, tous les hommes et les femmes ne sont fondamentalement rien d'autre que des animaux... des animaux intelligents, certes, mais des animaux tout de même; des reptiles, en fait, des produits de l'évolution du premier poisson à avoir jamais rampé hors de la mer primordiale. Ils sont, il le sait, mus et formés exclusivement par des stimuli sensoriels, tout en étant incapables d'admettre la primauté de la sensation physique sur l'intellect et l'émotion. Ils redoutent même leur conscience reptilienne, ses besoins et ses appétits, et s'efforcent de restreindre sa quête de sensations en usant de mensonges comme l'amour, la culpabilité, la haine, le courage, la loyauté et l'honneur.

Telle est la philosophie de M. Edgler Vess. Lui, il étreint sa nature reptilienne. Sa gloire tient à son accumulation sans pareille de sensations. C'est une philosophie pragmatique, qui demande à son adhérent de n'endosser ni les valeurs en noir et blanc qui entravent tant les croyants, ni les contradictions gênantes de l'éthique situationnelle qui caractérisent à la fois l'athée moderne et ceux dont la politique est la religion.

La vie est. Vess vit. Point à la ligne.

En terminant sa seconde barre Hershey, il se dit, et ce n'est pas la premiére fois, que la texture du chocolat en train de fondre ressemble à celle du sang qui coagule.

Il se rappelle le silence apaisant des flaques de sang autour de Mme Templeton dans la cabine de douche, avant qu'il ne le brise en ouvrant le robinet d'eau froide.

Le souvenir du tambourinement creux de l'eau dans cette douche le rend conscient du froid de toute la pluie promise par l'orage menaçant vers lequel il se dirige.

L'éclair qui vient de zébrer les nuages a le go˚t de l'ozone, il le sait.

Au-dessus du grondement monotone du moteur du camping-car, il entend le fracas du tonnerre, et ce son est aussi une image vivace dans son esprit: les yeux du jeune Asiatique s'écarquillant encore, encore et encore au premier coup de fusil.

Même dans le vide galactique: Lumiére et obscurité, couleurs, textures, mouvements, formes et douleurs.

Une côte cernée d'arbres. Dans le grand virage, les phares de la Honda balayérent les collines environnantes, révélant que la forêt d'ombres se constituait d'épicéas et de pins immenses. Bientôt peut-être des sequoias.

Chyna gardait le pied sur l'accélérateur. C'était bien la premiére fois de sa vie qu'elle ne respectait pas une limitation de vitesse. Elle n'avait jamais récolté

d'amende pour une infraction au code de la route, mais elle aurait donné cher pour qu'un flic l'arrête maintenant.

Son parcours sans faute au volant était d˚ à son go˚t pour la modération en toutes choses. A en juger par les catastrophes qui arrivaient aux autres, la survie était étroitement liée à la modération, et sa vie entiére était vouée à la survie, comme la vie d'une religieuse pourrait se définir par le mot foi ou celle d'un homme politique par celui de pouvoir. Elle buvait rarement plus d'un verre de vin, ne prenait jamais de drogues, ne pratiquait aucun sport dangereux, suivait un régime pauvre en graisses, en sel et en sucre, évitait les quartiers réputés dangereux, n'exprimait jamais d'opinions arrêtées et passait en général tranquillement inaper-

çue... tout cela pour s'en sortir, s'accrocher, survivre.

Contre toute attente, elle venait justement de survivre aux événements de ces derniéres heures. Le tueur ne connaissait même pas son existence. Elle avait réussi. Elle était libre. C'était fini. Le réflexe intelligent, sage et raisonnable, le réflexe Chyna, était de le laisser partir, de lui permettre de s'enfuir, de se garer sur le bord de la route pour s'abandonner enfin aux tremblements qu'elle s'acharnait à réprimer et remercier le ciel d'être intacte et vivante.

Non, la fille dans la cave, l'Ariel au visage d'ange, n'était pas réelle. La photo pouvait trés bien être celle de l'une des précédentes victimes de ce salaud. L'histoire de son incarcération n'être qu'une invention de malade, une version psyschotique d'un conte de Grimm, Rapunzel au sous-sol, un jeu auquel il s'était amusé

avec les deux employés.

Menteuse !

La fille de la photo était vivante quelque part, prisonniére. Ariel n'était pas un fantasme. En fait, elle était Chyna; elles ne faisaient qu'une, parce que toutes les filles perdues sont une et indivisible, unies dans leurs souffrances.

Elle fonça jusqu'au sommet de la côte. Le vieux camping-car était à cent cinquante métres.

-Oh ! mon Dieu !

Elle arrivait trop vite derriére lui. Elle leva le pied de l'accélérateur.

A soixante métres du tueur, elle ralentit encore, espérant qu'il n'avait pas remarqué sa h‚te.

Il roulait entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix kilométres à l'heure, un choix prudent sur cette route, d'autant qu'ils se trouvaient à présent sur une portion plus étroite, sans terre-plein central. Il ne s'attendrait pas forcément qu'elle le double et ne soupçonnerait rien si elle restait derriére lui; aprés tout, à cette heure de la nuit, tous les conducteurs de Californie ne se sentaient pas d'humeur suicidaire.

N'étant plus obligée à cette allure de se concentrer autant sur la route, elle en profita pour fouiller rapidement autour d'elle en quête d'un téléphone cellulaire.

Elle doutait qu'un employé de nuit d'une station-service en possédat un, mais on ne savait jamais, la moitié

du monde semblait en avoir un à présent, et pas seulement les vendeurs, les agents immobiliers et les avocats. Ses doutes se révélérent malheureusement fondés.

Elle croisa un gros semi-remorque pressé, talonné

par une Mercedes, puis, plus loin, une Ford. Elle exa-minait les véhicules venant en sens inverse, dans l'espoir que l'un d'eux serait une voiture de police.

Si elle repérait un flic, elle attirerait son attention en klaxonnant et en zigzaguant comme une folle. Si elle ne klaxonnait pas suffisamment tôt et si le flic ne remarquait pas ses embardées dans son rétro, elle ferait demi-tour et le prendrait en chasse, quitte à perdre le camping-car.

Mais elle désespérait d'en croiser un.

La chance semblait être du côté du tueur. Il se com-portait avec une assurance déconcertante. Peut-être cet aplomb était-il le seul garant de sa chance... Chyna avait beau être ancrée dans la réalité, elle n'était pas loin de lui attribuer des pouvoirs surnaturels.

Non. Il n'était qu'un homme.

Et maintenant elle avait un revolver. Elle pourrait se défendre.

Le pire était passé.

Des éclairs zébrérent de nouveau le ciel mais, cette fois, la couche de nuages ne les absorba pas. Ils avaient la luminosité d'un soleil perçant de l'autre côté de la nuit.

Dans ces éclairs stroboscopiques, le camping-car semblait vibrer, sur le point de voler en éclats par la volonté d'une colére divine.

Mais, ici-bas, le ch‚timent était la prérogative des mortels. Dieu se contentait d'attendre l'au-delà pour punir; selon elle, c'était Son unique aspect cruel, et d'une cruauté sans nom.

Un fracas de tonnerre suivit les éclairs. Les cieux auraient d˚ s'ouvrir, mais la pluie resta dans sa bouteille plus haut dans la nuit.

Aucun panneau indiquant un poste de la police de la route, o˘ demander de l'aide. La ville d'importance la plus proche, o˘ elle aurait peut-être la chance de trouver un commissariat ou de croiser une voiture de patrouille, était Eureka, pas vraiment une métropole.

Et c'était encore à au moins une heure de route.

Enfant, aplatie sous des lits, recroquevillée au fond de placards, perchée sur des toits ou assise en équilibre sur les plus hautes branches des arbres, dans des granges en hiver et sur des plages en été, Chyna s'était cachée en attendant que se calment les passions et les fureurs des adultes, toujours avec terreur mais aussi avec une patience et un détachement presque zen des réalités. Là, elle n'était plus qu'impatience. Elle voulait voir cet homme arrêté, menottes aux poignets, harcelé

par la justice, souffrant. Elle le voulait désespérément et sans attendre, avant qu'il tue de nouveau. Ce n'était pas sa propre survie qui était en jeu mais celle d'une jeune inconnue, et elle était surprise, et même un peu mal à l'aise, de découvrir qu'elle pouvait se soucier avec autant de ferveur du sort d'une inconnue.

Peut-être possédait-elle cette capacité depuis toujours, sans s'être jamais trouvée dans une situation lui permettant d'en prendre conscience. Non. Elle se mentait à elle-même. Dix ans avant, elle n'aurait jamais suivi le camping-car. Cinq ans avant non plus. Ni l'année derniére. Peut-être pas même la veille.

quelque chose venait de profondément la changer, et ce n'était pas la brutalité dont elle avait été témoin quelques heures plus tôt dans la maison Templeton.

Elle savait viscéralement que cette métamorphose troublante se préparait depuis longtemps, telle la lente transformation du cours d'un fleuve... par fractions de degré imperceptibles, jour aprés jour. Soudain, simplement survivre ne lui suffisait plus; la derniére palissade de terre s'effondrait, la derniére pierre bougeait, et le cours du fleuve changeait.

Elle se faisait peur. Ce souci téméraire de l'autre.

D'autres éclairs, éblouissants cette fois, révélérent des séquoias aussi massifs que des fléches de cathédrales. Ils furent suivis de craquements de tonnerre de la violence d'une secousse dans la faille de San Andreas.

Le ciel s'ouvrit.

Au début, les gouttes tombérent grosses et laiteuses dans les phares, comme si la nuit était un lustre éteint avec une infinité de pendeloques de cristal. Elles s'écrasérent sur le pare-brise, sur le capot, sur la chaussée.

Devant, le camping-car commençait à se dissoudre dans le déluge.

Puis les gouttes s'affinérent en se démultipliant. A présent argentées dans les phares, elles ne tombaient plus droit mais obliquement, poussées par les rafales de vent.

Chyna mit les essuie-glaces, mais le camping-car continuait à s'enfoncer dans l'orage. Le tueur ne ralen-tissait pas, au contraire.

De peur de le perdre de vue ne serait-ce qu'une seconde, elle accéléra aussi. Tout en redoutant qu'il ne s'aperçoive de sa manoeuvre et comprenne qu'elle le suivait.

Dans le sens inverse, la circulation déjà clairsemée diminua encore, comme si les automobilistes avaient été poussés hors de la route parle déluge.

Pas de phares non plus dans le rétroviseur. Le psychotique du camping-car roulait à une allure qu'elle seule avait la témérité de maintenir.

Sur la chaussée vide, elle se sentait presque aussi seule avec lui que dans son abattoir sur roues.

quand la route déserte et les sinistres cataractes de pluie devinrent moins menaçantes que monotones, le tueur la surprit soudain. Freinant légérement, sans se soucier de mettre son clignotant, il tourna à droite dans une bretelle de sortie.

Chyna ralentit, de crainte d'éveiller ses soupçons en lui emboîtant le pas. Il ne manquerait pas de la voir.

Mais elle n'avait pas le choix; il fallait le suivre.

Le temps qu'elle arrive au bout de la bretelle, le camping-car s'était dissous dans la pluie et la brume, mais elle l'avait vu tourner à gauche au moment o˘

elle s'engageait. La route à deux voies se dirigeait vers l'est; un panneau lui apprit qu'elle pénétrait dans le parc national de séquoias d'Humbolt.

On annonçait trois villes dans cette direction; Honeydew, Petrolia et Capetown. Leurs noms ne lui disaient rien, mais elle fut s˚re qu'elles devaient se réduire à quelques maisons au bord de la route, sans poste de police.

Vo˚tée sur le volant, plissant les yeux derriére le pare-brise noyé de pluie, elle s'engagea dans le parc national, impatiente de rattraper le tueur, parce qu'il habitait peut-être l'une de ces trois petites villes ou à

côté. Pour l'instant, il valait mieux lui laisser une minute d'avance, pour ne pas éveiller ses soupçons.

Mais il lui faudrait le repérer avant qu'il n'arrive à

l'autre bout du parc, avant qu'il ne quitte la départementale pour s'engager dans une rue ou une allée privée.

Plus la route s'enfonçait à travers les arbres grattant le ciel, moins la pluie fouettait la Honda. L'orage ne se calmait pas, mais les immenses remparts de séquoias abritaient la chaussée du pire du déluge.

Sur cette étroite route en lacet, il n'était pas possible de rouler aussi vite que sur la 101. En outre, le tueur avait apparemment décidé qu'il n'était plus nécessaire de bruler les étapes, peut-être parce qu'il jugeait avoir mis une distance suffisante entre les morts de la station-service et lui. Lorsqu'elle le rattrapa, moins d'une minute plus tard, il roulait en dessous de la vitesse réglementaire.

Elle remarqua alors l'absence de plaques d'immatriculation. La Californie, comme d'autres …tats, ne déli-vrait pas de plaques provisoires à l'achat d'un véhicule, et il était légal de conduire sans jusqu'à ce que le service concerné vous les envoie par la poste. Ou peut-

être que, avant d'aller dans la maison Templeton, le tueur avait préféré dévisser ses plaques plutôt que de risquer de croiser un témoin doté d'une bonne mémoire.

Rel‚chant l'accélérateur, Chyna jeta un coup d'oeil au compteur... une lueur rouge. L'aiguille de la jauge à essence se situait en dessous du trait VIDE.

Depuis quand ? Toute au camping-car et aux dangers de la route glissante, elle ne la remarquait que maintenant. Il pouvait rester une dizaine de litres dans le réservoir... ou un malheureux petit litre.

Elle ne pourrait pas suivre le tueur jusqu'à sa destination.

Les séquoias ne sont un symbole ni de grandeur, ni de beauté, ni de paix, ni même de l'intemporalité de la nature. Les séquoias sont puissance.

Edgler Vess baisse sa vitre et respire à pleins poumons l'air froid riche du parfum de ces géants, une odeur de puissance. Il se pénétre de leur puissance, et son propre pouvoir en est grandi.

Les séquoias sont puissance parce qu'ils dominent toutes les autres essences, parce qu'ils sont séculaires (nombre de ces spécimens datent d'avant la naissance du Christ), parce que leur écorce extraordinaire, aussi épaisse qu'une armure et riche en tanin, les rend presque indifférents aux insectes, aux maladies et au feu.

Ils sont puissance parce qu'ils durent, alors que tout meurt autour d'eux; hommes et animaux passent et trépassent à leurs pieds: posés sur leurs hautes branches, les oiseaux paraissent plus libres que tout ce qui s'enracine dans le roc et la terre, jusqu'à l'instant o˘, dans un silence soudain du coeur, ils s'écrasent par terre comme des pierres ou plongent du ciel, et les arbres croissent toujours; dans l'ombre de leur sous-bois, des fougéres et des rhododendrons fuyant le soleil s'épanouissent saison aprés saison, mais leur immorta-lité est illusoire, car ils meurent aussi, et leurs restes en décomposition nourrissent les nouvelles générations. Prince de la paix et prophéte de l'amour, le Christ a expiré sur une croix de cornouiller, mais de Son vivant, aucun de ces arbres n'a été arraché par aucune tempête; ils avaient beau ne pas se soucier de la paix et ne rien connaître de l'amour, ils duraient.

Occupée à ses incessantes moissons, la mort projette des ombres frénétiques au milieu des séquoias indifférents, vacillement incessant qui danse sur leurs troncs massifs sans les toucher, sombre équivalent d'un feu léchant les pierres d'un foyer.

La puissance vit pendant que d'autres périssent inexorablement. La puissance est tranquillement indifférente à leurs souffrances. La puissance se nourrit de la mort des autres, tout comme les imposants séquoias tirent leur subsistance de la décomposition perpétuelle de ce qui a vécu, briévement, autour d'eux. Cela fait aussi partie de la philosophie d'Edgler Foreman Vess.

Par la vitre ouverte, il respire l'odeur de ces arbres puissants, dont les molécules adhérent aux cellules superficielles de ses poumons, et leur puissance séculaire entre ainsi dans son sang fraîchement oxygéné, bat dans son coeur, irrigue son corps entier, l'emplit de force et d'énergie.

La puissance est Dieu, Dieu est nature, la nature est puissance, et la puissance est en Vess.

Sa puissance ne cesse de croître.

S'il devait croire en quelque chose, il serait un panthéiste passionné, convaincu que tout est sacré: arbres, fleurs, brins d'herbe, oiseaux, scarabées. Le monde regorge de panthéistes à l'heure actuelle; Vess serait à l'aise parmi eux s'il devait rejoindre leurs rangs.

Mais quand tout est sacré, rien ne l'est. A ses yeux, c'est justement la beauté du panthéisme. Si la vie d'un enfant vaut celle d'une carpe ou d'une chouette, alors Vess a le droit de tuer de jolies petites filles comme il écraserait un scorpion sous sa semelle, sans être plus moralement condamnable dans un cas que dans l'autre, mais en prenant considérablement plus de plaisir.

Mais il ne croit en rien.

Au sortir d'un virage, dans une ligne droite flanquée de troncs d'une circonférence plus grande encore que ce qu'il a jamais vu, des os blanchis d'éclairs craquel-lent la peau noire du ciel. Un rugissement de tonnerre, un hurlement de rage, secoue l'air.

La pluie lui porte l'odeur de l'éclair dans la nuit.

Deux odeurs de puissance, l'éclair et les séquoias...

électricité et durée, furieuse chaleur et solide endurance... lui sont offertes à présent, et il les inhale avec plaisir.

Emprunter cette départementale, le long de la côte, et reprendre la 101 au sud d'Eureka rallongera sa route d'une demi-heure à une heure, selon sa vitesse et la force de l'orage. Mais aussi impatient soit-il de retrouver Ariel, il n'aurait pu résister à la puissance des séquoias.

Des phares apparaissent derriére lui, dans son rétroviseur latéral. Une voiture. Pendant prés d'une heure, on l'a suivi sur l'autoroute, de loin. Il doit s'agir d'un autre véhicule, parce que ce conducteur est plus agres-

sif que l'autre, il se rapproche à toute allure.

Imprudente, la voiture, une Honda, déboîte, franchissant la ligne continue. Personne n'arrive en face, ils sont sur une portion de route droite, mais elle n'aura pas la place de terminer sa manoeuvre avant le virage suivant, surtout sur cette chaussée glissante.

Vess ralentit.

La Honda vient se placer à sa hauteur.

A travers le pare-brise, gêné par la pluie et ses essuie-glaces, il ne parvient qu'à entr'apercevoir le conducteur. Rien d'autre qu'un éclair de chemise ou de pull-over rouge franc. Une main p‚le sur le volant.

La minceur du poignet laisse penser qu'il s'agit d'une femme. Elle a l'air seule. Puis la voiture gagne du terrain, et il ne voit plus que son toit.

Ils approchent rapidement du virage.

Vess ralentit encore.

Par la vitre ouverte, il entend les pneus de la Honda crisser quand le conducteur accélére. La puissance formidable de ce moteur paraît d'une faiblesse pathétique dans ces bosquets majestueux, comme le bourdonnement furieux d'un moustique au milieu d'éléphants.

Sans effort particulier, Vess pourrait tourner le volant à gauche et envoyer la Honda dans le décor.

Elle ferait un tonneau, exploserait... ou s'écraserait de plein fouet contre un tronc de six métres de diamétre.

Il est tenté.

Le spectacle serait satisfaisant.

Il n'épargne la femme de la Honda que parce qu'il est d'humeur à rechercher des sensations subtiles plutôt qu'explosives. Cette derniére expédition lui a apporté

non seulement la famille de la vallée de Napa qu'il projetait de détruire, mais l'auto-stoppeur accroché à

présent dans le placard de la chambre tel l'amateur d'amontillado d'Edgar Poe, emmuré dans la cave, ainsi que les deux employés de la station-service. Une telle profusion est rassasiante. Le récif de son ‚me se constitue d'une diversité d'expériences, pas de sensations répétitives. A l'instant présent, il n'a besoin ni de la sombre musique du sang, ni de la chaleur éperonnante des cris; mais de humer l'humidité de la pluie, de sentir la masse dominante des arbres et d'écouter l'oscillation paisible des fougéres dissimulées par la nuit.

Il freine.

La Honda file à côté de lui, dans une gerbe d'eaux sales. A l'entrée du virage, ses freins s'allument briévement: rouge dans l'orage noir, rouge reflet sur la grise écorce humide des grands coniféres, traceurs apocalyptiques de rouge striant la chaussée. Puis plus rien.

Edgler Vess est de nouveau seul, au volant de son arche, dans un monde incolore de pluie grise, d'ombres noires et de faisceaux de phares d'un blanc étincelant, en paix pour communier avec les séquoias et s'appro-prier un peu de leur puissance.

Il pense au Christ sur son lit vertical de cornouiller, et l'idée que les doux hériteront de la terre le fait sourire. Il n'a envie d'hériter de rien. Il est un feu déchaîné, puissant et br˚lant; il noircira les couleurs de ce bas monde, consumera toutes les étincelles de sensation qu'il a à offrir et laissera derriére lui un royaume de cendres. que les doux héritent donc des cendres.

En doublant le camping-car, trop vite pour se rabat-tre avant la sortie du virage, Chyna avait craint que le moteur assoiffé ne tousse, suffoque et la l‚che. Depuis qu'elle avait repéré le point rouge sur le tableau de bord, elle ne voyait plus que cette lueur obsédante.

Mais la Honda poursuivait sa route en toute confiance, nourrie d'un résidu de gouttes, de vapeurs, dans un étrange état de gr‚ce.

Il fallait qu'elle distance le tueur et gagne du temps pour appliquer son plan. Elle roulait aussi vite qu'elle l'osait sur la chaussée glissante.

Il y eut un autre virage, une ligne droite, un nouveau lacet, une côte douce, puis une autre descente, mais cela ne rompait pas la monotonie du paysage partant en pente réguliére vers le Pacifique, distant de quelques kilométres à l'ouest. Les petits remparts de terre meuble flanquant la route derriére les bas-côtés ne l'arran-geaient pas. Puis la chaussée fut de nouveau au niveau de la forêt environnante, et Chyna entra dans une ligne droite en bas d'un virage. Les circonstances idéales.

Elle devait avoir une bonne minute d'avance sur lui, voire une et demie, s'il n'avait pas accéléré aprés son passage. De toute façon, une minute devrait amplement lui suffire.

Elle roulait maintenant à cinquante kilométres à

l'heure, mais elle avait toujours l'impression de foncer.

Elle ralentit encore, s'interrogeant de nouveau sur sa ruée vers l'héroÔsme, mais toujours incapable de la comprendre. Puis elle braqua à droite, sortit de la route, survola le bas-côté, rebondit dans un petit fossé de drainage et s'écrasa contre la forteresse d'un énorme séquoia. Le phare gauche explosa, le pare-chocs craqua, se rida et tomba dans un petit hurlement métallique, comme sa fonction l'exigeait.

En se tendant sur ses seins, la sangle de sa ceinture de sécurité arracha un gémissement de douleur à

Chyna.

Le moteur tournait toujours.

Pas le temps de descendre inspecter les dég‚ts à

l'avant... Et s'ils n'étaient pas assez impressionnants pour convaincre le tueur qu'il y avait eu un blessé dans l'accident ? A son arrivée dans quelques secondes, il ne fallait pas qu'il se pose de questions. S'il avait le moindre soupçon, elle pouvait dire adieu à son plan.

Elle passa immédiatement la marche arriére pour se dégager de l'arbre, intact. Les pneus patinérent un peu sur le tapis détrempé d'aiguilles de séquoias, mais il n'avait pas suffisamment plu pour que la terre se transforme en boue. Vibrante et cliquetante, la voiture franchit de nouveau les quelques centimétres d'eau sale du petit fossé de drainage et retrouva la chaussée.

Chyna jeta un coup d'oeil vers le sommet du virage.

Rien. Pas même une lueur de phares.

Mais il arrivait. Aucun doute là-dessus.

Bientôt.

Elle n'avait pas le temps de remonter la côte en marche arriére. Mais il lui fallait un peu d'élan.

Du pied gauche, elle appuya le plus possible sur le frein et, du pied droit, enfonça l'accélérateur. Le moteur gémit, puis hurla. La voiture forçait tel un cheval éperonné se pressant contre les portes d'une piste de rodéo. La sentant aussi impatiente de bondir en avant qu'un être vivant, elle se demanda quelle vitesse adopter sans risquer ni de se tuer, ni de se piéger dans la tôle froissée. Puis elle donna plus de jus, sentit une odeur de br˚lé et leva le pied gauche de la pédale de frein.

Les pneus patinérent furieusement sur la chaussée luisante, puis dans un frémissement, la Honda se rua en avant, rebondit dans le fossé et s'écrasa contre le tronc du séquoia. Le phare droit explosa; dans un couinement métallique, le capot se froissa, se tordit et s'ouvrit avec le bruit d'un accord plaqué sur un banjo, mais le pare-brise tint bon.

Le moteur bégayait. Soit il ne lui restait plus une goutte d'essence, soit le choc l'avait gravement endommagé.

Suffoquant sous la pression de sa ceinture de sécurité, priant pour que le moteur ne la l‚che pas tout de suite, Chyna repassa la marche arriére.

Avec un peu de chance, la Honda serait en travers de la route à l'arrivée du tueur au sommet du virage.

Il fallait qu'elle l'oblige à s'arrêter... et à descendre de son camping-car.

La voiture cabossée toussa, faillit caler, puis repartit en marche arriere sur la chaussée.

Chyna braqua pour que le tueur voie l'avant défoncé

dés qu'il s'engagerait dans le virage.

Le moteur rendit l'‚me dans un ultime hoquet. Ce n'était pas grave. Elle était en position.

Sans la concurrence du bruit du moteur, la pluie semblait tomber plus drue qu'avant, battant sur le toit et giflant le pare-brise.

En haut du virage, l'obscurité restait totale.

Chyna mit la Honda en position parking, pour lui éviter de partir en roue libre lorsqu'elle l‚cherait le frein.

Les deux phares étaient cassés, mais les essuie-glaces continuaient à marcher, alimentés par la batterie.

Elle n'y toucha pas.

Elle ouvrit la portiére et, se sentant affreusement visible sous le plafonnier, posa un pied dehors. Il fallait qu'elle soit à l'abri, loin de la voiture à l'apparition du camping-car... dans vingt, peut-être dix secondes, difficile à dire: elle avait perdu la notion du temps depuis sa sortie du virage.

Le revolver !

Elle replongea à l'intérieur, tendit la main vers l'arme... qui n'était plus sur le siége.

La premiére ou la seconde collision avait d˚ l'envoyer par terre. Penchée au-dessus du vide-poches entre les deux siéges, Chyna t‚tonna dans l'obscurité, sentit l'acier froid du canon, enfonça ses doigts dans sa gueule lisse. Avec un murmure de soulagement, elle repêcha la disparue.

Le revolver fermement en main, elle s'extirpa de la Honda. Laissant la portiére du conducteur grande ouverte.

La pluie et le vent la glacérent.

En haut du virage, la nuit s'éclaira faiblement, et les troncs des séquoias s'illuminérent soudain comme sous une lune jaillissant des nuages.

Chyna courut vers les arbres qui se dressaient à environ neuf métres de la chaussée de l'autre côté de la route, en face du mastodonte contre lequel elle venait de jeter la Honda. Elle frissonna en sentant l'eau gla-ciale du fossé de drainage envahir ses chaussures.

Elle glissa sur le tapis spongieux d'aiguilles détrempées et s'étala sur un tas de pommes de séquoias. Le tas s'éboula légérement, craqua au creux de ses reins, et à la douleur fulgurante qui lui vrilla le dos, elle crut sa colonne vertébrale responsable de ce bruit sec.

Continuer à quatre pattes. Non, pas question de l‚cher le revolver. Mais si elle rampait, elle risquait d'en boucher le canon avec de la terre ou des aiguilles.

Elle hésitait encore quand la route derriére elle s'il-lumina.

Le camping-car entrait dans le virage.

Elle ne se trouvait qu'à cinq métres de la chaussée, encore loin des arbres, sans vraies broussailles pour la dissimuler... les fougéres semblaient plus denses dans l'ombre devant elle. Il ne fallait pas qu'il la voie. Tout était perdu s'il la voyait courir se mettre à l'abri.

Une chance que son jean soit sombre, et non délavé, et son pull-over rouge framboise, et non blanc ou jaune, et qu'elle e˚t les cheveux bruns. Elle se sentait pourtant aussi visible que si elle portait une robe de mariee.

Il aurait le regard fixé sur la Honda, surpris de la voir en travers de la route. Il ne jetterait pas immédiatement un coup d'oeil sur les bas-côtés, et lorsque son attention se détournerait de la voiture, ce serait certainement pour regarder vers la droite, o˘ la Honda avait quitté la route pour heurter l'arbre et non à gauche o˘

elle cherchait à se cacher.

Se répétant sans trop y croire qu'il ne pouvait pas l'avoir repérée, elle atteignit la premiére phalange de séquoias massifs. Ils poussaient étonnamment prés les uns des autres pour leur taille. Elle se glissa derriére le tronc plissé d'un géant de cinq métres de circonférence qui vivait dans une telle intimité avec son voisin encore plus gros qu'on pouvait à peine se glisser entre les deux.

Les branches les plus basses, à une cinquantaine de métres au-dessus du sol, n'étaient visibles que dans les éclairs. Entre ces deux troncs, elle eut l'impression de se trouver entre les piliers d'une cathédrale trop grande pour avoir jamais été construite dans ce bas monde; dominée par des vo˚tes majestueuses de branches.

Du cloître de sa retraite humide, elle observa la route.

Derriére l'écran dentelé des fougéres, les phares donnaient des reflets argentés à la pluie. Les freins à

air l‚chérent leur gémissement.

M. Vess s'arrête sur la chaussée, car le bas-côté

n'est ni assez large ni assez solide pour accueillir son camping-car. Bien que cette route soit manifestement peu passante en ces heures précédant l'aube, il rechi-gne à bloquer la circulation plus longtemps qu'il n'est nécessaire. Il connaît parfaitement le code de la route californien.

Il se met en position parking, tire le frein à main, mais laisse le moteur tourner et les phares allumés. Il ne prend pas la peine d'enfiler son imperméable et ne referme pas sa portiére derriére lui.

Sur la chaussée, la pluie est un battement de tambour, sur le métal du véhicule, un chant, et sur le feuillage, un choeur psalmodiant. Il en aime les sonorités, comme l'air froid, comme l'odeur féconde des fougéres et du sol riche en terreau.

C'est la Honda qui l'a doublé il y a quelques minutes. Il n'est pas surpris de la voir en si piteux état, vu la vitesse à laquelle elle roulait.

Manifestement la voiture a quitté la route et heurté

un arbre. Puis la conductrice a reculé sur la chaussée avant que le moteur ne rende l'‚me.

Mais o˘ est la femme ?

Un autre automobiliste arrivant en sens inverse l'a peut-être emmenée chez un médecin. Non, impossible ! L'accident ne peut remonter qu'à une minute ou deux.

La portiére du conducteur est ouverte; les clés sont là. Les essuie-glaces marchent. Les feux arriére, le plafonnier et les jauges du tableau de bord brillent.

Il s'éloigne de la voiture pour regarder l'arbre auquel conduisent les traces de pneus. L'écorce ne porte qu'une marque superficielle.

Intrigué, il examine le reste du bosquet de ce côté

de la route.

La conductrice a pu descendre de la voiture, étourdie par un coup sur la tête, et s'aventurer au milieu des séquoias. Elle s'enfonce peut-être dans le bosquet primitif, perdue et désorientée... ou encore, évanouie, elle gît inconsciente dans les fougéres.

Les arbres proches les uns des autres forment un dédale d'étroits couloirs. Même en plein midi par un jour sans nuages, le soleil n'y pénétrerait qu'en rares lames lumineuses, et une obscurité têtue s'imposerait dans ces profondeurs, comme si chacune des centaines de milliers de nuits depuis le jaillissement du bosquet avait laissé son résidu d'ombres. A présent, à l'heure des sorciéres, juste avant l'aube, la noirceur est tellement pure qu'elle en paraît presque vivante, tapie, prédatrice et pourtant accueillante.

Cette obscurité particuliére émeut M. Vess et le fait aspirer à des expériences qu'il sent à portée de main, des expériences mystérieuses et transfigurantes, mais qu'il est incapable d'envisager, même obscurément.

Au milieu des séquoias, au fond de ces couloirs d'écor-ces plissées, dans quelque citadelle secréte de passion bestiale, o˘ habitent des ombres plus vieilles que l'histoire humaine, une aventure mystique l'attend.

Si la femme erre dans les bois, il pourrait se garer pour la chercher. Peut-être le couteau trouvé à la station-service est-il un présage, aprés tout, et son sang, celui qu'il est censé tirer de cette lame.

Il s'imagine se dévêtant et pénétrant nu dans le bosquet avec le couteau, se fiant seulement à ses instincts primitifs pour traquer et piéger sa proie, la pluie et le brouillard froids contre sa peau, les bouffées d'air devant sa bouche, réchauffant la nuit de sa propre chaleur, déchirant furieusement les vêtements de la femme en la traînant dans le sous-bois. Rien qu'en y songeant, il a une érection... L'attaquerait-il d'abord avec son couteau ou avec son phallus ? Peut-être avec ses dents.

La décision se ferait à l'instant de la capture, et cela dépendrait en grande partie de la séduction de sa victime; mais il est convaincu que, quoi qu'il arrive entre eux, ce serait sans précédent et mystérieux... et indici-blement intense.

Mais l'aube sera là dans une heure ou deux, et il ferait bien de partir. Il faut qu'il mette davantage de distance entre lui et ses lieux de divertissements nocturnes.

Etre un Edgler Vess digne de ce nom requiert, entre autres qualités, la capacité de réprimer ses passions les plus ardentes quand les assouvir serait dangereux. S'il satisfaisait instantanément tous ses désirs, il serait moins un homme qu'un animal... et depuis longtemps mort ou prisonnier. Etre Edgler Vess veut dire être libre sans être imprudent, être prompt sans être impul-

sif. Il faut garder le sens des proportions. Et savoir choisir son moment. Avoir le sens du rythme. Comme un danseur de claquettes. Et un sourire sympa. Un vrai sourire sympa associé à la maîtrise de soi peut vous mener si loin.

Il sourit à la forêt.

Le camping-car était arrêté sur la chaussée, à environ six métres derriére la Honda cabossée, soudain minuscule au pied des séquoias.

Pendant que le tueur se dirigeait vers la Honda dans la lueur de ses phares, Chyna s'était doucement enfoncée dans la forêt sombre, suivant un chemin paralléle au sien, mais dans la direction opposée. Elle avait fait le tour d'un arbre, la main droite serrant le revolver, la gauche posée à plat sur le tronc pour se retenir si elle trébuchait sur une racine ou sur un autre obstacle. Sous sa paume, elle avait senti le motif gravé d'arcs gothiques formé par les plis de l'écorce épaisse. A chaque pas incertain autour de cette grande courbe, elle avait eu l'impression que le géant était moins arbre que forteresse aveugle érigée contre toute la fureur du monde.

Avant de passer à l'arbre suivant, elle jeta un nouveau coup d'oeil vers la route. Debout prés de la portiére ouverte de la Honda, le tueur contemplait la forêt de l'autre côté de la chaussée.

Pourvu qu'un autre automobiliste ne surgisse pas avant qu'elle n'arrive à ses fins !

Elle contourna le nouveau tronc. Il était encore plus large que celui du monstre précédent. Elle reconnut le motif gothique familier sur l'écorce.

Malgré le vent strident qui gémissait loin au-dessus de sa tête et les gerbes de pluie rebondissant des branches hautes, elle se sentait en s˚reté dans le bosquet, dans cet endroit sombre sans être menaçant, froid sans être inhospitalier. Elle était encore seule avec ses ennuis... mais curieusement, pour la premiére fois de la nuit, elle ne se sentait pas isolée.

Entre les deux troncs suivants, elle regarda de nouveau la route. Le tueur montait dans la Honda. Il fallait qu'il déplace la voiture accidentée pour avoir une chance de passer avec son camping-car. Peut-être parce qu'elle savait ce qu'il renfermait, un mort enchaîné, une morte enveloppée d'un linceul blanc, le camping-car lui parut aussi inquiétant que n'importe quelle machine de guerre.

Elle pouvait se contenter d'attendre dans le bosquet.

Renoncer à son plan. Le tueur partirait, et la vie conti-nuerait.

Ce serait tellement facile d'attendre. Survivre.

La police trouverait la fille. Ariel. D'une maniére ou d'une autre. A temps. Sans qu'il lui soit nécessaire de jouer les héroÔnes.

Elle s'appuya contre l'arbre, prise d'une soudaine faiblesse. Faible et tremblante. Tremblante et au bord de la nausée, presque physiquement malade de désespoir et de peur.

Les feux arriére et le plafonnier de la Honda p‚lirent quand le tueur fit grincer le démarreur.

Puis elle perçut un autre bruit. Bien plus proche que la voiture. Derriére elle. Un bruissement, un craquement, l'ébrouement d'un cheval surpris.

Effrayée, elle se retourna.

A l'ombre des phares du camping-car, elle crut voir des anges au milieu des séquoias. De doux visages la contemplaient, p‚les dans l'obscurité; des yeux lumineux, interrogateurs, pleins de bonté.

Non, pas des anges. Des élans côtiers, sans bois.

Ils étaient six dans une clairiére large de cinq métres entre la rangée d'arbres extérieure et la profondeur de la forêt, si proches qu'elle aurait pu les rejoindre en trois pas. Nobles têtes bien droites, oreilles dressées, regards intensément fixés sur elle.

Les élans la dévisageaient, curieux, mais, malgré

leur timidité naturelle, ils paraissaient étrangement en confiance avec elle.

Une fois, pendant deux mois, sa mére et elle avaient habité un ranch dans le comté de Mendocino, o˘ un groupe de survivalistes bien armés attendaient de pied ferme les guerres raciales qui, selon eux, ne tarderaient pas à détruire la nation. Dans cette atmosphére de fin du monde, Chyna avait passé le plus de temps possible à explorer la campagne environnante, des collines et des vallées d'une singuliére beauté, des bosquets de pins, des champs dorés parsemés de chênes, chacun se dressant seul, énorme et noir contre le ciel, o˘ de petits troupeaux d'élans côtiers apparaissaient de temps en temps, se tenant toujours à distance des humains et de leurs oeuvres. Elle les avait suivis non comme un chasseur mais avec des ruses maladroites d'enfant, aussi timide qu'eux mais irrésistiblement attirée par leur paisible sérénité dans un monde saturé de violence.

Pendant ces deux mois, elle n'avait jamais réussi à

s'approcher à moins de vingt-cinq ou trente métres des troupeaux d'élans avant qu'ils ne fuient devant sa fausse nonchalance, s'égaillant vers des champs ou des crêtes plus éloignées.

Là, c'étaient eux qui étaient venus à elle, vigilants sans être effrayés, comme s'ils sortaient de son enfance, enfin disposés à croire en ses intentions paci-fiques.

Ils auraient d˚ se trouver plus prés de l'océan, dans les prairies derriére les séquoias, o˘ l'herbe était luxuriante et verdie par les pluies hivernales, o˘ il faisait bon paître. Bien qu'ils ne fussent pas des étrangers à la forêt, leur présence en ces lieux, dans l'obscurité

pluvieuse précédant l'aube, était remarquable.

Puis elle en découvrit d'autres... un, deux, trois et plus encore... entre les arbres, loin derriére les premiers. Certains étaient à peine visibles dans les fourrés, mais elle estima leur nombre à une douzaine en tout, tous sur le qui-vive, comme figés au son d'une musique sylvestre inaudible pour l'oreille humaine.

Des éclairs illuminérent briévement le bosquet. Les élans étaient bien plus nombreux qu'elle ne l'avait cru.

Dans le brouillard et les fougéres, au milieu des fleurs rouges des rhododendrons, révélés par des feuilles frémissantes de lumiére. Têtes dressées, la vapeur de leur souffle s'échappant de naseaux noirs. Les yeux fixés sur elle.

Elle regarda la route.

Le tueur avait renoncé à faire tourner le moteur. Il passa une vitesse, et la Honda se mit à reculer sur la chaussée légérement bombée.

Aprés un dernier regard aux élans, Chyna sortit de la rangée de séquoias.

Le tueur braqua à droite, laissant la voiture entraînée par son élan reculer en demi-cercle jusqu'à ce qu'elle soit face à la pente.

Chyna rejoignit la route à travers les fougéres épar-ses et les touffes d'herbes. La faiblesse dans ses jambes avait disparu, et son accés d'indécision était passé.

Sous la conduite du tueur, la Honda recula sur le bas-côté droit.

Chyna pouvait foncer vers lui, lui tirer dessus dans la voiture, ou lorsqu'il en descendrait. Mais il la verrait arriver. Comme elle n'aurait aucune chance de conserver l'avantage de la surprise, il faudrait le tuer sur le coup, ce qui ne profiterait pas à Ariel, parce que, avec ce salaud réduit à l'état de cadavre, il faudrait encore chercher la cachette de la jeune fille. Et on risquait de ne jamais la retrouver. En outre, ce malade avait probablement un flingue sur lui et, si cela virait au duel, il gagnerait, parce qu'il avait bien plus de pratique qu'elle... et plus d'audace.

Elle n'avait personne vers qui se tourner. Comme dans son enfance.

Dépêche-toi de te mettre hors de sa vue. Pas de précipitation. Attends l'instant idéal pour la confrontation.

De nouveaux éclairs, et un long fracas de tonnérre comme si d'énormes structures s'effondraient dans le ciel de la nuit.

Le camping-car.

Oh ! mon Dieu !

La portiére du conducteur était ouverte.

Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu !

Elle ne pouvait pas.

Il le fallait.

En bas, dans un froissement de tôles abîmées, la Honda s'arrêtait.

Chyna avait le revolver. Cela faisait toute la différence. Elle était en sécurité avec l'arme.

qui sinon moi va sauver cette fille cachée dans une cave, cette fille en train de m˚rir pour cette foutue saloperie d'ordure, cette fille qui me ressemble ? qui s 'intéresse aux filles terrifiées se dissimulant au fond de placards ou sous des lits, qui s'y intéresse sinon des cafards gigotants ? qui sera là sinon moi, o˘ irai-je sinon là, pourquoi est-ce la seule possibilité... et, puisque la réponse est si évidente, pourquoi poser la question ?

La Honda s'immobilisa.

Le revolver pesant dans sa main, Chyna se hissa dans le camping-car et se glissa au volant. Elle fit pivoter le siége, se leva et fonça vers l'arriére au pas de course tout en murmurant: " Oh ! mon Dieu ! oh !

mon Dieu ! ", se répétant que cette entreprise complétement dingue était la seule solution, parce que cette fois elle avait le revolver.

Mais cette arme lui donnerait-elle un avantage suffisant le moment venu ?

Une confrontation ne serait peut-être pas nécessaire.

Elle avait l'intention de se cacher jusqu'à ce qu'ils arri-vent chez lui et qu'elle découvre o˘ la fille était séquestrée. Avec ces renseignements, elle pourrait aller trouver la police, et on pourrait coincer ce salaud et libérer Ariel et...

Et quoi ?

Eh bien, en sauvant cette fille, elle se sauverait ellemême. De quoi ? elle ne savait pas trés bien. D'une existence de pure survie ? D'un combat incessant et stérile pour comprendre ?

Dingue, c'était dingue, mais elle ne pouvait plus reculer à présent. Et, dans son coeur, elle savait que tout risquer était moins dingue que de mener une vie sans but plus élevé que de survivre.

Comme propulsée par les cognements de son coeur, elle se retrouva devant la porte fermée de sa chambre.

Mon Dieu !

Elle n'avait pas envie d'entrer là-dedans. Avec le cadavre de Laura. L'homme dans le placard. Le nécessaire à couture attendant son prochain emploi.

Mon Dieu !

Mais c'était la seule cachette possible: elle ouvrit la porte, entra, referma la porte derriére elle, se glissa à

gauche dans l'obscurité palpable et se colla à la paroi.

Peut-être ne rentrerait-il pas directement chez lui.

Et s'il s'arrêtait avant pour jeter un coup d'oeil à ses trophées ?

Elle le tuerait dés qu'il franchirait le seuil. Elle lui viderait son chargeur dessus. Ne pas prendre de risques.

Lui éliminé, on pouvait ne jamais retrouver Ariel.

Ou on risquait de la découvrir trop tard, morte de faim, une mort atroce.

Mais si le tueur entrait dans la chambre, elle ne donnerait pas dans la demi-mesure. Elle ne se contenterait pas de le blesser, afin de le maintenir en vie pour l'in-terrogatoire de la police, pas dans cet endroit exigu sous l'ombre de sa présence menaçante...

Phares éteints, essuie-glaces arrêtés, Edgler Vess est assis dans la voiture morte sur le bas-côté. Il réfléchit.

De nombreuses options s'offrent à lui. La vie est toujours un buffet débordant de surprises, un vaste smorgasbord grognant d'un choix infini de sensations et d'expériences à vous électriser les sens... mais jamais autant que maintenant. Il veut exploiter au maximum l'occasion qui se présente, en extraire la plus grande exaltation possible et les sensations les plus poignantes: pas de précipitation.

La chance lui a permis de l'apercevoir dans le rétroviseur: filant comme un daim sur la chaussée, hésitant devant la portiére ouverte du camping-car, puis se hissant à l'intérieur.

La femme de la Honda, certainement. En se faisant doubler, il a vu le pull rouge à travers le pare-brise.

Dans l'accident, elle a peut-être reçu un violent coup à la tête. Ou bien elle est étourdie, désorientée, effrayée. Cela expliquerait pourquoi elle ne vient pas lui demander de l'aide ou le prier de la conduire à la station-service la plus proche. Si elle a l'esprit confus, la décision irrationnelle de jouer les passagers clandestins dans le camping-car lui paraît peut-être parfaitement raisonnable.

Non, elle n'avait pas l'air de souffrir d'une blessure à la tête, ni d'être blessée tout court. Elle a traversé la route d'un pas assuré, sans tituber ni trébucher. A cette distance dans le rétroviseur, Vess n'aurait pas pu voir de sang même si elle avait saigné; mais il sait instinctivement qu'il n'y en avait pas.

Plus il réfléchit à la situation, plus il lui semble que l'accident était une mise en scéne.

Mais pourquoi ?

Si son mobile était le vol, elle lui aurait sauté dessus à l'instant o˘ il mettait le pied à terre.

En plus, il ne conduit pas un de ces palaces sur roues à trois cent mille dollars piéce, au clinquant séduisant pour les voleurs. Son camping-car a dix-sept ans d'‚ge et, même bien entretenu, il vaut cinquante mille dollars à tout casser. Cela paraît vain de bousiller une Honda relativement neuve pour piller le contenu d'un véhicule ancien peu susceptible de renfermer des trésors.

Il a laissé les clés sur le tableau de bord, et le moteur tourne. Elle se serait déjà enfuie si telle était son intention.

Et il est peu probable qu'une femme seule sur une route déserte en pleine nuit projette un vol. Son comportement ne correspond à aucun profil criminel.

Il est dérouté.

Profondément.

Le mystére touche rarement la vie simple de M. Vess. Il est des choses qu'on peut tuer et d'autres non. Certaines sont plus dures à achever que d'autres, ou bien plus drôles. Hurlements, pleurs, les deux à la fois, ses victimes se contentent parfois de trembler en silence, dans l'attente de l'issue fatale, comme si elles avaient passé leur vie entiére à attendre cette affreuse souffrance. Ainsi passent les jours... sans surprises, fleuve de sensations brutes sur lequel l'énigme fait rarement voile.

Mais cette femme au pull rouge est une énigme, plus mystérieuse et fascinante que tous ceux dont M. Vess a pu croiser le chemin. Il a du mal à imaginer les expériences qu'elle peut lui procurer, et la perspective de tant de nouveauté l'excite.

Il descend de la Honda et ferme la portiére.

Il reste un instant à contempler la forêt sous la pluie froide, espérant paraître ne se douter de rien si la femme l'observe du camping-car. Peut-être se demande-t-il ce qui est arrivé au conducteur de la Honda ? Peut-être qu'en bon citoyen il se soucie de son état et envisage de fouiller les bois.

Des éclairs zébrent le ciel, blancs et déchiquetés comme des squelettes en pleine course. Les grondements de tonnerre sont si violents qu'ils font vibrer les os de M. Vess, une sensation des plus agréables.

Indifférents à l'orage, plusieurs élans jaillissent soudain de la forêt, dérivent entre les arbres et les fougéres. Ils se meuvent avec une gr‚ce majestueuse, dans le silence presque irréel de l'écho du tonnerre, les yeux brillants dans la lueur des phares. Ils ont plus l'air d'apparitions que d'animaux réels.

Deux, cinq, sept et plus encore. Certains s'arrêtent net comme s'ils prenaient la pose, d'autres vont plus loin puis se figent à leur tour, au moins une douzaine d'élans immobiles qui, tous, le fixent.

Ils sont d'une beauté surnaturelle et les tuer lui apporterait une énorme satisfaction. S'il avait un de ses fusils à portée de main, il en tuerait le plus possible avant qu'ils ne prennent la fuite.

C'est jeune garçon qu'il a commencé son travail avec les animaux. En fait, il s'est d'abord attaqué aux insectes, pour rapidement passer aux tortues et aux lézards, puis aux chats et aux plus grosses espéces.

Adolescent, une fois son permis de conduire en poche, il a rôdé sur des petites routes la nuit et à l'aube avant l'école, tirant sur des daims lorsqu'il en repérait, sur des chiens errants, des vaches, voire des chevaux dans des enclos lorsqu'il était s˚r de ne pas se faire prendre.

Il a une bouffée de nostalgie à la pensée de rater ces élans. La vue de leur sang intensifierait le rouge du sien et ferait chanter ses artéres.

Bien que généralement réticents et facilement effrayés, les élans le regardent froidement dans les yeux. Ils n'ont l'air ni inquiets, ni prêts à s'enfuir. Leur franchise lui paraît étrange; et, pour une fois, il est mal à l'aise.

quoi qu'il en soit, la femme au pull rouge l'attend, et elle est plus intéressante que tous les élans de la terre. Il n'est plus un enfant maintenant, et sa quête d'expériences intenses ne peut être conduite de maniére satisfaisante sur les chemins détournés du passé. Voilà longtemps qu'il a mis les enfantillages de côté.

Il revient au camping-car.

La femme n'est assise ni à sa place, ni sur le siége avant.

En s'installant au volant, il jette un coup d'oeil derriére lui, mais ne voit aucun signe de sa présence ni dans le coin-salon, ni dans le coin-repas. Le petit couloir du fond paraît désert lui aussi.

Les yeux sur le rétroviseur, il ouvre le vide-poches équipé d'un couvercle à tambour entre les siéges. Son pistolet est là o˘ il l'a laissé, sans silencieux.

Pistolet en main, il pivote sur son siége, se léve et se dirige vers la kitchenette et le coin-repas. Le couteau à viande, trouvé sur la piste de la station-service, est toujours sur le comptoir. Il ouvre le placard à gauche du four: le Mossberg calibre 12 est là o˘ il l'a rangé

aprés avoir tué les deux employés.

Il ignore si elle a une arme. De loin, il n'a pas pu voir si elle avait les mains vides ou, tout aussi important, si elle était suffisamment jolie pour qu'il soit plaisant de la tuer.

Il contourne prudemment le coin-repas, juste avant les marches de la porte arriére. Elle n'est pas non plus recroquevillée là-dedans.

Le couloir.

Le bruit de la pluie. Le moteur qui tourne au ralenti.

Il ouvre la porte de la salle de bains, brusquement, conscient qu'il est impossible de se dissimuler dans cette boîte de conserve sur roues. Rien d'anormal dans l'espace exigu, pas l'ombre d'une passagére clandestine sur le trône, ni dans la cabine de douche.

Le petit placard avec sa porte à glissiére: elle ne s'y trouve pas non plus.

Il ne lui reste qu'une piéce à fouiller: la chambre.

Vess se plante devant cette derniére porte close, positivement enchanté à la pensée de la femme blottie là-dedans, inconsciente de la présence de ceux qui par-tagent sa cachette.

Pas de rai de lumiére sur le seuil, ni autour du chambranle; elle est donc entrée dans l'obscurité. A l'évidence, elle n'a pas découvert la belle endormie sur le lit.

Peut-être qu'en t‚tonnant dans le noir elle a découvert la porte en accordéon du placard. Peut-être que si Vess ouvre cette porte de chambre, elle va repousser en même temps les plis de vinyle pour tenter de se glisser silencieusement dans le placard, tout cela pour se retrouver nez à nez avec une étrange forme froide à

la place de chemises sport.

M. Vess est amusé.

La tentation d'ouvrir la porte en grand est presque irrésistible: la voir s'écarter du cadavre du placard, rebondir contre le lit, s'écarter de la morte, hurlant d'abord à la vue du visage cousu du garçon, puis de la fille menottée, et enfin de Vess soi-même, boule de flipper comique dans sa terreur...

Bien, mais aprés ce spectacle, il faudra immédiatement passer aux choses sérieuses. Il saura vite qui elle est ce qu'elle cherche.

M. Vess s'aperçoit qu'il n'a pas envie de voir prendre fin cette trop rare expérience du mystére. Il trouve plus plaisant de prolonger le suspense et de savourer l'énigme.

Il commençait à se lasser de la monotonie de ses expéditions. Ces événements inattendus le galvanisent.

Jouer la partie de cette maniére implique certains risques, bien s˚r. Mais qui dit vivre intensément dit vivre dangereusement. Le danger est le moteur d'une existence intense.

Il s'éloigne sans bruit de la porte de la chambre.

Il entre bruyamment dans la salle de bains, pisse et tire la chasse pour faire croire à la femme qu'il n'est venu à l'arriére que pour satisfaire un besoin naturel.

Si elle se pense toujours ignorée, elle poursuivra l'objectif qui l'a amenée ici, et il sera intéressant de voir ce qu'elle fait.

Il repart vers l'avant, s'arrête dans la kitchenette pour prendre du café br˚lant dans le Thermos sur le comptoir prés des plaques de cuisson. Il allume aussi deux lampes pour clairement voir l'intérieur dans son rétroviseur.

De nouveau installé au volant, il sirote son café. IL

est br˚lant, noir et amer, juste comme il l'aime. Il glisse la tasse dans le support accroché au tableau de bord.

Il pose le pistolet dans le vide-poches entre les deux siéges, crosse en l'air, sans mettre le cran de s˚reté. Il pourra ainsi s'en saisir en une seconde, virer sur son siége, tirer sur la femme avant qu'elle n'ait le temps de s'approcher... sans perdre le contrôle du camping-car.

Mais elle n'essaiera pas de l'attaquer, du moins pas si vite. Si l'attaquer était son intention premiére, elle l'aurait déjà fait.

…trange.

-Pourquoi ? Et maintenant quoi ? dit-il tout haut, jouissant du suspense de sa situation particuliére. Et maintenant quoi ? que va-t-il se passer? Surprise !

surprise !

Il boit une autre gorgée de café. Son arôme lui rappelle le craquant d'un toast br˚lé.

Dehors, les élans ont disparu.

Une nuit de mystéres.

Le vent gonfle et fouette les longues frondes des fougéres. Telles des manifestations de violence, les fleurs de rhododendrons luisantes d'eau éclaboussent la nuit.

La forêt se dresse intacte. La puissance du temps est emmagasinée dans ces massives formes sombres et verticales.

M. Vess rel‚che le frein à main. Démarre.

Il double la Honda accidentée, jette un coup d'oeil dans son rétroviseur intérieur. La porte de la chambre reste close. La femme se cache.

Maintenant qu'il roule, la passagére clandestine va peut-être se risquer à allumer une lampe et faire ainsi la connaissance de ses colocataires.

M. Vess sourit.

De toutes les expéditions qu'il a menées, c'est la plus intéressante et la plus exaltante. Et elle est loin d'être terminée.

Chyna était assise par terre dans l'obscurité. Adossée au mur. Le revolver à ses côtés:

Elle était intacte et vivante.

" Chyna Shepherd, intacte et vivante ", murmura-t-elle, et c'était à la fois une priére et une vieille plaisanterie.

Durant toute son enfance, elle avait sincérement prié

pour cette double bénédiction, sa vertu et sa vie, psalmodiant des priéres souvent aussi incohérentes que frénétiques. Elle avait fini par craindre que, las de ses incessantes supplications désespérées pour qu'Il la délivre, las de son incapacité de prendre soin d'elle-même et d'éviter les ennuis, Dieu ne décide qu'elle était arrivée au bout de son allocation de miséricorde divine. Dieu avait fort à faire, aprés tout, pour diriger l'univers, surveiller tant d'ivrognes et tant d'imbéciles, avec le diable occupé à faire du mal partout, les vol-cans en éruption, les marins perdus dans les tempêtes, les chutes de moineaux. A dix ou onze ans, par considération pour Son emploi du temps surchargé, elle avait résumé ses supplications incohérentes, dans les moments de terreur, à: " Dieu, ici Chyna Shepherd à...

remplir le blanc avec le nom de l'endroit voulu... Faites que je m'en sorte intacte et vivante. " Puis, certaine que Dieu connaissait trop bien ses prétentions à Son temps et à Sa miséricorde, elle avait réduit sa priére au minimum télégraphique: " Chyna Shepherd, intacte et vivante. " Dans les moments de crise, sous des lits ou perdue au fond de placards derriére des vêtements, ou encore dans des greniers tapissés de toiles d'araignée sentant la poussiére et le bois brut, ou, une fois, aplatie dans de la merde de rat sous une maison délabrée, elle avait murmuré ces cinq mots, ou plutôt les avait psalmodiés silencieusement, sans se lasser, Chyna-Shepherd-intacte-et-vivante, les récitant sans rel‚che, non parce qu'elle craignait que Dieu, pris par d'autres occupations, ne puisse l'entendre, mais pour se rappeler qu'Il était là, avait reçu son message et finirait par prendre soin d'elle si elle faisait preuve de patience. Et quand chaque crise était passée, quand le flot noir de la terreur reculait, quand son coeur bredouillant se remettait enfin à battre réguliérement et calmement, elle répétait ces cinq mots encore une fois, mais avec une inflexion différente, sur le ton d'un compte rendu indispensable, Chyna-Shepherd-intacte-et-vivante, un peu comme un marin en temps de guerre rend compte à son capitaine aprés que le bateau a survécu au mitraillage nourri d'avions ennemis: " Tout l'équipage répond à l'appel "; et elle disait sa gratitude à Dieu avec ces cinq mêmes mots, convaincue qu'Il percevrait la différence d'inflexion et qu'Il comprendrait. C'était devenu une petite blague pour elle, et parfois elle accompagnait même le rapport d'un salut, ce qui lui paraissait acceptable, parce qu'elle s'était dit qu'étant Dieu, Dieu ne devait pas manquer d'humour.

" Chyna Shepherd, intacte et vivante. "

Cette fois, de la chambre du camping-car, c'était à

la fois un compte rendu de sa survie et une priére fer-vente pour échapper à toutes les brutalités susceptibles de suivre.

" Chyna Shepherd, intacte et vivante. "

Petite fille, elle détestait son nom... sauf lorsqu'elle priait pour survivre. Ce nom de pays mal orthographié, stupide et frivole... qu'elle était incapable de défendre devant les taquineries des autres enfants. Sa mére s'ap-pelant Anne, un prénom si simple, ce choix de Chyna paraissait non seulement frivole mais dénué de tact, voire méchant. Pendant presque toute sa grossesse, Anne avait vécu dans une communauté de défenseurs extrémistes de l'environnement, une cellule de la tristement célébre Armée de la Terre, qui jugeait tout degré

de violence justifiable pour la défense de la nature. Ils avaient hérissé des arbres de pointes métalliques dans l'espoir que des b˚cherons perdraient leurs mains dans des accidents avec leurs scies électriques. Ils avaient br˚lé deux usines de conditionnement de viande, avec leurs pauvres gardiens, saboté le matériel de construction de nouveaux lotissements empiétant sur des champs et tué un savant de Stanford parce qu'ils désap-prouvaient son utilisation d'animaux dans ses expériences de laboratoire. Sous l'influence de ces amis, Anne Shepherd avait envisagé de nombreux prénoms pour sa fille: Jacinthe, Prairie, Océan, Ciel, Neige, Pluie, Feuille, Papillon... Toutefois, au moment de la naissance, elle avait quitté l'Armée de la Terre. Elle prénomma donc sa fille en pensant à la Chine et, un jour, le lui expliqua: " Tu vois, chérie, j'ai compris tout à coup que la Chine était la seule société juste sur terre, et cela m'a paru un bon choix. " Elle n'avait jamais pu se rappeler pourquoi elle avait remplacé le i par un y... Il faut dire que, travaillant à l'époque dans un labo de méthamphétamine, elle emballait le speed en doses abordables de cinq dollars et testait la marchandise suffisamment souvent pour se retrouver avec quelques trous de mémoire.

Enfant, Chyna n'aimait son prénom que lorsqu'elle priait pour que Dieu la délivre: elle se disait qu'II se souviendrait d'elle plus facilement, qu'Il ne la confon-drait pas avec les millions de Mary, Caroline, Heather, Tracy et Jane.

Maintenant son prénom ne lui faisait plus ni chaud ni froid. C'était juste un prénom comme un autre.

Elle avait appris que la personne qu'elle était, la vraie personne, n'avait rien à voir avec son prénom et pas grand-chose à voir non plus avec la vie qu'elle avait menée auprés de sa mére pendant seize ans. On ne pouvait pas la tenir responsable des haines et passions horribles dont elle avait été le témoin, ni des obscénités qu'elle avait entendues, ni des crimes qu'elle avait vu commettre, ni des choses que certains des amis de sa mére avaient réclamées d'elle. Elle n'était définie ni par un prénom, ni par une expérience hon-teuse; elle se constituait de rêves et d'espoirs, d'aspirations, de respect de soi et de persévérance. Elle n'était pas de l'argile entre les mains d'autrui, mais un roc, et de ses propres doigts déterminés, elle était capable de sculpter sa personnalité comme elle le voulait.

Elle n'avait compris cela que douze mois plus tôt, à

vingt-cinq ans. Cette prise de conscience lui était venue lentement, comme une parcelle de terre nue se couvre progressivement de plantes rampantes jusqu'à ce qu'un jour, comme par miracle, la terre brune disparaisse sous des feuilles vert émeraude et de minuscules fleurs bleues. Un savoir précieux paraissait toujours acquis au prix de colossales difficultés... qui semblaient si minuscules rétrospectivement.

Le vieux camping-car avançait dans la nuit, grinçant comme une porte longtemps scellée, faisant tic-tac comme une horloge rouillée trop corrodée pour enregistrer fidélement toutes les secondes, progressait vers l'aube.

Dingue. C'était dingue d'entreprendre ce voyage.

Mais sinon elle n'avait nulle part o˘ aller.

Voilà ce sur quoi sa vie entiére débouchait. L'intré-pidité ne se limitait ni aux champs de bataille... ni aux hommes.

Chyna avait froid, elle était trempée et effrayée...

mais étrangement, pour la premiére fois de sa vie, elle se sentait en paix avec elle-même.

-Ariel, dit-elle doucement, une fille dans l'obscurité en rassurant une autre.

M. Vess sort des séquoias dans un crachin d'aube, d'abord gris acier puis un peu plus p‚le, traverse des prairies côtiéres du même morne éclat métallique que le ciel, retrouve la route 101, passe dans d'autres forêts, de pins et d'épicéas cette fois, sort du comté de Humbolt, entre dans celui de Del Norte, une région encore plus isolée, et finit par quitter la 101 pour une route se dirigeant vers le nord-nord-est.

Au début, il jette de fréquents coups d'oeil dans le rétroviseur, mais la porte de la chambre ne s'ouvre pas: la femme semble à l'aise en compagnie des cadavres ou, peut-être, dans son ignorance de leur présence.

Dans sa retraite, du contre-plaqué scellé sur la fenêtre l'empêche de voir les premiéres lueurs de l'aube.

Vess conduit superbement bien et vite, même par mauvais temps. C'est ce qu'on aime faire qu'on fait le mieux: voilà pourquoi il est tellement doué pour tuer et pourquoi il associe cette passion à son amour de la conduite au lieu de se restreindre à chasser ses proies dans un rayon raisonnable autour de chez lui.

Sur cette route au décor toujours changeant, Edgler Vess est le réceptacle d'un influx constant de sensations visuelles neuves. Et, bien s˚r, pour qui a les sens aussi exquisément affinés que lui et une capacité d'en jouer comme d'hologrammes, un beau panorama peut aussi être un son musical. Un parfum humé par la vitre ouverte cesse d'être seulement une expérience olfac-tive pour devenir aussi tactile: le doux parfum du lilas... un souffle féminin chaud sur la peau. Bien calé

dans son siége, il voyage à travers un océan de sensations qui le submerge comme l'eau, la coque d'un sous-marin dans les profondeurs.

Il traverse la frontiére de l'Oregon. Les montagnes viennent à lui pour l'entraîner dans leurs forteresses.

Sur les versants, les groupes d'arbres sont plus gris que verts sous la pluie tenace, et cette vision lui donne l'impression de mordre dans un morceau de glace, dur sous ses dents, au go˚t légérement métallique mais agréable, et cruellement froid contre ses lévres.

Il ne regarde plus que rarement dans son rétroviseur.

La femme est un mystére, et on n'élucide pas les mystéres de cette nature par le seul désir de les résoudre.

Elle finira par se révéler, et l'intensité de l'expérience dépendra de son objectif et de ses secrets.

L'attente est délicieuse.

Pendant les derniéres heures du trajet, il n'allume pas la radio, non qu'il craigne que la musique ne lui masque la progression furtive de la femme à l'arriére, mais parce qu'il l'écoute rarement en conduisant. Sa mémoire est une vaste sonothéque de ses morceaux musicaux préférés: les cris, les gémissements, les murmures suppliants, les hurlements aussi fins qu'une feuille de papier, les sanglots implorants, les propositions érotiques de l'ultime désespoir.

En quittant l'autoroute pour la départementale, il se rappelle Sarah Templeton dans sa cabine de douche, ses hurlements et ses haut-le-coeur étouffés par l'éponge à vaisselle verte qu'il lui a enfoncée dans la bouche et les deux bouts de ruban adhésif qui lui scel-lent les lévres. Aucun programme musical, d'Elton John à Garth Brooks, de Pearl Jam à Sheryl Crow, de Mozart à Beethoven, n'est comparable à ce divertissement intérieur.

Il suit la départementale balayée de pluie jusqu'à

l'entrée de son allée privée. Cette derniére est fermée par un portail flanqué de bosquets de pins et de buissons de ronces.

Ensemble de tubes en acier hérissés de barbelés, entre deux piliers d'acier inoxydable lestés de béton, cette porte s'ouvre vers la gauche au moyen d'une commande à distance. M. Vess presse un bouton et admire la majesté du mouvement.

Il franchit le portail, s'arrête, baisse sa vitre et sort la télécommande pour le refermer. Il vérifie que tout se passe bien dans son rétroviseur latéral.

Son allée est presque aussi longue que celle de la maison de la famille Templeton, puisque sa propriété

couvre vingt-trois hectares à la lisiére d'un terrain inculte de plusieurs kilométres de long appartenant au gouvernement. Vess n'est pas aussi aisé que les Templeton; ici la terre a bien moins de valeur que dans la vallée de Napa.

Malgré l'absence de revêtement, l'allée est peu boueuse et le camping-car ne risque pas de s'enliser.

Sur le schiste argileux, la couche de terre est fine. Les amortisseurs en prennent un coup sur cette chaussée, mais, aprés tout, on est à la campagne, pas en ville.

Vess monte une côte douce entre deux hautes rangées de pins, d'épicéas et de sapins, puis la ligne des arbres recule un peu, et il passe la crête dénudée de la colline. La route redescend en une courbe gracieuse dans une petite vallée, avec la maison au bout, au pied de collines nimbées de brouillard matinal sous la pluie battante.

A la vue de son foyer, son coeur se gonfle. C'est là

que son Ariel l'attend patiemment.

Sa maison d'un étage est petite mais solidement construite de rondins liés au ciment. Le bois est presque noir sous ses couches successives de poix, et le temps a donné une teinte brun tabac au ciment, tache-tée du beige et du gris des réparations récentes.

La maison a été construite à la fin des années 1920

par le propriétaire d'une exploitation forestiére familiale, longtemps avant que le gouvernement ne ban-nisse ce genre d'activité des terrains publics environnants. L'électricité a été installée dans les années 1940.

Voilà six ans qu'Edgler Vess est propriétaire de la maison. Il a refait l'installation électrique, amélioré la plomberie, agrandi la salle de bains du premier étage.

Et, tout seul, bien entendu, il s'est chargé des travaux secrets de réaménagement du sous-sol.

Certains jugeraient la propriété isolée, trop éloignée d'un supermarché ou d'un cinéma multiplex. Mais pour M. Vess, dont la plupart des voisins seraient incapables de comprendre les plaisirs, l'isolement relatif est la condition sine qua non lorsqu'il investit dans un bien immobilier.

Toutefois, par un aprés-midi ou par un soir d'été, assis sous le porche dans le rocking-chair en bois courbé devant la vaste cour et les hectares de fleurs des champs des prairies défrichées par le b˚cheron et ses fils, ou les yeux fixés sur l'étendue des étoiles, l'homme le plus faible, le plus humble et le plus citadin finirait par reconnaître que cet isolement a son charme.

Par beau temps, M. Vess aime bien dîner et boire une ou deux biéres sous le porche. Dés que le silence des montagnes devient pesant, il s'autorise à entendre les voix de ceux qu'il a enterrés dans la prairie: leurs supplications et leurs lamentations, la musique qu'il préfére à tout programme radiophonique.

Outre la maison, il y a une petite grange qui servait d'écurie à l'ancien propriétaire aussi éleveur de chevaux. Un b‚timent de bardeaux traditionnel sur des fondations en béton et un soubassement en moellons; le vent, la pluie et le soleil ont depuis longtemps déposé une patine argentée sur le cédre, que Vess trouve ravissante.

Comme il ne posséde pas de chevaux, l'écurie est devenue son garage. Mais, pour une fois, il s'arrête devant la maison: la femme est dans le camping-car, et il va bientôt falloir s'en occuper. Il vaut mieux se garer là pour la surveiller de la maison et attendre la suite des événements.

Il jette un coup d'oeil dans son rétroviseur.

Toujours aucun signe d'elle.

Coupant le moteur mais pas les essuie-glaces, Vess attend que ses gardiens fassent leur apparition. Cette matinée de fin mars est animée par une pluie oblique et des rafales de vent, mais rien ne bouge de son propre gré.

Ses gardiens ont appris à ne pas systématiquement attaquer un véhicule, voire à prendre leur temps avec les intrus à pied, pour mieux les attirer dans un cul-de-sac. Ils savent que la ruse est aussi importante que la fureur débridée, que les assauts les plus réussis sont précédés de silences, d'immobilités calculées pour endormir la méfiance de la proie.

La premiére tête noire apparaît, élancée comme une balle malgré ses oreilles dressées, collée au sol à l'arriére de la maison. Le chien hésite à révéler davantage de lui-même: il s'assure d'abord de bien comprendre la situation.

-Brave bête, murmure Vess.

A l'angle de la grange, entre les bardeaux de cédre et le tronc d'un érable dénudé par l'hiver, un autre chien apparaît. L'ombre d'une ombre sous la pluie.

Vess n'aurait jamais remarqué ces sentinelles s'il n'avait su o˘ les chercher. Leur sang-froid est remarquable, un hommage à ses dons de dresseur.

Deux autres chiens doivent être tapis ailleurs, derriére le camping-car, ou bien en train de ramper sous des buissons. Ce sont tous des dobermans, de cinq et six ans, dans la fleur de l'‚ge.

Vess ne leur a ni taillé les oreilles ni écourté la queue, comme on le fait généralement pour cette race, car il se sent des affinités avec les prédateurs de la nature. Il est capable d'une perception du monde égale à celle qu'il attribue aux animaux. Leur nature, leurs besoins élémentaires, l'importance de la sensation brute: ils ont une parenté.

Le chien posté à l'arriére de la maison se montre, et celui de la grange émerge de l'ombre des branches noires de l'érable. Un troisiéme doberman se dresse derriére la souche massive à moitié pétrifiée et envahie de houx d'un cédre dans la cour latérale.

Ils connaissent le camping-car. Sans être leur point fort, leur vue est probablement suffisante pour leur permettre de distinguer leur maître à travers le pare-brise.

Avec un odorat vingt mille fois plus développé que celui de l'humain moyen, ils ont sans aucun doute détecté son odeur malgré la pluie et les parois du camping-car. Mais ils ne remuent pas la queue et ne trahis-sent leur joie en aucune façon parce qu'ils sont encore de garde.

Le quatriéme chien reste caché, mais les trois premiers s'approchent prudemment de Vess à travers la pluie et le brouillard. Tête dressée, oreilles pointées.

Leur silence discipliné et leur indifférence à l'orage lui rappellent le troupeau d'élans dans le bois de séquoias, étrangement absorbés, intenses. La grande différence, bien s˚r, c'est que, en cas de confrontation avec tout autre que leur maître bien-aimé, ces créatures ne réagiraient pas avec la timidité de l'élan, mais arra-cheraient la gorge du malheureux imprudent.

Bien qu'elle ne l'e˚t pas cru possible, Chyna avait fini par s'endormir, bercée par le bourdonnement des pneus du camping-car. Elle rêva de maisons inconnues dont la disposition des piéces ne cessait de se modifier; un occupant avide et affamé vivait à l'intérieur des murs et, la nuit, lui parlait à travers les grilles de ventilation et les prises électriques, lui murmurait ses besoins.

Le coup de freins la réveilla. Elle comprit aussitôt que le camping-car s'était déjà arrêté briévement quelques minutes avant; depuis, elle n'avait que somnolé.

Bien que le danger ne soit pas immédiat, elle saisit le revolver par terre à côté d'elle, se redressa et s'adossa au mur, tendue, tous les sens en éveil.

Elle sut à l'inclinaison du plancher et au bruit labo-rieux du moteur qu'ils gravissaient une côte. Puis ils passérent le sommet et redescendirent. Ils s'arrêtérent de nouveau, et on coupa le moteur.

La pluie sur le toit.

Chyna attendit des pas.

Elle se savait réveillée, mais elle avait l'impression de rêver, figée dans l'obscurité, le susurrement de la pluie ressemblant à des murmures dans des murs.

M. Vess prend le temps d'enfiler son imperméable et de glisser son Heckler & Koch P7 dans une des poches. Il retire le fusil à pompe du placard de la kitchenette, au cas o˘ la femme fouillerait aprés son départ. Il éteint les lumiéres.

Lorsqu'il descend de son camping-car, indifférent à

la pluie froide, les trois gros chiens s'avancent vers lui, puis le quatriéme émerge de l'arriére du véhicule. Ils frissonnent tous du plaisir de le revoir, mais ils se sur-veillent encore, de peur qu'on ne les accuse de négliger leurs obligations.

Juste avant cette expédition, M. Vess les a mis en mode attaque en leur disant le mot: Nietzsche. Ils res-teront prêts à tuer quiconque s'introduit dans la propriété jusqu'à ce qu'il leur dise: " Seuss ", aprés quoi ils seront aussi affables que n'importe quel groupe de clebs sociables... sauf, bien entendu, si quelqu'un a la mauvaise idée de menacer leur maître.

Aprés avoir appuyé son fusil à pompe contre le camping-car, il tend les mains aux chiens. Ils se pressent autour de lui pour sentir ses doigts. Ils reniflent, halé-tent, léchent et léchent encore... Comme il leur a manqué !

Lorsqu'il s'accroupit pour se mettre à leur niveau, ils ne se tiennent plus de joie. Leurs oreilles frémissent, des frissons de joie pure parcourent leurs flancs minces, et ils gémissent doucement de bonheur, en se collant tous jalousement à lui, pour qu'il les touche, les caresse, les gratte.

Ils vivent dans un énorme chenil à l'arriére de la grange, dont ils entrent et sortent à volonté. Il est chauffé électriquement par temps froid pour garantir leur confort et leur bonne santé.

-Bonjour, Munster. Comment ça va, Liederkranz ? Tilsiter, mon gars, tu as l'air d'un vrai petit salopard. Et toi, Limburger, mon bon chien ? En voilà

un bon chien !

A la mention de son nom, chacun se gonfle tellement de joie qu'il roulerait sur le dos pour offrir son ventre, battrait l'air de ses pattes et sourirait à la mort...

s'il n'était encore de garde. Cette lutte entre le dressage et la nature en chaque animal, cette douce torture qui en fait pisser deux de frustration nerveuse est un des plaisirs de Vess.

Dans le chenil, il a bricolé des distributeurs électriques qui, en son absence, livrent automatiquement des portions calibrées de p‚tée à chaque doberman. L'horloge du systéme est munie d'une pile de secours pour pallier les coupures de courant de courte durée. En cas de panne plus longue, les chiens peuvent toujours chasser pour se sustenter; les prairies environnantes four-millent de mulots, lapins et écureuils, et les dobermans sont de féroces prédateurs. Leur abreuvoir est alimenté

par un goutte-à-goutte, mais, s il s'arrête, il leur reste toujours la source voisine.

La plupart des expéditions de M. Vess sont des week-ends de trois jours, excédent rarement cinq journées, et les chiens bénéficient d'une autonomie alimen-taire de dix jours sans compter le gibier des prairies.

Ils constituent un systéme de sécurité efficace et fiable: jamais de panne ni de circuit ni de détecteur de mouvements, jamais de contact magnétique corrodé...

et jamais de fausses alertes.

Oh ! et comme ces bêtes l'aiment, sans réserve et loyalement, comme aucune puce électronique, aucun c‚ble, aucune caméra, aucun détecteur de chaleur à

infrarouge ne le pourra jamais. Sentant les taches de sang sur son jean et sa veste, ils fourrent leurs têtes luisantes sous son imperméable ouvert, oreilles aplaties, reniflant avidement à présent, détectant l'odeur de sang mais aussi celle de terreur dégagée par ses victimes lorsqu'elles étaient entre ses mains, leur souffrance, leur impuissance, le rapport sexuel qu'il a eu avec la dénommée Laura. Ce mélange d'odeurs ‚cres les excite et accroît leur respect pour Vess. Il leur a appris à ne pas tuer que pour se défendre et pour se nourrir; avec un sang-froid à toute épreuve, ils tuent à

présent pour le plaisir sauvage de la chose, pour satisfaire leur maître. Ils sont parfaitement conscients que ce dernier est capable d'une sauvagerie égale à la leur.

Et, contrairement à eux, il n'a jamais eu besoin d'ap-prendre. Leur immense respect pour Edgler Vess monte en fléche, et ils geignent doucement, frémissent et font rouler leurs yeux mélancoliques dans une adoration craintive.

M. Vess se redresse. Il ramasse le fusil à pompe et claque la portiére du camping-car.

Les chiens bondissent à ses côtés, non sans rester à

l'aff˚t de toute menace contre leur maître.

A voix basse, pour que la femme à l'intérieur ne puisse l'entendre, il dit:

-Seuss.

Les chiens se figent, le regardent, tête inclinée.

-Seuss, répéte-t-il.

Les quatre dobermans ne sont plus en mode attaque: ils ne mettront plus automatiquement en piéces quiconque s'aventurera dans la propriété. Ils se secouent, comme pour se délivrer de la tension, puis tournent en rond, un peu désemparés, reniflant l'herbe et les roues avant du camping-car.

Ils sont comme des tueurs de la mafia qui, aprés leurs exécutions, seraient tout décontenancés de se retrouver réincarnés dans la peau de comptables.

Bien entendu, si un visiteur s'avisait de faire du mal à leur maître, ils se rueraient à sa défense, qu'il ait ou non le temps de crier le mot " Nietzsche ". Le résultat ne serait pas beau à voir.

Ils sont dressés pour sauter d'abord à la gorge. Puis ils attaquent le visage afin de susciter un maximum de terreur et de douleur... ils mordent les yeux, le nez, les lévres. Puis l'entrejambe. Ensuite le ventre. Ils ne tournent pas les talons aprés avoir tué; ils s'occupent un moment de leur proie, une fois qu'ils l'ont jetée à

terre, jusqu'à ce qu'ils soient s˚rs d'avoir terminé leur travail.

Même un homme armé d'un fusil à pompe ne pourrait pas les exterminer sans qu'au moins l'un d'eux réussisse à lui enfoncer les crocs dans la gorge. Un coup de feu ne les éloignera pas et ne les fera même pas tiquer. Rien ne peut les effrayer. L'agresseur hypothétique au fusil à pompe ne réussirait probablement à

n'en descendre que deux avant que les deux autres ne lui réglent son compte.

-Couchés, dit M. Vess.

Ce simple mot donne l'ordre aux chiens de regagner leur chenil, et ils s'élancent aussitôt vers la grange.

Sans aboyer, car il les a dressés au silence.

Ordinairement, il les autoriserait à rester avec lui, à

jouir de sa compagnie, à passer la journée dans la maison, puis à s'empiler sur son corps comme un couvre-lit noir et fauve lorsqu'il dort pour tuer l'aprés-midi. Il les cajolerait et les c‚linerait car, aprés tout, ils ont bien fait leur travail. Ils méritent leur récompense.

Mais la femme au pull rouge l'oblige à modifier ses habitudes. Si les chiens restent trop visibles, ils la gêneront, et elle risque de se tapir dans le camping-car, trop apeurée pour sortir.

Il faut lui donner suffisamment de liberté de manoeuvre. Ou du moins d'illusion de liberté.

Il est curieux de voir ce qu'elle va faire.

Elle doit avoir un objectif, un mobile pour s'être comportée de maniére aussi étrange. Tout le monde en a un.

Celui de M. Vess est de satisfaire tous les appétits qui surgissent, de partir en quête d'expériences encore plus monstrueuses, de s'immerger dans la sensation.

quel que soit l'objectif de la femme, Vess sait qu'en définitive il sera de servir le sien. Elle est une glorieuse diversité de sensations puissantes et exquises dans une enveloppe humaine, emballée pour son seul plaisir...

un peu comme une barre Hershey dans son emballage brun et argenté ou une saucisse Slim Jim bien calée dans son tube en plastique.

Le dernier des dobermans disparaît derriére la grange, dans le chenil.

M. Vess rejoint la vieille maison de rondins à travers la pelouse spongieuse, franchit le perron de moellons menant au porche. Il porte le Mossberg, mais il s'efforce de prendre l'air nonchalant, au cas o˘ la femme, sortie de la chambre, l'observerait par une fenêtre.

Le rocking-chair en bois tourné est rangé à l'abri jusqu'au retour du printemps.

Traînant une morve argentée sur les planches humides du porche, plusieurs escargots de début de saison testent l'air de leurs cornes translucides et gélatineuses, entraînant leurs coquilles en spirale vers d'étranges quêtes. M. Vess prend garde de ne pas leur marcher dessus.

Un mobile est suspendu à un angle du porche, au bord du toit en bois. Il est constitué de vingt-huit coquillages blancs, plutôt petits, certains avec de ravissants intérieurs nacrés; la plupart ont une forme en spirale, et tous sont exotiques.

Le mobile n'est pas un bon carillon éolien, parce que la plupart des notes qu'il produit sont en dessous du ton. Il l'accueille avec une rafale de cliquetis ato-naux, mais Vess sourit parce qu'il a une valeur... non pas sentimentale mais nostalgique pour lui.

Ce joli spécimen d'artisanat appartenait à une jeune habitante d'une banlieue de Seattle. Avocate, dans les trente-deux ans, elle gagnait suffisamment bien sa vie pour posséder une maison dans un quartier chic. Pour une personne coriace au point de réussir dans la jungle juridique, cette femme avait une chambre étonnante, de vraie gamine: froufrous, fanfreluches, lit à balda-quin avec un ciel-de-lit orné de dentelle et de franges, dessus-de-lit au motif de roses bordé de volants ami-donnés; des ours en peluche partout; des tableaux de cottages anglais disparaissant sous les volubilis et derriére les primevéres; et plusieurs mobiles en coquillage.

Il lui en avait fait, des choses excitantes dans ce décor ! Ensuite, il l'avait conduite dans le camping-car au sein d'endroits suffisamment isolés pour se livrer à

d'autres actes encore plus excitants. Elle avait demandé: Pourquoi ?... et il avait répondu: Parce que c'est mon occupation. Sa vérité et sa raison d'être.

M. Vess a oublié son nom, mais il se rappelle avec attendrissement plusieurs choses d'elle. Certaines parties de son anatomie étaient aussi nacrées, lisses et jolies que l'intérieur de ces coquillages cliquetants. Il a notamment gardé un souvenir vif de ses petites mains, presque aussi minces et délicates que celles d'un enfant.

Ses mains l'avaient fasciné. Enchanté. Il n'avait jamais senti la vulnérabilité d'un être aussi intensément que la sienne lorsqu'il tenait ses petites mains tremblantes mais fortes. Oh ! quel écolier en p‚moison il avait été devant ces mains !

En accrochant le mobile sous le porche, en hommage à l'avocate, il a ajouté une petite touche person-nelle. Ce détail pend à présent au bout d'une ficelle verte: l'index mince de la dame, réduit à l'état d'os mais encore indéniablement élégant, les trois phalanges cliquetant contre les petits coquillages, les éventails bivalves miniatures, les cornes et les minuscules spirales semblables aux coquilles des escargots.

Diling ! Diling !

Il ouvre la porte d'entrée et pénétre dans la maison.

Il referme la porte derriére lui sans donner de tour de clé, pour permettre à la femme d'entrer si elle le décide.

qui sait ce qu'elle va décider de faire ?

Déjà son comportement est aussi étonnant que mystérieux.

Elle l'excite.

Vess traverse l'entrée plongée dans la pénombre et prend l'étroit escalier fermé à sa gauche. Il monte les marches deux à deux, une main sur la rampe de chêne, jusqu'au premier étage. Un couloir court dessert deux chambres et une salle de bains. Sa chambre est à

gauche.

Il l‚che le Mossberg sur son lit et s'approche de la fenêtre orientée au sud. Il n'a pas besoin de repousser les rideaux bleus doublés de noir pour voir le camping-

car garé sur l'allée. Les deux panneaux plissés ne se chevauchent pas tout à fait; il lui suffit de jeter un coup d'oeil dans l'espace de cinq centimétres pour voir le véhicule dans son entier.

A moins qu'elle ne soit sortie du camping-car immédiatement à sa suite, ce qui est hautement improbable, la femme se trouve toujours à l'intérieur. Elle n'est pas à l'avant, visible à travers le pare-brise.

Il sort le pistolet de sa poche et le met sur la commode. Il retire son imperméable qu'il jette sur le couvre-lit en chenille du lit bordé au carré.

Il va de nouveau vérifier à la fenêtre... toujours aucun signe de la femme mystérieuse.

Il fonce dans la salle de bains, en face dans le couloir. Carrelage, murs, baignoire, lavabo, toilettes, tout est blanc avec accessoires en laiton poli aux boutons en céramique blanche elle aussi. Tout brille. Pas une seule trace importune sur le miroir.

M. Vess aime les salles de bains lumineuses et propres. Il y a longtemps, il a vécu à Chicago chez sa grand-mére: elle était incapable de maintenir sa salle de bains dans l'état immaculé propre à satisfaire ses critéres. Exaspéré, il avait fini par buter la vioque, en lui enfonçant un couteau dans le corps. Il était ‚gé de onze ans.

Passant une main derriére le rideau de la douche, il ouvre le robinet d'eau froide en grand. Comme il n'a pas l'intention de se laver maintenant, ce n'est pas la peine de gaspiller de l'eau chaude.

Il régle rapidement le jet de la pomme le plus fort possible. L'eau cogne contre la baignoire en fibre de verre, emplissant la salle de bains de roulements de tonnerre. Il sait par expérience que le son porte dans toute la petite maison; même avec le tambourinement de la pluie sur le toit, sa douche est bien plus bruyante que celle de Sarah Templeton, et on l'entendra d'en bas.

Un radioréveil est posé sur une étagére au-dessus des toilettes. Il l'allume et régle le volume.

La radio est branchée sur une station de Portland donnant des informations vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ordinairement, quand M. Vess se baigne et fait sa toilette, il aime écouter ce genre de programme, non qu'il s'intéresse aux derniéres nouvelles politiques ou culturelles, mais parce que, à l'heure actuelle, les bulletins parlent surtout des gens qui se mutilent et s'entre-tuent... guerre, terrorisme, viol, agression, meurtre. Et quand les gens ne sont pas capables de s'entre-tuer en nombre suffisant pour occuper les journalistes, la nature prend le relais avec une tornade, un ouragan, un gros tremblement de terre, ou une épidémie de bactéries dévoreuses de chair.

Parfois, en laissant les diverses nouvelles lui remémorer des souvenirs attendris de ses propres exploits meurtriers, il mesure combien il est lui-même une force de la nature: un ouragan, un violent orage, un astéroÔde fonçant à travers le vide sidéral vers la terre, le distillat de toute la férocité humaine dans un seul corps. Une puissance élémentaire. Cette pensée lui plaît.

En l'occurrence, les informations ne créeraient pas l'ambiance voulue. Il tourne le bouton jusqu'à ce qu'il tombe sur une station diffusant de la musique. Take the A Train, par Duke Ellington.

Parfait.

Le "big band" fait jaillir en lui le reflet de la lumiére dans des bulles de champagne à l'intérieur du cristal taillé d'une coupe, et cela lui rappelle l'odeur de citrons fraîchement coupés. Il sent la texture des notes dans l'air: certaines éclatent, d'autres rebondissent sur lui comme des centaines de petites balles en caoutchouc, et d'autres encore l'effleurent telles des feuilles craquantes d'automne soulevées par le vent: une musique trés tactile, exubérante et grisante.

La femme va être subtilement bercée par le tempo du swing. Il lui sera difficile de craindre le pire, de croire que quelque chose d'affreux puisse lui arriver sur un tel arriére-plan sonore.

Parfait.

Vess se rue à la fenêtre de sa chambre dont il ne s'est pas éloigné plus d'une minute.

La pluie bat contre la vitre, ruisselle.

Sur l'allée, le camping-car n'a pas bougé.

La femme doit encore être à l'intérieur. Elle ne va probablement pas jaillir du véhicule pour s'enfuir en courant; elle va certainement sortir prudemment, en hésitant à la portiére. Bien qu'elle ait peut-être eu le temps de sortir pendant que M. Vess était dans la salle de bains, elle doit être recroquevillée contre la portiére, essayant de se repérer, évaluant la situation. De sa position, il voit l'ensemble du véhicule, à l'exception d'angles morts à gauche et à l'arriére, mais la femme n'est pas visible.

-quand vous voudrez, madame Desmond, dit-il, faisant allusion au personnage de Gloria Swanson dans Le Boulevard du crépuscule.

Ce film lui a fait beaucoup d'effet lorsqu'il l'a vu pour la premiére fois à la télévision. A treize ans, au bout de plus d'un an d'assistance psychologique aprés le meurtre de sa grand-mére. Il avait intuitivement compris que Norma Desmond était censée être le méchant, que le scénariste et le metteur en scéne le voulaient ainsi... mais il l'avait admirée, adorée. Son égoÔsme était palpitant, son égocentrisme, héroÔque. Il n'avait jamais vu personnage plus vrai à l'écran. Voilà

quelle était la vraie nature humaine, derriére les faux semblants et l'hypocrisie, derriére toutes ces foutaises d'amour, de compassion, d'altruisme: ils étaient tous des Norma Desmond, mais ils se refusaient à l'admet-tre. Norma n'en avait rien à secouer des autres, et elle soumettait tout le monde à sa volonté de fer, alors qu'elle n'était plus ni jeune, ni belle, ni célébre, et lorsqu'elle se rendait compte qu'elle n'avait pas la prise voulue sur le personnage de William Holden, elle prenait un flingue et le descendait, un geste si puissant, si audacieux, que le jeune Edgler en avait été incapable de fermer l'oeil cette nuit-là. Il avait passé son temps à

se demander l'effet que cela ferait de rencontrer une femme aussi supérieure et aussi authentique que Norma Desmond... puis de la briser, de la tuer, de lui pomper toute la force de son égoÔsme pour la faire sienne.

Peut-être cette femme mystére est-elle un petit peu comme Norma Desmond. Elle est audacieuse, aucun doute là-dessus. Il ne voit pas du tout o˘ elle veut en venir, ni ce qu'elle trame; et lorsqu'il comprendra son mobile, peut-être ne ressemblera-t-elle en rien à Norma Desmond. Mais au moins elle apporte quelque chose de neuf et d'intéressant.

La pluie.

Le vent.

Le camping-car.

Take the A Train a laissé la place à String of Pearls.

Contre les rideaux bleus, M. Vess murmure doucement: " quand vous voudrez. "

Une fois le tueur descendu du camping-car et la portiére claquée, Chyna avait longtemps attendu dans l'obscurité de la chambre au son de la berceuse à une note de la pluie.

Par prudence. …couter. Attendre. Etre s˚re. Absolument s˚re.

A ce moment-là, elle avait d˚ admettre que le courage lui manquait. Ses vêtements étaient pratiquement secs, maintenant, mais elle avait encore froid, et la source de ses frissons était la glace du doute dans ses entrailles.

Le mangeur d'araignées était parti. Il valait bien mieux rester dans le noir avec deux cadavres que de se risquer dehors et de tomber de nouveau sur lui. Il reviendrait, cette chambre n'avait rien d'une cachette s˚re, mais, pour l'instant, ce qu'elle ressentait prenait le pas sur ce qu'elle savait.

Une fois sortie de sa paralysie, elle se mut avec un abandon téméraire, comme si la moindre hésitation devait la plonger dans une autre paralysie plus grave, insurmontable cette fois.

Elle ouvrit brusquement la porte, plongea dans le couloir, revolver brandi devant elle... ce salaud de meurtrier n'était peut-être pas sorti aprés tout... fila devant la salle de bains, traversa le coin-repas, entra dans le coin-salon et s'arrêta à quelques pas du siége du conducteur.

Malgré la faiblesse de la morne brume grise entrant par la lucarne et le pare-brise, elle put se rendre compte qu'elle était seule. Pas de tueur en train de la guetter.

Dehors, juste devant le camping-car, elle vit une cour détrempee, quelques arbres dégoulinants d'eau, et une allée menant à une grange patinée par les intem-peries.

Elle se rapprocha d'une fenêtre à droite, souleva prudemment un coin de rideau graisseux et découvrit une maison en rondins à une vingtaine de pas. Mouchetés par l'‚ge et plusieurs couches de créosote, ruisselants de pluie, les murs luisaient comme une peau de serpent sombre.

Il devait s'agir de la maison du tueur. Il avait dit aux employés de la station-service qu'il rentrait chez lui aprés son expédition de " chasse ", et son discours avait eu l'accent de la vérité, notamment ses sarcasmes à propos de la jeune Ariel.

Le tueur devait se trouver à l'intérieur.

Elle se pencha au-dessus du siége du conducteur pour voir si les clés étaient sur le tableau de bord. Non.

Ni dans le vide-poches.

Elle se glissa sur le siége du passager, se sentant affreusement exposée, malgré la pluie qui noyait le pare-brise. Rien dans l'autre vide-poches, ni dans la boîte à gants, ni dans les portiéres, ni sous les siéges qui révél‚t le nom du propriétaire ou quoi que ce soit à son sujet.

Il reviendrait bientôt. Pour Dieu sait quelle raison démente, il s'était démené et avait pris des risques pour ramener les cadavres, et il ne les laisserait probablement pas longtemps dans le camping-car.

La pluie l'empêchait d'en être s˚re, mais elle crut voir que les rideaux étaient clos aux fenêtres du rez-de-chaussée de ce côté de la maison. Le tueur ne la verrait pas accidentellement lorsqu'elle descendrait du camping-car. quant aux deux fenêtres du premier étage, elle ne distinguait pas assez bien pour juger de leur état.

Un couteau glacial fondit sur elle lorsqu'elle ouvrit la portiére du camping-car et la referma le plus silencieusement possible.

Le ciel était bas et turbulent.

Une rangée de collines boisées s'élevait derriére la maison, disparaissant dans la brume perlée. Chyna sentit la présence de montagnes derriére, dans les nuages; certainement encore couronnées de neige en ce début de printemps.

Elle courut sous le porche, à l'abri de la pluie, mais il pleuvait si fort qu'elle était de nouveau trempée. Elle s'adossa au mur rugueux.

Des fenêtres flanquaient la porte, et les rideaux de la plus proche étaient tirés.

De la musique à l'intérieur.

Du swing.

Elle regarda les prairies, le sentier qui menait de la maison au sommet d'une colline basse, avant de s'enfoncer dans le brouillard. Peut-être y avait-il d'autres maisons, là-bas, o˘ elle pourrait trouver de l'aide.

Mais l'avait-on jamais aidée ?

Elle se rappela les deux brefs arrêts qui l'avaient réveillée... le camping-car devait avoir franchi un portail. Même privée, l'allée menait certainement à une route, o˘ elle pourrait demander de l'aide à des voisins ou à des automobilistes.

Le sommet de la colline était à quatre cents métres de la maison. Une vaste étendue de terrain découvert à traverser avant d'être à l'abri. S'il la voyait, il la rattraperait.

Elle n'était toujours pas s˚re qu'il s'agissait bien de sa maison. Et, dans ce cas, y séquestrait-il Ariel ? Si elle revenait avec la police et qu'Ariel n'était pas là, le tueur risquait de ne jamais leur révéler o˘ trouver la jeune fille.

Il fallait qu'elle s'assure qu'Ariel était bien dans le sous-sol.

Mais si la fille était effectivement là, en revenant avec les flics, Chyna risquait de retrouver le tueur bar-ricadé dans la maison. Il faudrait une troupe de tireurs d'élite pour le déloger... et il aurait amplement le temps de tuer Ariel et de se suicider avant l'assaut final.

Oui, cela se passerait certainement comme ça si un flic débarquait. Le tueur comprendrait qu'il pouvait faire une croix sur sa liberté, que les jeux étaient faits, qu'il ne s'amuserait plus jamais, et sa seule porte de sortie serait une ultime célébration apocalyptique de la folie.

L'idée de perdre cette fille en danger si vite aprés avoir perdu Laura, avoir failli à Laura, était insupportable. Intolérable. Elle ne pouvait pas continuer à faire défaut aux gens comme, toute sa vie, les autres lui avaient fait défaut. On ne trouvait pas le sens de l'existence dans des cours et des manuels de psychologie, mais dans le souci de l'autre, le sacrifice, la foi, l'action. Elle ne voulait pas prendre ces risques. Elle voulait vivre... mais pour quelqu'un d'autre qu'elle-même.

Au moins maintenant elle avait une arme.

Et l'avantage de la surprise.

Plus tôt, à la maison Templeton et dans le camping-car, puis à la station-service, elle avait aussi eu l'avantage de la surprise, mais elle n'était pas en possession du revolver.

Elle était en train de se convaincre de choisir l'option la plus dangereuse, de se donner de bonnes excuses pour pénétrer dans la maison. Entrer dans la maison était de la folie furieuse, bon Dieu !... de la folie furieuse, mais elle s'efforçait de rationaliser son geste, parce qu'elle avait déjà pris sa décision.

En descendant du camping-car, la femme a une arme dans la main droite. On dirait un .38.

Une arme populaire chez certains flics. Mais cette femme ne se déplace pas comme un flic, ne tient pas l'arme comme un flic... bien qu'elle ait l'air à l'aise avec.

Non, elle n'appartient définitivement pas aux forces de l'ordre. C'est autre chose. …trange.

M. Vess n'a jamais été aussi intrigué que par cette petite dame pleine de cran, cette mystérieuse aventuriére. Un vrai régal.

Lorsqu'elle disparaît de sa vue en courant vers la maison, Vess passe de la fenêtre orientée au sud à celle orientée à l'est. Il écarte les rideaux bleus.

Aucun signe d'elle.

Il attend, retenant son souffle, mais elle ne prend pas la direction du sentier. Au bout d'une trentaine de secondes, il sait qu'elle ne s'enfuira pas.

En l'occurrence, elle l'aurait grandement déçu. Elle n'est visiblement pas du genre à baisser les bras. Elle est audacieuse. Il la veut audacieuse.

Si elle s'était enfuie, il aurait lancé les chiens à ses trousses, avec l'ordre non de la tuer mais de la retenir.

Ensuite il l'aurait récupérée pour l'interroger à loisir.

Mais elle le cherche. Pour on ne sait quelle raison inimaginable, elle va le suivre dans la maison. Avec son revolver.

Il faudra être prudent. Oh ! qu'est-ce qu'il s'amuse !

L'arme ne fait qu'intensifier encore la partie.

Le porche de devant est juste dans l'axe de la fenêtre, mais il ne voit rien à cause de l'avancée du toit.

La femme mystére est quelque part sur le porche. Il la sent proche, peut-être juste en dessous de lui.

Il récupére son pistolet sur la commode et traverse silencieusement la chambre moquettée. Il prend le couloir, s'arrête en haut de l'escalier. Seul le palier est visible, pas la salle de séjour, mais il écoute.

Si elle ouvre la porte d'entrée, il le saura, parce qu'un des gonds fait un bruit de roue à rochet. Pas fort, mais particulier. Comme il guette ce gond rouillé, ni le tambourinement de la pluie sur le toit, ni celui de la douche dans la baignoire, ni In the Mood à la radio ne pourront entiérement masquer ce son.

Dingue. Mais elle allait le faire. Pour Ariel. Pour Laura. Mais aussi pour elle-même. Peut-être surtout pour elle-même.

Aprés toutes ces années passées sous des lits, au fond de placards, dans des greniers... elle ne se cache-rait plus. Aprés toutes ces années à se contenter de s'en sortir, sans relever la tête, sans jamais attirer l'attention sur elle... il fallait soudain qu'elle agisse sinon elle exploserait. Elle avait vécu en prison depuis le jour de sa naissance, même aprés avoir quitté sa mére, une prison de peur, de honte et d'attentes diminuées, et elle s'était tellement habituée à cette vie limitée qu'elle n'en avait pas vu les barreaux. A présent une juste fureur la libérait, elle était ivre de liberté.

Le vent froid enfla, balayant des nappes de pluie sous le porche.

Un carillon de coquillages cliqueta, faux, irritant.

Elle se glissa devant la fenêtre, en s'efforçant d'éviter des escargots sur le plancher. Les rideaux ne bougé-rent pas.

La porte d'entrée n'était pas fermée à clé. Elle la poussa lentement. Un gond racla.

Le morceau du " big band se termina en fanfare, et aussitôt deux voix s'élevérent au fond de la maison.

Elle se figea sur le seuil... des publicités. La musique venait d'une radio.

Le tueur partageait peut-être la maison avec quelqu'un d'autre qu'Ariel et la procession de victimes ou de cadavres qu'il ramenait de ses voyages. Chyna le voyait mal avec une famille, une femme et des enfants, avec un acolyte: mais il existait des exemples rares de sociopathes meurtriers faisant équipe, comme dans le cas de l'étrangleur des collines de Los Angeles qui s'était révélé être deux hommes, une vingtaine d'années avant.

Les voix à la radio n'étaient pas une menace.

Brandissant le revolver devant elle, elle entra. Le vent siffla dans la maison, fit cliqueter un abatjour...

Il allait la trahir. Elle referma la porte.

Les voix de la radio provenaient d'une cage d'escalier à sa gauche. Elle observa les lieux en gardant un oeil sur le bas des marches... On ne savait jamais.

La piéce du rez-de-chaussée faisait toute la largeur de la petite maison et elle ne ressemblait en rien à ce que Chyna s'attendait à trouver. Dans la faible lumiére grise extérieure, elle découvrit des fauteuils en cuir vert foncé, avec des poufs, un canapé écossais sur de gros pieds ronds, des tables basses rustiques en chêne et une bibliothéque qui devait contenir trois cents volumes.

Dans l'‚tre de la cheminée monumentale en moellons se trouvaient des chenets en laiton et, sur le manteau, une vieille pendule avec deux cerfs en bronze, dressés sur leurs pattes arriére. Le décor était masculin mais sans excés... ni têtes de daim ou d'ours à l'oeil vitreux sur les murs, ni gravures de chasse, ni r‚teliers de fusil.

Non pas un chaos reflétant les désordres de son esprit mais l'ordre. Au lieu de la crasse, la propreté; même dans la pénombre, il était évident que le ménage avait été bien fait. Loin d'empester l'odeur de la mort, la maison sentait la cire parfumée à l'essence de citron, le déodorant à la vague odeur de pin, et le feu de bois.

Vantant les mérites d'assurances puis de beignets, les voix de la radio faisaient vibrer l'escalier d'enthousiasme. Le tueur avait réglé le volume trop fort; comme s'il essayait de masquer quelque chose.

Elle perçut alors effectivement un autre bruit, proche de la pluie, qu'elle finit par reconnaître. Une douche.

Voilà pourquoi il avait monté le volume. Il écoutait la radio sous sa douche.

Un coup de chance. Tant que le tueur se laverait, elle pouvait chercher Ariel sans risquer d'être surprise.

Elle traversa la piéce, franchit une porte entrouverte et se retrouva dans une cuisine. Aux murs, des carreaux de céramique jaune canari et des placards en pin noueux. Sur le sol, un carrelage de vinyle gris avec un semis jaune, vert et rouge. Nickel. Chaque chose à sa place.

L'eau qui trempait ses cheveux et son jean dégoulina sur le carrelage immaculé.

Aimanté sur un côté du réfrigérateur, un calendrier affichait déjà le mois d'avril sous la photo en couleurs de deux chatons, un noir et un blanc, avec des yeux d'un vert éblouissant, au milieu d'un énorme bouquet de muguet.

La normalité de la maison était terrifiante: ces surfaces brillantes, cette propreté, les petites touches intimes, ce sentiment que l'habitant des lieux pouvait marcher en pleine lumiére dans n'importe quelle rue et passer pour un être humain malgré les atrocités qu'il avait commises.

Ne pense pas à ça.

Avance. La sécurité est dans le mouvement.

Elle passa devant la porte de service. Par les quatre carreaux du haut, elle aperçut un autre porche, une pelouse, deux gros arbres et la grange.

La cuisine s'ouvrait directement sur le coin-repas; l'ensemble devait faire deux tiers de la largeur de la maison. La table ronde était un plateau de pin sombre reposant sur un gros f˚t; on avait noué des coussins sur les quatre fauteuils de capitaine en pin.

A l'étage, la musique tonna de nouveau, mais elle parvenait assourdie dans la cuisine: Chyna aurait-elle été une passionnée de " big band " qu'elle aurait pu reconnaître le morceau.

Le bruit de la douche s'entendait davantage dans cette piéce que dans la salle de séjour, parce que les tuyaux passaient dans le mur arriére de la vieille maison. L'eau tirée dans la salle de bains rugissait dans un tuyau en cuivre. Ni fixé ni isolé, le tuyau vibrait contre un montant du mur, comme si on frappait sur du Placo-pl‚tre.

Si ce bruit s'arrêtait brusquement, elle saurait que son temps d'exploration était compté. Dans le silence consécutif, il lui resterait au mieux une à deux minutes de gr‚ce, le temps que le tueur se séche. Ensuite, il pourrait surgir n'importe o˘.

Elle chercha un téléphone du regard... seulement une prise. Avec un téléphone, elle aurait pu prendre le temps de composer le numéro de la police, à supposer qu'il y en ait une dans ce trou paumé. Savoir que l'aide arrivait aurait rendu le reste de la fouille moins éprou-vant pour les nerfs.

Une autre porte au bout du coin-repas. Malgré le vacarme ambiant, Chyna tourna la poignée le plus silencieusement possible et franchit prudemment le seuil.

Elle se retrouva dans une buanderie servant aussi d'office. Une machine à laver le linge. Un séchoir élec-

trique. Des boîtes et des flacons de lessive alignés sur deux étagéres, une odeur de détergent et de produit blanchissant.

Le rugissement de l'eau dans le tuyau frappeur y était encore plus fort que dans la cuisine.

A gauche, derriére la machine à laver le linge et le séchoir se trouvait une autre porte en pin brut sous une couche de peinture vert acide. Un escalier descendant vers une cave noire... son coeur se mit à battre plus fort.

Ariel ? murmura-t-elle, mais elle n'obtint pas de réponse, parce qu'elle avait parlé plus pour elle-même que pour la fille.

Aucune fenêtre. Pas même une traînée trouble de gris d'orage filtrant à travers un soupirail ou une bouche d'aération. Noir comme l'intérieur d'un donjon.

Mais si ce salaud séquestrait la fille à cet endroit, c'était étrange qu'il n'ait pas ajouté un verrou à la porte.

La captive était peut-être séquestrée, voire menottée dans une piéce noire en dessous. Ariel n'avait peut-

être aucun espoir d'atteindre cet escalier et cette porte, même si elle restait seule pendant des jours à s'angois-ser dans ses entraves, ce qui expliquerait pourquoi le tueur savait qu'un obstacle supplémentaire à sa fuite ne serait d'aucune utilité, même en son absence.

Néanmoins, il était étrange qu'il ne s'inquiéte pas qu'un cambrioleur pénétre par effraction dans la maison pendant son absence et découvre par hasard la prisonniére en descendant dans la cave. Vu l'‚ge de la maison, sa rusticité et l'absence d'alarmes apparentes, il ne devait pas y avoir de systéme de sécurité. Le tueur, avec tous ses secrets, aurait d˚ installer une porte blindée pour l'accés à la cave, et des serrures aussi inattaquables que celles du coffre d'une banque.

L'absence de mesures de sécurité pouvait vouloir dire qu'Ariel n'était pas là.

Non. Continue. Trouve-la.

Elle t‚tonna à la recherche d'un interrupteur. La lumiére s'alluma sur le palier et dans le sous-sol.

Les marches en béton nu étaient raides. Elles paraissaient beaucoup plus neuves que la maison... un apport récent, peut-être.

Le rugissement de l'eau dans les canalisations... Le tueur était toujours dans la salle de bains, occupé à

faire disparaître les traces de ses crimes.

Ariel ? reprit-elle, un peu plus fort.

Toujours pas de réponse.

Ariel !

Rien.

Elle n'avait pas envie de descendre dans cette fosse sans fenêtres, sans autre issue que l'escalier, même avec une porte sans verrou au bout. Mais il fallait bien y aller, si elle voulait s'assurer qu'Ariel était bien là.

Toujours le tuyau frappeur.

qu'on soit un enfant ou un adulte responsable, finalement, on se retrouvait toujours au même point, toujours: on était seul, étourdi de frayeur, seul au fond d'un endroit lugubre, sombre et exigu, sans issues, seulement m˚ par un espoir fou, au milieu d'un monde indifférent, sans personne pour se soucier de votre sort.

A l'aff˚t du moindre changement du bruit de l'eau dans le tuyau, Chyna descendit l'escalier, une marche aprés l'autre, la main gauche sur la rampe de fer. Elle tenait son arme dans la main droite; elle la serrait tellement fort que ses articulations lui faisaient mal.

Chyna Shepherd, intacte et vivante, dit-elle, tremblante. Chyna Shepherd, intacte et vivante.

A la moitié de l'escalier, elle regarda derriére elle.

Au bout des traces de ses semelles mouillées, le palier semblait être à quatre cents métres au-dessus d'elle, aussi lointain que le versant de la colline, du porche de la maison.

Alice descend dans le terrier du lapin et entre chez les fous sans espoir d'y prendre le thé.

Du seuil de la buanderie, M. Edgler Vess entend la femme mystére appeler Ariel. Elle n'est qu'à quelques pas de lui, derriére la machine à laver le linge et le séchoir, il ne peut donc pas se tromper.

Ariel.

Stupéfait, il reste bouche bée dans l'odeur de détergent et dans le martélement étouffé du tuyau en cuivre contre le mur, la voix comme un écho dans sa mémoire.

Comment connaîtrait-elle l'existence d'Ariel ?

Si, elle recommence à l'appeler, plus fort.

M. Vess se sent soudain affreusement violé, oppressé, observé. Il jette un coup d'oeil aux fenêtres du coin-repas et de la cuisine. Pas de visages radieux d'accusateurs inconnus pressés contre les vitres, rien que la pluie et la lumiére grise noyée. Mais cela ne réduit pas son angoisse.

Ce n'est pas drôle. Plus drôle du tout.

Le mystére est trop profond. Et inquiétant.

C'est à croire que cette femme n'est pas sortie de cette Honda, mais d'une frontiére invisible entre deux dimensions, d'un monde au-delà de celui-ci, d'o˘ elle le surveillait secrétement. Tout cela a un go˚t parfaitement surnaturel, la texture d'un autre monde, et le détergent prend soudain une odeur d'encens qui br˚le, l'air écoeurant semble épaissi de présences invisibles.

Effrayé et rongé par le doute, peu habitué à ces deux émotions, M. Vess pénétre dans la buanderie en levant son Heckler & Koch P7. Son doigt enveloppe la détente et la presse légérement, prêt à tirer.

La porte de la cave est ouverte. La lumiére de l'escalier est allumée.

La femme est invisible.

Il rel‚che la détente.

Les rares fois o˘ il reçoit soit pour un dîner, soit pour une réunion de travail, il poste toujours un doberman dans la buanderie. Le chien y somnole, silencieux.

Mais si quelqu'un d'autre que son maître s'avisait d'entrer, il aboierait, gronderait et le ferait reculer.

En l'absence de Vess, les dobermans quadrillent l'ensemble de la propriété, et personne ne peut espérer pénétrer dans la maison elle-même, sans parler de la cave.

M. Vess n'a jamais mis de verrou à la porte de la cave parce qu'il craint qu'en se refermant accidentellement, elle ne le piége en bas pendant qu'il est en train de jouer. Avec un verrou à clé, bien s˚r, cette catastrophe ne pourrait pas se produire. Lui-même voit mal comment un tel mécanisme pourrait se gripper et le piéger; mais il est trop inquiet à cette idée pour prendre le risque.

Avec les années, il a vu le hasard à l'oeuvre dans le monde et des gens périr à cause de lui. Une fin d'aprés-midi d'un mois de juin, il roulait vers Reno sur l'autoroute 80. Une jeune blonde au volant d'une Mustang décapotable doubla son camping-car. Elle était vêtue d'un short et d'un corsage blancs, et sa longue chevelure ruisselait de nuances rouge doré dans le vent du soleil couchant. Pris d'un soudain besoin irrésistible d'écraser son beau visage, il accéléra à fond pour ne pas perdre la Mustang de vue, mais sa quête paraissait vouée à l'échec. Dans les sierras, son camping-car poussif s'était fait distancer. Même s'il avait pu se rapprocher de la femme, la circulation était trop dense...

trop de témoins... pour qu'il tente quoi que ce soit d'aussi audacieux que de l'obliger à sortir de la route.

C'est alors que l'un des pneus de la Mustang éclata.

La femme roulait tellement vite qu'elle faillit partir en tête-à-queue, faire un tonneau; elle zigzagua, de la fumée bleue s'échappant de ses pneus, puis maîtrisa son véhicule avant de se garer sur le bas-côté. M. Vess s'arrêta pour lui prêter main-forte. Elle lui fut trés reconnaissante de son offre d'assistance, souriante et délicieusement timide, une fille sympa avec une croix en or de trois centimétres au bout d'une chaîne...

Ensuite, elle avait pleuré si fort et lutté d'une maniére si excitante pour ne pas lui abandonner sa beauté, pour détourner le visage de ses divers instruments aiguisés...

une jeune femme pleine d'entrain et de vie sur la route de Reno jusqu'à ce que le hasard la lui livre sur un plateau.

Si un pneu pouvait éclater, pourquoi un verrou ne se gripperait-il pas ?

Si le hasard peut donner, il peut aussi prendre.

M. Vess vit intensément, mais aussi prudemment.

Et voilà que cette femme qui appelle Ariel entre dans sa vie, comme un pneu éclaté, et soudain il ne sait plus si c'est elle qui est le cadeau ou le contraire.

Se souvenant du revolver et regrettant les dobermans, il se glisse jusqu'à la porte de la cave.

La voix de la femme monte du sous-sol: " China Shepherd, intacte et vivante. "

Ces mots sont si étranges, leur sens si mystérieux, ils ressemblent à une incantation, codée et énigmatique.

Confirmant cette impression, la femme se répéte, comme si elle psalmodiait: " China Shepherd, intacte et vivante. "

Bien que Vess ne soit pas du genre superstitieux, il a un sentiment de surnaturel, comme jamais de sa vie.

Son cuir chevelu le picote, la chair de poule envahit sa nuque, sa main se resserre sur le pistolet.

Aprés une hésitation, il se penche par la porte ouverte de l'escalier pour regarder.

La femme est à quelques marches du bas. D'une main, elle tient la rampe, de l'autre, le revolver.

Pas un flic. Un amateur.

Mais elle pourrait bien être son pneu éclaté, et il est nerveux, agité, toujours dévoré de curiosité, mais prêt à faire passer sa sécurité avant tout.

Il se glisse sur le palier.

Elle a beau être tout prés, elle ne l'entend pas: tout est en béton, rien ne craque.

Il vise le centre de son dos. Le premier coup va la catapulter, l'envoyer valdinguer bras en croix dans le sous-sol; le deuxiéme l'atteindra en vol. Ensuite, Vess descendra en courant, tout en tirant un troisiéme et un quatriéme coup, dans les jambes cette fois. Il s'abattra sur elle, pressera le canon de son arme contre sa nuque et, une fois qu'il la maîtrisera totalement, qu'il la domi-nera, il pourra décider si elle reste ou non une menace, s'il peut courir le risque de l'interroger, ou bien si elle est trop dangereuse et s'il doit l'achever en lui br˚lant la cervelle.

Lorsque la femme passe sous la lampe en bas de l'escalier, M. Vess voit distinctement son revolver. Il s'agit effectivement d'un Smith & Wesson .38 spécial, comme il l'a pensé, quand il l'a vu de la fenêtre du premier étage, mais soudain la marque et le modéle de l'arme prennent un sens électrisant.

Il sent l'odeur d'une saucisse Slim Jim. Il se sou-vient d'yeux couleur de nuit s'écarquillant d'horreur et de désespoir.

Il a déjà vu ce modéle au cours des derniéres heures.

Il appartenait au jeune Asiatique de la station-service, qui l'avait tiré de sous le comptoir sans avoir le temps de s'en servir.

Le .38 a beau être un revolver populaire, il n'est pas si courant que ça. Edgler Vess sait, avec la certitude d'un renard sur la piste d'un lapin dans les herbes, qu'il s'agit de la même arme.

S'il reste encore bien des mystéres autour de la femme debout sur les marches en bas de l'escalier, si sa présence l'étonne toujours autant, elle n'a rien de surnaturel. Cette femme connaît le prénom d'Ariel non parce qu'elle le surveillait d'un autre monde, non parce qu'elle est au service d'une puissance supérieure, mais simplement parce qu'elle devait se trouver là, dans la station-service, lorsqu'il baratinait les deux employés avant de les tuer.

O˘ elle a pu se cacher, comment il a pu ne pas la remarquer, pourquoi elle ressent ce besoin de le poursuivre, comment elle a réuni le courage pour cette aventure téméraire... l'intuition seule ne peut le lui dire. Mais il va bientôt avoir tout le loisir de lui poser ces questions.

Baissant son pistolet, il recule dans la buanderie, au cas o˘ elle léverait les yeux.

Sa peur si inhabituelle, sa perception étrange de forces surnaturelles oppressantes se lévent comme un brouillard, et il est stupéfait de son bref spasme de crédulité. Lui qui ne nourrit aucune illusion sur la nature de l'existence ! Lui si clairvoyant ! Lui qui sait la prééminence de la sensation pure ! Même lui, l'homme le plus rationnel qui soit, a pris peur.

Il rit presque de sa bêtise... et l'oublie aussitôt.

La femme devrait être en bas de l'escalier maintenant.

Il va l'autoriser à explorer les lieux. Aprés tout, pour on ne sait quelle raison bizarre, c'est ce qu'elle est venue faire ici, et il est curieux de voir sa réaction devant ce qu'elle va découvrir.

Il s'amuse de nouveau.

La partie reprend.

Chyna arriva en bas des marches.

A droite, le mur extérieur de pierres liées par du mortier. Rien dans cette direction.

A gauche, un espace courant sur toute la largeur de la maison.

A une extrémité, une chaudiére à mazout et un gros cumulus. A l'autre, de hauts classeurs munis de portes à volets, un établi et une boîte à outils sur roulettes.

Juste en face, dans un mur en béton, une porte.

Un bruit.

Virant sur sa droite, Chyna faillit tirer... sur la chaudiére: le pilote électrique s'allumait, le mazout s'en-flammait.

Elle percevait encore la vibration du tuyau. Plus faible que dans l'escalier mais encore audible.

Elle distinguait à peine la musique de la salle de bains du premier étage, fil irrégulier de mélodie, surtout des cuivres ou le gémissement de la clarinette.

Manifestement insonorisée, la porte dans le mur du fond était capitonnée comme celle d'un thé‚tre: huit clous tapissiers à têtes rondes divisaient le vinyle mar-

ron en carrés rebondis. Le chambranle était protégé de façon identique.

Aucune serrure, pas même un pêne, pour l'empêcher de continuer.

En posant la main sur le vinyle, elle découvrit que le capitonnage était encore plus luxueux qu'à premiére vue. Cinq bons centimétres de mousse couvraient le bois.

Elle tira la longue poignée en inox en forme de U.

La porte capitonnée racla doucement contre le chambranle et couina comme à l'ouverture d'un paquet de cacahouétes emballées sous vide.

Du capiton à l'intérieur également. L'épaisseur totale excédait les dix centimétres.

Chyna se retrouva dans un espace capitonné lui aussi, de deux métres carrés, au plafond bas, comme un ascenseur. Le sol disparaissait sous un tapis de caoutchouc du type qu'on pose dans les cuisines de restaurant pour épargner les pieds des cuisiniers travaillant debout des heures d'affilée. Dans le faible éclairage encastré, elle nota que, à cet endroit, le capiton n'était pas en vinyle mais en coton gris pelucheux.

L'étrangeté de l'endroit aiguisa sa peur, mais en même temps il lui était tellement facile de comprendre l'usage de tout ce capitonnage que son estomac se souleva de nausée.

Une autre porte en face. Entiérement capitonnée elle aussi.

Là, enfin, il y avait des serrures. Il lui fallait des clés.

Elle remarqua alors un petit panneau en relief sur la porte elle-même, à hauteur d'oeil, d'environ quinze centimétres sur vingt, muni d'une poignée. On aurait dit le panneau coulissant sur l'oeilleton d'une porte pleine dans le quartier haute sécurité d'une prison.

Le tueur semblait prendre une douche inhabituellement longue. Non, elle n'était pas dans la maison depuis plus de trois minutes; cela lui paraissait juste trés long. S'il se récurait à fond, il n'en avait peut-être pas encore terminé.

Elle aurait aimé pouvoir mettre l'oeilleton à nu tout en maintenant la porte extérieure ouverte, mais ce n'était pas possible. Trop loin. Elle laissa le battant se refermer derriére elle.

A cet instant, le bruit du tuyau frappeur cessa. Le silence fut soudain si profond que même son souffle irrégulier devint à peine audible. Sous le capitonnage, les murs devaient être couverts de couches d'isolation phonique.

Ou peut-être le tueur avait-il arrêté la douche à l'instant même o˘ la porte se refermait... Il se séchait à

présent. Ou bien il enfilait un peignoir sans prendre la peine de se sécher. Il descendait...

Vérifier. Tremblante, elle rouvrit la porte.

Toujours le tuyau frappeur.

Elle l‚cha un soupir de soulagement.

Elle était encore en sécurité.

Bien, maintenant, reste calme, continue, vérifie que la fille est bien là et fais ce qu'il y a à faire.

Elle laissa à contrecoeur la porte se refermer. Le martélement du tuyau cessa de nouveau.

Elle eut l'impression de suffoquer. Peut-être la ventilation du vestibule laissait-elle à désirer, mais l'effet d'amortissement des murs capitonnés, au moins autant qu'une ventilation défectueuse, semblait rendre l'atmosphére aussi épaisse et aussi irrespirable qu'un nuage de fumée.

Elle fit coulisser le panneau sur la porte intérieure.

Une lumiére rosée.

L'oeilleton était équipé d'un écran épais pour protéger l'observateur d'une attaque venue de l'intérieur.

De l'autre côté, Chyna découvrit une grande salle, couvrant presque toute la surface de la salle de séjour sous laquelle elle se situait. L'éclairage se réduisait à

trois lampes aux abatjour à franges, équipées d'am-poules roses d'environ quarante watts.

A deux endroits, sur le mur du fond, des pans de brocart rouge et doré pendaient à des tringles en cuivre comme masquant des fenêtres, mais il ne pouvait pas en exister au sous-sol: il devait s'agir d'un décor visant à rendre la piéce plus confortable. Sur le mur de gauche, à peine effleuré par les lampes, on distinguait vaguement une grande tapisserie en lambeaux: des cavaliéres en robes longues et chapeaux-cloches montant en amazone dans une prairie printaniére, à la lisiére d'une forêt verdoyante.

Les meubles comprenaient un gros fauteuil avec des appuie-tête, un lit à deux places avec une tête-de-lit blanche sur laquelle était peinte une scéne à peine visible dans la lumiére rose, des bibliothéques décorées de moulures en feuilles d'acanthe, des vitrines avec des portes à meneaux, une petite table de salle à manger au plateau lourdement sculpté, accompagnée de deux chaises Directoire tapissées d'un tissu à fleurs, et un réfrigérateur. Une immense armoire teinte en brun, avec des motifs de fleurs en porcelaine craquelée sur les portes... ancienne, mais certainement une copie, abîmée mais jolie. Enfin, un banc capitonné devant une coiffeuse dotée d'un miroir en triptyque dans un cadre cannelé doré.

Aussi étrange que f˚t cette piéce souterraine, pareille à l'entrepôt des décors d'Arsenic et vieilles dentelles, la collection de poupées était de loin son élément le plus étrange. Des baigneurs, des poupées en plastique, en porcelaine, en chiffon... d'innombrables modéles, anciens et modernes, certains dépassant le métre, d'autres plus petits qu'un carton de lait, en couche, en combinaison de ski, en robe de mariée, en barboteuse à

carreaux, en costume de cow-boy, en tenue de tennis, en pyjama, en jupe de paille, en kimono, en costume de clown, en salopette, en chemise de nuit, en costume de marin... Les poupées couvraient les étagéres, se profilaient derriére les portes de certaines vitrines, se perchaient sur l'armoire, étaient assises sur le réfrigérateur, le long des murs. D'autres s'entassaient dans un angle de la piéce et au pied du lit, masse hérissée de bras et de jambes, têtes penchées comme sur des cous cassés, telles des piles de cadavres gaiement vêtus, attendant d'etre emportés au four crématoire. Deux voire trois cents petits visages luisaient dans la lumiére rosée, ou affichaient une p‚leur mortelle dans l'ombre... en biscuit, en porcelaine, en tissu, en bois et en plastique. Leurs yeux en verre, fer-blanc, bouton, tissu et ceramique peinte réfléchissaient la lumiére, étince-laient prés de l'une des trois lampes, luisaient aussi faiblement que des braises lorsque leurs propriétaires étaient consignées dans les recoins les plus sombres.

L'espace d'un instant, Chyna fut presque convaincue que ces poupées étaient effectivement douées de la vue, à l'exception de quelques rares spécimens qui paraissaient aveugles dans les cataractes de lumiére rose, et que la conscience animait leur terrible regard.

Aucune d'elles ne bougeait... mais elles semblaient vivantes. Elles avaient une puissance sinistre, comme si le tueur était aussi un sorcier volant les ‚mes de ceux qu'il assassinait pour les emprisonner dans ces silhouettes.

Elle perçut alors un mouvement dans la piéce, une ombre sortant de la pénombre: la captive. A son apparition, les poupées perdirent leur étrange magie. Chyna n'avait jamais vu jeune fille plus belle, plus belle encore que sur le PolaroÔd, avec des cheveux raides et brillants d'une nuance enchanteresse d'auburn dans la lumiére rose, bien que blond platine en réalité. Gracile, mince et gracieuse, elle possédait une beauté éthérée, angélique; elle ressemblait moins à un être de chair et de sang qu'à une apparition porteuse d'un message de rédemption, une Nativité, un espoir, un guide.

Elle portait des mocassins noirs, des chaussettes blanches, une jupe noire ou bleue, et un corsage blanc à manches courtes avec un passepoil sombre au col et à la poche de poitrine: un véritable uniforme d'école paroissiale.

Il ne faisait pas de doute que le tueur l'habillait comme il l'entendait, et Chyna comprit tout de suite pourquoi ce genre de tenue pouvait lui plaire. Ariel faisait plus jeune que ses seize ans, habillée de cette façon; avec ses bras minces, ses mains et ses poignets délicats, dans l'éclairage rosé, l'uniforme modeste lui donnait l'aspect d'une enfant de onze ans, intimidée par son dimanche de confirmation, naÔve et innocente.

Les sociopathes comme ce type étaient attirés par la beauté et l'innocence, parce qu'ils se sentaient obligés de la profaner. Une fois l'innocence arrachée, la beauté

tailladée et écrasée, la bête difforme pouvait enfin se sentir supérieure à la victime convoitée. Une fois l'innocence et la beauté en décomposition, le monde deve-

nait plus proche du paysage intérieur du tueur.

La fille s'assit dans le fauteuil.

Elle avait un livre à la main. Elle l'ouvrit, tourna quelques pages et parut se plonger dans la lecture.

Bien qu'elle e˚t sans aucun doute entendu le panneau coulisser, elle ne leva pas les yeux. Elle supposait apparemment que son visiteur était, comme toujours, le mangeur d'araignées.

Prise d'une émotion qui lui serra le coeur et la surprit par son intensité, Chyna prononça son prénom:

-Ariel.

Le son tomba à travers l'oeilleton dans un vide, sans franchir aucune distance, ni créer d'écho.

La cellule de la fille avait manifestement été soigneusement insonorisée, peut-être plus encore que le vestibule, et cette volonté affichée d'endiguer ses cris et ses hurlements semblait indiquer que, de temps à

autre, le tueur invitait des gens chez lui. Peut-etre à

dîner. Ou à siroter une biére en regardant un match de football à la télé. qu'il ose pareille chose était une nouvelle preuve de sa monstrueuse audace.

Mais le fait qu'il p˚t avoir des amis glaçait Chyna, des amis sains d'esprit, eux, qui seraient horrifiés de découvrir la fille dans la cave et de savoir que leur hôte massacrait des familles entiéres pour le plaisir. Il passait pour humain dans le monde de tous les jours.

On riait de ses plaisanteries. On lui demandait conseil.

On lui faisait partager ses joies et ses peines. Peut-être même allait-il à l'office. Peut-être même se rendait-il au bal, le samedi soir, pour danser de gentils petits pas de deux avec des cavaliéres souriantes, en cadence comme tout le monde.

Chyna éleva la voix:

-Ariel ?

La fille ne broncha pas.

-Ariel !

Dans son fauteuil, genoux serrés, livre sur les genoux, tête penchée sur sa page, méches de cheveux lui dissimulant la moitié du visage, Ariel était comme sourde... ou comme une fille tapie au fond d'un placard, s'efforçant d'évacuer les cris des disputes d'adul-tes alcoolisés ou drogués, s'éloignant de plus en plus jusqu'à se retrouver dans un immense espace profondément silencieux bien à elle, hors d'atteinte.

Chyna se souvint de ces moments, dans son enfance, o˘ se cacher simplement de sa mére et de ses amis plus dangereux ne lui avait pas apporté un sentiment de sécurité suffisant. Parfois les disputes, ou bien les fetes devenaient trop violentes, trop tapageuses; le chaos des rires déments et des jurons venait tourbillonner au fond de sa cachette, telle une tornade, et sa peur montait, grossissait au point de devenir incontrôlable, jusqu'à ce qu'elle soit s˚re que son coeur ou son cr‚ne allait exploser. Elle s'enfuyait alors dans des endroits plus accueillants de son esprit, franchissait le panneau à l'arriére de la vieille armoire pour se retrouver dans le pays de Narnia, découvert dans les merveilleux livres de M. C.S. Lewis, ou pour rendre visite à la maison de Crapaud et au Bois du Vent dans les saules, ou encore pour arpenter des contrées de son invention.

Elle avait toujours pu revenir de ses échappées. Mais il lui était arrivé de se dire que ce serait merveilleux de rester dans ces pays lointains, o˘ ni sa mére ni ses acolytes ne la trouveraient jamais, malgré tous leurs efforts. Dans ces royaumes exotiques, il y avait souvent des dangers, mais aussi de vrais amis fidéles comme on n'en trouvait jamais de ce côté des armoires magiques.

Derriére l'oeilleton, Chyna sut qu'Ariel avait cherché

refuge dans une contrée lointaine, qu'elle s'était détachée de ce monde lamentable de toutes les maniéres possibles. Au bout d'un an au fond de ce trou lugubre, à subir de temps en temps les attentions du sociopathe, peut-être s'était-elle engagée si loin sur la route de l'aventure intérieure qu'elle ne pouvait pas, ou ne pourrait plus, revenir en arriére.

En fait, la fille leva les yeux de son livre et regarda fixement non le visage à l'oeilleton, ni un point de la piéce, mais un autre situé dans un monde à des centaines de lieues de celui-ci. Malgré la faiblesse de l'éclairage rose, Chyna se rendit compte qu'Ariel avait les yeux dans le vague, et que son regard était aussi étrange que celui des poupées qui l'entouraient.

Le tueur avait dit aux hommes de la station-service qu'il ne l'avait pas encore touchée de " cette maniére ", et Chyna le croyait. Parce qu'une fois cette innocence détruite il serait pris de la compulsion d'écraser sa beauté; et, ensuite, de l'achever. Le fait qu'elle soit en vie indiquait qu'elle était encore intacte.

Pourtant, jour aprés jour, mois aprés mois mons-trueux, elle avait vécu dans un suspense épuisant, attendant que l'enfant de salaud haÔssable décide qu'elle était " m˚re " pour l'assaut brutal qui lui ferait subir sa mauvaise haleine contre son visage, ses mains brulantes et insistantes, son poids lourd sur son corps toutes les indignités et les humiliations. Dans sa piéce unique, la captive n'avait aucun endroit pour se cacher; elle ne pouvait aller se réfugier ni sur le toit, ni sur la plage, ni dans le grenier, ni dans les branches les plus hautes de l'arbre dans la cour.

-Ariel.

Peut-être se réfugiait-elle dans les pages de son livre.

Elle fonctionnait dans ce monde, s'y lavait, s'y alimentait, s'y habillait, mais elle vivait dans une autre dimension.

Ballottant sur un océan de chagrin, le coeur de Chyna s'engouffra dans une tempête de fureur:

-Je suis là, Ariel, je suis là. Tu n'es plus seule.

Ariel ne cilla pas, aussi figée dans ses rêves que les poupées.

-Je suis ta gardienne, Ariel. Je te protégerai.

Tandis que la jeune fille suivait une longue route sinueuse s'enfonçant dans son Ailleurs privé, ses mains se détendirent, et le livre glissa du fauteuil. Il tomba par terre, et le bruit de la chute fut absorbé par les murs et le plafond insonorisés. Inconsciente d'avoir l‚ché le livre, elle restait immobile.

-Je suis ta gardienne, répéta Chyna tout en s'interrogeant vaguement sur le choix de ses mots.

Elle avait plus peur pour Ariel que pour elle-même, et son coeur battait encore plus vite qu'avant.

-Ta gardienne.

Des larmes brulantes lui embuérent les yeux... une complaisance qu'elle ne pouvait s'autoriser. Elle cligna furieusement les paupiéres jusqu'à ce que ses yeux redeviennent secs et sa vision, claire.

Elle se détourna de la porte intérieure fermée et poussa l'extérieure avec colére.

Le tuyau.

A son retour dans le sous-sol, le tuyau frappeur parut lui sauter au visage.

Une minute avait d˚ s'écouler depuis qu'elle avait fait coulisser le panneau de l'oeilleton.

Ce salaud de malade de merde se douchait toujours, nu et sans défense. Et maintenant qu'elle savait o˘ se trouvait Ariel, les flics n'auraient plus besoin de lui pour les mener à la fille.

L'arme était chaude dans sa main.

Délicieusement chaude.

Si elle avait pu libérer Ariel et la sortir de là, elle l'aurait fait plutôt que de prendre l'option violente.

Mais elle n'avait pas de clé, et la porte ne serait pas facile à défoncer.

La canalisation, toujours.

Elle n'avait pas le choix. Elle remonta l'escalier.

L'éclat bleuté de l'acier dans sa main.

Même si le tueur finissait de se doucher et coupait l'eau avant qu'elle ne puisse l'atteindre, il serait encore nu et sans défense, en train de se sécher... elle pénétrerait dans la salle de bains, tirerait sur lui à bout portant, jusqu'à la derniére balle, la premiére dans son coeur de merde, puis l'ultime dans sa sale gueule, pour être bien s˚re de l'achever. Ne pas prendre de risques. Aucun.

Se servir de chaque balle, presser la détente jusqu'à ce que le chien claque dans le vide. Elle pouvait le faire.

Tuer ce dingue, le tuer et le tuer encore, jusqu'à ce qu'il reste mort. Elle pouvait le faire, elle le ferait.

Elle remonta l'escalier raide, dans les empreintes humides qu'elle avait laissées en descendant: Chyna Shepherd sortie de sa cachette à jamais, intacte, vivante, quittant Narnia pour toujours.

Encore le tuyau frappeur.

Faudrait-il tirer sur le tueur à travers le rideau de sa douche ? S'agissait-il d'un rideau ou bien d'une porte vitrée ? Dans un cas comme dans l'autre, il faudrait tenir l'arme d'une main pour tirer le rideau ou ouvrir la porte de l'autre. Ce serait risqué, parce qu'une faiblesse étrange et consternante lui engourdissait les doigts et les poignets. Ses bras tremblaient déjà si fort qu'il lui fallut agripper l'arme à deux mains pour ne pas la l‚cher.

Le coeur battant au rythme du tuyau de cuivre, terrifiée par la confrontation à venir même si ce malade était nu et vulnérable, elle arriva en haut des marches et pénétra dans la buanderie.

Elle ne pourrait pas lui tirer dessus à travers le rideau, parce qu'elle ne saurait pas si elle l'avait touché

ou non. Elle tirerait à l'aveuglette, sans pouvoir le viser à la poitrine ou à la tête.

Elle passa devant le séchoir et la machine à laver, baignés de l'odeur de lessive, et arriva à la porte ouverte de la cuisine. Franchissant le seuil, elle enregistra à retardement le détail important qu'elle avait négligé sur le palier de l'escalier de la cave: des empreintes mouillées plus grandes que les siennes, se mêlant aux siennes...

Elle fonçait dans la cuisine, trop vite pour s'arrêter, quand le tueur fondit sur elle, de sa droite, du coin-repas. Grand, fort, un vrai poids lourd, ni nu ni sans défense... la douche n'avait jamais été qu'une ruse.

Il était rapide, mais elle le fut plus que lui. Elle esquiva juste à temps sa tentative de l'envoyer valdinguer contre les placards, leva le revolver, le canon à

un métre de sa sale gueule, et appuya sur la détente...

un bruit sec de baguette qui se brise.

Elle heurta le réfrigérateur, délogeant le calendrier et ses chatons qui tombérent par terre.

Le tueur se jetait sur elle.

Elle pressa la détente, et le revolver refit son foutu bruit sec, enfin, merde ! l'employé de la station-service n'avait pas eu le temps de s'en servir avant de recevoir le coup de fusil ! Toutes les balles devaient être dedans. L'arme ne pouvait pas être vide.

C'était la premiére fois qu'elle voyait le visage du tueur. Jusque-là, elle n'avait aperçu que l'arriére et le haut de son cr‚ne, son profil... toujours de loin. Il n'avait ni une face de lune, ni la m‚choire carrée, ni des lévres p‚les. Non, il était beau, avec des yeux bleus en superbe contraste avec le noir de ses cheveux, aucune lueur de démence dans le regard, des traits généreux bien dessinés, et un joli sourire.

Elle pressa la détente une troisiéme fois. Toujours ce fichu clic débile ! Souriant, le tueur lui arracha le revolver des mains avec une telle force qu'elle crut sentir son index se casser avant de glisser de la détente, et elle couina de douleur.

Le tueur recula, tenant l'arme, les yeux brillant d'excitation.

-Délicieusement jouissif !