Elle se blottit contre le réfrigérateur, piétinant les chatons.

-Je savais que c'était le même revolver, mais j'àu-rais pu me tromper, hein ? J'aurais un gros trou tout rond à la place de la figure maintenant, n'est-ce pas, jeune dame ?

Faible et étourdie de terreur, elle regarda désespérément autour d'elle en quête d'une arme de fortune, mais il n'y avait rien à portée de main.

-Un gros trou tout rond, répéta-t-il comme s'il trouvait l'idée amusante.

L'un de ces placards contenait peut-être des couteaux... Oui, mais dans quel tiroir ?

-Intense, dit-il en contemplant, l'air ravi, le revolver dans sa main.

Un pistolet posé sur le comptoir, à l'autre bout de la cuisine, à côté de l'évier, hors d'atteinte. Incroyable !

il disposait d'une arme, mais il ne s'en était pas servi, il avait préféré s'attaquer à elle à mains nues.

-Vous êtes une femme séduisante.

Elle détourna les yeux, espérant qu'il n'avait rien remarqué. Mais elle se racontait des histoires, elle le savait, parce qu'il voyait tout, tout.

Il la mit en joue.

-Vous étiez à la station-service la nuit derniére.

Elle haletait désespérément. Elle avait le souffle trop rapide, trop court, elle était au bord de la suffocation et furieuse contre elle-même, furieuse, de le voir aussi calme.

-Je sais que vous y étiez et je sais aussi que vous y avez trouvé ce .38 aprés mon départ, mais j'ai beau chercher, je ne vois pas ce que vous faites ici.

Peut-être pourrait-elle atteindre le pistolet avant qu'il puisse l'arrêter. Une chance sur un million. Deux, trois millions. Merde ! il fallait s'y résoudre, impossible.

Planté à un métre cinquante d'elle, visant l'arête de son nez, la voix bouillonnante d'exaltation, le tueur reprit:

-Mais même si c'était l'arme de l'Asiatique, je marchais droit dans la gueule du dragon. J'ai eu de la chance. Et vous, vous en avez ?

Atteindre le pistolet frisait l'impossible, mais elle n'avait pas le choix. Rien à perdre.

-Allons, mon petit, écoutez-moi, s'il vous plaît, reprit-il avec un soupçon d'impatience. Je vous parle.

Vous vous sentez chanceuse en ce moment ? Aussi chanceuse que moi ?

S'efforçant de ne pas fixer le pistolet, rechignant à

croiser ce regard trop normal, elle se concentra sur le canon du revolver.

-Non, réussit-elle à dire, presque avec l'impression que ce mot jaillissait de la gueule d'acier.

-Voyons si vous l'êtes.

-Non.

-Allons, un peu d'audace, chérie. Vérifions si vous avez de la chance, dit-il en appuyant sur la détente.

L'arme avait eu beau refuser de tirer trois fois, elle crut qu'elle allait lui exploser à la figure, parce que c'était généralement comme ça que la chance la traitait.

Un clic.

-Vous avez de la chance, encore plus que moi.

Mais de quoi parlait-il, nom de Dieu ? Elle n'arrivait à penser qu'au pistolet prés de l'évier, cet ultime miracle.

-quand Fuji a tiré ce truc de sous le comptoir, vous n'avez pas entendu ce que je lui ai promis ?

Toutes ces paroles et le calme de cette ordure de malade la déconcertaient encore plus. qu'il lui tire dessus, la découpe, la batte, la viole probablement, lui arrache des réponses par la torture avant ou aprés, d'accord... mais devoir bavarder avec lui, nom de Dieu ! à croire qu'ils venaient de faire ensemble un gentil petit voyage ayant pris un tour intéressant.

-J'ai dit à Fuji, continua-t-il en pointant toujours le revolver sur elle: Ah non ! sinon je vous enfonce les balles dans le cul. Je tiens toujours mes promesses.

Pas vous ?

Maintenant elle l'écoutait. Attentivement.

-Dans cette lumiére faiblarde, et avec tout ce sang partout qui vous donnait la nausée, vous n'avez probablement pas remarqué que Fuji avait le pantalon autour des chevilles.

Il avait raison. Aprés s'être assurée d'un coup d'oeil que les deux employés étaient bien morts, elle avait contourné leurs cadavres en regardant ailleurs.

-J'ai trouvé le moyen de lui en enfoncer quatre dans le cul.

Elle ferma les yeux. Pour les rouvrir aussitôt. Elle n'avait aucune envie de voir cette masse menaçante avec son joli sourire, ses taches de sang sur ses vêtements, l'absence de lueur inquiétante dans le regard...

Mais elle n'osait pas détourner les yeux.

Chyna Shepherd, intacte et vivante.

-Je lui ai collé quatre balles dans le cul, mais elles sont ressorties aussitôt. Des petits gaz post mortem.

C'était ridicule, assez drôle finalement, mais le temps pressait, comme vous le comprendrez, et finalement je n'ai pas eu envie de m'embêter avec la cinquiéme.

Peut-être était-ce mieux ainsi. Une derniére balle de roulette russe, et la paix, enfin ! ne plus essayer de comprendre pourquoi il y avait tant de cruauté dans le monde quand la gentillesse était l'option la plus simple.

-C'est un cinq coups.

Le canon vide et aveugle sous le nez, elle se demanda si elle verrait l'éclair et entendrait le rugissement, ou bien si la noirceur du canon deviendrait la sienne, sans transition.

Puis le tueur détourna le revolver et pressa la détente. La déflagration fit vibrer les vitres; la balle pénétra dans une porte de placard, faisant gicler des éclats de pin et fracassant de la vaisselle à l'intérieur.

Les éclats volaient encore quand Chyna s'empara d'un tiroir. Lourd. Mais, avec une force soudain décu-plée par son désespoir, elle le lança à la tête du tueur.

Sous la gerbe de cuillers, de fourchettes, de couteaux à beurre, étincelante de froids reflets fluorescents, qui s'abattait sur lui, il recula contre la table du coin-repas.

Chyna se rua vers l'évier. A la seconde o˘ le tiroir vide rencontrait un obstacle, elle posait la main sur le pistolet. Un point rouge sur l'acier, certainement le signe que la sécurité n'était pas mise, comme sur ceux avec lesquels elle avait appris à tirer... Et là, il suffisait d'une balle, rien qu'une. qui serait engagée, par pitié !

Une seule balle, à bout portant.

Mais son index blessé se raidissait et gonflait déjà...

Lorsqu'elle tenta de le glisser sur le pontet, la douleur la fit chanceler. Elle se retrouva ballottant sur une marée noire de nausée, cherchant le pontet de son majeur.

Patinant sur le sol dans un fracas de couverts, le tueur fut sur elle sans lui donner le temps de lever l'arme et de se retourner. Il lui aplatit le bras sur le comptoir.

Son doigt pressa la détente. Par réflexe. Une balle troua le carrelage derriére l'évier. Un tourbillon d'éclats de céramique jaune: Chyna ferma les yeux.

Un revers de main en travers de son cr‚ne. Le noir derriére les paupiéres. Un poing s'abattant sur sa nuque.

Elle reprit ses esprits, étendue par terre. Devant les yeux des pelles, des fourches et des lances... les couverts.

Les bottes du tueur. Des bottes noires. Allant et venant.

Un instant, elle se crut revenue dans la maison des Templeton, cachée sous le lit de la chambre d'amis.

Mais il n'y avait pas de couverts sur le sol de cette chambre...

-Et, en plus, il va falloir que je lave tout ça avant de le ranger, dit le tueur.

Il tournait dans la cuisine, ramassant méthodiquement les cuillers, puis les couteaux.

Elle pouvait bouger le bras. Mais il était lourd, une branche d'arbre pétrifiée. Elle parvint à mettre le tueur en joue et même à recourber son index palpitant sur la détente, en ravalant la douleur et son go˚t acide dans sa bouche.

Rien.

Elle pressa de nouveau, sans résultat... Sa main était vide ! Elle ne tenait pas le pistolet. …trange.

Un couteau prés de sa main. Un couteau de table avec de fines dents, idéal pour étaler le beurre, décou-

per un poulet bien cuit, voire réduire des haricots verts en bouchées mangeables... mais pas pour poignarder un homme. C'était toujours ça. Elle s'en saisit en silence.

Bien, trouver la force de se relever. …trange, elle n'arrivait même pas à soulever la tête. Jamais elle ne s'était encore sentie si fatiguée.

Elle avait reçu un violent coup de poing sur la nuque. Sa colonne vertébrale était-elle atteinte ?

Non ! elle ne pleurerait pas. Elle avait le couteau.

Le tueur s'approcha, se pencha et lui prit le couteau de la main. …tonnant comme ce dernier lui avait glissé

des doigts, alors qu'elle le serrait furieusement, aussi fort qu'une plaque de glace en train de fondre.

-Vilaine, dit le tueur en lui donnant un coup sec sur le haut du cr‚ne avec la lame.

Il poursuivit son rangement.

Ne pas penser à ma colonne vertébrale, attraper cette fourchette.

Il vint la lui prendre, elle aussi.

-Non, fit-il comme s'il s'adressait à un chiot rétif.

J'ai dit non.

-Salaud, dit-elle, déconcertée par le son de sa propre voix.

-C'est celui qui dit qui est.

-Enfoiré de salaud.

- Oh ! élégant !

- Sac de merde.

- Je vais devoir vous laver la bouche avec du savon.

-Connard.

-Votre mére ne vous a pas appris des mots pareils.

-Tu ne connais pas ma mére.

Il la frappa de nouveau d'un grand coup sec sur la nuque.

Chyna s'enfonça dans le noir, écoutant inquiéte le lointain rire gai de sa mére et des voix inconnues. Un bruit de verre qui se casse. Des jurons. Le tonnerre et le vent. Des palmiers se ployant dans la nuit envelop-pant Key West. Le rire changea. Moqueur, à présent.

Un fracas qui n'était pas le tonnerre. Et le cafard qui lui courait sur les jambes nues et sur le dos. Autres temps. Autres lieux. Dans le monde vaporeux du rêve, la poigne de fer du souvenir.

A la porte de service, prés de l'entrée et dans la chambre, on trouve des boutons qui permettent de déclencher une discréte sonnette dans le chenil derriére la grange. A ce son, les chiens se remettent aussitôt en service actif.

Peu aprés neuf heures du matin, aprés s'être occupé

de la femme et avoir fait la vaisselle, M. Vess presse le bouton d'appel de la porte de la cuisine, puis s'approche de la grande fenêtre prés du coin-repas pour surveiller la cour.

Bas et gris, le ciel voile toujours les monts Sisklyou, mais il ne pleut plus. L'eau goutte réguliérement des branches des coniféres. L'écorce des arbres à feuilles caduques est d'un noir détrempé; leurs grosses branches, dont certaines portent les premiers bourgeons verts fragiles du printemps, sont si charbonneuses qu'elles paraissent avoir été noircies par le feu.

D'aucuns jugeront la scéne passive, maintenant que le tonnerre s'est tu et que les éclairs se sont éteints, mais M. Vess sait qu'un orage est aussi puissant aprés que lorsqu'il fait rage. Il est en harmonie avec cette nouvelle forme de puissance, celle, tranquille, de la croissance que l'eau offre à la terre.

Les dobermans surgissent à côté de la grange. Ils trottent côte à côte, puis se séparent, partant chacun dans une direction.

Ils ne sont pas en mode attaque. Ils pourchasseront et retiendront un intrus, mais ne le tueront pas. Pour les préparer au sang, M. Vess doit prononcer le nom Nietzsche.

Liederkranz vient sous le porche arriére et, les yeux fixés sur la fenêtre, adore son maître. Il remue la queue une fois, deux fois, mais il est de garde, et cette bréve marque d'affection mesurée est tout ce qu'il s'autorisera.

Il retourne dans la cour. Il observe, vigilant. Il regarde d'abord vers le sud, puis vers l'ouest, et enfin vers l'est. Il baisse la tête, hume l'herbe mouillée et finit par traverser la pelouse, en reniflant avec application. Ses oreilles s'aplatissent sur son cr‚ne lorsqu'il se concentre sur une odeur, traquant ce qu'il imagine peut-être être une menace pour son maître.

Il est arrivé, rarement, que M. Vess libére un de ses captifs et autorise les chiens à le prendre en chasse, renonçant au plaisir de tuer lui-même. Un spectacle divertissant.

A l'abri derriére l'écran de sa garde prétorienne à

quatre pattes, M. Vess monte dans la salle de bains et régle l'eau de la douche jusqu'à ce qu'elle soit somp-tueusement br˚lante. Il baisse le volume de la radio mais la laisse branchée sur un programme de swing.

Pendant qu'il retire ses vêtements souillés, des nuages de vapeur se répandent au-dessus du rideau de douche. Cette humidité rehausse le parfum des taches brunes sur son jean, son T-shirt, sa veste. Nu, il reste quelques minutes le visage enfoui dedans, s'imprégne de l'odeur, puis renifle délicatement chaque nuance exquise aprés l'autre, tout en regrettant que son odorat ne soit pas vingt mille fois plus intense, comme celui d'un doberman.

Ces arômes le raménent à la nuit précédente. Il entend de nouveau le doux bruit du silencieux, les cris étouffés de terreur et les faibles appels à la pitié dans le calme nocturne de la maison Templeton. Il sent la lotion corporelle au lilas de Mme Templeton, qu'elle s'était appliquée sur la peau avant de se coucher, le parfum du sachet dans le tiroir des dessous de la fille. Il go˚te le souvenir de l'araignée.

A regret, il met ses vêtements au sale, parce que, ce soir, il doit passer pour l'homme ordinaire qu'il n'est pas, et cette lycanthropie inversée demande du temps si on veut que la métamorphose soit convaincante.

De ce fait, pendant que Benny Goodman joue One O'Clock Jump, M. Vess plonge sous le jet br˚lant, se frotte vigoureusement avec le gant de toilette généreusement enduit de savon Irish Spring, pour se débarrasser des odeurs trop ‚cres du sexe et de la mort, qui pourraient alerter les moutons. Ils ne doivent jamais soupçonner un berger d'avoir une gueule pleine de crocs et une queue velue sous son déguisement de gardien de troupeau. Lentement, en se trémoussant en rythme, il savonne son épaisse tignasse à deux reprises avant d'y appliquer une créme traitante. A l'aide d'une petite brosse, il se nettoie les ongles. Il est parfaitement proportionné, mince et musclé. Comme toujours, il prend un grand plaisir à se savonner, à caresser les contours sculptés de son corps avec ses mains glissantes; il se sent comme le son de la musique, l'odeur du savon, le go˚t de la créme fouettée sucrée.

La vie est. Vess vit.

…mergeant de l'obscurité et du tonnerre tropical de Key West, Chyna se retrouva dans une aveuglante lumiére fluorescente qui blessa ses yeux larmoyants.

Elle prit d'abord à tort la peur qui lui faisait cogner le coeur pour celle que lui inspirait Jim Woltz, l'ami de sa mére; elle se crut sous le lit de la cabane au bord de la mer, le visage pressé contre le sol. Puis elle se rappela le tueur et la prisonniére.

Assise dans un fauteuil, elle était affalée sur la table ronde du coin-repas à côté de la cuisine en pin. La tête tournée vers la droite, elle voyait le porche arriére et la cour par la fenêtre.

Le tueur lui avait glissé le coussin d'un des autres fauteuils sous la joue, pour lui éviter le contact du bois dur. Sa prévenance la fit frémir.

Lorsqu'elle tenta de relever la tête, une douleur lui transperça la nuque et palpita sur le côté droit de son visage. Au bord de l'évanouissement, elle décida de prendre son temps pour se redresser.

Une seconde plus tard, un raclement de chaînes lui faisait comprendre que se relever ne serait peut-être pas de son ressort, ni maintenant ni plus tard. En soulevant les mains, posées sur ses genoux, elle découvrit les menottes autour de ses poignets.

Elle tenta d'écarter les pieds... elle avait des fers aux chevilles. A en juger par le bruit de ferraille que produisait le moindre mouvement, ce n'étaient pas ses seules entraves.

Dehors, une forme noire comme la suie bondit à travers la pelouse et sauta sous le porche. Elle s'approcha de la fenêtre, se redressa, posa ses pattes sur le rebord et l'observa. Un doberman.

Mains étalées sur la reliure, Ariel tient un livre ouvert contre sa poitrine, comme un bouclier. Assise dans l'énorme fauteuil, jambes repliées sous elle, elle est la seule poupée parfaite de toutes celles présentes dans la piéce.

M. Vess s'assoit sur un pouf devant elle.

Il s'est bien lavé. Douché, shampouiné, rasé et peigné, il est présentable dans n'importe quelle compagnie, et toute mére, en le voyant au bras de sa fille, le prendrait pour le gendre idéal. Il porte des mocassins sans chaussettes, un Dockers en coton beige, avec une ceinture en cuir tressé, et une chemise de batiste vert p‚le.

Dans son uniforme d'écoliére, Ariel a belle apparence elle aussi. Vess est content de voir qu'elle a réguliérement pris soin d'elle-même en son absence, comme elle en avait l'ordre. Ce ne doit pas être facile de faire sa toilette à l'éponge et de laver cette glorieuse chevelure dans un lavabo.

Il a construit cette piéce pour d'autres, venus avant elle; aucun d'eux n'est resté plus de deux mois. Jusqu'à ce qu'il rencontre son Ariel et prenne la mesure de son séduisant esprit d'indépendance, il n'aurait jamais imaginé qu'il tienne un jour à ce que quelqu'un s'attarde aussi longtemps. D'o˘ l'inutilité de la douche.

Il a découvert son Ariel dans un journal. Bien que seulement en seconde, elle tenait du prodige puisqu'elle venait d'assurer la victoire de son équipe du lycée de Sacramento dans un décathlon universitaire organisé par l'…tat de Californie. Elle avait l'air si doux, si tendre sur la photo. Le journal en a tremblé

dans ses mains, et il a tout de suite su qu'il se rendrait à Sacramento pour la rencontrer. Il a tué le pére d'un coup de feu. quant à la mére, qui possédait une énorme collection de poupées et en fabriquait elle-même comme passe-temps, Vess l'a battue à mort avec une marionnette ventriloque dotée d'une grosse tête sculptée dans de l'érable, aussi efficace qu'une batte de base-ball.

-Tu es plus belle que jamais.

Sa voix est étouffée par l'insonorisation, comme celle d'un enterré vivant du fond d'un cercueil.

Elle ne répond pas; elle ignore sa présence. Elle est dans son mode silence, et ce, depuis plus de six mois, sans interruption.

-Tu m'as manqué.

Maintenant elle ne le regarde plus jamais en face, mais fixe un point sur le côté, au-dessus de sa tête. S'il se levait de son pouf pour se placer dans son champ de vision, elle fixerait encore un point situé au même endroit, sans qu'il réussisse jamais à surprendre le mouvement de ses yeux.

-J'ai quelques petites choses à te montrer.

D'une boîte à chaussures posée au pied du pouf, il extrait deux PolaroÔd. Elle ne les acceptera pas, ne tournera pas la tête vers eux, mais il sait qu'elle exami-nera ces souvenirs aprés son départ.

Elle n'est pas aussi coupée du monde qu'elle le prétend. Ils sont engagés dans une partie complexe aux enjeux élevés, et elle se défend bien.

-Ca, c'est la photo d'une dame qui s'appelait Sarah Templeton, voilà à quoi elle ressemblait avant que je me la fasse. La quarantaine, mais trés séduisante. Une femme ravissante.

Le fauteuil est si profond que le coussin du siége forme un rebord devant Ariel. Vess pose la photo dessus.

-Ravissante, répéte-t-il.

Ariel ne cille pas. Elle est capable de fixer le vide sans ciller pendant un temps incroyablement long.

M. Vess craint parfois qu'elle n'abîme ses magnifiques yeux bleus; les cornées ont besoin d'une lubrification fréquente. Bien entendu, si elle reste ainsi trop longtemps, l'irritation finira par faire jaillir des larmes involontaires. Mais tout de même.

-Voici une seconde photo de Sarah, aprés, dit M. Vess en plaçant le cliché à côté du précédent.

Comme tu peux le voir si tu choisis de regarder, le mot ravissant ne s'applique plus. La beauté ne dure jamais.

Les choses changent.

De la boîte à chaussures, il tire deux autres photos.

-Voici la fille de Sarah, Laura. Avant. Et aprés.

Elle était belle. Aussi belle qu'un papillon. Mais derriére le papillon, il y a toujours une chenille.

Il dispose les clichés sur le rebord du fauteuil et replonge la main dans la boîte à chaussures.

-Voici le pére de Laura. Oh ! et son frére... et la femme dudit frére. Accessoires, ceux-là.

Il sort alors les trois PolaroÔd du jeune homme asiatique, ainsi que le Slim Jim entamé.

-Il s'appelle Fuji. Comme la montagne du Japon.

Il pose les trois photos sur le fauteuil.

-J'en garderai une pour moi. Pour la manger.

Ainsi, je deviendrai Fuji, avec la puissance de l'Orient et de la montagne, et, quand le moment viendra que je te prenne, tu sentiras à la fois le garçon et la montagne en moi, et tant d'autres... toute leur puissance. Ce sera trés excitant pour toi, Ariel, au point que, lorsque ce sera fini, tu te moqueras bien d'être morte.

C'est un bien long discours pour M. Vess. D'habitude, il n'est pas du genre loquace, mais la beauté de la fille l'incite parfois à ce genre de débordement.

Il brandit la Slim Jim.

-La bouchée manquante a été mangée par Fuji juste avant que je le tue. Sa salive a séché sur la viande.

Tu connaîtras ainsi le go˚t de sa puissance tranquille, de sa nature insondable.

Il pose la saucisse emballée sur le fauteuil.

-Je reviendrai aprés minuit, promet-il. Je te con-duirai dans le camping-car: tu verras Laura, la vraie, en chair et en os. Je l'ai ramenée pour que tu voies ce qui arrive à tout ce qui est beau. Et il y a aussi un jeune homme, un auto-stoppeur que j'ai pris sur la route. Je lui ai montré une photo de toi, et je n'ai pas aimé sa façon de la regarder. Il t'a lorgnée. Aucun respect. Je n'ai pas non plus apprécié un de ses commentaires: je lui ai donc cousu la bouche et les paupiéres. Cela va t'exciter de voir ce que je lui ai fait. Tu vas pouvoir le toucher... et Laura aussi.

Vess guette un tic, un frémissement, un tressaillement, voire un changement subtil dans son regard qui indiquera qu'elle l'entend. Il sait pertinemment que c'est le cas, mais elle conserve une expression grave et un faux détachement catatonique.

Le jour o˘ il lui tirera l'ombre d'un tressaillement, d'un tic, il la brisera complétement et la fera brailler comme un dément aux yeux exorbités au fond de la chambre capitonnée d'un asile. Cette descente dans la folie vociférante est toujours fascinante à observer.

Mais c'est une coriace, cette fille, avec des ressources intérieures surprenantes. Excellent. Le défi l'exalte.

-Et du camping-car, nous irons dans la prairie avec les chiens, Ariel, o˘ tu pourras me regarder enterrer Laura et l'auto-stoppeur. Peut-être que le ciel sera dégagé à ce moment-là et qu'on verra des étoiles, voire la lune.

Ariel est blottie dans son fauteuil derriére son livre, le regard ailleurs, les lévres légérement ouvertes, l'im-mobilité incarnée.

-Oh ! à propos, je t'ai rapporté une autre poupée.

Une petite boutique intéressante de Napa en Californie, o˘ l'on vend le travail d'artisans locaux. Une poupée en chiffon. Tu vas l'aimer. Je te la donnerai plus tard.

M. Vess se léve pour aller examiner le contenu du réfrigérateur et du placard qui sert de garde-manger à

la fille. Elle a suffisamment de provisions pour tenir encore trois jours; il lui remplira ses étagéres demain.

-Tu ne manges pas assez. Tu es ingrate. Je t'ai donné un réfrigérateur, un four à micro-ondes, de l'eau courante froide et chaude. Tu as tout ce dont tu as besoin pour prendre soin de toi. Tu devrais manger.

Les poupées ne réagissent pas plus que la fille.

-Tu as au moins perdu un kilo, voire un kilo et demi. Cela ne t'a pas encore abîmée, mais tu ne peux pas te permettre de maigrir davantage.

Elle fixe le vide, comme si elle attendait qu'on tire la ficelle de son larynx pour débiter des messages enregistrés.

-Ne crois pas que tu vas pouvoir t'affamer au point de devenir h‚ve et laide. Tu ne m'échapperas pas comme ça, Ariel. Je t'attacherai et je te nourrirai de force s'il le faut. Je t'introduirai de la nourriture pour bébé dans l'estomac avec un tube en caoutchouc. En fait, cela me plairait assez. Tu aimes la purée de petits pois ? de carottes ? La compote de pommes ? Mais cela n'a aucune importance puisque tu n'en sentiras pas le go˚t... à moins de régurgiter, bien s˚r.

Il contemple les cheveux soyeux de la fille, blond-roux dans l'éclairage filtré. Ce spectacle touche l'ensemble de ses cinq sens extraordinaires: il baigne dans la splendeur sensorielle de cette chevelure, dans tous les sons, odeurs, textures qui lui procure leur vision.

Pour lui, un stimulus a tant d'associations qu'il pourrait passer des heures perdu dans la contemplation d'un seul cheveu ou d'une goutte de pluie, s'il le voulait, parce que cela deviendrait un monde entier de sensations.

Il revient se planter devant le fauteuil.

Elle fait comme si elle ne le voyait pas, et, bien qu'il soit entré dans son champ de vision, son regard s'est de nouveau fixé sur ce fameux point, sans qu'il ait eu le temps de le voir bouger.

Elle est magiquement fuyante.

-Peut-être que j'obtiendrais un ou deux mots de toi si je te transformais en torche ? Hein ? qu'en penses-tu ? Un petit peu de gaz à briquet dans cette chevelure dorée... et whoosh !

Elle ne cille pas.

-Je vais te jeter aux chiens, tiens, pour voir si cela te délie la langue.

Ni tressaillement, ni tic, ni frémissement. quelle fille !

M. Vess vient coller son visage sous le nez d'Ariel.

Maintenant ses yeux sont juste en face des siens...

mais elle ne le voit toujours pas. Elle a l'air de le transpercer, comme s'il n'était pas un homme de chair et de sang, mais un fantôme qu'elle n'arriverait pas tout à fait à détecter. Ce n'est plus seulement son vieux truc qui consiste à laisser son regard se voiler; c'est une ruse infiniment plus intelligente qu'il ne saisit pas du tout.

-Nous irons dans la prairie aprés minuit, lui murmure-t-il. J'enterrerai Laura et l'auto-stoppeur. Peut-

être que je te mettrai dans le trou avec eux et que je te couvrirai de terre... trois dans une seule tombe. Eux morts et toi vivante. Tu parlerais à ce moment-là, Ariel ? Est-ce que tu me supplierais ?

Pas de réponse.

Il attend.

La respiration de la fille est basse et réguliére. Il est tellement prés d'elle qu'il sent son souffle chaud contre ses lévres, comme des promesses de baisers.

Elle aussi doit sentir son souffle.

Elle a certainement peur de lui, elle doit être révulsée, mais aussi sensible à sa séduction. Il n'en doute pas une seconde. Tout le monde est fasciné par le mal.

-Peut-être qu'il y aura des étoiles.

Le bleu de ses yeux, ces profondeurs étincelantes.

-Voire un clair de lune, murmure-t-il.

Les menottes en acier autour des chevilles de Chyna étaient reliées par une chaîne solide. Une autre chaîne, beaucoup plus longue, attachée à la premiére par un mousqueton, s'enroulait autour des pieds épais du fauteuil, des barreaux sur les côtés, repassait entre ses pieds à elle, encerclait le gros socle cylindrique de la table ronde avant de revenir au mousqueton. Le tout, trop serré pour lui permettre de se redresser. De toute façon, elle était liée au fauteuil, qui l'obligerait à se courber comme un troll bossu, et elle ne pouvait pas s'éloigner de la table.

Elle avait les mains menottées. Une chaîne s'accrochait à la menotte de son poignet droit. De là, elle passait derriére son dos et s'enroulait autour des barreaux du dossier sous le coussin, avant de rejoindre la menotte de son poignet gauche. Cette chaîne-là avait suffisamment de jeu pour lui permettre de poser les bras sur la table si elle le souhaitait.

Assise, penchée sur ses mains jointes, les yeux fixés sur son index droit rouge et gonflé, elle attendait.

Son doigt palpitait, elle avait mal à la tête, mais la douleur dans sa nuque s'était estompée. Elle savait qu'elle resurgirait avec encore plus de violence dans vingt-quatre heures, comme au lendemain d'une séance de coups de fouet.

Bien entendu, si elle était encore vivante dans vingt-quatre heures, cette nuque douloureuse serait le cadet de ses soucis.

Le doberman n'était plus à la fenêtre. Elle en avait vu deux arpenter la pelouse, narines frémissantes, se figeant parfois, oreilles dressées: visiblement de garde.

La nuit précédente, elle s'était servie de la fureur pour surmonter sa terreur, mais elle découvrait à présent que l'humiliation était bien plus efficace pour dompter la peur. Avoir été incapable de se protéger, se retrouver pieds et poings liés... ce n'était pas ça, la source de son humiliation; ce qui la mortifiait, c'était son incapacité de tenir sa promesse à la jeune fille de la cave.

Je suis ta gardienne. Je te protégerai.

Elle ne cessait de revenir en pensée au vestibule capitonné et à l'oeilleton de la porte intérieure. Rien n'avait indiqué que la jeune fille avait entendu sa promesse. Mais elle était malade à l'idée d'avoir éveillé

de faux espoirs, à l'idée que, se sentant trahie et plus abandonnée que jamais, la jeune fille se retranche encore plus loin dans son Ailleurs.

Je suis ta gardienne.

Rétrospectivement, elle jugeait sa propre arrogance non seulement surprenante, mais perverse, trompeuse.

En vingt-six ans d'existence, elle n'avait jamais sauvé

personne, ni d'une façon ni d'une autre. Elle n'avait rien d'une héroÔne, rien d'un de ces personnages de roman policier avec juste la petite trace de angst et de défauts attachants, et le talent d'un Sherlock Holmes et d'un James Bond réunis. Rester vivante, mentalement équilibrée et émotionnellement intacte avait été un combat suffisant pour elle. Elle n'était qu'une fille perdue, qui t‚tonnait depuis des années en quête d'une illumination ou d'une solution n'existant probablement pas, mais cela ne l'avait pas empêchée de se planter devant cet oeilleton et de promettre la délivrance.

Je suis ta gardienne.

Elle décroisa les mains. Elle les posa à plat sur la table, les fit glisser sur le bois comme pour lisser une nappe... Ses chaînes cliquetérent.

Elle n'était pas un lutteur aprés tout, elle n'était le paladin de personne; elle travaillait comme serveuse.

Elle faisait bien son boulot, elle amassait les pourboires, parce que seize ans dans le monde tordu de sa mére lui avaient appris que l'obséquiosité était un moyen d'assurer sa survie. Avec ses clients, elle était inlassa-blement charmante, sans cesse agréable, toujours dési-reuse de plaire. Le rapport entre un client et une serveuse était, selon elle, l'idéal, parce qu'il était bref, codé, mené généralement avec la plus grande politesse: il n'exigeait pas qu'on mette son coeur à nu.

Je suis ta gardienne.

Dans sa détermination obsessionnelle de se protéger à tout prix, elle se montrait toujours aimable avec ses collégues, mais ne se liait jamais avec aucune. qui disait amitié disait engagement, risques. Et elle avait appris à ne pas prêter le flanc aux blessures et aux trahisons qui allaient de pair avec l'engagement.

Elle n'avait connu que deux hommes dans sa vie.

Elle avait eu de l'affection pour les deux et aimé le second, mais ces histoires n'avaient jamais duré que onze et treize mois respectivement. Les amants, s'ils en valaient la peine, exigeaient plus qu'un simple enga-

gement; ils avaient besoin de confidences, de partage, du lien de l'intimité émotionnelle. Il lui était difficile de trop en révéler sur son enfance ou sur sa mére, en partie parce que son impuissance pendant toutes ces années l'embarrassait. Plus exactement, elle avait fini par admettre que sa mére ne l'avait jamais vraiment aimée, n'avait peut-être même jamais été capable d'aimer personne. Et comment espérer être aimée d'un homme qui saurait qu'on ne l'a pas été par sa propre mére ?

Elle était consciente de l'irrationnel de son attitude, mais cela ne la libérait pas pour autant. Elle comprenait qu'elle n'était pas responsable de ce que sa mére lui avait fait, mais, quoi qu'en disent les thérapeutes dans leurs écrits et dans leurs émissions de radio, comprendre ne suffisait pas pour guérir. Et, au bout d'une décennie passée hors de l'emprise de sa mére, elle était parfois convaincue que les sombres événements de ces années troublées auraient pu être évités si elle, Chyna, avait été meilleure, plus digne.

Je suis ta gardienne.

Elle joignit de nouveau les mains sur la table. Elle se pencha jusqu'à presser son front contre ses pouces et ferma les yeux.

Laura Templeton était la seule amie intime qu'elle avait jamais eue. Leur amitié était une chose qu'elle avait fortement désirée sans la rechercher, dont elle avait eu un besoin désespéré sans jamais vraiment la nourrir; c'était uniquement un témoignage, une preuve de la vivacité, de la persévérance et de l'altruisme de Laura face à sa prudence et à sa réserve, un résultat de la tendresse et de la singuliére capacité d'aimer de cette amie. Et maintenant Laura était morte.

Je suis ta gardienne.

Dans la chambre de Laura, sous le regard mort de Freud, elle s'était agenouillée prés du lit et avait murmuré à son amie entravée: Je te sortirai d'ici. Mon Dieu, comme c'était douloureux d'y penser. Je te sortirai d'ici. Son estomac se tordait de dégo˚t. Je trouverai une arme, avait-elle promis. Et altruiste jusqu'au bout, Laura l'avait pressée de s'enfuir: Ne meurs pas pour moi. Mais elle avait répondu: Je reviendrai.

Le chagrin fondit sur elle comme un grand oiseau noir et elle laissa presque ses ailes l'envelopper, trop avide de l'étrange réconfort de ces plumes frémissantes... puis elle comprit qu'elle se servait du chagrin pour faire tomber l'humiliation de son perchoir. Le chagrin prendrait la place de la haine de soi, du mépris.

Je suis ta gardienne.

L'employé de la station-service n'avait pas tiré, mais elle aurait d˚ vérifier le revolver. Elle aurait d˚ s'en douter. D'une maniére ou d'une autre. Même si elle ne pouvait pas savoir ce que Vess avait fait des balles, elle aurait d˚ s'en douter.

Laura lui disait toujours qu'elle était trop dure avec elle-même, qu'elle ne guérirait jamais si elle s'ingéniait à se faire de nouveaux bleus sur les anciens dans une sorte d'autoflagellation infinie.

Mais Laura était morte.

Je suis ta gardienne.

Son humiliation se transforma en honte.

Et si l'humiliation était un bon moyen de réprimer la terreur, la honte était encore plus efficace. En se laissant aller à la honte, elle n'avait plus peur du tout, même entravée par des chaînes dans la maison d'un meurtrier sadique, avec personne au monde pour s'inquiéter de son sort. Sa présence ici ne semblait que justice.

Un bruit de pas.

Elle releva la tête et ouvrit les yeux.

Le tueur arrivait par la buanderie, revenant manifestement d'une visite à la fille de la cave.

Sans lui adresser la parole ni lui jeter le moindre regard, il ouvrit le réfrigérateur et en sortit une boîte d'oeufs qu'il posa sur le comptoir à côté de l'évier. Il cassa adroitement huit oeufs dans un bol et jeta les coquilles à la poubelle. Il rangea le bol dans le réfrigérateur et entreprit d'éplucher un oignon.

Cela faisait plus de douze heures qu'elle n'avait rien avalé; elle se rendit compte avec consternation qu'elle mourait de faim. L'oignon dégageait l'odeur la plus douce qu'elle e˚t jamais sentie... Elle se mit à saliver.

Aprés tout ce sang, la mort de la seule amie intime qui e˚t jamais compté pour elle, cela paraissait cruel d'avoir faim aussi vite.

Le tueur plaça l'oignon haché dans un Tupperware qu'il ferma et rangea dans le réfrigérateur à côté du bol d'oeufs. Ensuite il r‚pa un morceau de cheddar dans un autre Tupperware.

Il avait des gestes rapides et efficaces, et il semblait prendre plaisir à ce qu'il faisait. Il veillait à la propreté

de sa table de travail. Il se lavait les mains à fond entre deux t‚ches et les essuyait avec une serviette et non avec un torchon.

Il finit par venir la rejoindre à la table. Il s'assit en face d'elle, détendu, s˚r de lui, une allure d'étudiant avec son Dockers, sa ceinture tressée et sa chemise de batiste.

La honte, qui avait paru sur le point de la consumer, avait fait long feu, remplacée à présent par un étrange mélange de fureur br˚lante et d'amer abattement.

-Bien ! Je suis s˚r que vous avez faim, et dés que nous aurons un peu bavardé je préparerai des omelettes au fromage avec des piles de toasts. Mais, pour mériter votre petit déjeuner, il faut que vous me disiez qui vous êtes, o˘ vous vous cachiez dans cette station-service et pourquoi vous êtes ici.

Elle aurait préféré se damner plutôt que de lui répondre.

-Voilà comment les choses se présentent. De toute façon, je vais vous tuer. Je ne sais pas encore comment. Probablement devant Ariel. Elle a déjà vu des cadavres, mais elle n'a encore jamais été présente à l'instant fatidique, jamais entendu le cri ultime, ni vécu cette humidité soudaine.

Chyna s'efforçait de garder les yeux fixés sur lui, de ne trahir aucune faiblesse.

-quel que soit le moyen que je choisisse pour vous tuer, je vous rendrai les choses d'autant plus dures que vous ne m'aurez pas parlé volontairement.

Il est des choses que j'aime et que je peux faire avant, ou aprés votre mort. Coopérez, et je le ferai aprés.

Chyna tenta sans succés de déceler une trace de folie dans son regard. Une nuance de bleu si gaie.

-Alors ?

-Vous êtes un malade.

-Je ne vous aurais pas crue aussi banale, fit-il en souriant.

-Je sais pourquoi vous lui avez cousu les paupiéres et la bouche.

-Ah ! vous l'avez donc trouvé dans le placard.

-Vous l'avez violé avant de le tuer, ou en le tuant.

Vous lui avez cousu les paupiéres parce qu'il avait vu, cousu la bouche parce que vous aviez honte de vos actes et que vous craigniez que, même mort, il n'aille tout raconter à quelqu'un.

-En fait, je n'ai pas eu de rapports sexuels avec lui, répondit-il tranquillement.

-Menteur.

-Mais si c'était le cas, cela ne m'aurait pas gêné.

Vous me croyez si primaire que ça ? Nous sommes tous bisexuels, vous ne croyez pas ? J'ai parfois envie d'un homme, et il m'est arrivé d'assouvir ce besoin.

Tout n'est que sensation. Rien que sensation.

-Pauvre type !

-Je sais ce que vous essayez de faire, continua-t-il aimablement, visiblement amusé, mais cela ne marchera pas. Vous espérez qu'une insulte finira par me faire sortir de mes gonds. Vous me prenez pour un psychopathe sensible à la détente qui explosera à la bonne insulte, si on pousse le bon bouton, en attaquant sa mére peut-être, ou en blasphémant. Et vous espérez aussi que je vous tuerai vite, sous l'emprise de la fureur, pour en finir.

Chyna comprit qu'il avait raison, bien qu'elle n'ait pas agi intentionnellement. L'échec, la honte et la réduction à l'impuissance l'avaient plongée dans un désespoir qu'elle aurait préféré ignorer. Maintenant c'était plus elle-même que lui qui la rendait malade, parce qu'elle en venait à se demander si elle n'était pas une l‚che et une perdante, aprés tout, comme sa mére.

-Mais je ne suis pas un psychopathe.

-Ah ? Et vous appelez ça comment ?

-Oh !... disons un aventurier meurtrier. Ou peut-

être le seul être clairvoyant que vous ayez jamais rencontré.

-Minable vous convient mieux.

Il se pencha vers elle.

-Voici le marché... Ou vous me dites tout de vous, tout ce que je veux savoir, ou je m'attaque à votre visage avec un couteau, là, maintenant. Pour chaque question sans réponse, je découpe un morceau... un lobe, le bout de votre joli nez. Je vous sculpte comme un gri-gri de matelot.

Son ton n'était pas menaçant, mais neutre, et elle sut qu'il en était capable.

-Je prendrai toute la journée s'il le faut, et vous serez folle longtemps avant de mourir.

-Trés bien.

-Trés bien quoi ? Conversation ou sculpture ?

-Conversation.

-Brave fille.

Elle était prête à mourir s'il fallait en passer par là, mais elle ne voyait pas l'intérêt de souffrir inutilement.

-Comment vous appelez-vous ?

-Shepherd. Chyna Shepherd. Cela s'écrit C-h-y-n-a.

-Ah ! ce n'était donc pas une incantation finalement.

-quoi ?

-Drôle de nom.

-Vraiment ?

- N'essayez pas de feinter avec moi, Chyna. Con-tinuez.

-D'accord. Mais d'abord, pourrais-je avoir quelque chose à boire ? Je suis complétement déshydratée.

Il alla tirer un verre d'eau à l'évier. Il glissa trois glaçons dedans. Il revenait avec lorsqu'il se figea.

-Je pourrais y ajouter une rondelle de citron.

Et il ne plaisantait pas. Rentré de sa chasse, il s'efforçait à présent de quitter ses hardes de rôdeur sauvage pour endosser le déguisement du comptable, de l'employé, de l'agent immobilier, du mécanicien, ou autre, qui était le sien lorsqu'il passait pour un être normal. Certains sociopathes pouvaient adopter de fausses personnalités beaucoup plus convaincantes que les meilleures performances d'acteurs, et cet homme était probablement l'un de ceux-là, bien qu'aprés une immersion dans le massacre gratuit il e˚t besoin de cette période d'adaptation pour se rappeler les bonnes maniéres de la société civilisée.

-Non, merci, pas de citron.

-Ce n'est pas un probléme, lui assura-t-il gentiment.

-Non, rien que de l'eau.

Avant de poser le verre, il glissa un sous-verre en céramique doublé de liége en dessous. Puis il se rassit en face d'elle.

Chyna était dégo˚tée à l'idée de boire dans un objet qu'il avait touché, mais elle se sentait vraiment déshydratée, avec la bouche séche et la gorge un peu douloureuse.

Les menottes l'obligérent à prendre le verre à deux mains.

Elle savait qu'il guettait le moindre signe de peur.

L'eau ne fit pas de vagues dans le verre. Le bord du verre ne cogna pas contre ses dents.

En vérité, elle n'avait plus peur de lui, du moins plus pour le moment. Plus tard peut-être. Certainement. A présent, son paysage intérieur était un désert sous un ciel menaçant: une désolation engourdissante, avec des éclairs clignotant furieusement à l'horizon.

Elle vida la moitié du verre avant de le reposer.

-quand je suis entré dans cette piéce, vous aviez les mains jointes et la tête penchée. Vous étiez en train de prier ?

Elle réfléchit.

-Non.

-Ce n'est pas la peine de me mentir.

-Je ne mens pas. Je ne priais pas à cet instant précis.

-Mais cela vous arrive-t-il ?

-Parfois.

-Dieu me redoute.

Elle ne broncha pas, attendant la suite.

-Dieu me redoute... D.M.R... ce sont des mots dont la premiére lettre est dans mon nom.

-Je vois.

-Gueule de dragon.

-Avec les lettres de votre nom.

-Oui. Et forges de l'enfer.

-Voilà un jeu intéressant.

-Les noms sont intéressants. Le vôtre est passif.

China, la Chine. Le nom d'un lieu comme prénom. Et Shepherd, le berger... bucolique, confusément chrétien.

Votre nom me fait penser à un paysan asiatique gardant des moutons sur une colline... ou à un Christ aux yeux bridés convertissant des paÔens. (Il sourit, ravi de sa plaisanterie.) Mais, manifestement, votre nom vous définit mal. Vous n'êtes pas un être passif.

-Je l'ai été, pendant la plus grande partie de ma vie.

-Vraiment ? En tout cas, vous ne l'étiez pas la nuit derniére.

-Peut-être pas la nuit derniére, mais jusque-là, OUi.

-En revanche, mon nom est un nom de puissance.

Edgler Foreman Vess. Vess, un serpent qui siffle.

Vivre dangereusement, c'est encore une expression contenue dans mon nom.

-Démon.

-Exact... démon.

-Fureur.

Il paraissait heureux de la voir aussi disposée à

JOuer.

-Vous êtes douée.

-Vaisseau. C'est aussi dans votre nom.

-Facile. Semence, aussi. Vaisseau et semence, féminin et masculin. Vous aimeriez en tirer une insulte, Chyna ?

Au lieu de répondre, elle reprit le verre et le vida.

Les glaçons étaient froids contre ses dents.

-Maintenant que vous avez humidifié votre sif-flet, je veux tout savoir de vous. Souvenez-vous...

sculpture.

Elle lui raconta tout, en commençant par l'instant o˘

elle avait entendu le hurlement alors qu'elle était assise devant la fenêtre de la chambre d'ami dans la maison Templeton. Elle lui fit son récit sur un ton monocorde, non par calcul mais parce que, soudain, elle était incapable de s'exprimer autrement. Elle tenta de varier les intonations, de mettre un peu de vie dans son histoire...

sans y parvenir.

Le son de sa voix relatant de maniére monotone les événements de la nuit la terrifiait plus qu'Edgler Vess.

Elle avait l'impression d'entendre parler une inconnue, un être perdu et vaincu.

Non, elle n'était pas vaincue, elle avait encore de l'espoir, elle finirait par avoir le dessus, elle aurait ce salaud meurtrier d'une maniére ou d'une autre... Sa voix intérieure manquait de conviction.

Malgré la monotonie de son récit, elle parut captiver Vess. Nonchalamment adossé à son fauteuil, au début, il était à présent penché vers elle, bras sur la table.

Il l'interrompit plusieurs fois pour lui poser des questions. A la fin, il resta un moment plongé dans un silence contemplatif.

Le regarder lui était insupportable. Elle croisa les mains derriére son verre, ferma les yeux et posa le front sur ses pouces, sa position lorsqu'il était sorti de la buanderie.

Elle ne priait toujours pas. Elle n'avait pas l'espoir nécessaire pour prier.

Au bout de quelques minutes, elle entendit le fauteuil de Vess racler le sol. Il y eut des allées et venues dans la piéce, puis elle reconnut les bruits familiers d'un cuisinier au travail.

Elle perçut l'odeur du beurre chauffant dans une poêle, puis celle d'oignons en train de fondre.

En racontant son histoire, elle avait perdu l'appétit, et il ne revint pas avec le parfum des oignons.

-C'est drôle que je n'aie pas aussitôt senti votre présence chez les Templeton.

-Vous en êtes capable ? dit-elle sans relever la tête. Vous pouvez sentir les gens, comme si vous étiez un foutu chien ?

-Habituellement, répondit-il sans se vexer et avec le plus grand sérieux. Et vous devez avoir fait plus d'un bruit pendant la nuit. Vous ne pouvez pas être furtive à ce point. J'aurais d˚ vous entendre respirer.

Un fouet battant vigoureusement des oeufs dans un bol.

L'odeur du pain grillé.

-Dans une maison silencieuse, o˘ tout le monde est mort, vos mouvements auraient d˚ créer des déplacements d'air, comme un souffle frais sur ma nuque, faire frissonner les poils sur le dos de mes mains. Chacun d'eux aurait d˚ être une texture différente contre mes yeux. J'aurais d˚ percevoir votre présence.

Il était raide dingue. Si mignon dans sa chemise de batiste, avec ses beaux yeux bleus, ses épais cheveux bruns peignés en arriére, et la fossette sur sa joue gauche... mais rongé de pustules et de chancres à l'intérieur.

-J'ai les sens inhabituellement aiguisés, voyez-vous.

224

Il fit couler l'eau dans l'évier. Sans même lever le nez, elle sut qu'il rinçait le fouet. Il ne le laisserait pas traîner sale dans un coin.

-Mes sens sont trés aiguisés parce que je me suis consacré à la sensation. La sensation est ma religion, si l'on peut dire.

Il y eut un grésillement, plus fort que le bruit des oignons, et un nouveau parfum.

-Mais vous êtes restée invisible pour moi.

Comme un esprit. qu'est-ce qui vous rend si spéciale ?

-Si je l'étais tant que ça, murmura-t-elle amérement, serais-je enchaînée ici ?

Elle ne s'était pas vraiment adressée à lui, et elle n'aurait pas cru qu'il l'entendrait dans les crachotements de la poêle.

-Vous devez avoir raison.

Lorsqu'il posa les assiettes sur la table, elle releva la tête et retira ses mains.

-Plutôt que de vous faire manger avec vos doigts, je vais vous donner une fourchette, parce que je pré-sume que vous voyez l'inutilité d'essayer de me la planter dans l'oeil.

Elle acquiesça.

-Bonne fille.

Dans son assiette l'attendait une grosse omelette débordant de cheddar et parsemée d'oignons sautés. Il avait disposé trois tranches de tomate ferme et du persil haché dessus. Les deux moitiés d'un toast beurré et coupé en diagonale encadraient le tout.

Il remplit son verre d'eau et ajouta deux autres glaçons.

Affamée peu de temps avant, elle pouvait à présent à peine tolérer la vue de la nourriture. Mais il fallait qu'elle mange; elle se força à grignoter ses oeufs et son toast. Elle ne serait jamais capable de terminer ce qu'il lui avait donné.

Vess mangeait avec délectation, ni bruyamment ni salement. Ses maniéres étaient irréprochables, et il se servait fréquemment de sa serviette pour s'essuyer les lévres.

Chyna était perdue dans sa grisaille intérieure, et plus Vess semblait apprécier son petit déjeuner, plus son omelette avait un go˚t de cendres.

-Vous seriez plutôt jolie si vous étiez moins fripée et en sueur, avec votre visage souillé de boue, vos cheveux aplatis par la pluie. Trés jolie, je pense. Une vraie séductrice sous cette crasse. Peut-être que, plus tard, je vous donnerai un bain.

Chyna Shepherd, intacte et vivante.

…trangement, aprés un autre silence, Edgler Vess reprit:

-Intacte et vivante.

Elle n'avait pourtant pas dit sa priére à voix haute.

Elle en était s˚re.

-Intacte et vivante, répéta-t-il. Ce n'est pas ce que vous disiez... tout à l'heure dans l'escalier, en descendant voir Ariel ?

Elle le regarda, interloquée.

-N'est-ce pas ?

-si.

-Cela m'a intrigué. Vous avez dit votre nom, puis ces trois mots, mais je ne risquais pas de comprendre ce que cela voulait dire tant que j'ignorais comment vous vous appeliez.

Elle tourna la tête vers la fenêtre. Un doberman errait dans la cour.

-…tait-ce une priére ?

Dans son désarroi, Chyna n'avait pas cru qu'il puisse encore la terrifier, mais elle s'était trompée. Son intuition était effrayante...

Elle détourna les yeux du doberman et croisa le regard de Vess. L'espace d'une seconde, elle vit le chien qui sommeillait en lui, un aspect sombre et impitoyable.

-C'était une priére ?

-Oui.

-Dans votre coeur, Chyna, au plus profond de votre coeur, croyez-vous vraiment en l'existence de Dieu ? Soyez sincére, pas seulement avec moi mais avec vous-même.

A une époque, il n'y avait pas si longtemps, elle était tout juste assez s˚re de ce qu'elle croyait pour répondre oui. Là, elle resta silencieuse.

-Même si Dieu existe, sait-Il que vous existez ?

Sans plus lui répondre, elle prit une autre bouchée d'omelette. Elle lui parut plus grasse qu'avant. Les oeufs, le beurre et le fromage, trop riches, étaient écoeurants, et elle eut du mal à avaler.

Elle reposa sa fourchette. Elle avait terminé. Elle n'avait pas mangé plus d'un tiers de son repas.

Vess vida son assiette, fit descendre le tout avec du café dont il ne lui offrit même pas une tasse... de peur, sans doute, qu'elle ne lui jette le breuvage br˚lant à la figure.

-Vous avez l'air tellement morose.

Elle ne releva pas.

-Vous vous faites l'effet d'être une vraie ratée, non ? Vous avez failli à la pauvre Ariel, à vous-même et aussi à Dieu, s'Il existe.

-qu'est-ce que vous attendez de moi ?

Elle voulait dire: Pourquoi m'infliger tout cela, pourquoi ne pas me tuer pour en finir ?

-Je n'y ai pas encore réfléchi. quoi que je fasse, il faudra que cela sorte de l'ordinaire. Vous sortez de l'ordinaire, que vous le sachiez ou non, et ce que nous ferons ensemble devrait être... intense.

Elle ferma les yeux en se demandant si elle pourrait retrouver le royaume de Narnia aprés toutes ces années.

-Je ne peux pas répondre pour vous, continua-t-il, mais je sais pertinemment ce que je veux d'Ariel.

Voulez-vous que je vous raconte ?

Elle était vraisemblablement trop vieille pour croire en quoi que ce soit, pas même à une armoire magique.

La voix de Vess semblait sortir de sa grisaille intérieure, comme s'il y vivait autant que dans le monde réel.

-Je vous ai posé une question, Chyna. Vous vous rappelez notre marché ? Ou vous répondez... ou je vous découpe un bout du visage. Vous voulez que je vous raconte ce que j'ai l'intention de faire avec Ariel ?

-Je suis s˚re que je peux le deviner.

-Oui, en partie. Des rapports sexuels, c'est évident. C'est un beau morceau. Je ne l'ai pas encore touchée, mais j'y viendrai. Et je crois qu'elle est vierge.

Du moins, quand elle parlait encore, elle m'a dit qu'elle l'était, et elle n'avait pas l'air du genre à

mentir.

Ou alors dans l'armoire l'attendaient effectivement le Bois au-delà de la Riviére, Rat, Taupe et M. Blaireau, des frondaisons sous le soleil d'été, et Pan jouant de sa fl˚te dans l'ombre fraîche des arbres.

-Et je veux l'entendre pleurer, la voir désemparée et en pleurs. Je veux sentir la pureté de ses larmes. Je veux toucher la texture exquise de ses cris, en connaître l'odeur propre et go˚ter sa terreur. C'est toujours comme ça. Toujours.

Ni la Riviére languide, ni le Bois ne se matérialisé-rent, malgré ses efforts. Rat, Taupe, M. Blaireau et Crapaud avaient disparu à jamais dans la mort haÔssable qui prend tout. Et, d'une certaine maniére, c'était triste, aussi triste que ce qui était arrivé à Laura et ce qui ne tarderait pas à lui arriver à elle.

-De temps à autre, je raméne quelqu'un dans la piéce de la cave... et toujours dans le même but.

Elle n'avait pas envie d'entendre ça. Les menottes l'empêchaient de se boucher les oreilles. Et si elle avait tenté de le faire, ce salaud aurait attaché ses poignets à ses chevilles. Il insisterait pour qu'elle écoute.

-Les expériences les plus intenses de ma vie ont toutes eu lieu dans cette piéce, Chyna. Pas les rapports sexuels. Ni les coups, ni les découpages. Cela vient plus tard, en prime. Je commence par les briser, et c'est là que cela devient intense.

Elle avait la poitrine serrée. Elle respirait mal.

-Les deux premiers jours, ils pensent tous qu'ils vont devenir fous de terreur, mais ils ont tort. Il faut plus d'un jour ou deux pour faire sombrer quelqu'un dans la folie, la folie sans retour. Ariel est ma septiéme prisonniére, et les autres ont conservé leur santé mentale pendant des semaines. L'un de mes captifs a craqué le dix-huitiéme jour, mais trois d'entre eux ont tenu deux mois pleins.

Chyna renonça au Bois fuyant et croisa son regard.

-La torture psychologique est tellement plus intéressante et plus difficile à mener que la physique, bien que cette derniére puisse être grisante, indéniablement.

L'esprit est tellement plus coriace que le corps... un vrai défi, bien plus grand et de loin. Et quand l'esprit céde, je vous jure que je l'entends craquer, il produit un bruit plus sec qu'un os qui se brise... et comme il résonne !

Elle s'efforça de voir dans son regard la bête qu'elle y avait déjà surprise. Il fallait qu'elle la voie. Elle avait besoin de la voir.

-quand mes victimes craquent, certaines se tor-dent par terre, battent des pieds et des jambes, déchirent leurs vêtements. Elles se tirent les cheveux, Chyna, et se plantent les ongles dans le visage, et certaines se mordent suffisamment fort pour saigner. Elles se mutilent avec tant d'imagination. Elles sanglotent, pendant des heures, des jours entiers, même dans leur sommeil. Elles aboient comme des chiens, Chyna, piaillent et battent des bras comme si elles étaient convaincues de pouvoir voler. Elles ont des hallucinations, elles voient des choses bien plus effrayantes que moi.

Certaines parlent diverses langues. C'est ce qu'on appelle la " glossolalie ". Vous connaissez ce phénoméne ? Fascinant. On dirait vraiment un langage, bien que ce ne soit que des vociférations et des supplications dénuées de sens. Certaines ne maîtrisent plus leurs fonctions corporelles et se vautrent dans leur saleté. Un peu désordre mais fascinant à observer... La condition humaine dans ce qu'elle a de plus bas, ce que la plupart ne peuvent admettre que dans la folie.

Elle avait beau faire des efforts, elle ne parvenait pas à voir la bête dans son regard, seulement un bleu placide et le noir attentif de la pupille. Elle n'était même plus s˚re de l'avoir vue. Il n'était pas mi-homme, mi-loup, une créature qui rôdait à quatre pattes les soirs de pleine lune. Non, il n'était rien d'autre qu'un homme... vivant à une extrémité du spectre de la cruauté humaine, mais un homme néanmoins.

-Certains se réfugient dans un silence catatonique, comme Ariel. Mais je finis toujours par les en tirer. Ariel est de loin la plus têtue, mais cela la rend d'autant plus intéressante. Je la briserai elle aussi et, quand son craquement se produira, Chyna, il sera incomparable. Glorieux. Intense.

-L'expérience la plus intense de toutes est de faire preuve de miséricorde, dit Chyna sans savoir d'o˘ ces mots lui étaient venus.

Ils ressemblaient à une supplication, et elle ne vou-

lait pas qu'il puisse croire qu'elle implorait sa pitié.

Même dans son désespoir, elle ne serait pas réduite à

ramper.

Un sourire soudain fit presque ressembler Vess à

un gamin sur son vélo, amateur de bonnes blagues, collectionneur de cartes de base-ball, constructeur de maquettes d'avion, et enfant de choeur le dimanche.

Elle crut qu'il souriait à cause de ce qu'elle venait de dire, qu'il s'amusait de sa naÔveté, mais ce n'était pas le cas.

-Peut-être... que ce que je veux de vous, c'est que vous soyez avec moi quand j'aménerai enfin Ariel à

craquer. Au lieu de vous tuer devant elle pour la faire basculer, je m'y prendrai autrement. Et vous pourrez assister au spectacle.

Oh ! mon Dieu !

-Vous êtes étudiante en psychologie aprés tout, presque un vrai docteur en psychologie. Non ? Assise là à me juger sévérement, si certaine que mon esprit est " aberrant " et que vous n'ignorez rien des mécanismes de ma pensée. Comme ce serait intéressant dés lors de voir si l'une des théories modernes de ces fameux mécanismes est mise en échec par cette petite expérience. Vous ne croyez pas ? Une fois que j'aurai brisé Ariel, vous pourrez écrire un article sur le sujet, Chyna, pour mes seuls yeux. Je serai ravi de lire le fruit de vos réflexions.

Mon Dieu ! faites que je n'en arrive jamais là.

Jamais elle n'accepterait d'être le témoin d'une chose pareille. Bien qu'entravée, elle trouverait un moyen de se suicider avant de se laisser conduire dans cette piéce pour regarder cette jolie fille... voir cette jolie fille se dissoudre. Elle s'ouvrirait les poignets en mordant dedans, avalerait sa langue, s'arrangerait pour se rompre le cou dans l'escalier. Elle trouverait un moyen.

Un moyen.

Manifestement conscient de l'avoir tirée de sa grisaille désespérée pour la jeter dans l'horreur pure, Vess sourit de nouveau... puis s'intéressa à son assiette.

-Vous avez l'intention de terminer ?

-Non.

-Alors je vais le faire.

Il repoussa son assiette vide et prit celle de Chyna.

Avec sa fourchette, il coupa une bouchée de l'omelette froide, la mit dans sa bouche et gémit doucement de plaisir. Lentement, sensuellement, il sortit les dents de la fourchette de sa bouche, en serrant les lévres autour, puis les lécha une derniére fois d'un coup de langue.

-Je sens votre go˚t sur les dents. Votre salive a une saveur agréable... à part ce soupçon d'amertume.

Cela ne doit pas être un composant habituel, seulement la conséquence d'une aigreur d'estomac passagére.

Comme elle ne pouvait pas s'échapper en fermant les yeux, elle le regarda dévorer ce qui restait de son petit déjeuner.

Lorsqu'il eut terminé, elle avait une question à lui poser:

-La nuit derniére... pourquoi avez-vous mangé

l'araignée ?

-Pourquoi pas ?

-Ce n'est pas une réponse.

-C'est la meilleure, quelle que soit la question.

-Proposez-m'en une autre.

-Vous avez trouvé cela dégo˚tant ?

-Je suis curieuse, c'est tout.

-Nul doute que vous considérez cela comme une expérience négative... manger une araignée avec toutes ces petites pattes qui gigotent.

-Nul doute.

-Mais il n'y a pas d'expériences négatives, Chyna. Seulement des sensations. On ne peut pas attacher de valeurs à la sensation pure.

-Bien s˚r que si.

-Si vous le pensez, vous vous êtes trompée de siécle. quoi qu'il en soit, l'araignée a une saveur inté-

ressante, et maintenant je comprends mieux les araignées pour en avoir absorbé une. L'apprentissage du ver plat, cela vous dit quelque chose ?

-Le ver plat ?

-Vous devriez avoir rencontré cela dans un cours d'initiation à la biologie. Eh bien, certains vers plats peuvent apprendre petit à petit à se sortir d'un labyrinthe...

Elle s'en souvenait:

-Et si on les réduit en bouillie pour les donner à

manger à un autre groupe de leurs semblables, ce second groupe va sortir du labyrinthe au premier essai.

-Oui ! c'est ça, acquiesça-t-il, l'air ravi. Ils absor-bent la connaissance par la chair.

Elle ne prit pas la peine de réfléchir à la meilleure maniére de formuler sa question suivante, car, visiblement, Vess était imperméable aux insultes comme aux flatteries:

-Allons ! vous n'allez pas me dire que vous savez à présent ce que cela fait d'être une araignée, que vous avez la connaissance d'une araignée parce que vous en avez mangé une ?

-Bien s˚r que non, Chyna. Si j'étais aussi terre à

terre, je serais dingue. Non ? Dans un asile quelconque, en train de parler à une foule d'amis imaginaires. Mais du fait de mes sens aiguisés, j'ai effectivement absorbé

de l'araignée une qualité infirme d'aranéidité que vous ne pourrez jamais comprendre. J'ai accru ma conscience de l'araignée en tant que petit chasseur merveil-leusement conçu, une créature de puissance. Araignée est un mot de puissance, qui est aussi dans mon nom...

et dans le vôtre d'ailleurs. Et c'était risqué de manger une araignée, ce qui donnait plus d'attrait à l'entreprise. A moins d'être entomologiste, on ne peut savoir si un spécimen est venimeux ou non. Certaines araignées sont extrêmement dangereuses. Une morsure à

la main est une chose... mais il fallait agir vite et l'écraser contre mon palais avant qu'elle n'ait le temps de me mordre la langue.

-Vous aimez prendre des risques.

-Je suis comme ça, c'est vrai, dit-il en haussant les epaules.

-Vivre dangereusement.

-C'est ça. C'est dans mon nom.

-Et si vous vous étiez fait mordre la langue ?

-La douleur est comme le plaisir, elle est différente, c'est tout. Apprenez à en jouir, et vous serez plus heureuse dans la vie.

-Même la douleur est neutre ?

-Bien s˚r. C'est une pure sensation. Elle aide à

développer le récif de l'‚me... si tant est que l'‚me existe.

Elle ne voyait pas de quoi il voulait parler avec son récif de l'‚me, mais elle ne posa pas la question. Elle était lasse de lui. Lasse de le craindre, lasse de le haÔr même. Avec ses questions, elle s'efforçait de comprendre, comme elle l'avait fait toute sa vie, et elle en avait marre de cette quête forcenée de signification. Elle ne saurait jamais pourquoi certaines personnes commet-taient d'innombrables petites cruautés, ou de plus graves, et cette volonté de comprendre n'avait réussi qu'à

l'épuiser, la laissant vide, grise et froide à l'intérieur.

-Cela doit vous faire mal, reprit Vess en désignant son index rouge et gonflé. Et votre nuque aussi.

-Le pire, c'est la migraine. Et cela n'a rien d'un plaisir.

-Je ne peux pas vous prouver que vous avez tort en un éclair. Cela prend du temps. Mais voici une petite leçon, facile à comprendre...

Il repartit vers les placards. Sur une étagére à épices, parmi les flacons et boîtes de thym, de clous de girofle, d'aneth, de noix de muscade, de poivre de Cayenne, de gingembre, de marjolaine et de cannelle se trouvait un tube d'aspirine.

-Je n'en prends pas pour les maux de tête, parce que j'aime savourer la douleur. Mais je garde de l'aspirine sous la main pour en m‚cher un comprimé de temps à autre, pour le go˚t.

-C'est infect.

-Amer, c'est tout. L'amer peut être aussi plaisant que le sucré une fois que vous apprenez que chaque expérience, chaque sensation est précieuse.

Il revint vers la table avec le tube d'aspirine. Il le posa devant elle... et prit son verre d'eau.

-Non, merci.

-L'amertume existe aussi.

Elle ignora le tube.

-Comme vous voudrez, dit Vess en débarrassant.

Chyna avait beau être percluse de douleurs, elle refusait de prendre l'aspirine. Irrationnellement peut-

être, elle avait le sentiment qu'en m‚chant ces comprimés, même pour l'effet médical pur, elle pénétrerait dans les salles étranges de la folie d'Edgler Vess.

C'était un seuil qu'elle ne voulait franchir sous aucun prétexte, même avec les pieds solidement ancrés dans le monde réel.

Il lava à la main les assiettes, les bols, les poêles et les couverts. A la fois efficace et méticuleux, se servant d'eau br˚lante et de litres de liquide vaisselle parfumé

au citron.

Chyna avait encore une question qu'elle ne pouvait pas taire.

-Pourquoi les Templeton ? Pourquoi les choisir, eux ? Ce n'était pas un hasard, n'est-ce pas ?

-Non, en effet, dit-il en frottant la poêle de l'omelette avec un tampon en plastique. Il y a quelques semaines, Paul Templeton est venu dans la région pour affaires et...

-Vous le connaissiez ?

-Pas vraiment. Il était en ville, la capitale du comté, pour affaires comme je l'ai dit, et en sortant quelque chose de son portefeuille pour me le montrer, il a fait tomber un dépliant de photos. Une photo de sa femme. Une autre, de Laura. Elle avait l'air... si fraî-

che, si naturelle. J'ai dit un truc du genre " jolie fille ", et Paul s'est mis à délirer sur elle, en vrai pére pétant de fierté. Il m'a raconté qu'elle allait bientôt décrocher sa maîtrise de psychologie. Elle lui manquait, il avait h‚te de voir arriver la fin du mois, parce qu'elle rentrerait pour un week-end de trois jours. Il n'a pas men-tionné qu'elle amenait une amie.

Un accident. Des photos qui tombent. quelques mots échangés.

L'arbitraire de la chose était renversant et presque plus qu'elle n'en pouvait supporter.

Puis, en regardant Vess essuyer les comptoirs, rincer et frotter l'évier, elle commença à se dire que ce qui était arrivé à la famille Templeton était pire que purement arbitraire. Toutes ces morts violentes semblaient soudain être un coup du destin, une inexorable spirale, un voyage sans retour vers une obscurité définitive, comme si tous ces gens n'étaient nés et n'avaient vécu que pour Edgler Vess.

Comme si elle aussi n'était née et n'avait lutté jusque-là que pour fournir un instant de satisfaction à ce prédateur sans ‚me.

Le pire dans les déchaînements horribles de ce type n'était pas la douleur et la peur qu'il infligeait, ni le sang, ni les cadavres mutilés. La douleur et la peur étaient relativement bréves, par comparaison avec celle de la vie quotidienne. Le sang et les cadavres n'étaient que des conséquences. L'horreur, c'était qu'il avait privé de sens les vies inachevées de ses victimes, qu'il s'était attribué le rôle de but de leur existence, qu'il les avait privées non pas de temps mais de la possibilité

de s'accomplir.

Ses principaux péchés étaient l'envie devant la beauté, le bonheur... et l'orgueil, cette volonté de plier, de forcer le monde à s'adapter à sa vision de la création. Il n'y avait pas péchés plus graves... les mêmes que ceux du diable, archange chassé du paradis à cause de ses transgressions.

En essuyant les assiettes, les casseroles et les couverts, Edgler Vess avait l'air aussi propre et rose qu'un bébé sortant du bain et aussi innocent que l'enfant qui vient de naître. Il sentait le savon, l'after-shave tonifiant et le liquide vaisselle au citron. Mais, malgré tout, elle s'attendait presque superstitieusement à détecter une légére odeur de soufre.

Chaque vie réservait une série de tranquilles épiphanies... ou du moins d'occasions d'épiphanie... et Chyna fut submergée par une nouvelle bouffée de chagrin lorsqu'elle songea à cet aspect sinistre des voyages interrompus des membres de la famille Templeton. Les bontés qu'ils auraient pu avoir pour autrui. L'amour qu'ils auraient pu donner. Tout ce qu'ils auraient pu finir par comprendre dans le secret de leur coeur.

La vaisselle du petit déjeuner terminée, Vess revint vers la table.

-J'ai deux ou trois choses à faire là-haut et dehors, et ensuite il faudrait que je dorme quatre ou cinq heures. Je travaille ce soir. J'ai besoin de repos.

Elle se demanda quelle occupation était la sienne, mais elle ne l'interrogea pas. Il pouvait aussi bien faire allusion à un vrai travail qu'à sa volonté de briser la santé mentale d'Ariel. S'il s'agissait de cela, Chyna n'avait pas envie de savoir ce qui allait se passer.

-Faites attention en changeant de position dans votre fauteuil. Ce serait dommage d'érafler le bois avec ces chaînes.

-J'en serais horrifiée.

Il la fixa pendant prés d'une demi-minute.

-Si vous êtes assez bête pour penser que vous pouvez vous libérer, sachez que j'entendrai les chaînes s'entrechoquer et je serai obligé de revenir vous faire taire. Si c'est nécessaire, ce que je vous ferai ne vous plaira pas.

Elle ne dit mot. Elle était entravée, sans espoir de pouvoir s'échapper.

-Même si vous arrivez on ne sait comment à vous libérer de la table et du fauteuil, vous n'irez ni trés vite ni trés loin. J'ai des chiens de garde.

-Je les ai vus.

-Même si vous n'étiez pas enchaînée, ils vous jet-teraient par terre et vous tueraient à peine auriez-vous franchi le seuil.

Elle n'avait pas de mal à le croire... mais elle ne comprenait pas ce besoin qu'il avait d'insister autant.

-Un jour, j'ai l‚ché un jeune homme dans la cour.

Il a couru droit vers l'arbre le plus proche et pu grimper dedans en n'ayant à déplorer qu'une vilaine morsure au mollet droit et une égratignure à la cheville gauche. Il se croyait à l'abri dans les branches avec les chiens qui le surveillaient d'en bas, mais j'ai sorti un 22 long rifle et je lui ai tiré dans la jambe. Il est tombé

de l'arbre et, une minute aprés, tout était réglé.

Chyna garda le silence. Parfois, communiquer avec cette chose haÔssable ne paraissait pas plus possible que de discuter des mérites de Mozart avec un requin.

-La nuit derniére, vous étiez invisible à mes yeux.

Elle attendit.

Il l'examina, comme s'il voulait s'assurer que les chaînes et les menottes tenaient bien.

-Comme un esprit.

Elle se demandait s'il était possible de deviner les pensées de cette chose visqueuse... qui donnait l'impression d'être vaguement mal à l'aise à l'idée de la laisser seule. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi.

-Vous restez ?

Elle acquiesça.

-Brave petite.

Il se dirigea vers la porte de la salle de séjour.

Il restait encore un probléme à régler avant son départ:

-Une derniére chose...

Il se retourna.

-Pourriez-vous me conduire aux toilettes ?

-Je n'ai pas envie de m'embêter à vous enlever les chaînes maintenant. Pissez dans votre froc si besoin. J'ai l'intention de vous nettoyer plus tard de toute façon. Et je peux toujours acheter de nouveaux coussins.

Il disparut dans la salle de séjour.

Chyna était bien décidée à ne pas connaître l'humiliation de tremper sa culotte. Elle avait vaguement envie de faire pipi, mais cela ne pressait pas encore.

Plus tard, elle aurait des problémes.

Comme c'était étrange de se soucier encore d'éviter l'humiliation ou de penser à l'avenir.

M. Vess s'arrête au milieu de la salle de séjour pour écouter la femme dans la cuisine. Il n'entend pas de raclements de chaînes. Il attend. Toujours rien. Ce silence l'inquiéte.

Il ne sait pas trop quoi penser d'elle. Il en sait tellement long sur son compte à présent... mais elle reste mystérieuse.

Entravée comme elle l'est, elle ne peut assurément pas être son pneu éclaté. Elle a l'odeur du désespoir et de la défaite. Dans son intonation vaincue, il voit la grisaille des cendres et sent la texture d'un linceul. Elle est pratiquement morte... et elle y est résignée.

Pourtant...

De la cuisine provient un cliquetis. Faible, ce n'est pas un vigoureux assaut contre ses entraves. Juste un petit bruit modeste lorsqu'elle change de position...

peut-être en serrant les cuisses pour réprimer son envie d'uriner.

M. Vess sourit.

Il monte dans sa chambre. Sur l'étagére du haut, au fond du placard, il prend un téléphone. Il le branche et passe deux coups de fil, pour faire savoir qu'il est rentré de son week-end de trois jours et qu'il reprendra le collier dés ce soir.

Bien qu'il soit s˚r qu'en son absence les dobermans ne laisseront personne pénétrer dans la maison, Vess n'a que deux téléphones qu'il range dans des placards avant de sortir. Au cas fort improbable o˘ un intrus réussirait à échapper aux chiens, il ne pourrait pas téléphoner pour demander de l'aide.

Les téléphones cellulaires sont un risque auquel M. Vess songe depuis quelque temps. Il voit mal un cambrioleur potentiel muni d'un téléphone portable l'utiliser pour demander à la police de le délivrer d'une maison o˘ il serait piégé par des chiens de garde, mais on a déjà vu plus étrange. Si Chyna Shepherd avait trouvé un téléphone cellulaire dans la Honda de l'employé la nuit derniére, elle ne serait pas prisonniére de ses chaînes.

La révolution technologique de cette fin de millé-naire a des côtés pratiques, mais aussi des aspects dangereux. Gr‚ce à ses compétences en informatique, il a modifié ses fichiers d'empreintes dans diverses administrations gouvernementales, si bien qu'il peut opérer sans gants dans des endroits comme la maison Templeton et jouir de la sensualité de l'expérience sans trembler. Mais un téléphone cellulaire entre de mauvaises mains au mauvais moment pourrait soudain le mener à

l'expérience la plus intense de sa vie... et l'ultime. Parfois il regrette l'époque plus simple de Jack l'éven-treur, ou bien du splendide Ed Gein, l'inspirateur de Psychose, ou encore de Richard Speck: le monde était moins compliqué, ses semblables n'encombraient pas autant le champ de ses manoeuvres sanglantes.

En s'acharnant fiévreusement à faire monter les indices d'écoute, en gonflant systématiquement l'importance de tous les faits divers imprégnés de sang, en transformant les tueurs en célébrités, et en rampant devant, les médias ont peut-être inspiré davantage de gens appartenant à son espéce clairvoyante. Mais ils ont également alarmé les moutons. A présent, trop d'éléments du troupeau louchent à force d'être vigilants et sont prompts à s'enfuir au premier signe de danger.

Enfin ! cela ne l'empêche pas de s'amuser.

Aprés ses coups de téléphone, M. Vess va dans son camping-car. Les plaques d'immatriculation, les vis, les écrous et le tournevis pour les fixer sont dans un tiroir de la kitchenette.

Par divers moyens, généralement deux à trois semaines avant l'une de ses expéditions, M. Vess choisit soigneusement ses cibles, comme la famille Templeton. Et s'il rapporte parfois une prise vivante pour la piéce de la cave, il se rend généralement bien au-delà

des frontiéres de l'Oregon pour minimiser les risques que ses deux vies, de bon citoyen et d'aventurier meurtrier, ne se chevauchent au moment le moins opportun.

240

Bien que n'ayant pas recouru à cette méthode pour Laura Templeton, il a compris que se balader clandestinement au hasard, par le biais de l'ordinateur, dans les fichiers de l'énorme service des véhicules motorisés de la Californie voisine est un excellent moyen de localiser des femmes séduisantes. Les photos de leurs permis de conduire, clichés du visage seulement, sont maintenant fichées. Chaque photo est accompagnée de l'‚ge, de la taille et du poids de la femme... des statistiques qui permettent à Vess d'écarter les grand-méres photo-géniques et les grosses aux visages minces. Certaines ne communiquent que des numéros de boîtes postales, mais la plupart donnent leur adresse: il lui suffit alors de se procurer des plans de ville détaillés. Lorsqu'il arrive à une cinquantaine de kilométres de la résidence cible, il retire les plaques de son camping-car, pour ne pas se faire coincer à cause du témoignage d'un voisin doté d'une bonne mémoire visuelle qui reléverait le numéro d'immatriculation d'un camping-car à l'apparence pourtant bien innocente. Il ne remet ses plaques qu'une fois rentré en Oregon.

S'il se faisait arrêter par la police pour excés de vitesse ou une autre infraction au code de la route, il jouerait la surprise quant à cette absence de plaque et déclarerait que, pour Dieu sait quelle raison, on avait d˚ les lui voler. Il est bon comédien; sa confusion serait convaincante. Si l'occasion se présentait, si le danger était mesuré, il tuerait le flic. Dans le cas contraire, il pourrait vraisemblablement résoudre rapidement le probléme en faisant appel à la solidarité

professionnelle.

Il s'accroupit pour visser ses plaques.

Un à un, les chiens le rejoignent, reniflant ses mains et ses vêtements, peut-être déçus de ne trouver que l'odeur de l'after-shave et du liquide vaisselle. Ils cré-vent d'envie de se faire longuement cajoler, mais ils sont de garde. Aucun ne s'attarde longtemps, chacun retournant à sa patrouille aprés une petite tape sur la 241

tête, un grattouillis derriére les oreilles et un mot de tendresse.

-Bon chien, dit M. Vess à chacun. Bon chien.

quand il en a terminé avec la plaque avant, il se redresse, s'étire et b‚ille en contemplant son domaine.

Au niveau du sol, le vent est tombé. L'air est immobile et humide. Cela sent l'herbe mouillée, l'humus et la forêt de pins.

Maintenant qu'il ne pleut plus, le brouillard se dégage sur les collines et au pied des montagnes derriére la maison. Il ne voit pas encore les sommets de la chaîne occidentale, ni la couverture de neige sur les pics les plus élevés. Mais directement devant et à l'est, o˘ il n'y a pas de brouillard, des nuages plus gris que noirs d'orage, un doux gris taupe, filent vers le sud-est poussés par un vent de haute altitude. A minuit, comme il l'a promis à Ariel, il y aura peut-être des étoiles, voire un clair de lune pour éclairer les herbes hautes de la prairie et se refléter dans les yeux laiteux de Laura la morte.

M. Vess passe à l'arriére du camping-car pour fixer la seconde plaque... et découvre des traces bizarres sur le sol. Il fronce les sourcils en les examinant.

L'allée est en argile schisteuse, mais, en cas de forte pluie, la boue de la cour voisine l'envahit. Ici et là

se forme une peau au-dessus de la pierre, fine, mais visqueuse, sombre et dense.

Et sur cette peau de boue se dessinent des empreintes de sabot, peut-être de daim. Un daim de bonne taille. qui a traversé l'allée plus d'une fois.

Il s'est même attardé à un endroit, en grattant le sol.

Il n'y a plus de traces de pneus dans la boue; elles ont été effacées par la pluie. A l'évidence, les empreintes datent d'aprés l'orage.

Vess s'accroupit à côté des traces pour les toucher.

Il sent la dureté lisse des sabots qui ont imprimé les marques.

Une race de daims vit dans les collines et les montagnes avoisinantes. Ils s'aventurent rarement dans la propriété de M. Vess, parce qu'ils craignent les dobermans.

C'est là l'aspect le plus étrange des traces de daim: qu'il n'y ait pas d'empreintes de pattes de chien parmi elles.

Les dobermans ont été dressés pour se concentrer sur les intrus humains et pour ignorer les animaux sauvages, autant que faire se peut. Sinon, ils risqueraient d'être distraits à un moment crucial pour la sécurité

de leur maître. Ils n'attaqueront jamais ni lapins, ni écureuils, ni opossums... ni daims... à moins que la faim ne les y pousse. Ils ne les pourchasseront même pas pour s'amuser.

Mais les chiens remarqueront d'autres animaux croisant leur chemin. Ils assouvissent leur curiosité dans les limites de leur dressage.

Ils se seraient approchés de ce daim et l'auraient encerclé s'il s'était immobilisé à cet endroit, le paralysant de terreur, ou bien l'incitant à fuir. Et, aprés son départ, ils auraient piétiné l'allée plusieurs fois pour renifler ses traces.

Mais il n'y a aucune trace de pattes visible parmi les empreintes du daim.

Frottant ses doigts boueux, M. Vess se redresse et tourne sur lui-même, regardant attentivement les alentours. Les prairies au nord et les lointaines forêts de sapins. L'allée conduisant à l'est vers le sommet chauve. La cour au sud, d'autres prairies, et de nouveau des forêts. Enfin, la cour de derriére, la grange, les collines. Le daim, si c'en était un, a disparu.

Edgler Vess est immobile. Il écoute. Attentif. Il respire profondément, en quête d'odeurs. Puis il ouvre la bouche, aspirant ce qu'il peut sur sa langue. L'air humide est comme la peau visqueuse d'un cadavre contre son visage. Tous ses sens sont en éveil, tout le spectre de ses sensations et le monde fraîchement lavé

s'y engouffrent.

243

Finalement, il ne détecte rien d'anormal dans cette matinée.

Pendant qu'il fixe la plaque arriére, Tilsiter vient le rejoindre. Il fourre son museau au creux de son cou.

Vess l'encourage à rester. quand il en a terminé

avec la plaque, il le dirige vers les traces de daim toutes proches.

Le chien semble ne pas les voir. Ou, s'il les voit, il ne s'y intéresse pas.

Vess le conduit au beau milieu des empreintes. Il les lui montre.

Comme le chien n'a pas l'air de comprendre, il pose la main sur sa tête et presse son museau contre la boue.

Le doberman perçoit enfin une odeur, renifle avidement, gémit d'excitation. Puis décide qu'il n'aime pas ce qu'il sent. Il échappe à l'emprise de son maître et recule, l'air penaud.

-quoi ?

Le chien se léche les babines. Il détourne le regard vers les prés, l'allée, la cour. Il jette un coup d'oeil à

Vess, puis repart en patrouille vers le sud.

Les arbres gouttent toujours. Le brouillard se léve.

Les nuages filent vers le sud-est.

M. Vess décide de tuer Chyna Shepherd sur-le-champ.

Il va la traîner dans la cour, l'obliger à s'allonger face contre terre et lui tirer deux coups de feu dans la nuque. Il travaille ce soir et, comme il faut qu'il dorme avant, il n'aura pas le temps de faire durer le plaisir de la tuer.

Plus tard, en rentrant, il peut l'enterrer dans la prairie sous l'oeil des chiens, dans le chant des insectes qui se nourrissent les uns des autres dans l'herbe haute, et sous le regard d'Ariel qu'il obligera à embrasser chacun de ces cadavres avant qu'ils disparaissent à jamais sous la terre... tout cela au clair de lune s'il y en a un.

Vite maintenant: l'achever et dormir.

En se h‚tant vers la maison, il se rend compte qu'il 244

tient toujours le tournevis, lequel peut être plus intéressant à utiliser que le pistolet, et tout aussi rapide.

Le perron, le porche de devant, o˘ le doigt de l'avocate de Seattle pend silencieusement entre les coquillages dans l'air frais immobile.

Il ne prend pas la peine de s'essuyer les pieds, un rare manquement à une habitude compulsive.

Le grincement du gond se mêle à sa respiration rauque lorsqu'il entre dans la maison. En refermant la porte derriére lui, il est surpris d'entendre les battements de son coeur.

Il n'a jamais peur, jamais. Avec cette femme, toutefois, il a été désar,conné plus d'une fois.

Il fait quelques pas dans la piéce, puis s'arrête, pour se reprendre. De retour dans la maison, il ne comprend pas pourquoi tuer la femme lui a paru aussi urgent.

L'intuition.

Mais jamais son intuition ne lui a envoyé un message aussi insistant, tout en le laissant ainsi en conflit avec lui-même. Cette femme sort de l'ordinaire, et il a tellement envie d'en faire des usages pas ordinaires. Se contenter de lui envoyer deux balles dans le cr‚ne ou de lui enfoncer plusieurs fois le tournevis dans le corps serait gaspiller son potentiel.

Il n'a jamais peur. Jamais.

Etre à ce point décontenancé est un défi pour l'image la plus chére qu'il a de lui-même. Le poéte Sylvia Plath, dont l'oeuvre le laisse curieusement ambi-valent, a écrit que le monde était gouverné par la panique: " La panique à face de chien, de diable, de sorciére, de putain, la pure panique sans visage... toujours la même madame Panique, qu'on dorme ou qu'on veille. Mais madame Panique ne domine pas Edgler Vess et ne le fera jamais, parce qu'il ne se fait aucune illusion sur la nature de l'existence, ne nourrit aucun doute sur son objectif, et aucun instant de sa vie ne nécessite jamais d'être ré-interprété lorsqu'il a le temps d'y réfléchir tranquillement.

245

Sensation.

Intensité.

Il ne peut vivre intensément s'il a peur, parce que madame Panique inhibe la spontanéité et l'expérimen-tation. Il ne va donc pas permettre à cette femme mystére de le hanter.

Sa respiration et les battements de son coeur redevenus normaux, il fait tourner le manche gainé de caoutchouc du tournevis dans sa main, les yeux fixés sur la courte lame émoussée au bout de la longue tige d'acier.

A la seconde o˘ Vess pénétra dans la cuisine, avant même qu'il n'ouvre la bouche, Chyna sentit qu'il avait changé. Il était dans un état d'esprit différent, bien que la différence f˚t si subtile qu'elle défiait toute définition.

Il s'approcha de la table comme dans l'intention de s'y asseoir, puis s'arrêta devant son fauteuil. Les sourcils froncés, sans rien dire, il la fixa.

Il tenait un tournevis dans sa main droite. Il faisait tourner le manche entre les doigts, comme s'il resser-rait une vis imaginaire.

Il avait des paquets de boue séchée collés à ses semelles. Il ne s'était pas servi du paillasson avant d'entrer.

Elle savait qu'elle ne devait pas parler la premiére.

Ils se trouvaient à un moment de transition étrange o˘

les mots n'auraient plus forcément le même sens qu'avant, o˘ la déclaration la plus innocente pouvait devenir une incitation à la violence.

Peu avant, elle aurait presque préféré tre tuée sans attendre, et elle avait tenté de déclencher une de ses pulsions meurtriéres. Elle avait également envisagé des moyens de se suicider, malgré ses chaînes. Elle retenait à présent sa langue pour éviter de le rendre furieux par inadvertance.

Manifestement, même au plus profond de son désespoir, elle continuait d'entretenir un espoir minuscule 246

mais têtu, enfoui dans sa grisaille intérieure. Un refus stupide. L'envie pathétique d'une derniére chance.

L'espoir, qui lui avait toujours paru noble, semblait à

présent aussi déshumanisant qu'une cupidité fiévreuse, aussi sordide que la luxure, une soif animale d'un peu plus de vie à tout prix.

Elle se trouvait au fond d'un endroit lugubre.

-La nuit derniére, finit par dire Vess.

Elle attendit.

-Dans les séquoias.

-Oui ?

-Vous avez vu quelque chose ?

-Vu quoi ?

-quelque chose d'étrange ?

-Non.

- Si !

Elle secoua la tête.

-Les élans.

-Ah ! oui, les élans.

-Un troupeau d'élans.

-Oui.

-Vous ne les avez pas trouvés étranges ?

-Des élans côtiers. Ils pullulent dans la région.

-Ils paraissaient presque apprivoisés.

-Peut-être parce qu'ils sont habitués aux touristes.

Il réfléchit à son explication en faisant lentement tourner le tournevis.

-Peut-être.

Chyna remarqua que les doigts de sa main droite étaient couverts d'une pellicule de boue séchée.

-Je sens leur musc, la texture de leurs yeux, j'entends la verdeur des fougéres qui ondulent autour d'eux, et c'est une huile noire et froide dans mon sang.

Il n'y avait rien à dire à cela; elle resta coite.

Vess contempla l'extrémité du tournevis, puis ses chaussures. Regardant par-dessus son épaule, il remarqua les traces de boue par terre.

-Impensable !

Il posa le tournevis sur un comptoir.

Il retira ses chaussures et les emporta dans la buanderie o˘ elles attendraient d'être nettoyées.

Il revint pieds nus et, avec des serviettes en papier et du Windex, nettoya la boue sur le carrelage. Dans la salle de séjour, il passa l'aspirateur sur le tapis.

Ces corvées domestiques l'occupérent pendant prés d'un quart d'heure; à la fin, il n'était plus dans le même état d'esprit qu'à son entrée dans la cuisine. Les t‚ches ménagéres semblaient dissiper son cafard.

-Je monte dormir. T‚chez de ne pas trop faire cliqueter vos chaînes.

Elle ne broncha pas.

-Ne faites pas de bruit, sinon je descends vous fourrer deux métres de chaîne dans le cul.

Elle acquiesça.

-Brave petite.

Il sortit.

La différence entre le comportement habituel de Vess et son état d'esprit récent n'échappait plus à

Chyna. Pendant quelques minutes, il avait perdu de son assurance. Mais il l'avait retrouvée.

M. Vess dort toujours nu pour rêver plus facilement.

Au pays du sommeil, tous ceux qu'il rencontre sont nus, qu'ils soient mis en piéces dans une glorieuse humidité sous sa domination, ou qu'ils courent en meute avec lui à travers des endroits obscurs avant de ressortir dans la clarté de la lune. Il est une chaleur dans ses rêves qui non seulement rend les vêtements superflus, mais br˚le en lui le concept même de vêtements, si bien qu'être nu est plus naturel dans le monde du rêve que dans la réalité.

Il ne fait jamais de cauchemars. Pour la bonne raison que, dans sa vie quotidienne, il affronte les sources de ses tensions et les régle. Il n'est jamais déprimé par la culpabilité. Il ne juge pas les autres et n'est jamais touché par ce qu'ils pensent de lui. Il sait que si un 248

acte qui lui fait envie lui paraît bien, alors il est bien.

Il se donne toujours la priorité, il pense d'abord à lui, parce que, pour être un être humain réussi, il faut d'abord s'aimer soi-même. Par conséquent, il va se coucher l'esprit clair et le coeur en repos.

A peine a-t-il posé la tête sur l'oreiller que M. Vess dort. De temps en temps, ses jambes remuent sous les couvertures, comme s'il poursuivait quelque chose.

Une fois dans son sommeil, il dit " Pére ", presque révérencieusement, et le mot reste suspendu telle une bulle... ce qui est étrange car, à neuf ans, Edgler Vess a tué son pére en le réduisant en cendres.

Dans un cliquetis de chaînes, Chyna se pencha pour récupérer le coussin par terre à côté de son fauteuil.

Elle le mit sur la table et posa la tête dessus.

Selon l'horloge de la cuisine, il était midi moins le quart. Cela faisait plus de vingt-quatre heures qu'elle n'avait pas fermé l'oeil, sauf pour une bréve somnolence dans le camping-car et lorsqu'elle avait sombré

dans l'inconscience quand Vess l'avait assommée.

Bien qu'épuisée et engourdie de désespoir, elle ne s'attendait pas à être capable de dormir. Elle espérait simplement qu'en gardant les yeux fermés et en laissant ses pensées remonter vers des temps plus heureux, elle pourrait arriver à oublier son besoin de plus en plus pressant d'uriner et la douleur dans sa nuque et son index.

Elle marchait dans des rafales de fleurs rouges arrachées, sans craindre l'obscurité, ni les éclairs qui la zébraient de temps à autre, lorsqu'elle fut réveillée non par le tonnerre mais par des ciseaux coupant du papier.

Elle leva la tête du coussin et se redressa. La lumiére fluorescente lui piqua les yeux.

Debout devant l'évier, Edgler Vess ouvrait un grand paquet de chips.

-Ah ! vous êtes réveillée, paresseuse.

Chyna regarda l'horloge. Cinq heures vingt.

249

-J'ai cru qu'il allait falloir une fanfare pour vous tirer du sommeil.

Elle avait dormi pendant prés de cinq heures. Elle avait les paupiéres collantes. La bouche p‚teuse. Elle puait la sueur, se sentait graisseuse.

Elle ne s'était pas mouillée pendant son sommeil, et elle eut un bref sentiment de triomphe absurde à l'idée de ne pas avoir été réduite à ce nouveau degré d'humi-liation. Puis elle vit combien elle était pathétique de s'enorgueillir ainsi de sa continence, et sa grisaille intérieure s'assombrit encore.

Vess portait des bottes noires, un pantalon kaki, une ceinture noire, et un T-shirt blanc.

Il avait des bras musclés, énormes. Elle ne ferait jamais le poids devant des masses pareilles.

Il apporta une assiette sur la table. Il lui avait préparé

un sandwich.

-Jambon, fromage et moutarde.

Un ruché de laitue s'échappait du pain. Deux cornichons à l'aneth encadraient le sandwich.

Vess posa le paquet de chips sur la table.

-Je n'en veux pas.

-Il faut que vous mangiez.

Elle regarda par la fenêtre.

-Si vous ne mangez pas, je vous nourrirai de force.

Il prit le tube d'aspirine et le secoua pour attirer son attention.

-C'était bon ?

-Je n'en ai pas pris.

-Ah ! alors comme ça, vous apprenez à jouir de la douleur.

quoi qu'elle dise, il gagnait.

Il remporta l'aspirine et revint avec un verre d'eau.

-Il faut faire fonctionner vos reins, dit-il en souriant, sinon ils vont s'atrophier.

Il nettoya le comptoir o˘ il avait préparé le sandwich.

-On a abusé de vous quand vous étiez enfant ?

demanda Chyna en se haÔssant de poser la question, d'essayer encore de comprendre.

Vess rit en secouant la tête.

-On n'est pas dans un manuel, Chyna. Mais dans la réalité.

-Alors ?

-Non. Mon pére était comptable à Chicago. Ma mére vendait des vêtements pour femmes dans un grand magasin. Ils m'aimaient. Ils m'ont acheté trop de jouets, plus que je n'en voulais, d'autant plus que je préférais m'amuser avec... autre chose.

-Des animaux.

-Exact.

-Et avant les animaux... des insectes ou des petites choses comme des poissons rouges ou des tortues.

-Vous avez lu ça dans vos manuels ?

-C'est le premier signe et le pire. Torturer des animaux.

-C'était drôle..., dit-il en haussant les épaules, de voir ces trucs stupides griller dans leur carapace. Franchement, Chyna, il faut que vous appreniez à dépasser ces petits jugements de valeur mesquins.

Elle ferma les yeux, espérant qu'il se décide à partir travailler.

-quoi qu'il en soit, mes parents m'aimaient, pris au piége de leurs illusions. A l'‚ge de neuf ans, j'ai déclenché un incendie. J'ai versé de l'essence à briquet dans leur lit pendant leur sommeil et approché une cigarette.

-Mon Dieu !

-Voilà que vous recommencez.

-Pourquoi ?

-Pourquoi pas ?

-Mon Dieu !

-Vous voulez la meilleure réponse, à défaut ?

-Oui.

-Alors regardez-moi quand je vous parle.

251

Elle ouvrit les yeux.

Son regard la transperça.

-Je leur ai fichu le feu parce que je pensais qu'ils commençaient peut-être à comprendre.

-quoi ?

-que j'étais un peu spécial.

-Ils vous ont surpris avec la tortue.

-Non. Avec le chaton d'une voisine. On habitait une banlieue agréable. Les animaux domestiques pul-lulaient dans ce quartier. quoi qu'il en soit, quand ils m'ont pris la main dans le sac, ils ont commencé à

parler de médecin. J'avais beau n'avoir que neuf ans, je savais que je ne pouvais pas autoriser une chose pareille. Les médecins risquaient d'être plus difficiles à tromper. Alors on a eu un petit incendie.

-Et on ne vous a rien fait ?

En ayant terminé avec son ménage, il s'assit à la table.

-Personne n'a rien soupçonné. Papa fumait au lit, ont dit les pompiers. Cela arrive tout le temps. Toute la maison a cramé. J'ai moi-même failli y rester, et ma pauvre maman hurlait, et je ne pouvais pas aller la sauver, je ne pouvais pas aider ma pauvre maman, et j'avais si peur, si peur... (Il lui fit un clin d'oeil.) Aprés, je suis allé vivre avec ma grand-mére. C'était une vioque agaçante, pleine de régles, de réglements, de normes de conduite, de maniére et de politesses qu'il fallait que j'apprenne. Elle était incapable de tenir une maison correctement. Sa salle de bains était dégueu-lasse. Elle m'a conduit à ma seconde et ultime erreur.

Je l'ai tuée pendant qu'elle préparait le dîner dans la cuisine. Une impulsion... deux coups de couteau dans chaque rein.

-quel ‚ge ?

-Grand-mére ou moi ?

-Vous.

-Onze ans. Trop jeune pour être jugé. Trop jeune 252

pour que quiconque pense vraiment que je savais ce que je faisais.

-Il a bien fallu qu'ils vous fassent quelque chose.

-quatorze mois dans un centre à vocation sociale.

Des tonnes de thérapie, d'assistance psychologique, d'attentions et de c‚lins. Parce que, vous voyez, j'avais d˚ faire la peau de ma pauvre vieille grand-mére parce que j'avais refoulé le chagrin que m'avait causé la mort accidentelle de mes parents dans cet affreux incendie.

Un jour, j'ai compris ce qu'ils essayaient de me faire dire, et je me suis effondré en pleurs. Oh ! Chyna, comme j'ai pleuré, comme je me suis complu dans le remords pour ma pauvre grand-mére. Les thérapeutes et les travailleurs sociaux étaient ravis.

-O˘ êtes-vous allé ensuite ?

-J'ai été adopté.

Elle en resta sans voix.

-Je sais ce que vous pensez. Les orphelins de douze ans ne sont pas si nombreux à être adoptés. Les gens recherchent généralement des nourrissons à mou-

ler à leur image. Mais j'étais tellement beau, Chyna, d'une beauté presque irréelle. Vous me croyez ?

-Oui.

-Les gens veulent de beaux enfants. De beaux enfants avec de jolis sourires. J'étais gentil et charmant. A ce moment-là, j'avais appris à mieux dissimuler au milieu de vous autres hypocrites. On ne me surprendrait plus jamais avec un chaton ensanglanté ou une grand-mére morte.

-Mais qui... qui était prêt à vous adopter aprés ce que vous aviez fait ?

-Ce que j'ai fait a été expurgé de mon dossier, bien s˚r. Je n'étais rien qu'un pauvre petit garçon, aprés tout. Allons, Chyna, vous ne voudriez tout de même pas que ma vie entiére soit fichue en l'air à

cause d'une malheureuse erreur ? Les psychiatrres et les assistants sociaux ont huilé mes rouages, et je leur serai 253

toujours redevable de leur gentil, honnête besoin de croire.

-Vos parents adoptifs ne savaient rien ?

- Ils savaient que j'avais été traumatisé par la mort de mes parents dans un incendie, que ce traumatisme avait requis une assistance psychologique et qu'il fallait surveiller les signes de dépression chez moi. Ils voulaient tellement améliorer ma vie, empêcher la dépression de me rattraper.

-que leur est-il arrivé ?

-Nous avons vécu deux ans à Chicago et puis nous sommes venus nous installer ici en Oregon. Je les ai laissés vivre pendant assez longtemps, en les autori-sant à faire semblant de m'aimer. Pourquoi pas ? Ils appréciaient tellement leurs illusions. Mais, à la fin de mes études, à vingt ans, comme j'avais besoin de bien plus d'argent que je n'en disposais, il y a eu un autre horrible accident, un nouvel incendie dans la nuit.

C'étaient onze longues années aprés celui qui avait co˚té la vie à mes parents, et à un demi-continent de là. Aucun assistant social ne m'avait vu depuis des années, et puisqu'il n'existait pas de dossier sur ma terrible erreur avec grand-mére, on n'a jamais fait de rapprochement.

Il y eut un silence.

-Allez, mangez, dit-il en tapotant l'assiette devant elle. Pour ma part, je dînerai dehors. Désolé de ne pas pouvoir vous tenir compagnie.

-Je vous crois.

-quoi ?

-quand vous dites qu'on n'a pas abusé de vous.

-Bien que cela aille à l'encontre de tout ce que vous avez appris. Brave petite. Vous savez reconnaître la vérité quand vous l'entendez. Peut-être que tout espoir n'est pas perdu pour vous finalement.

-On ne peut pas vous comprendre, reprit-elle plus pour elle-même que pour lui.

-Bien s˚r que si. Je suis simplement en contact 254

avec ma nature reptilienne, Chyna. Elle est en chacun de nous. Nous descendons tous du premier poisson vis-queux à avoir rampé hors de l'eau. La conscience reptilienne... elle existe encore en chacun de nous, mais la plupart d'entre vous s'efforcent de se le dissimuler, pour se convaincre qu'ils sont plus propres et meilleurs que ce qu'ils sont vraiment. L'ironie de la chose, c'est que, si vous vouliez bien admettre votre nature reptilienne, vous trouveriez la liberté et le bonheur aprés lesquels vous courez tous comme des malades.

Il tapota de nouveau l'assiette, puis le verre d'eau.

Il se leva et repoussa son fauteuil sous la table.

-Cette conversation n'est pas tout à fait ce à quoi vous vous attendiez, n'est-ce pas, Chyna ?

-Non.

-Vous vous attendiez que j'use de faux-fuyants, me plaigne d'être une victime, me trouve des excuses bien structurées, que je vous sorte une histoire d'in-ceste. Vous aviez envie de croire que votre petit interrogatoire révélerait un fanatisme religieux secret... que j'entends des voix divines dans ma tête. Vous ne vous attendiez pas que ce soit aussi direct. Aussi honnête.

Il s'arrêta prés de la porte de la salle de séjour et se tourna vers elle.

-Je ne suis pas unique, Chyna. Le monde regorge de mes semblables... Ia plupart sont juste un peu moins libres. Vous savez o˘ bien des gens de mon espéce finissent par échouer, selon moi ?

-O˘ ? demanda-t-elle, malgré elle.

-Dans la politique. Imaginez, Chyna: avoir le pouvoir de déclencher des guerres. Comme ce serait satisfaisant. Bien entendu, dans la vie publique, il faudrait renoncer au plaisir de plonger les mains dans le carnage, de se les salir avec tous ces fluides magnifiques. Il faudrait se satisfaire du frisson d'envoyer des milliers de gens à une mort, à une destruction lointaines. Mais je crois que je pourrais m'adapter. Et il y aurait toujours des photos de la zone en guerre, des 255

comptes rendus, bien crus comme on les aime. Et jamais un risque de se faire prendre. Et le plus étonnant... c'est qu'aprés ils construisent des monuments à

votre gloire. Vous pouvez raser un petit pays de la surface de la terre; ils donneront des dîners en votre honneur. Vous pouvez tuer trente-quatre enfants dans une communauté religieuse, les écraser sous des chars, les br˚ler vifs, prétendre que ce sont de dangereux membres de sectes... et espérer des applaudissements.

quelle puissance ! quelle intensité !

Il jeta un coup d'oeil à l'horloge.

Cinq heures et quelques minutes.

-Je finis de m'habiller et je pars. Je rentrerai le plus tôt possible aprés minuit. (Il secoua la tête comme si sa vision l'attristait.) Intacte et vivante. quel genre d'existence est-ce là, Chyna ? Cela ne vaut pas le coup.

Entrez donc en contact avec votre conscience reptilienne. Ouvrez les bras au froid et à l'obscur. C'est ce que nous sommes.

Il l'abandonna à ses chaînes à l'instant o˘ le crépuscule envahissait le monde.

M. Vess sort sous le porche, ferme la porte d'entrée à clé et siffle les chiens.

L'atmosphére se rafraîchit au crépuscule, l'air est tonifiant. Vess remonte la fermeture …clair de son blouson.

Des quatrre points cardinaux, les quatre dobermans jaillissent du crépuscule. En se bousculant pour être le plus prés de lui possible, ils martélent les planches de leurs grosses pattes dans un fandango de plaisir canin.

Il s'agenouille au milieu d'eux, distribuant de nouveau généreusement son affection... au goutte-à-goutte.

…trangement, à l'instar des humains, les dobermans semblent incapables de déceler le manque de sincérité

de l'affection de M. Vess. Ils ne sont que des outils pour lui, pas des animaux chéris, et l'attention qu'il leur porte est comparable à l'huile 3 en I dont il se sert pour lubrifier sa perceuse électrique, sa ponceuse et sa scie à dents articulées. Au cinéma, c'est toujours le chien qui devine le loup-garou potentiel chez l'homme redoutant la lune et qui l'accueille avec des grognements, toujours le chien qui reste à l'écart du personnage secrétement habité par un parasite étranger.

Mais c'est du cinéma.

Les chiens le trompent sans aucun doute autant que 257

lui les trompe. Leur amour n'est rien d'autre que du respect... ou une peur de lui sublimée.

-Nietzsche.

Comme un seul chien, les quatre dobermans se con-

tractent convulsivement et se figent. Les oreilles qui se sont dressées à l'annonce de l'ordre s'aplatissent.

Leurs yeux noirs brillent dans le crépuscule.

Ils s'éloignent du porche pour s'égailler dans la propriété, sur le mode attaque.

M. Vess met son chapeau, se dirige vers la grange o˘ il gare sa voiture.

Il laisse le camping-car à côté de la maison. Plus tard, il reculera sur l'allée, pour se rapprocher de la prairie de tombes non marquées.

En marchant, il respire lentement et profondément et s'éclaircit l'esprit: il se prépare à entrer de nouveau dans le monde ordinaire.

Il aime la parodie qu'est sa seconde vie, passer pour l'un de ces réprimés et victimes d'illusions qui, par multitudes, dirigent le monde à coups de mensonges, vivent dans la négation, l'angoisse et l'hypocrisie. Il est pareil à un renard dans un enclos de poulets attardés mentaux incapables de faire la distinction entre un prédateur et l'un des leurs... un jeu amusant pour un renard doté du sens de l'humour.

Chaque jour, toute la journée, il jauge les autres d'un regard, teste furtivement leur fermeté en les effleurant amicalement, respire les odeurs alléchantes de leur chair, fait son choix parmi eux comme il choisirait une volaille emballée au supermarché. Il tue rarement ceux qu'il rencontre sous sa personnalité publique.. seulement s'il est absolument s˚r de s'en tirer et si le poulet en question promet d'être savoureux.

Si Chyna Shepherd n'avait pas bousculé ses habitudes, il aurait consacré davantage de temps à se réaccli-mater à son rôle de M. Tout-le-Monde. Il aurait peut-

être regardé une émission de jeux à la télévision, lu un ou deux chapitres d'un roman sentimental de Robert 258

James Waller et feuilleté un numéro de People pour se rappeler ces trucs que le peloton désespéré de l'humanité utilise pour s'anesthésier contre sa conscience de la véritable nature animale de l'homme et du caractére inévitable de sa mort. Il aurait passé un moment devant une glace à s'exercer à sourire, à étudier son regard.

Lorsqu'il arrive devant la grange en cédre argenté, il est s˚r qu'il va pouvoir se reglisser sans accroc dans sa seconde vie et que tous ceux qui regarderont dans sa mare seront réconfortés d'y trouver le reflet de leurs propres visages. La plupart des gens ont consacré tant d'efforts et de temps à nier leur nature prédatrice qu'ils ont du mal à la reconnaître chez autrui.

Il ouvre la porte prés du grand rideau de fer, s'arrête et jette un coup d'oeil à l'arriére de la maison. Comme il a laissé la femme dans le noir, il ne distingue même pas sa silhouette à travers la fenêtre.

Le crépuscule nuageux est toutefois encore assez lumineux pour que Miss Shepherd, l'éminente psychologue, l'ait vu marcher jusqu'à la grange. Elle l'observe peut-être en ce moment.

M. Vess se demande ce qu'elle pense de lui sous ce nouvel aspect surprenant. Elle doit être choquée.

Encore des illusions en miettes. Le voir partir vers sa seconde vie, comprendre qu'il passe effectivement pour un citoyen ordinaire, doit la plonger dans un désespoir encore plus profond que tout ce qu'elle a pu connaître.

Il sait vraiment y faire avec les femmes.

Une fois que Vess eut éteint les lumiéres et quitté la cuisine, Chyna s'adossa au fauteuil, parce que l'odeur du sandwich au jambon la rendait malade. Il n'était pas avarié; il avait une odeur parfaitement normale, mais l'idée même de nourriture lui donnait la nausée.

Environ vingt et une heures s'étaient écoulées depuis son dernier vrai repas, le dîner à la maison Templeton.

Les quelques bouchées d'omelette au fromage du petit déjeuner ne suffisaient pas à la rassasier, à compenser notamment toute son activité physique de la nuit précédente; elle aurait d˚ mourir de faim.

Mais manger était un aveu d'espoir, et elle ne voulait plus espérer. Elle avait passé sa vie à le faire, telle une imbécile intoxiquée d'attentes optimistes. Et chaque espoir se révélait aussi vide qu'une bulle. Chaque rêve, un verre atendant de voler en éclats.

Jusqu'à la nuit derniére, elle avait cru s'être suffisamment éloignée du malheur de l'enfance, avoir gravi une échelle jusqu'à des hauteurs phénoménales de compréhension et, fiére d'elle-même, elle s'était félici-tée de ses exploits. Maintenant elle avait l'impression de s'être bercée d'illusions, de n'avoir jamais grimpé, que, pendant des années, ses pieds avaient glissé sur les deux mêmes degrés bien lubrifiés, comme sur une de ces machines de salle de gym, lui faisant dépenser une énergie énorme... sans la faire progresser d'un millimétre. Ses longues années à travailler comme serveuse, ses jambes douloureuses et cete raideur au creux des reins à force de passer des heures debout, sa volonté de toujours choisir les cours les plus difficiles à l'université de Californie, ses heures passées à étudier tard dans la nuit aprés son retour du restaurant, ses innombrables sacrifices, sa solitude, sa lutte incessante... tout cela pour échouer ici, dans cet endroit sinistre, dans ces chaînes, dans ce crépuscule qui s'as-sombrissait.

Elle avait espéré pouvoir un jour comprendre sa mére, trouver de bonnes raisons de lui pardonner. Elle avait même, Dieu lui pardonne, secrétement espéré

qu'elles pourraient faire la paix. Elle savait qu'elles ne pourraient jamais avoir un rapport mére-fille sain, ni être amies; mais elle avait au moins cru qu'un jour elles seraient capables de déjeuner ensemble dans un café avec vue sur l'océan, au frais sous un immense parasol du patio, et que, sans jamais évoquer le passé, elles bavarderaient de films, de la météo, du vol des mouetes dans le ciel bleu saphir... peut-être sans une tendresse de nature à guérir les blessures mais du moins sans haine. Elle savait à présent que, même si par miracle elle sortait intacte et vivante de cete prison, elle n'ateindrait jamais ce degré rêvé de compréhension; tout rapprochement entre sa mére et elle était impossible.

La cruauté et la traîtrise humaines dépassaient l'entendement. Il n'y avait pas de réponses. Seulement des prétextes.

Elle se sentait perdue. Elle se trouvait dans un lieu encore plus étrange que la cuisine d'Edgler Vess et dans une obscurité bien plus menaçante.

Elle ne s'était jamais sentie perdue, vraiment perdue.

Effrayée, oui. Parfois désorientée et sombre. Elle avait toujours porté une carte dans sa tête, avec un chemin au tracé certes un peu vague, elle s'était persuadée que son coeur renfermait une boussole qui ne la trahirait pas. Elle s'était souvent trouvée au mauvais endroit, mais elle avait toujours été s˚re qu'il existait une issue... comme dans ces labyrinthes de miroirs de fete foraine o˘ les reflets infinis de soi, toujours plus effrayants, finissent par conduire à la sortie.

Pas de carte cete fois.

Ni de boussole.

La vie elle-même était un labyrinthe de miroirs, et elle était perdue dans ses piéces nautiles, sans personne vers qui se tourner, sans main à laquelle se raccrocher.

Admetant enfin qu'elle était pratiquement orpheline de mére depuis sa naissance et le serait toujours, et que sa seule véritable amie gisait morte dans le camping-car d'Edgler Vess, Chyna regretta de ne pas connaître le nom de son pére, de n'avoir même jamais vu son visage. Shepherd était le nom de jeune fille de sa mére, qui ne s'était jamais mariée. Tu peux t'estimer heureuse d'être illégitime, ma fille, disait Anne, parce que cela veut dire que tu es libre. Les petits b‚tards ne sont pas encombrés de parents qui s'accrochent comme des sangsues psychiques prêts à vous sucer l'‚me. " Chaque fois qu'elle l'avait interrogée au sujet de son pére, Anne s'était contentée de répondre qu'il était mort, et elle avait pu le dire avec l'oeil sec, voire avec une certaine légéreté. Elle refusait de fournir des détails sur son physique, d'évoquer son travail de révéler o˘ il avait vécu, voire de reconnaître qu'il e˚t même un nom. " quand je suis tombée enceinte de toi, je ne le voyais plus. C'était du passé. Je ne lui ai rien dit pour toi. Il n'a jamais su.

Chyna aimait bien rêvasser de son pére parfois. Elle imaginait que sa mére avait menti à son sujet, comme pour tant de choses, et qu'il était vivant. Il ressemble-rait beaucoup à Gregory Peck dans Du silence et des ombres, un homme grand avec un regard gentil, une voix douce, aimable, doté d'un humour tranquille avec un sens aigu de la justice; certain de ce qu'il était et de ses convictions. Un homme admiré et respecté, mais qui ne se croirait pas plus spécial qu'un autre. qui l'aimerait.

Si elle avait connu son nom, elle l'aurait dit maintenant, à voix haute. Le son seul l'aurait réconfortée.

Elle pleurait. Depuis qu'elle était à la merci de Vess, elle avait senti les larmes monter plus d'une fois, mais elle les avait retenues. A présent, elle ne pouvait plus contenir ce flot br˚lant. Elle se méprisa de pleurer...

pas longtemps. Finalement, ces larmes améres étaient l'aveu bienvenu qu'il ne restait pas d'espoir pour elle.

Elles la lavaient de l'espoir, et c'était tout ce qu'elle désirait à présent, parce que l'espoir ne menait jamais qu'à la déception et à la souffrance. Toute sa pauvre vie, du moins depuis son huitiéme anniversaire, elle avait refusé de se laisser aller à pleurer. Etre dure et garder l'oeil sec était le seul moyen d'obtenir le respect de ces gens qui, à la moindre faiblesse de l'autre, ont une lueur boueuse effrayante dans le regard et vous encerclent comme des chacals autour d'une gazelle à

la jambe cassée. Mais retenir ses larmes ne repousserait pas le chacal qui avait promis de rentrer aprés minuit et une vie entiére de chagrin et de blessures jaillit d'elle. Elle fut secouée de sanglots si violents que sa poitrine commença à lui faire plus mal que sa nuque ou son doigt foulé. Elle avait la gorge à vif. Elle s'af-faissa dans ses chaînes, dans la prison de son fauteuil, le visage crispé, br˚lant et ruisselant, l'estomac noué

et froid, le go˚t du sel dans la bouche, haletant, gémissant de désespoir, s'étranglant sur l'étouffante conscience de sa terrible solitude. Elle tremblait sans pouvoir se contrôler, et ses mains se serrérent en de frêles poings, puis se rouvrirent et se refermérent dans le vide à côté de sa tête, comme si son angoisse était un capuchon qu'elle pourrait arracher. Profondément seule, perdue et sans amour, elle s'enfonça dans un labyrinthe de miroirs mental sans même le nom de son pére pour la réconforter.

Elle finit par percevoir un bruit de moteur. Les accents cuivrés d'un klaxon: deux coups brefs, suivis de deux autres.

Elle releva la tête et vit des phares à travers ses larmes. Une voiture sortait de la grange. Vess devait être au volant, bien s˚r.

Il la narguait avec ce coup de klaxon allégre, mais cela ne suffit pas à ranimer sa colére.

Elle regardait le crépuscule, et peu lui importait que cela p˚t êtrre le dernier qu'elle verrait jamais. Elle se souciait seulement d'avoir passé la plus grande partie de sa courte vie dans la solitude, sans personne à ses côtés pour partager les couchers de soleil, les cieux étoilés, la turbulente beauté des nuages d'orage. Elle regretait de ne pas être allée davantage vers les autres, au lieu de se replier sur elle-même, de faire de son coeur un placard dans lequel s'abriter. Maintenant que plus rien n'avait d'importance, que cete prise de conscience ne pouvait plus rien lui apporter, elle comprenait qu'on avait encore moins d'espoir de survivre seul qu'avec les autres. Elle savait depuis toujours que la terreur, la trahison et la cruauté avaient un visage humain, mais elle n'avait pas compris que le courage, la bonté et l'amour aussi. L'espoir n'était pas de l'arti-sanat; il ne s'agissait pas non plus d'un produit qu'elle pouvait fabriquer comme des échantillons de broderie, ni d'une substance qu'elle pouvait sécréter, dans sa prudente solitude, comme un érable produisant l'essence du sirop. On trouvait l'espoir dans autrui, en tendant la main, en prenant des risques, en ouvrant la forteresse de son coeur.

Cete soudaine illumination paraissait si évidente, la plus simple des sagesses, et pourtant elle n'y était arrivée qu'in extremis.

Et elle avait laissé filer l'occasion de la mettre en pratique. Elle mourrait comme elle avait vécu... seule.

Au lieu de lui arracher des torrents de larmes, cete nouvelle prise de conscience la jeta dans un endroit encore plus lugubre qu'avant, un jardin intérieur de pierres et de cendres.

Le regard embué toujours fixé sur la fenêtre, elle perçut un mouvement dans les derniéres lueurs du crépuscule. Cela paraissait trop gros pour être un doberman.

Mais si Vess était parti, qui cela pouvait-il bien être ?

Elle s'essuya les yeux sur sa manche et cligna les paupiéres jusqu'à ce que la forme mystérieuse se détache des larmes et des ombres ambiantes. Un élan. Une femelle, sans bois.

Certainement venu des contreforts boisés à l'ouest l'élan traversa tranquillement la cour et s'arrêta deux fois pour arracher une touffe d'herbe luxurianté. Gr‚ce à son séjour au ranch du comté de Mendocino, Chyna savait que ces animaux étaient trés sociables et se déplaçaient toujours en troupeaux, mais celui-ci semblait seul.

Les dobermans auraient d˚ le cerner de leurs aboiements rageurs, excités par la perspective du sang. Les chiens devaient être capables de percevoir son odeur même des coins les plus reculés de la propriété. Mais il n'y en avait pas un seul en vue.

De même, l'élan aurait d˚ sentir la présence des dobermans et s'enfuir. La nature avait offert cete douce proie aux pumas, aux loups et aux troupeaux de coyotes; dîners-sur-le-sabot de tant de prédateurs, les élans restaient toujours vigilants et prudents.

Mais ce spécimen semblait parfaitement se moquer de la présence de chiens dans le voisinage immédiat.

A part ses deux pauses bréves pour brouter l'herbe grasse, il se dirigea droit vers le porche arriére.

Sans être une spécialiste de la vie animale, Chyna crut reconnaître un élan côtier, comme ceux rencontrés dans la forêt de séquoias. Sa robe, brun-gris, portait les marques blanches et noires familiéres.

Non, impossible. Des élans côtiers, si loin de l'océan ! En descendant du camping-car, elle avait senti la présence de montagnes autour d'elle. A présent, la pluie avait cessé et le brouillard s'était levé; à

l'ouest, o˘ les derniéres goutes de lumiére s'évapo-raient, les noires silhouettes de hauts pics se pressaient contre des lambeaux de nuages et un ciel d'un pourpre électrique. Avec une chaîne montagneuse d'une taille aussi formidable les séparant du Pacifique, les élans côtiers ne pouvaient s'être enfoncés si loin à l'intérieur des terres... ils étaient surtout une race des basses terres avec un faible pour les plaines et les collines. Il devait s'agir d'une autre race d'élans... malgré sa ressemblance avec ceux de la nuit précédente.

Figée devant la balustrade du porche étroit, à urie distance de moins de trois métres, la créature impo-sante fixait la fenêtre. Et Chyna.

Non, l'élan ne pouvait pas la voir. Sans lumiére, la cuisine était plus sombre que le crépuscule qui enveloppait l'animal. De sa place, l'intérieur de la maison devait lui paraître plongé dans le noir.

Pourtant il était indéniable que l'animal la fixait. De ses grandes prunelles sombres, luisant doucement.

Elle se rappela le soudain retour de Vess dans la cuisine ce matin. Inexplicablement tendu, faisant indéfiniment tourner le tournevis dans sa main, une étrange lueur dans le regard. Et il avait posé d'innombrables questions sur les élans dans le bois de séquoias.

Chyna ne savait pas plus pourquoi Vess se préoccu-pait tant des élans qu'elle n'arrivait à comprendre pourquoi celui-là se tenait là, sans chiens autour, à

l'observer intensément à travers la vitre. Elle ne s'interrogea pas longtemps sur ce mystére. Elle était d'humeur à accepter, à expérimenter, à admettre. qu'on ne pouvait pas toujours tout comprendre.

quand le ciel pourpre vira à l'indigo puis à l'encre de Chine, les yeux de l'élan se firent progressivement plus lumineux. Et non rouges comme ceux de certains animaux la nuit, mais dorés.

Son souffle s'échappait en panaches p‚les de ses naseaux noirs et humides.

Sans cesser de regarder l'animal droit dans les yeux, Chyna pressa ses poignets l'un contrre l'autre du mieux qu'elle put malgré les menotes. Toutes ses chaînes s'entrechoquérent, celles qui la vissaient au fauteuil et celles qui la reliaient à son passé.

Elle se souvint de sa promesse solennelle de se suicider plutôt que d'être le témoin de la totale destruction mentale de la jeune fille dans la cave. Elle avait cru être capable de trouver le courage de s'ouvrir les vei-nes du poignet en mordant dedans jusqu'à se vider de son sang. La douleur serait vive mais relativement bréve... puis elle glisserait ensommeillée de cétte obscurité dans une autre, éternelle.

Elle ne pleurait plus. Elle avait les yeux secs.

Son coeur batait étonnamment lentement, comme celui d'un dormeur dans le repos sans rêve que procure un puissant sédatif.

Elle leva les mains devant son visage, tout en gardant les doigts écartés pour continuer de fixer l'élan dans les yeux.

Elle approcha sa bouche de son poignet gauche, à

l'endroit qu'il lui faudrait mordre. Son souffle était chaud contre sa peau fraîche.

Le soleil était complétement couché derriére les nuages. Les montagnes et le ciel ressemblaient à une grande houle noire menaçante sur un océan nocturne.

Chyna ne distinguait plus que le regard luisant de la tête en forme de coeur de l'élan.

Elle posa les lévres contre son poignet gauche. Son pouls lui parut dangereusement régulier sous ce baiser.

Dans l'obscurité, l'élan sentinelle et elle-même se contemplaient, et elle ne savait qui des deux hypnoti-sait l'autre.

Puis elle pressa les lévres contre son poignet droit.

La même peau fraîche, le même pouls lent et régulier.

Elle ouvrit la bouche et mordit un pli de chair. Il semblait y avoir suffisamment de prise entre ses incisives pour une morsure fatale. Elle réussirait sans aucun doute si elle s'acharnait deux ou trois fois.

A l'instant de mordre, elle comprit que cela ne réclamait aucun courage. Au contraire. C'était de ne pas mordre qui serait brave.

Mais que lui importait la bravoure, le courage ? Plus rien n'avait d'importance, sinon de mettre un terme à

la solitude, à la douleur, à ce sentiment aigu d'inutilité.

La jeune fille. Ariel. Au fond de cete détestable obscurité silencieuse.

Elle resta figée un bon moment dans cette position.

Entre deux batements d'une régularité solennelle, son coeur était aussi calme que des eaux profondes.

Puis, sans être consciente d'avoir rel‚ché le bout de chair coincé entre ses dents, Chyna se rendit compte que ses lévres se pressaient de nouveau contre son poignet intact. Elle sentit son pouls lent dans ce baiser de la vie.

L'élan avait disparu.

Disparu.

Chyna fut surprise de ne plus voir qu'obscurité à la place qu'il avait occupée. Pourtant, elle était s˚re de ne pas avoir fermé les yeux, ni cillé. Elle avait d˚ être aveuglée, comme en transe parce que l'élan majestueux s'était fondu dans la nuit aussi mystérieusement que l'assistant d'un magicien disparaît derriére un rideau noir artistiquement drapé.

Soudain son coeur se mit à battre la chamade.

-Non, murmura-t-elle dans la cuisine obscure, et le mot fut à la fois une promesse et une priére.

Telle une roue folle, son coeur l'entraînait en dehors de la grisaille intérieure dans laquelle elle s'était perdue, la sortait de cete noirceur pour la pousser vers un paysage plus lumineux.

-Non ! répéta-t-elle.

Ce n'était plus un murmure, mais une affirmation, un défi.

Elle secoua ses chaînes comme un cheval fougueux cherchant à se libérer de son trait.

-Non, non et non !

Elle protesta si fort que l'écho de sa voix lui fut renvoyé par la surface dure du réfrigérateur, la vitre de la porte du four, la céramique des comptoirs.

Elle tenta de faire reculer son siége pour se mettre debout. Mais la chaîne s'enroulant entre les barreaux de son fauteuil et le pied de la table l'en empêcha.

Si elle se rejetait en arriére le plus loin possible en plantant les talons dans le sol, elle n'irait probablement pas bien loin. Elle ne réussirait au mieux qu'à tirer la lourde table avec elle centimétre par centimétre. Et une vie entiére ne suffirait pas à créer une tension suffisante pour briser la chaîne.

Mais elle ne se rendrait pas. Non, non et non ! Pas question.

Elle se pencha en avant, pour tendre la chaîne qui reliait ses deux menotes, passait derriére son dos et s'enroulait, sous le coussin, autour des barreaux verti-caux du dossier de son fauteuil. Elle tira de toutes ses forces, espérant entendre un craquement sec de bois qui se casse, et une aiguille de douleur traça une couture chaude sur sa nuque; le souvenir du poing de Vess se réveilla dans son cou et sur tout le côté droit de son visage. Non ! elle ne céderait pas. Elle tira plus fort...

éraflant le mobilier, oui, monsieur..., banda tous ses muscles, tira, les fesses collées sur le siége tout en faisant à moitié décoller le fauteuil du sol, força sur les barreaux, encore et encore, jusqu'à ce que ses biceps en frémissent. Tire ! Grognant sous l'effort, la rage, la frustration, des aiguilles de douleur lui brodant la nuque, les épaules et les bras. Tire ! Jetant toute son énergie dans l'entreprise, tenant plus longtemps cete fois, serrant les dents si fort qu'elle en eut les muscles des m‚choires agités de tics, elle tira encore jusqu'à ce qu'elle sente les artéres battre sur ses tempes et voie des roues rouges et argentées tourner derriére ses paupiéres. Mais rien, pas le moindre craquement. Le fauteuil était solide, les barreaux épais, et les chevilles tenaient.

Elle avait l'impression que son coeur sé fracassait contre sa cage thoracique, à cause de l'effort bien s˚r, mais surtout parce qu'elle débordait d'un sentiment de libération exaltant. Dingue ! Stupide ! Elle était toujours entravée, pas plus prés de briser ses chaînes qu'à

l'instant o˘ elle avait repris ses esprits dans ce fauteuil.

Mais elle avait le sentiment de s'être déjà échappée et de seulement attendre que la réalité veuille bien le reconnaître.

Haletante, elle réfléchit.

Le front baigné de sueur.

Oublier le fauteuil pour l'instant. Pour s'en débarrasser, il faudrait d'abord être capable de se lever et de bouger. Elle ne pourrait s'en occuper qu'une fois délivrée de la table.

Elle ne pouvait pas se pencher suffisamment pour ouvrir le mousqueton reliant la chaîne entre ses fers aux chevilles à celle, plus longue qui s'enroulait autour du fauteuil et de la table. Sinon, libérer ses jambes aurait été un jeu d'enfant.

Si elle arrivait à renverser la table, la chaîne qui s'enroulait autour du pied et venait s'accrocher aux fers de ses chevilles glisserait quand le pied bascule-rait, n'est-ce pas ? Dans le noir, elle ne pouvait pas vérifier, mais cela avait une chance de marcher.

Il restait le fauteuil en face d'elle, celui sur lequel Vess s'était assis. Il fallait qu'elle le repousse. Mais, enchaînée comme elle l'était, avec le socle de la table dans la trajectoire, elle ne pouvait pas tendre les jambes suffisamment loin. Avec ses entraves, il lui était aussi impossible de se pencher au-dessus de la grande table ronde pour le faire tomber.

Finalement elle tenta de se rejeter en arriére sur son fauteuil, espérant entraîner la table avec elle, loin du siége de Vess. La chaîne enroulée autour du pied se tendit. Chyna tira en arriére, les talons fermement plantés dans le sol. Le meuble lui sembla bien trop lourd...

Vess l'avait-il lesté de sable pour l'empêcher de branler ? Un grincement... La table avança de quelques centimétres sur le carrelage en vinyle, faisant vibrer l'assiette du sandwich et le verre d'eau.

Ce serait plus dur qu'elle ne l'avait cru. Elle avait l'impression de participer à une de ces émissions de télévision débiles de défis physiques, d'être en trin de tirer un wagon de marchandises. Chargé. La table n'en bougea pas moins, à contrecoeur. Au bout de quelques minutes, aprés s'être interrompue deux fois pour reprendre son souffle, Chyna s'arrêta, de crainte de se piéger contre le mur séparant la cuisine de la buanderie; il fallait se garder un peu d'espace de manoeuvre.

Il était difficile d'évaluer les distances dans le noir, mais elle pensait avoir déplacé la table d'environ un métre, suffisamment pour que le fauteuil de cete ordure cesse d'être un obstacle.

Essayant d'épargner son doigt foulé, elle plaça ses mains menottées à plat sous la table et souleva. Dieu que c'était lourd ! Avec ce plateau en pin de cinq centimétres d'épaisseur, les épaisses douves du f˚t qui servait de pied, les cerceaux de fer autour des douves, peut-être ce sable à l'intérieur... Et collée au fauteuil comme elle l'était, elle n'avait aucune puissance de levier. Le f˚t se souleva d'environ deux centimétres, puis du double. Le verre d'eau se renversa, roula par terre et se brisa. Oui ! Mais c'était trop lourd. Elle craqua, et le pied retomba brutalement.

Elle fit jouer ses muscles, respira profondément et se remit immédiatement à la t‚che. Cette fois, elle écarta les pieds autant que le permettaient les entraves.

Elle aplatit ses paumes sous le plateau de pin, pouces repliés autour du rebord lisse. Elle tendit jambes et bras. Lorsque la table se souleva, elle poussa également sur ses jambes, se relevant centimétre par centimétre, un centimétre durement gagné pour chaque centimétre du recul de la table. Ses entraves l'empêchaient de se redresser complétement, ni même à moitié... elle se relevait peu à peu dans un accroupissement raide et gênant, entravée par le poids de la table. Elle souleva, tendant les muscles des cuisses, haletant, tremblant sous l'effort. Soulever ! Encore ! Chaque précieux centimétre gagné améliorait sa prise. Soulever ! Soulever !

L'assiette du sandwich et le sac de chips glissérent par terre. La porcelaine se brisa, et les chips s'éparpil-lérent sur le sol avec un bruit désagréable de rongeurs décampant à toute allure.

Dieu, qu'elle avait mal à la nuque ! En plus, on aurait dit qu'on lui enfoncait un tire-bouchon dans la clavicule droite. Mais la douleur ne l'arrêtait pas ! Elle la motivait, au contraire. Plus la douleur était vive, plus elle s'identifiait à Laura et à l'ensemble de la famille Templeton, au jeune homme crucifié dans le placard du camping-car, aux employés de la station-service, et à toutes les victimes peut-être enterrées dans la prairie; et plus elle s'identifiait à eux, plus elle voulait que Edgler Vess connaisse un monde de souffrance. Plus question de tendre l'autre joue. Non ! oeil pour oeil à

présent. Elle voulait voir ce salaud de Vess hurler dans le supplice du chevalet, étiré par les poids jusqu'à ce que ses articulations cédent et que ses tendons se déchirent. Pas question qu'il échoue dans un asile d'…tat pour les déments criminels, o˘ on l'analyserait, le conseillerait et le guiderait sur la meilleure maniére d'acquérir plus de respect de soi, o˘ il serait soigné

avec une panoplie de drogues antipsychotiques, jouirait d'une chambre privée et d'un poste de télévision, s'ins-crirait à des tournois de cartes avec ses copains dingues, dégusterait une dinde à NoÎl. Ah non ! Au lieu d'être confié à la clémence de psychiatres et d'assis-tants sociaux, il tomberait entre les mains expertes d'un tortionnaire imaginatif: là, on verrait combien de temps ce salaud de malade de merde resterait fidéle à

sa philosophie de la neutralité des expériences, de l'égalité des sensations. Cette pensée n'avait peut-être rien de noble, mais c'était un carburant pur, à haut degré d'octane, qui br˚lait avec une lumiére intense et alimentait son moteur.

Elle devait avoir réussi à soulever le socle d'environ sept centimétres... difficile à dire, mais il lui restait encore des tonnes de chevaux-vapeur. Courbée en Z

inversé, aussi vo˚tée qu'un troll maudit par Dieu, elle soulevait la table, genoux douloureux, cuisses frémissant sous l'effort, les fesses plus serrées qu'un poing de politicien autour d'un pot-de-vin en liquide. Elle s'encourageait à haute voix en s'adressant à la table comme si celle-ci était douée d'une conscience: " Allez, allez, bouge, bordel, bouge, salope, plus haut, nom de Dieu ! allez, plus haut. "

Elle devait être aussi ridicule que le cow-boy de western qui, pigeant soudain que le joueur en face de lui est un tricheur professionnel, lui renverse la table de poker sur les genoux, sauf qu'elle jouait au ralenti, comme dans un film sous-marin.

Au début, le fauteuil ne bougeait pas quand ses fesses s'en soulevaient, mais, plus elle montait les bras, plus la chaîne entre ses menottes et les barreaux du dossier se tendait: les pieds arriére du fauteuil finirent par décoller du sol. Maintenant elle soulevait la table par-devant et le fauteuil par-derriére. Le bord dur du siége s'enfonçait dans ses cuisses, et le haut incurvé

du dossier à barreaux pressait cruellement contre ses omoplates, à mesure que le fauteuil jouait les serre-joints en V, l'empêchant de se redresser davantage.

Mais elle continua tout de même à se coller contre la table en la soulevant, se séparant suffisamment du siége pour se redresser peu à peu d'un centimétre à la fois. A bout de forces, elle se mit à grogner: Oh !

hisse ! Oh ! hisse ! La sueur lui dégoulinait sur le visage, lui piquait les yeux... De toute façon, on ne voyait rien dans cette cuisine obscure. La br˚lure dans les yeux ? Minable comme douleur. En revanche, elle avait l'impression d'être au bord de se péter un vais-seau... ou de propulser un caillot de sang droit dans son cerveau.

La peur revenait, pour la premiére fois depuis des heures, parce que, tout en luttant contre cette table, elle ne pouvait s'empêcher de penser à ce que Edgler Vess lui ferait s'il la retrouvait à son retour dans les vaps, tenant des propos incohérents à cause d'une attaque cérébrale. Avec une cervelle en bouillie, elle n'aurait plus rien d'un jouet compliqué; elle ne réagirait plus suffisamment pour lui procurer les frissons voulus lorsqu'il la torturerait. Peut-être recourrait-il alors aux mêmes jeux qu'avec les tortues de son enfance. Peut-

être la tirerait-il dans la cour pour lui foutre le feu rien que pour le plaisir de la voir ramper maladroitement sur des membres paralysés.

La table se renversa avec une telle violence qu'elle fit trembler la vaisselle dans les placards et vibrer une vitre.

Chyna avait eu beau se dépenser furieusement pour ce résultat, elle fut si surprise par son succés soudain qu'elle ne cria pas de triomphe. S'appuyant contre la table renversée, elle s'appliqua à récupérer son souffle.

Trente secondes plus tard, en tentant de se dégager, elle s'aperçut que la chaîne refusait de se libérer.

Tombant à quatre pattes par terre, le fauteuil sur le dos, elle tendit ses mains menottées vers la table renversée, comme si elle recherchait l'ombre d'un parasol géant au bord de la mer. Elle t‚tonna le f˚t.

La table n'avait pas basculé complétement. La base du socle, entourée d'un cerceau, était à nu, mais la chaîne restait coincée derriére.

Le fauteuil sur le dos, Chyna tenta de se redresser, mais ne réussit qu'à s'accroupir. Elle tendit les deux mains, replia ses doigts autour du cerceau, prit le temps de réunir ses forces et tira vers le haut.

Ses mains moites de sueur glissérent sur le cerceau peint. Elle heurta violemment l'extrémité rugueuse du socle du bout des doigts et hurla sous la douleur qui lui transperça l'index.

Elle avait pourtant tout fait pour l'épargner. Elle serra sa main blessée contre sa poitrine, attendant que son doigt se décid‚t à cesser de palpiter.

Elle s'essuya les mains sur son jean, recourba de nouveau les doigts autour du cerceau, hésita, tira, et le pied du f˚t se souleva du sol... d'un demi-centimétre, puis d'un centimétre. Du pied gauche, elle appuya sur la chaîne jusqu'à ce qu'elle pense l'avoir libérée, puis l‚cha la base du socle à terre.

Elle retomba dans le fauteuil, et cette fois rien ne l'entrava. La chaîne racla le sol: elle ne l'ancrait plus à la table.

Le fauteuil alla heurter le mur séparant la cuisine de la buanderie. Elle progressa latéralement vers la fenêtre, pour se dégager de la table.

Elle était loin d'être libre et encore moins sauvée, mais elle exultait: elle avait au moins franchi une étape. Telle une marée montante incessante, une migraine venait mouiller son front et sa tempe droite.

Son index gonflé était un monde de souffrances en soi.

Malgré l'épaisseur de ses chaussettes, elle avait l'impression que ses chevilles étaient meurtries et usées par les entraves, elle s'était arraché la peau sur le poignet gauche en tentant de briser les barreaux du dossier du fauteuil. Ses articulations étaient douloureuses; ses muscles br˚laient des efforts qu'elle avait exigés d'eux; elle avait un point au côté gauche qui tirait comme une aiguille enfilée avec du fil br˚lant... mais elle exultait !

Une fois à côté de la fenêtre, elle laissa les pieds du fauteuil retomber par terre. Elle s'assit.

Ses battements de coeur se calmaient; elle s'adossa au coussin, haletant toujours. Et éclata de rire. Un rire musical incroyablement enfantin lui échappa, un gloussement étonnant, à la fois de plaisir et de soulagement nerveux.

Elle frotta ses yeux piqués par la sueur sur une manche de son pull en coton, puis sur l'autre. Avec ses mains menottées, elle lissa maladroitement ses cheveux courts en arriére, les dégageant de son front o˘

ils pendaient en langues humides.

Un nouveau trille de rire plus doux montait en elle, lorsqu'elle détecta un mouvement du coin de l'oeil droit. Elle tourna la tête vers la fenêtre, heureuse à

l'idée de revoir l'élan.

Un doberman la fixait.

Les étoiles étaient rares, la lune ne brillait pas entre les nuages déchiquetés, et le chien était d'un noir hui-leux. Mais elle le voyait trés distinctement avec sa truffe humide pressée contre la vitre, à quelques centimétres d'elle. Un regard d'encre, froid et impitoyable, immobile, glacial, comme celui d'un requin.

Un faible gémissement s'échappait de l'animal, audible à travers la vitre, ni un gémissement de peur ni une demande d'attention, mais une sorte de mélopée funébre irrépressible qui exprimait parfaitement la passion de tuer br˚lant dans ses yeux.

Chyna ne riait plus.

Le chien disparut de la fenêtre.

Elle entendit ses pattes résonner sur les planches du porche o˘ il se mit à aller et venir en gémissant.

Puis le chien réapparut, plantant ses larges pattes sur le rebord de la fenêtre, yeux dans les yeux avec elle.

Agité, il dénudait les crocs d'une maniére menaçante, mais il n'aboyait ni ne grondait.

Peut-être le bruit du verre d'eau se brisant sur le sol ou le fracas de la table renversée avait-il porté jusque dans la cour. Peut-être ce doberman se trouvait-il suffisamment prés pour l'entendre. Peut-être était-il à cette fenêtre depuis un moment, écoutant Chyna maudire ses entraves et s'encourager en luttant pour se libérer de la table... En tout cas, il l'avait entendue rire. Avec sa mauvaise vue de chien, il ne devait distinguer que son visage, pas le chaos derriére. Mais avec son odorat phénoménal, il détectait peut-être l'odeur de son exubérance soudaine à travers l'obstacle vitré... et cela l'alarmait.

Rectangle d'environ un métre cinquante à un métre quatre-vingts de large sur un métre vingt de haut, la fenêtre était divisée en deux panneaux coulissants. Elle semblait avoir été installée lors d'une rénovation récente. Chyna aurait été davantage rassurée par une fenêtre à petits carreaux. Ces deux panneaux étaient suffisamment larges pour laisser passer le doberman agité s'il décidait de bondir à travers.

Non, impossible. Les chiens avaient été dressés pour patrouiller sur la propriété, non pour attaquer la maison.

D'un blanc tirant sur le gris, les crocs de l'animal luisaient dans l'obscurité: un grand sourire sans joie.

Plutôt que de faire un mouvement brusque, Chyna attendit que le chien disparaisse de nouveau de la fenêtre avant de se pencher pour récupérer la longueur de chaîne qui traînait par terre. Il ne fallait pas qu'elle se prenne les pieds dedans. Dans le bruit des allées et venues des pattes sur les planches, elle se redressa, lutin vo˚té sous son fauteuil. Elle fit lentement le tour de la cuisine, en frôlant les murs et les placards, t‚tonnant de son mieux malgré ses menottes et la chaîne qu'elle retenait. Elle avançait en traînant les pieds pour repousser les morceaux d'assiette et de verre cassés.

Prés de la porte de la salle de séjour, elle trouva l'interrupteur. Elle rechignait à appuyer dessus. En apercevant le doberman revenu à la fenêtre, elle regretta d'être obligée d'allumer.

Mais il fallait qu'elle fouille les tiroirs. A la fenêtre, le doberman frémit, aplatit les oreilles contre son cr‚ne, les redressa aussitôt, la repéra et la fixa.

Ignorant sa présence, Chyna se pencha le plus bas possible, hissant le fauteuil sur son dos. Elle s'efforça d'atteindre le mousqueton qui reliait la chaîne de ses fers à celle, plus longue, qu'elle venait de dégager, mais qui s'enroulait toujours autour des barreaux horizontaux du dossier du fauteuil. Elle n'y parvint pas.

Elle revint sur ses pas le long des placards. Elle ouvrit les tiroirs pour en explorer le contenu.

En passant devant la prise téléphonique, elle s'arrêta pour la regarder, frustrée. Si Edgler Vess avait effectivement une vie d'homme ordinaire en dehors de celle d'aventurier meurtrier, un job et une vie sociale comme couverture pour sa vraie nature, il devait avoir un téléphone quelque part; la prise n'était pas un vestige de l'époque des anciens propriétaires. Il avait d˚ cacher l'appareil.

Pour un tueur psychotique, complétement délirant par certains côtés, Vess était étonnamment prudent et méthodique lorsqu'il s'agissait de couvrir ses arriéres.

Agent du chaos, ne laissant que du chaume dans la vie des autres, il maintenait l'ordre dans ses propres affaires et évitait les erreurs.

Elle ouvrit des placards, mais n'y trouva que des pots, des poêles, des casseroles, des assiettes et des verres. Elle ne tarda pas à renoncer au téléphone. Vess, s'il avait pris la peine de débrancher et de dissimuler l'appareil, l'avait caché hors de la cuisine, dans un endroit o˘ elle ne risquait guére de le trouver même si elle consacrait des heures à la fouille.

Elle ouvrit les tiroirs. Dans le quatriéme, elle découvrit un plateau en plastique compartimenté contenant une collection de petits ustensiles et gadgets de cuisine.

Elle gara le fauteuil à côté du tiroir ouvert et s'assit.

Dehors, le doberman avait repris ses allées et venues, d'un pas plus rapide, courant presque à présent d'un bout à l'autre du porche, tout en gémissant plus fort. Pourquoi était-il encore aussi agité ? Elle ne cassait et ne démolissait plus rien ! Elle fouillait silencieusement les tiroirs, en réduisant le cliquetis de ses chaînes, en prenant garde de ne rien faire qui p˚t l'alarmer. On aurait dit qu'il comprenait qu'elle était en train de s'échapper... Non, ce n'était qu'un animal. Et pourtant il n'arrêtait pas d'arpenter le porche, de revenir se poster à la fenêtre pour la fixer de ses féroces yeux noirs, l'air de lui dire: …loigne-toi du tiroir, salope.

Elle sortit un tire-bouchon à manche en bois, en examina la vis et le rejeta. Un ouvre-bouteilles. Non. Un économe. Une r‚pe à citron. Non plus. Elle trouva une pince à tout faire d'une vingtaine de centimétres de long que Vess utilisait probablement pour extraire des olives ou des cornichons de bocaux pleins. Les lames de la pince se révélérent trop larges pour entrer dans les minuscules serrures de ses menottes... elle la rejeta aussi.

Elle trouva alors l'objet idéal: une broche en acier de dix centimétres de long qui devait servir pour les volailles. Il y en avait une douzaine, serrées par un élastique. Elle en tira une: rigide, d'environ quinze millimétres de diamétre avec une pointe à une extrémité et une boucle d'un centimétre de diamétre à l'autre. Il en existait de plus petites pour rôtir les poulets, mais celle-ci était destinée aux dindes.

Elle sentit aussitôt le parfum d'une succulente dinde rôtie. Elle en saliva; son estomac grogna et elle regretta de ne pas avoir mangé le sandwich au jambon et au fromage que Vess lui avait préparé.

Tenant la broche entre le pouce et le majeur, pour épargner son index gonflé, elle en glissa la pointe dans le trou minuscule de sa menotte gauche. Elle poussa et produisit une série de petits cliquetis et de raclements en tentant de crocheter la serrure.

Cela lui rappela un film dans lequel le plus grand tueur psychotique et génie criminel de son époque fabriquait une clé de menotte avec la cartouche à encre en métal d'un stylo bille et une vulgaire pince à dessin.

Il se libérait de ses menottes en quinze secondes, maîtrisait ses deux gardiens, les tuait, et découpait, au canif, le visage de l'un d'eux pour s'en faire un masque. Au cinéma, on n'arrêtait pas de voir des prisonniers, pas plus expérimentés qu'elle en la matiére, se débarrasser de leurs entraves.

Dix minutes plus tard, la menotte gauche résistait toujours.

-Le cinéma raconte vraiment des conneries !

Elle était tellement frustrée que la broche en tremblait dans sa main.

Sous le porche, le chien allait et venait moins vite qu'avant, mais il restait agité. Il gratta deux fois à la porte de derriére, la seconde avec une ferveur considérable, comme s'il pensait pouvoir se trouer un passage dans le bois.

Chyna fit passer la broche dans sa main gauche et s'attaqua à la menotte droite. Elle se concentrait tellement sur la minuscule serrure qu'elle transpirait autant que lorsqu'elle s'efforçait de renverser la table.

Finalement elle jeta par terre la broche à dinde, qui rebondit sur le carrelage contre un morceau d'assiette cassée et un bout de verre.

Peut-être se serait-elle libérée en un clin d'oeil si elle avait été le plus grand tueur psychotique et génie criminel du siécle. Mais elle n'était qu'une serveuse étudiante en psychologie.

Aussi malencontreusement saine d'esprit et honnête citoyenne f˚t-elle, elle pourrait peut-être ouvrir les menottes et les fers autour de ses chevilles avec un outil plus approprié qu'une broche à dinde, mais il lui faudrait probablement plusieurs heures pour y arriver.

Elle ne pouvait pas se permettre de consacrer autant de temps à sa seule libération, parce que, aprés, il lui restait encore de nombreuses t‚ches urgentes à faire avant le retour de Vess.

Elle referma le tiroir d'un coup sec. Retenant le fauteuil, se saisissant de la chaîne, elle se redressa.

Avec un bruit de chaînes digne d'un fantôme, elle s'approcha de la porte de la salle de séjour.

Derriére elle, à la fenêtre, le gros doberman se mit à gratter frénétiquement la vitre de ses deux pattes avant. Ses griffes grinçaient comme des ongles sur un tableau noir.

Elle avait eu l'intention de t‚tonner dans la salle de séjour en laissant la porte ouverte et la lumiére allumée dans la cuisine, mais le chien lui ficha la frousse. Il se déchaînait de nouveau. Espérant l'apaiser avant qu'il ne décide de sauter à travers la fenêtre, elle éteignit le néon du plafond.

Il grattait toujours.

Elle sortit de la cuisine et referma la porte dérriére elle pour ne plus entendre ces grincements et bloquer le chemin de ce fichu chien s'il était suffisamment dingue pour faire exploser la vitre.

Elle t‚tonna le long du mur. Manifestement, les seuls interrupteurs se trouvaient de l'autre côté, prés de l'entrée.

La salle de séjour paraissait plus noire que la cuisine. Les rideaux de l'une des grandes fenêtres donnant sur le porche de devant étaient tirés. L'autre fenêtre était un vague rectangle gris qui n'admettait pas plus de lumiére que celle de la cuisine.

Chyna se figea, prenant le temps de s'orienter, de se rappeler l'emplacement des meubles. Elle n'avait vu cette piéce qu'une fois, et dans la pénombre. Ce matin, en arrivant de la façade de la maison, la porte de la cuisine était un peu à gauche sur le mur du fond. Le joli canapé écossais aux pieds ronds, à sa droite, ce qui le mettait maintenant à sa gauche puisqu'elle faisait face au porche de devant. Le canapé était flanqué de tables basses rustiques en chêne... avec une lampe sur chacune.

S'efforçant de garder cette image à l'esprit, elle progressa à petits pas prudents dans le noir, craignant de trébucher contre un fauteuil, un pouf ou un porte-magazines. Entravée, avec son fauteuil sur le dos, elle ne pourrait négocier sa chute et risquait de se casser une cheville ou une jambe.

Là-dessus, Vess rentrerait chez lui, consterné par le chaos et déçu de la voir abîmée avant qu'il n'ait eu le temps de jouer avec. Alors elle aurait droit aux jeux de la tortue, ou bien il innoverait avec sa jambe cassée pour lui apprendre à jouir de la douleur.

Elle se cogna d'abord dans le canapé... mais ne tomba pas. Suivant des doigts le dossier du canapé, elle se traîna vers la gauche jusqu'à une table basse.

Sa main se referma enfin sur le bouton de la lampe...

une autre main, énorme, jaillissant de l'obscurité allait couvrir la sienne... Vess s'était faufilé dans la maison -

il la guettait assis sur le canapé à quelques centimétres d'elle. Souriant, il l'attendait, posé comme une grosse araignée patiente sur sa toile écossaise, se réjouissant à l'idée de réduire en miettes ses espoirs de liberté. La lampe s'allumerait, Vess lui adresserait un clin d'oeil et lui dirait: Intense.

L'interrupteur était un glaçon entre son pouce et son majeur. Collé à sa peau.

Le coeur battant comme les ailes d'un oiseau en cage, si fort qu'il empêchait ses poumons de se dilater, Chyna se décida à allumer. Une lumiére douce baigna la piéce. Edgler Vess n'était pas assis sur le canapé. Ni dans un fauteuil. Nulle part. Elle souffla, fut parcourue d'un frisson qui fit cliqueter ses chaînes, s'appuya au canapé et sentit peu à peu son coeur affolé se calmer.

Aprés ces heures grises de déprime pendant lesquelles elle avait été comme morte sur le plan émotionnel, elle se sentait stimulée par cette lutte terrifiante. Si jamais elle était prise d'une crise d'arythmie cardiaque fatale, le simple fait de songer à Vess serait plus efficace pour faire repartir son muscle défaillant que les électrodes d'un défibrillateur. La peur prouvait qu'elle était revenue à la vie et avait retrouvé l'espoir.

Elle se traîna jusqu'à la cheminée en moellons gris qui couvrait tout le mur nord de la piéce. Le vaste foyer n'était pas surélevé, ce qui lui faciliterait la t‚che.

Elle avait songé à descendre à la cave, o˘ se trouvait un établi, pour examiner les scies qui ne manqueraient pas de figurer parmi les outils de Vess. Mais elle avait rapidement éliminé cette solution.

Descendre l'escalier raide de la cave avec ses fers et son fauteuil sur le dos serait peut-être un peu moins casse-cou que de sauter à moto au-dessus d'un canyon, mais indéniablement risqué. Elle n'était que modérément s˚re d'atteindre le bas des marches sans faire le plongeon et se fendre le cr‚ne comme une coquille d'oeuf sur le sol en béton, voire se casser une jambé en trente-six endroits... trés modérément. Elle n'était pas au meilleur de sa forme: elle n'avait pas avalé grand-chose depuis vingt-quatre heures et elle venait de subir une épreuve physique épuisante. En outre, sous l'effet de la douleur, elle tremblait convulsivement. Elle avait à peu prés autant de chances de réussir cette expédition qu'un funambule s'élançant sur le fil aprés avoir englouti quatre doubles Martini.

En outre, même si elle trouvait une scie aux dents solides et d'une taille maniable, elle ne pourrait pas lui imprimer la force nécessaire. Pour libérer la chaîne s'enroulant autour du fauteuil, il faudrait scier les trois barreaux horizontaux entre les pieds, qui faisaient chacun deux à trois centimétres de diamétre. En d'autres termes, s'asseoir, se pencher et scier à l'envers sous le fauteuil. Même si la chaîne du haut avait assez de jeu pour lui permettre de se baisser suffisamment, ce dont elle doutait, elle ne réussirait qu'à écorcher le bois.