New York
La bande magnétique continuait à déverser des chants de Noël et Jenny Twist demeurait insensible, immobile, mais Jack n’avait plus la force de se consacrer au monologue ininterrompu qui l’avait occupé pendant les premières heures de sa visite. Il était silencieux, à présent, et ses pensées le ramenaient irrésistiblement vers les mois passés en Amérique centrale.
A son retour aux États-Unis, il avait découvert que le sauvetage des Indiens de l’Institut de la Fraternité avait été présenté dans certains milieux comme un acte de terrorisme, une sorte de kidnapping de masse une véritable provocation. Les Rangers y ayant participé étaient depuis dépeints comme des criminels en uniforme.
Pris de panique, le Congrès avait décidé de plonger dans l’oubli toutes les activités secrètes en Amérique centrale, y compris le projet de sauvetage des quatre Rangers prisonniers. Leur libération s’effectuerait uniquement par la voie diplomatique.
C’était donc pour cela qu’ils avaient attendu si longtemps. Leur pays les avait abandonnés. Jack eut beaucoup de mal à y croire dans un premier temps. Quand il accepta la terrible vérité, ce fut le deuxième plus grand choc de sa vie.
Le premier choc, c’est ce qui était arrivé à Jenny alors qu’il croupissait dans sa prison. Un individu l’avait abordée dans le couloir de son immeuble alors qu’elle revenait du travail. Il lui avait posé un revolver sur la tempe, l’avait entraînée dans son appartement et, là, il l’avait violée et sodomisée avant de l’assommer, la laissant pour morte.
Quand Jack était revenu au pays, il avait trouvé Jenny dans une institution publique, plongée dans le coma. Les soins qu’elle recevait étaient abominables.
Norman Hazzurt, le violeur, qui avait laissé des empreintes et avait été reconnu par des voisins, avait été arrêté, mais son avocat avait réussi à reculer la date du procès et à le faire mettre en liberté provisoire. De son côté, Jack avait entrepris sa propre enquête. Le passé d’obsédé sexuel de Hazzurt était flagrant. Pour lui, il était coupable et devait par consé- quent être puni.
Grâce à l’habileté de son avocat, Hazzurt s’en tire-rait certainement sans la moindre condamnation. Ça, Jack ne pouvait l’accepter.
Norman Hazzurt mourut dans une explosion de gaz «accidentelle» survenue à son domicile deux mois après le retour de Jack aux Etats-Unis. Deux semaines plus tard, Jenny fut transférée dans une clinique pri-vée grâce au magot récolté lors d’un hold-up exécuté avec une précision toute militaire.
Le meurtre de Hazzurt ne satisfit pas Jack. Il n’en fut que plus déprimé. Tuer quand on est à la guerre, ce n’est pas du tout la même chose que tuer en temps de paix.
Le vol était la seule chose qui lui plût. Une attaque de fourgon blindé ou un braquage audacieux avaient sur Jack Twist des vertus médicinales. Ses crimes étaient sa raison de vivre. A l’époque, tout au moins.
Car maintenant, assis à côté de Jenny, Jack se demandait ce qui pourrait le motiver, jour après jour. Le vol ne l’intéressait plus. Il n’avait même plus besoin d’argent. Il en avait mis suffisamment de côté pour Jenny. Il n’avait plus qu’à venir de temps en temps pas-ser quelques heures avec elle, contempler son visage serein, lui tenir la main-et prier pour que survienne un miracle.
Voilà quelles étaient ses réflexions quand il entendit Jenny émettre une sorte de bruit de gorge. Elle prit deux profondes inspirations avant de souffler longuement. Jack se leva avec l’espoir fou de la trouver les yeux grands ouverts, consciente à nouveau après plus de huit ans. Le miracle était peut-être là. Mais ses yeux étaient clos, son visage impassible. Il lui posa une main sur la joue, descendit vers la gorge. Ce qui était arrivé n’avait en fait rien de miraculeux. C’était même la chose la plus banale qu’on pût imaginer, la plus iné- vitable aussi: Jenny Twist venait de mourir.
Chicago, Illinois
Les médecins de service n’étaient pas très nombreux ce jour-là à l’hôpital Saint-Joseph, mais il s’en trouva pourtant deux, un spécialiste nommé Jarvil et un interne du nom de Klinet, pour bavarder avec le père Wycazik de l’étonnante rémission d’Emmeline Halbourg.
Klinet était jeune et fougueux, avec des cheveux très bouclés. Il entraîna Wycazik dans une salle de consultation afin de reprendre le dossier et les radiographies d’Emmy. « Il y a cinq semaines, on a commencé à lui donner de la namiloxiprine-c’est un tout nouveau médicament qui vient seulement d’être autorisé. »
Jarvil avait un air très calme, presque endormi, mais quand il les rejoignit dans la salle, il se montra lui aussi visiblement passionné par l’évolution de la santé d’Emmeline.
« La namiloxiprine agit de façons diverses sur les maladies osseuses, dit Jarvil. Dans de nombreux cas elle stoppe la destruction du périoste, favorise le développement des ostéocytes sains et entraîne d’une certaine façon l’accumulation du calcium intercellulaire. Chez Emmy, par exemple, où la moelle osseuse constitue l’objectif principal de la maladie, la namiloxiprine encourage la croissance des globules blancs, la pro-duction de globules rouges et la formation d’hémoglo-bine.
- Elle n’est cependant pas censée agir aussi vite, dit Klinet.
-C’est principalement un médicament qui arrête la progression d’une maladie, reprit Jarvil, sans ren-dre cependant possible la régénération. Bien sûr, il favorise une certaine reconstitution, mais pas du type observé chez Emmy. »
Ils montrèrent à Stefan une série de radios prises au cours des six dernières semaines. L’évolution des os et des articulations d’Emmy était évidente.
Klinet dit: « Elle a été sous namiloxiprine pendant trois semaines sans qu’il y ait d’effet notable. Et soudain, il y a quinze jours, son corps ne s’est pas seulement engagé sur la voie de la rémission, il s’est aussi mis à reconstituer les tissus endommagés. »
La date donnée par le médecin correspondait parfaitement à la première apparition des étranges anneaux dans les mains de Brendan Cronin. Mais Wycazik ne voulut pas faire état de cette coïncidence.
Jarvil présenta d’autres radios et des résultats d’examens témoignant de la remarquable amélioration des canaux de Havers de l’enfant-ce réseau complexe qui permet aux petits vaisseaux sanguins et lymphatiques de parcourir la substance osseuse dans un but d’entretien et de réparation. Nombre des canaux avaient été obstrués par une sorte de substance semblable à la plaque dentaire, au cours des deux dernières semaines, la plaque avait pratiquement disparu, permettant la circulation normale sans laquelle il ne pouvait y avoir ni guérison ni régéné- ration.
« Nul ne savait que la namiloxiprine pouvait avoir une telle action sur les canaux, dit Jarvil. C’est vraiment étonnant.
-Si la régénération se poursuit au même rythme, dit Klinet, Emmy pourrait être totalement guérie dans trois mois. C’est vraiment phénoménal. »
Les deux hommes sourirent à Stefan Wycazik, qui n’avait pas le cran de leur avouer que ni leurs efforts ni leur nouveau médicament n’étaient responsables de la guérison d’Emmeline Halbourg. Ils étaient euphori-ques et Stefan garda pour lui la possibilité que la gué- rison d’Emmy fût due à une force bien plus mysté- rieuse que la médecine moderne.
Milwaukee, Wisconsin
La journée de Noël passée en compagnie de Frank, de Lucy et des petits-enfants fut extrêmement agréable et eut un véritable effet thérapeutique sur Ernie et Faye Block. Ils ne s’étaient pas sentis aussi bien depuis plusieurs mois et, en fin d’après-midi, ils firent un tour, rien qu’eux deux.
Le temps était idéal, froid, sec, sans un souffle de vent. Bien protégés par leurs manteaux, Ernie et Faye marchaient bras dessus bras dessous en discutant des événements de la journée.
Dès leur arrivée à Milwaukee le 15 décembre dernier, dix jours plus tôt, Faye avait eu des raisons d’espérer que la situation s’améliorerait. Ernie semblait aller mieux-une démarche plus rapide un sourire plus franc. L’amour de sa fille, de son gendre et de ses petits-enfants suffisait à faire reculer la peur.
Les séances de thérapie avec le Dr Fontelaine, six jusqu’à aujourd’hui, avaient également été très bénéfi-ques. Ernie avait encore peur du noir, mais bien moins qu’à leur départ du Nevada. Les phobies étaient, selon le médecin, faciles à traiter en comparaison de nombreux autres désordres psychiatriques. Ces dernières années, les thérapeutes avaient découvert que, dans la plupart des cas, les symptômes étaient eux-mêmes la maladie, plutôt que l’ombre projetée sur l’inconscient du patient par des conflits non résolus. Il n’était donc plus nécessaire - ni même possible, voire désirable-de rechercher les causes psychologiques de la maladie afin de la traiter. Les traitements au long cours avaient été abandonnés en faveur de l’enseignement aux patients de techniques de désensibilisation susceptibles de faire disparaître les symptômes en quelques mois, pour ne pas dire quelques semaines.
Un tiers environ de toutes les personnes atteintes de phobies ne pouvaient bénéficier de ces méthodes et avaient besoin de traitements très longs ou de substances médicamenteuses inhibant la panique telles que l’alprazolam. L’état d’Ernie s’était amélioré si rapidement que le Dr Fontelaine, pourtant optimiste par nature, trouvait cela étonnant.
Faye avait beaucoup lu sur les phobies et découvert qu’elle pouvait aider Ernie en lui racontant des anecdotes amusantes ou curieuses lui permettant de voir son état sous un angle différent-peut-être même moins terrible. Il appréciait surtout qu’elle lui cite des phobies à côté desquelles sa terreur de la nuit paraissait très raisonnable. Qu’était donc sa nyctaphobie comparée à la ptéronophobie (peur des plumes), à la pédiophobie (peur des poupées) ou, pis encore, à la coi-tophobie (peur du sexe) ou à l’autophobie (peur de soi-même) ?
C’était le crépuscule et Faye s’efforçait d’occuper l’esprit d’Ernie en lui parlant d’un écrivain, John Cheever, qui souffrait de géphyrophobie: Cheever ne pouvait, en effet, franchir un pont.
Ernie l’écoutait, fasciné, mais n’en avait pas moins conscience de la nuit qui tombait. Les ombres s’allongeaient sur la neige et ses doigts se crispaient sur le bras de sa femme. Il lui aurait fait mal si elle n’avait porté un pull-over épais et un chaud manteau.
Ils avaient dépassé le septième pâté de maisons. Ils étaient donc allés trop loin pour être revenus avant la nuit noire. Les deux tiers du ciel étaient déjà très sombres, le troisième n’était encore que violet foncé.
Faye s’arrêta sous le cône de lumière d’un lampadaire afin de donner un peu de répit à Ernie. Il avait les yeux fous et sa respiration était haletante. Il était au bord de la peur panique.
« N’oublie pas de contrôler ton souffle », dit-elle.
Il hocha la tête et s’efforça de respirer lentement, plus profondément.
Quand toute lueur eut disparu dans le ciel, elle dit: « Tu es prêt à rentrer ?
- Prêt », fit-il d’une voix caverneuse.
Ils quittèrent la zone éclairée pour l’obscurité et prirent la direction de la maison. Ernie serrait les dents.
Ce qu’ils entreprenaient pour la troisième fois, c’était une technique thérapeutique radicale appelée « flooding », au cours de laquelle le sujet atteint de phobie est encouragé à se confronter avec l’objet de sa terreur et à tenir jusqu’à ce que celui-ci relâche son emprise. Le flooding repose sur le fait que les crises de panique sont autolimitées. Le corps humain ne peut accepter indéfiniment un taux de panique très élevé, il ne peut produire très longtemps de l’adrénaline, de sorte que l’esprit doit s’adapter et faire la paix-tout au moins la trêve-avec ce qu’il redoute.
Dans le cas d’Ernie, la première étape du traitement consistait à rester quinze minutes dans le noir, Faye à ses côtés pour le soutenir et une zone éclairée à proximité. Chaque fois qu’ils approchaient d’un lampadaire, elle le laissait reprendre courage puis ils repartaient.
Avec la deuxième étape, qu’ils n’entameraient que dans une ou deux semaines après de nouvelles séances avec le Dr Fontelaine, ils se rendraient en voiture dans un endroit obscur et marcheraient dans le noir absolu jusqu’à ce qu’Ernie n’en puisse plus. Faye allumerait alors une torche pour lui permettre de se ressaisir.
Au cours de la troisième et ultime étape, Ernie irait se promener seul dans un endroit totalement obscur. Après quelques tentatives de ce genre, il serait certainement guéri.
Faye Block était femme à toujours penser de manière positive. Mais là, quelque chose qu’elle ne pouvait définir lui disait que les progrès d’Ernie étaient trop rapides et que tout cela allait se terminer mal. Très mal.
Boston, Massachusetts
Pablo Jackson avait beaucoup de succès dans les réceptions mondaines. Filleul de Picasso et artiste de music-hall pendant de nombreuses années, il avait aussi servi d’agent de liaison entre la Résistance fran- çaise et l’espionnage britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa récente collaboration avec la police ne pouvait qu’ajouter à sa renommée. Il ne refusait jamais une invitation.
Le soir de Noël, Pablo assista donc à une soirée très chic donnée à partir de vingt-deux heures au domicile de M. et Mme Ira Hergensheimer, à Brookline. C’était une splendide demeure de style géorgien, aussi élé- gante et chaleureuse que les Hergensheimer eux-mêmes. Un barman officiait dans la bibliothèque, des serveurs en frac exécutaient un véritable ballet parmi les invités auxquels ils apportaient champagne et petits fours et un quatuor à cordes jouait dans le vesti-bule.
Parmi tous les invités, l’homme qui intéressait le plus Pablo était Alexander Christophson ancien ambassadeur à la cour de Saint-James ancien séna-teur du Massachusetts et ancien directéur de la CIA. Retiré du monde de la politique depuis une dizaine d’années il avait maintenant soixante-seize ans. Pablo le connaissait depuis un demi-siècle. Il était grand, distingué, avec très peu de rides sur son noble visage. Son esprit était plus vif que jamais. La véritable durée de son séjour terrestre ne se trahissait que par un début de maladie de Parkinson qui, malgré les traitements, lui causait parfois des tremblements dans la main droite.
Une demi-heure avant que le dîner ne fût servi, Pablo entraîna Alex loin des autres invités et le conduisit dans la bibliothèque d’Ira Hergensheimer afin d’avoir avec lui une conversation privée. Le vieux magicien referma la porte derrière eux et ils portèrent leurs flû- tes de champagne jusqu’à une petite table flanquée de deux fauteuils de cuir.
« Alex, j’ai besoin de tes lumières, dit Pablo. Hier, une jeune femme est venue me trouver. C’est une femme extrêmement charmante et intelligente qui a l’habitude de résoudre seule ses problèmes, mais qui se heurte aujourd’hui à quelque chose de très étrange. Elle a vraiment besoin d’aide.
-Ainsi donc, les charmantes jeunes femmes viennent encore te solliciter, à quatre-vingt-un ans ? J’avoue que je suis à la fois impressionné… et envieux, dit en riant Alex Christophson.
-Quel vieil obsédé tu fais, il ne s’agit pas d’un coup de foudre ! »
Sans révéler le nom ni la profession de Ginger Weiss, Pablo exposa le problème-les fugues inexplicables - et raconta par le menu la séance d’hypnose à laquelle il s’était empressé de mettre un terme. « Elle semblait vraiment se retirer dans un coma très profond, peut-être même dans la mort, pour échapper à mes questions. Naturellement, j’ai refusé de l’hypnotiser à nouveau et de risquer une autre crise, mais je lui ai promis d’effectuer des recherches pour tenter de découvrir un cas semblable. J’ai passé une grande par-tie de la nuit à feuilleter des bouquins où l’on parlerait de blocages mnémoniques associés à une autodestruc-tion. J’ai finalement trouvé un exemple… dans un de tes livres. Bien sûr, tu parlais d’une condition psychologique imposée résultant d’un lavage de cerveau, alors que cette jeune femme a créé son propre blocage. Mais il y a tout de même des ressemblances. »
Alex Christophson avait écrit plusieurs ouvrages, dont deux traitant du lavage de cerveau. Il décrivait dans l’un d’eux une technique baptisée « blocage d’Azraël » (du nom d’un des Anges de la Mort) et ressemblant étonnamment à la barrière entourant le souvenir que Ginger Weiss pouvait avoir d’un événement traumatisant de son passé.
Alex reposa la flûte de champagne. Sa main tremblait un peu plus que d’habitude. « Le plus sage serait de ne pas te mêler de tout ça, mais je suppose que tu n’en feras rien, dit-il d’un ton un peu sentencieux.
-J’ai promis de l’aider, dit Pablo.
-Je suis à la retraite depuis pas mal d’années déjà et mon flair n’est plus ce qu’il était mais j’ai une sorte de pressentiment. Laisse-la tomber Pablo. Ne la revois plus. Ne cherche pas à l’aider.
- Mais, Alex, je lui ai promis !
- Dans ce cas… Tu veux que je te parle de la technique Azraël ? Bien. Ce n’est pas une méthode à laquelle les services occidentaux ont très souvent recours, mais les Soviétiques lui accordent beaucoup d’intérêt. Imaginons par exemple un agent russe nommé Ivan, un type qui aurait trente ans de service au KGB. Il y a dans la mémoire d’Ivan une quantité incroyable d’informations de la plus grande valeur qui, s’il se faisait piéger par les Occidentaux, porteraient un coup terrible au réseau d’espionnage soviétique. Les supé- rieurs d’Ivan redoutent en permanence qu’il ne soit identifié et arrêté au cours d’un de ses séjours à l’étranger.
-Avec les techniques et les drogues modernes, personne ne peut résister à un interrogatoire, fit Pablo.
- Exact. Ivan racontera tout ce qu’il sait sans même être torturé. Imaginons à présent que, parmi toutes les choses sensibles dont il a connaissance, il y en ait deux ou trois qui soient extrêmement sensibles, si explosives même que leur révélation pourrait détruire son pays. Ces souvenirs particuliers, moins d’un pour cent de toutes ses connaissances, pourraient être supprimés sans que cela affecte pour autant ses facultés. S’il tombait entre des mains ennemies, il serait simplement incapable de révéler ces souvenirs d’une importance cruciale.
- C’est là qu’intervient la technique Azraël, dit Pablo. Les camarades d’Ivan utilisent les drogues et l’hypnose pour sceller certaines parties de son passé avant de l’envoyer en mission à l’étranger.
-Ce blocage est parfait. Quand le sujet est questionné sur le sujet tabou, il est programmé pour sombrer dans un coma profond dans lequel il n’entend même plus la voix de celui qui l’interroge. Même dans la mort ! En fait, on devrait parler de “détente d’Azraël” plutôt que de “blocage d’Azraël”. Quand l’interrogateur évoque les souvenirs bloqués, il appuie sur la détente et plonge Ivan dans le coma; s’il continue à jouer avec cette détente, le sujet risque bien d’y laisser sa peau.
- L’instinct de survie n’est pas assez puissant pour passer outre ? demanda Pablo, fasciné. Quand Ivan est sur le point de mourir ou de révéler tout ce qu’il sait… eh bien, les souvenirs interdits remontent certainement à la surface.
- Non.»
Le visage de Christophson avait pris une teinte bla-farde. « Pas avec les drogues et les techniques hypnotiques en usage aujourd’hui. Le contrôle de l’esprit est une science qui a fait des progrès effrayants. L’instinct de survie est le plus fort que nous possédions, mais même lui ne peut rien contre cette technique. Ivan peut être programmé pour s’autodétruire. »
Pablo s’aperçut que sa flûte était vide. « Ma jeune amie se serait donc dotée d’une sorte de blocage d’Azraël pour s’isoler d’une partie terriblement effrayante de son passé.
- Non, fit Alex, elle ne l’a pas créé toute seule. » Il se leva, mit les mains dans ses poches et marcha jusqu’à la fenêtre pour admirer la pelouse couverte de neige. « Un blocage naturel, qu’on s’imposerait à soi-même ? L’esprit humain ne peut, de son propre chef, risquer la mort rien que pour dissimuler une chose. Le blocage d’Azraël est toujours un moyen de contrôle venu de l’extérieur. Si tu t’es heurté à une telle bar-rière, c’est que quelqu’un l’a implantée dans son esprit.
-Tu veux dire qu’on lui a fait un lavage de cerveau ? C’est ridicule, elle n’a rien d’une espionne.
-J’en suis persuadé.
- Elle n’est pas russe. Pourquoi lui aurait-on fait un lavage de cerveau ? Les citoyens ordinaires ne sont pas exposés à ce genre de chose.
-Ce n’est qu’une hypothèse, fit Alex en se retournant brusquement, mais peut-être a-t-elle vu accidentellement une chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Quelque chose d’extrêmement important, un secret peut-être. Ensuite, on l’a soumise à un processus sophistiqué de répression mnémonique pour s’assurer qu’elle n’en parlerait à personne.
- Mais enfin, qu’aurait-elle pu voir de si important ? »
Alex haussa les épaules.
« Qui aurait pu effacer ses souvenirs ?
- Les Russes, la CIA, le Mossad israélien, le M16 britannique… n’importe quelle organisation au fait des techniques les plus évoluées.
- Je ne crois pas qu’elle soit jamais allée à l’étranger, il ne reste donc plus que la CIA.
- Pas nécessairement. Tous les autres services opè- rent chez nous pour leur propre compte. Et puis, il n’y a pas que les services de renseignements. Il y a aussi des sectes religieuses, des groupes politiques extré- mistes, je ne sais quoi encore… Les connaissances vont vite à notre époque, surtout quand elles sont dangereuses. Si des gens comme ça veulent qu’elle oublie quelque chose, il vaut mieux que tu ne cherches pas à l’aider. Ce ne serait très bon ni pour toi ni pour elle, Pablo.
-Je n’arrive pas à croire que…
- C’est pourtant ainsi.
- Mais enfin, ces fugues, cette frayeur soudaine des casques de moto, des gants noirs. Cela voudrait dire que ses barrières mentales menacent de s’effondrer. Les gens dont tu parles n’auraient pas bâclé leur travail, n’est-ce pas ? S’ils avaient érigé un blocage mental, celui-ci serait parfait.
- C’est ce qui m’inquiète le plus, dit Alex en rega-gnant son fauteuil. Normalement, une barrière mentale ne peut s’affaisser d’elle-même. Ses problèmes récents, son état psychologique qui se détériore, tout cela ne peut vouloir dire qu’une chose…
- Oui ?
- Les souvenirs interdits, les secrets dissimulés par le blocage d’Azraël sont apparemment si explosifs, si effrayants, si traumatisants que la barrière la plus solide ne peut les contenir. Les objets qui causent ses fugues-les gants, l’évier, etc.-sont très probablement des éléments de ces souvenirs réprimés. Quand ses yeux se posent sur l’un de ces objets, elle est sur le point de se souvenir. C’est alors que son programme se déclenche et qu’elle fait le black-out.
- Dans ce cas, fit Pablo, le coeur battant, on pourrait utiliser la régression hypnotique pour sonder ce blocage, en élargir les failles, sans la plonger pour autant dans le coma. Il faudrait être extrêmement prudent, certes, mais avec…
- Tu ne m’as pas écouté ! »
Alex se leva brusquement et pointa un doigt mena- çant vers son ami: « C’est terriblement dangereux. Tu as eu par hasard connaissance d’une chose qui te dépasse à un point que tu ne peux imaginer. Si tu t’obstines, tu vas te faire des ennemis, Pablo.
- C’est une gentille fille et sa vie est gâchée par toute cette histoire.
- Tu ne peux pas l’aider. Tu es trop âgé et puis, tu es seul.
- Écoute, fit Pablo, je ne t’ai peut-être pas assez parlé d’elle. Je ne t’ai dit ni son nom ni sa profession, mais maintenant, je vais te…
- Je ne veux pas savoir qui elle est ! s’écria Alex.
- Elle est médecin, insista Pablo, chirurgien, même. Elle a passé des années et des années à étudier la médecine et voici qu’elle perd tout. C’est tragique.
-Peut-être, mais elle découvrira très vite que la connaissance est encore pire que l’ignorance.
-Peut-être, reconnut Pablo, mais n’est-ce pas à elle de décider s’il faut ou non chercher la vérité ?
- Je vais te parler très franchement, Pablo. Si ses souvenirs eux-mêmes ne la détruisent pas elle se fera probablement tuer par ceux qui lui ont implanté ce blocage. Je suis d’ailleurs surpris qu’ils ne l’aient pas fait tout de suite. S’il y a derrière tout cela un service de renseignements, le nôtre ou un service étranger, sache que pour eux la vie du citoyen lambda n’a aucune importance. Elle a eu beaucoup de chance de subir un lavage de cerveau, une balle de revolver est plus rapide et bien moins onéreuse. Ils ne lui donne-ront pas une seconde chance. S’ils apprennent que le blocage d’Azraël s’est effrité et qu’elle connaît le secret qu’ils ont effacé de sa mémoire, je ne donne pas cher de sa peau ! Et de la tienne non plus, d’ailleurs !
-A quatre-vingt-un ans, dit Pablo d’une voix douce la vie n’apporte plus grand-chose. On ne peut refuser l’aventure quand elle se présente. Alors, vogue la galère !
-Tu commets une erreur terrible, Pablo.
- Peut-être, mon ami. Mais dans ce cas, pourquoi devrais-je me sentir aussi bien ? »
Chicago, Illinois
Le Dr Bennet Sonneford, qui avait opéré la veille Winton Tolk à la suite de la fusillade, conduisit le père Wycazik dans un bureau spacieux aux murs décorés de trophées de pêche. Des médailles et des coupes d’or et d’argent étaient exposées sur la cheminée. Le méde-cin prit place derrière un bureau de pin dans l’ombre d’un requin-marteau de taille impressionnante et Ste-fan s’assit dans un fauteuil.
Stefan était arrivé à sept heures et demie du soir à l’appartement privé du Dr Sonneford et s’était excusé de le soustraire un instant à ses obligations familiales.
« Brendan travaille avec moi à la paroisse Sainte-Bernadette, dit le père Wycazik. Je l’estime beaucoup et je ne voudrais pas qu’il ait des problèmes.
- Des problèmes ? Comment cela ? fit le médecin en manipulant un moulinet.
-Pour s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas en ne suivant pas la procédure officielle.
-C’est ridicule, voyons, s’il ne s’était pas occupé de Tolk, l’autre serait mort avant même l’arrivée des infirmiers. Nous lui avons donné plus de quatre litres et demi de sang.
- Vraiment ? Je croyais qu’ils avaient fait une erreur en remplissant sa fiche.
- Non. » Sonneford prit un petit tournevis et démonta méticuleusement le moulinet sans cesser de parler. « Un adulte possède soixante-dix millilitres de sang par kilogramme de poids. Tolk est un individu très robuste, il doit peser dans les cent kilos. Il doit donc avoir dans les sept litres de sang. Aux urgences, j’ai constaté qu’il avait perdu soixante pour cent de son sang. Et on lui en avait déjà donné un demi-litre dans l’ambulance.
-Vous voulez dire qu’il a perdu soixante-quinze pour cent de son sang avant l’arrivée de l’ambulance ? Est-ce qu’on peut perdre autant de sang et… survivre ?
- Non », dit Sonneford d’une voix calme.
Un frisson de plaisir parcourut Wycazik. « Les deux balles se sont fichées dans des tissus mous et n’ont détérioré aucun organe. Elles ont été détournées par les côtes, par d’autres os ?
-Si ces balles, de calibre 38 me semble-t-il, avaient atteint un os, il y aurait eu des éclats multiples. Je n’ai rien trouvé de tel. En revanche, elles auraient traversé le corps si elles n’avaient pas été déviées. Il y aurait eu des traces de leur sortie. Mais je les ai trouvées logées dans des tissus mous. Ce qui est étonnant, c’est que les balles se trouvaient là où elles auraient dû être après avoir frappé l’os. Leur ultime énergie aurait été absorbée par le muscle. Mais il n’y avait pas de tissus endommagés entre l’impact et les balles. C’est tout à fait impossible, comprenez-vous ? Une balle ne peut pas traverser une poitrine sans laisser de trace !
-On dirait que nous avons affaire à un petit miracle, dit Stefan avec un sourire.
- A un énorme miracle, oui !
- Si une veine et une artère seulement ont été tou-chées sans être sectionnées, comment cela se fait-il que Winton Tolk ait perdu autant de sang ? Les entailles sur les vaisseaux pourraient expliquer cela ?
- Non, ces blessures n’auraient pas provoqué une telle hémorragie. »
Le chirurgien se tut. Il semblait en proie à quelque terreur à laquelle Stefan ne comprenait rien. Qu’avait-il à redouter ? S’il croyait avoir assisté à un miracle, ne devrait-il pas s’en réjouir ?
« Docteur, je sais qu’il est difficile pour un homme de science d’admettre qu’il a vu une chose que son éducation ne peut expliquer, une chose contraire à ce en quoi il a cru jusqu’ici. Mais je vous supplie de tout me raconter. Comment Tolk a-t-il perdu tant de sang si ses blessures sont si minimes ? »
Sonneford se cala dans son fauteuil. « En chirurgie, après le début des transfusions, j’ai localisé les balles sur des radiographies et pratiqué les incisions nécessaires pour les extraire. Ce faisant, j’ai découvert un trou minuscule dans l’artère mésentérique supérieure et une autre petite déchirure dans l’une des veines intercostales supérieures. J’étais certain que d’autres vaisseaux étaient endommagés mais, comme je ne les trouvais pas tout de suite, j’ai posé des clamps sur la mésentérique supérieure et l’intercostale. Je m’occuperais des autres vaisseaux plus tard. Cela ne prendrait que quelques minutes, c’était un travail facile. J’ai recousu l’artère en premier parce que l’effusion de sang était plus importante. Ensuite…
- Ensuite ? le pressa le père Wycazik.
-J’ai voulu me consacrer à la veine intercostale mais la blessure avait disparu. »
Le prêtre sursauta. C’étaient là les paroles qu’il attendait-bien que ce fût aussi une révélation d’une importance capitale.
« Disparu », répéta Sonneford. Ses yeux rencontrè- rent ceux du père Wycazik. Une ombre les recouvrait d’un voile grisâtre, l’ombre de la peur. Pour quelle inexplicable raison ce miracle emplissait-il le praticien de frayeur? « La veine s’est cicatrisée d’elle-même mon père. Je suis persuadé qu’il y avait une déchirure puisque j’y ai mis moi-même un clamp. Mes assistants m’ont vu faire. Quand j’ai enlevé le clamp, il n’y avait plus de déchirure et le sang circulait librement dans la veine. Plus tard encore… quand j’ai voulu extraire les balles, le tissu musculaire s’est reconstitué sous mes yeux. C’est incroyable, mais je l’ai vu. Je ne peux rien prouver, mon père, mais je sais que les deux balles ont endommagé le sternum de Tolk et projeté des esquilles dans tout son thorax. Cela fait des dégâts terribles. Pourtant, quand il était sur la table d’opération son corps avait pratiquement fini d’autocicatriser. Les os brisés s’étaient… reformés. Je suis même sûr que je n’aurais pas eu besoin d’intervenir pour les deux vaisseaux, ils se seraient réparés d’eux-mêmes.
- Qu’ont pensé vos assistants de tout cela ? demanda Wycazik.
- Nous n’en avons même pas discuté. Curieux, non ? Peut-être parce que nous vivons à une époque rationaliste où ce qui est miraculeux est inacceptable.
-Ce serait bien triste. »
La peur était toujours tapie au fond des yeux du chirurgien. Il hésita un instant et dit: « Mon père, s’il y a un Dieu - ce que, personnellement, je ne crois pas -, pourquoi aurait-il sauvé cet homme plutôt qu’un autre ? »
Stefan tira son fauteuil pour se rapprocher du bureau. « Vous avez été franc avec moi, docteur, et je le serai aussi avec vous. Je sens derrière ces événements une force plus qu’humaine. Une présence. Et cette présence ne s’intéresse pas à Winton Tolk au premier chef, mais à Brendan, l’homme qui… le prêtre qui est entré le premier dans la boutique.
-Vous ne pouvez pas affirmer cela si…
- Si Brendan n’était lié à un autre événement miraculeux. »
Sans prononcer le nom d’Emmeline, le père Stefan Wycazik raconta comment les membres douloureux de la petite fille avaient été guéris au contact des mains de Brendan Cronin.
Au lieu de retrouver confiance en entendant un tel récit, le Dr Sonneford parut s’enfoncer un peu plus dans son étrange désespoir.
« Docteur, je ne comprends peut-être pas tout, mais il me semble que tout cela devrait vous remplir de joie. Vous avez eu le privilège de voir-et je pèse mes mots-l’oeuvre divine en action. » Il tendit à Sonneford une main que l’autre saisit frénétiquement, comme un noyé qui cherche à se rattraper. « Bennet, pourquoi vous montrez-vous si abattu ?
-J’ai reçu une éducation luthérienne, mais je suis athée depuis vingt-cinq ans. Et aujourd’hui…
-Je vois, fit Stefan, je vois… »
La joie au coeur, il se mit à sonder l’âme du Dr Sonneford. Il ne soupçonnait pas alors que son euphorie ne serait bientôt plus de mise.
Reno, Nevada
Zeb Lomack n’avait jamais imaginé que sa vie s’achèverait dans le sang un soir de Noël, mais il était tombé si bas qu’il ne pensait plus qu’à mettre un terme à ses jours. Il chargea son fusil, le déposa sur la table de cuisine encombrée et se promit de l’utiliser s’il ne parvenait pas à se débarrasser avant minuit de tout ce qui concernait la lune.
Son étrange fascination pour la lune avait commencé l’été de l’année dernière, bien qu’elle fût plutôt innocente dans un premier temps. Vers la fin du mois d’août, il était sorti sur la terrasse de sa maison pour regarder la lune et les étoiles tout en buvant une bière. Vers la mi-septembre, il s’était offert un télescope Tasco IOVR ainsi que quelques livres traitant de l’astronomie amateur.
Zebediah fut surpris par son intérêt soudain pour la contemplation des étoiles. Pendant près de cinquante années, Zeb Lomack, joueur professionnel, ne s’était pratiquement intéressé qu’aux cartes. Il officiait à Reno, Lake Tahoe, Las Vegas, parfois même dans des localités de moindre importance telles qu’Elko ou Bullhead City, et jouait au poker avec les touristes ou les champions locaux. Il n’était pas seulement bon aux cartes, il les aimait, bien plus que les femmes, l’alcool et la bonne chère.
Tout cela jusqu’au jour où il acheta son télescope.
Pendant quelques mois, il ne l’utilisa qu’occasionnel-lement et ne se procura que quelques ouvrages d’astronomie. Mais à Noël de l’année dernière, il commença à délaisser les étoiles pour la lune et un étrange changement se produisit en lui. Son nouveau hobby devint rapidement aussi passionnant que les jeux de cartes et il se mit à annuler des visites au casino pour étudier la surface lunaire. Vers février, il se colla à l’oculaire du Tasco toutes les nuits où la lune était visible. Vers avril, sa collection de livres consacrés à la lune dépassait la centaine de titres et il ne joua plus aux cartes que deux ou trois fois par semaine. Fin juin, il en était à quelque cinq cents livres et avait de plus entrepris de recouvrir les murs et le plafond de sa chambre de photos de la lune découpées dans de vieux magazines. Il ne jouait plus aux cartes et vivait de ses économies. Son intérêt pour notre satellite n’avait plus rien d’un passe-temps, mais avait tout de l’obsession.
Vers septembre, quinze cents livres étaient entassés dans la petite maison. Le jour, il lisait ou, le plus souvent, regardait des clichés de la lune, incapable de comprendre ou de résister à l’attrait qu’elle exerçait sur lui, jusqu’à ce que cratères, monts et mers n’aient plus aucun secret pour lui.
Avant cette passion maladive, Zeb Lomack était un homme assez svelte. Maintenant, il ne faisait plus de sport et mangeait n’importe quoi-sandwiches, piz-zas froides, gâteaux-parce qu’il n’avait plus le temps de se préparer de bons petits plats. La lune ne faisait pas que le fasciner, elle le dérangçait aussi. Il l’observait avec émerveillement et terreur, de sorte qu’il avait tout le temps les nerfs à vif et que seule la nourriture pouvait l’apaiser.
Au début du mois d’octobre, il pensait à la lune à chaque instant de la journée, il en rêvait et en voyait l’image exposée à des centaines d’exemplaires dans chaque recoin de sa maison. Un jour, il avait trouvé dans une boutique un grand poster en couleurs de la lune, une photo prise par des astronautes, et il en avait acheté cinquante exemplaires, les agrafant aux murs et au plafond de la salle de séjour, les scotchant même sur les fenêtres. Il ôta les meubles de la pièce et se mit à passer des heures entières couché sur le dos, ne voyant plus que les cinquante lunes qui l’émerveillaient et le terrorisaient à la fois, toujours sans qu’il pût savoir pourquoi.
La nuit de Noël, alors que Zeb était étendu sur le dos, il remarqua soudain que quelque chose était inscrit sur l’un des posters, vierges de toute inscription jusqu’ici. Un mot au marqueur était venu polluer la surface de l’astre: Dominick. Il reconnut sa propre écriture, mais ne se souvint pas d’avoir écrit quoi que ce soit. Son regard fut alors attiré par un autre nom, sur un autre poster: Ginger. Puis par un troisième: Faye. Et un quatrième: Ernie. En proie à une angoisse subite, Zeb regarda toutes les affiches. Elles étaient intactes.
Il ne se rappelait pas avoir écrit ces noms, mais surtout il ne connaissait aucun Dominick, aucune Ginger, aucune Faye. Il connaissait bien quelques Ernie, mais ce n’étaient pas des amis intimes et l’apparition de ce prénom sur la surface lunaire n’était pas moins mysté- rieuse que celle des trois autres. Il ne pouvait cependant détacher ses yeux de ces noms car il avait l’étrange sentiment de les connaître, comme si ces gens avaient joué un rôle particulièrement important dans sa propre vie et que sa santé mentale et sa survie dépendaient du souvenir qu’il pouvait en avoir.
Il se détourna des posters et rampa vers la cuisine, poussé par cette faim qui le prenait chaque fois qu’une pensée le rendait nerveux. Il ouvrit la porte du réfrigé- rateur et constata qu’il était pratiquement vide. Il n’y avait que des bols sales et des boîtes en plastique ayant contenu des aliments, deux cartons de lait vides et une boîte d’oeufs avec un oeuf cassé et un autre collé au carton. Il regarda dans le freezer, où il n’y avait qu’une épaisse couche de givre.
Zeb essaya de se rappeler quand il était allé au supermarché pour la dernière fois. Des jours, peut- être même des semaines s’étaient écoulés depuis les dernières commissions. Dans son univers où seule la lune existait, le temps n’avait plus sa place. Quand avait-il pris son dernier repas ? Cela non plus, il ne le savait pas. Il avait mangé un peu de riz au lait en boîte, mais était-ce ce matin, hier ou il y a deux jours ?
Zebediah Lomack fut si choqué du tour que prenaient les choses que son esprit se désembruma pour la première fois depuis des semaines. Pour la première fois, il vit-il vit vraiment-dans quelle pagaille il vivait. Les détritus jonchaient le plancher: canettes de jus de fruits gluantes, cartons de céréales vides, une vingtaine de briques de lait, plusieurs dizaines de sacs de chips ou de bonbons froissés. Sans parler des cafards. Ils grouillaient littéralement, grimpaient sur les ordures, couraient sur le carrelage et sur les murs, se promenaient dans l’évier.
« Mon Dieu, dit Zeb d’une voix mourante, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui m’arrive ? »
Il se prit la tête dans les mains et sursauta en constatant qu’il était barbu. Lui qui était toujours impeccable. Il était pourtant persuadé de s’être rasé le matin même. Paniqué, il courut vers la salle de bains pour se regarder dans la glace. Il découvrit un étranger sale les cheveux gras et emmêlés, une barbe de quinze jours collée par les restes de repas, les yeux fous. Il prit conscience de son odeur corporelle, si forte qu’il faillit en vomir. Il n’avait pas dû prendre de bain depuis plusieurs semaines.
Il avait besoin d’aide. Il était malade. Dans son corps et son esprit. Il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé, mais il savait qu’il devait décrocher le télé- phone et appeler au secours.
Mais il ne le fit pas tout de suite parce qu’il avait peur qu’on le prenne pour un fou et qu’on l’enferme à tout jamais. Comme on avait enfermé son père. Zebediah avait huit ans à l’époque. Son père poussait des hurlements affreux, disait que des lézards lui grimpaient dessus. Les médecins s’étaient efforcés de le désintoxiquer à l’hôpital. Les lézards s’étaient enfuis la folie était restée. Depuis ce jour, Zeb avait peur de subir le même sort. Il se regarda une fois de plus dans le miroir et sut qu’il ne pourrait demander de l’aide qu’une fois présentable, une fois la maison rangée et nettoyée.
N’ayant pas la force de soutenir son propre regard plus longtemps, il décida de commencer par la maison. La tête baissée pour ne pas voir les lunes qui exer- çaient sur lui la même attraction que sur les océans terrestres, il fonça dans la chambre, ouvrit le placard repoussa les vêtements et se saisit d’une carabine Remington ainsi que d’une boîte de cartouches de calibre 12. Sans relever la tête, il revint dans la cuisine, chargea l’arme et la déposa sur la table. A haute voix il passa un contrat avec lui-même:
« Tu vas balancer tous tes bouquins sur la lune et arracher les posters pour que cette maison ait l’air à nouveau vivable, ensuite, tu prendras un bain, tu te coifferas et tu te raseras. Comme ça, tu auras peut-être les idées assez claires pour savoir ce qui t’arrive et aller demander de l’aide. »
Le fusil de chasse était tacitement inclus dans le contrat. S’il ne pouvait résister au chant de sirène de la lune, il prendrait son arme, placerait le canon dans sa bouche et appuierait sur la détente.
La mort valait mieux que cette décrépitude.
Elle valait aussi mieux que l’enfermement à vie, comme son père.
De retour dans le living, les yeux baissés, il ramassa des livres. Leurs jaquettes avaient jadis comporté des photographies, mais il les avait découpées pour les mettre aux murs. Il en prit une pleine brassée et alla la porter dans la cour où un barbecue était installé entre des parpaings. Après quelques voyages, il avait déjà entassé deux cents ouvrages.
Dominick, Ginger, Faye, Ernie… Les noms de ces gens qu’il savait connaître et dont il ignorait pourtant tout revinrent brusquement le hanter. Si au moins il avait pu dire qui ils étaient…
La neige qui recouvrait son jardin brillait d’une étrange lueur. Zeb se mit à grelotter. Malgré lui, il leva la tête. Le ciel était pratiquement sans nuages. Une face livide l’observait, terrible, impitoyable.
Il dit: « La lune. »
Il comprit alors qu’il était déjà mort.
Laguna Beach, Californie
Pour Dominick Corvaisis, Noël ne différait pas vraiment des autres jours. Il n’avait ni femme ni enfants. Ayant été élevé dans des foyers multiples, il n’avait pas de parents avec qui manger la dinde et la tarte à la citrouille. Quelques amis, dont Parker Faine, l’invi-taient à se joindre à eux pour les fêtes, mais il refusait toujours leur offre. Il savait qu’en leur compagnie il aurait l’impression d’être la cinquième roue du carrosse. Le jour de Noël n’avait cependant rien de triste. Il aimait bien être seul et lire un bon livre en écoutant de la musique.
Mais ce Noël-là, Dom se montra bien incapable de se tenir à un roman. Il était préoccupé par le mysté- rieux courrier de la veille et par la nécessité de résister à l’envie de prendre un Valium. Bien que craignant de rêver et de déambuler en dormant, il n’avait pas pris de Valium la veille ni de Dalmane la nuit dernière. Il était bel et bien décidé à faire cesser cette stupide dépendance. D’ailleurs, il avait jeté les comprimés dans les toilettes et tiré la chasse d’eau. Mais les heu-res s’écoulaient et l’angoisse renaissait en lui, presque aussi forte qu’avant le début de la chimiothérapie.
A sept heures du soir en ce jour de Noël, Dom arriva chez Parker Faine et accepta le verre de grog à la cannelle qu’on lui offrit. Ils s’installèrent devant l’immense baie vitrée donnant sur la mer et Dom dit: « Je vais partir en voyage. Un long voyage. Je vais prendre l’avion jusqu’à Portland et, une fois là-bas, je loue-rai une voiture. Je vais suivre le même itinéraire que l’été de l’année dernière, je traverserai le Nevada et une partie de l’Utah par la nationale 80 et j’irai jusqu’à Mountainview.
-Que se passe-t-il? demanda Parker d’une voix tendue. Tu fais à nouveau des crises de somnambulisme ? Sûrement, oui. Ce n’est pas une route qu’on emprunte pour son plaisir. Il a dû t’arriver quelque chose pour que tu penses que ton état a un quelconque rapport avec la façon dont tu as changé l’année der-niere.
- Je n’ai pas eu de nouvelle crise, mais ça ne sau-rait tarder, j’ai balancé tous mes médicaments. Tiens, voilà pourquoi j’ai envie de partir. » Il sortit de sa poche les deux feuilles de papier reçues la veille. « Le problème n’est pas seulement en moi, il n’est pas seulement d’ordre psychologique. Il se passe quelque chose de bien plus étrange. » Il tendit l’un des messages au peintre qui le lut, abasourdi.
Dom dit: « C’est arrivé par la poste, sans adresse d’expéditeur. » Il lui raconta avoir tapé plusieurs centaines de fois les mots « la lune » sur son traitement de texte. Il lui dit aussi s’être réveillé d’un rêve en pro-nonçant ces mêmes mots, puis il tendit la deuxième feuille à Parker.
« Si je suis le premier à qui tu racontes tout cela, comment a-t-on pu t’adresser une telle lettre ?
-Je ne sais pas de qui il s’agit, dit Dom, mais il est au courant de mes crises de somnambulisme, peut- être parce que je suis allé chez un médecin pour…
- Tu veux dire qu’on te surveille ?
- D’une certaine façon, oui. Je ne crois pas qu’on m’observe en permanence, de temps à autre seulement. Celui qui me surveille sait que je suis somnambule, mais il ne sait probablement pas que j’ai tapé ces mots sur mon ordinateur ou que je les ai répétés à haute voix en pleine nuit. A moins de se trouver dans ma chambre, ce qui n’est pas le cas. Cependant, il sait de manière indiscutable que je réagirai aux mots « la lune », que cela me fera peur. Il doit donc savoir tout ce qui se cache derrière cette histoire.
- Trouve-le et on connaîtra la vérité.
- New York est une grande ville, dit Dom, et je ne dispose d’aucun autre élément. En tout cas, quand j’ai reçu la première lettre, j’ai compris que tu devais avoir raison en disant que j’avais changé de personnalité. Pour moi, le trajet Portland-Mountainview y est pour quelque chose. Si je suis le même itinéraire, si je m’arrête dans les mêmes motels, les mêmes restaurants, il se passera peut-être quelque chose en moi, un déclic en quelque sorte.
- Mais enfin, si cet événement est si important, comment aurais-tu pu l’oublier ?
- Peut-être que je ne l’ai pas oublié. Peut-être que ce souvenir m’a été ôté.
-Quoi qu’il en soit, dit Parker après un instant de réflexion, quelles raisons aurait-on de t’envoyer ces mots ? Tu t’es créé toute une histoire où c’est toi con-tre Eux, des individus mystérieux pour le moins, et ton type est de leur côté, pas du tien.
-Peut-être qu’il n’est pas d’accord avec ce qu’on m’a fait-même si j’ignore tout ce que j’ai subi.
- Ce qu’on t’a fait ? Qu’est-ce que tu me chantes maintenant ?
- Je n’en sais rien, dit Dom en serrant nerveusement son verre de grog, mais ce correspondant… il tient visiblement à ce que je sache que mon problème n’est pas psychologique, qu’il y a autre chose derrière. Je crois qu’il veut m’aider à trouver la vérité.
- Dans ce cas, il n’a qu’à t’appeler au téléphone et tout te raconter.
- Il fait partie de la conspiration, Dieu sait laquelle d’ailleurs. S’il prend directement contact avec moi, les autres le sauront et c’est lui qui sera dans la merde.
- A t’entendre, on croirait que c’est les rose-croix, la CIA et les francs-maçons réunis en une seule et même organisation ! dit Parker Faine en se passant la main dans les cheveux. Tu crois vraiment qu’on t’a fait un lavage de cerveau ?
-Appelons cela comme ça. J’ai oublié un épisode traumatisant de mon existence, mais je ne l’ai pas oublié seul. Ce que j’ai vu ou vécu était apparemment si énorme que cela reste gravé dans mon inconscient et que cela remonte parfois à la surface, quand je me balade la nuit ou que je tape sur mon traitement de texte. Oui, un truc si énorme que le lavage de cerveau n’a pas pu tout effacer et qu’un des conspirateurs prend des risques pour m’envoyer des messages. »
Parker relut les deux lettres et les rendit à Dom, puis il but son grog. « Je crois que tu as raison, mais merde ! je me dis que tu es en train de te faire du cinéma, que c’est ton imagination de romancier qui prend le des-sus. Le problème, c’est que je ne vois pas de solution en dehors de ce que tu proposes. »
Dom serrait si fort son verre que ses mains se mirent à trembler et qu’il renversa une partie du liquide. Il reposa le verre et s’essuya les doigts sur son pantalon.
« Moi non plus. Il n’y a rien d’autre qui explique à la fois mes crises de somnambulisme, mon changement de personnalité entre Portland et Mountainview et ces deux messages.
-Qu’est-ce que ça pouvait bien être, Dom ? dit Par-ker, les sourcils froncés. Qu’est-ce que tu as vu sur la route ?
-Je n’en ai pas la moindre idée.
- Est-ce que tu t’es dit que ce pourrait être si… si terrible qu’il vaudrait mieux ne pas connaître la verité ?
-Oui, mais si je reste dans l’ignorance, je ne pourrai plus mettre un terme à mon somnambulisme et je deviendrai vraiment dingue. Ça fait peut-être un peu mélo, mais c’est comme ça. Si je ne découvre pas la vérité, ce que je redoute dans mon sommeil va se met-tre aussi à me hanter quand je serai éveillé, je n’aurai plus une seconde de tranquillité. Et alors… je n’aurai plus qu’une solution, me tirer une balle dans la tête.
- Seigneur !
-Je le pense vraiment, tu sais.
-Oui, et c’est ça qui me fait peur. »
Reno, Nevada
Un nuage sauva Zeb Lomack. Il passa sur la lune avant que son obsession ne le reprenne complètement. Zeb se rendit soudain compte qu’il était là, dehors, sans vêtements, les yeux braqués sur la lune. Si le nuage ne l’avait pas tiré de sa transe hypnotique, il serait resté sur place pendant des heures, exposé au froid et au vent, et il serait mort dans son jardin, debout comme une statue de glace.
Il poussa un cri sauvage et rentra dans la maison. Mais là non plus, il ne trouverait pas de salut. Il ferma les yeux et, à tâtons, arracha frénétiquement les posters et les photos agrafés avant de les jeter en tas sur le carrelage de la cuisine. Il ne les voyait plus, mais il les sentait sous ses pieds, sous ses mains. Il ouvrit alors les yeux et retomba instantanément sous l’emprise du corps céleste.
Bon pour l’asile. Tout comme son père.
Dans un sursaut de désespoir, il rampa jusqu’à la table, prit le fusil parmi les détritus et plaça le canon entre ses dents. Il s’aperçut qu’il n’avait pas les bras assez longs pour déclencher la détente. Il s’effondra alors sur une chaise, ôta sa chaussure droite puis sa chaussette et coinça son gros orteil dans la gâchette. Tout autour de la cuisine, les lunes le contemplaient fixement et, le canon dans la bouche, il poussa un cri de bête traquée. Son orteil commença à faire se mouvoir la détente. En un millième de seconde, les souvenirs éclatèrent comme des bulles à la surface de sa mémoire et il se rappela toutes ces choses dont il avait été privé: l’été de l’année dernière, Dominick, Ginger, Faye, Ernie, le jeune prêtre, les autres, la nationale 80, le Tranquility Motel, ô mon Dieu, le motel, et la lune, la lune !
La balle lui fit éclater la boîte crânienne. Pour lui, au moins, l’horreur avait pris fin.
Chicago, Illinois
Le père Stefan Wycazik, la bouée de secours des prê- tres en perdition, n’était pas accoutumé à l’échec et le supportait mal. « Mais après tout ce que je vous ai dit, comment n’avez-vous pas retrouvé votre foi ?
-Je suis désolé, mon père, répondit Brendan Cro-nin. Mais je ne ressens pas davantage la présence de Dieu qu’hier. »
Ils se trouvaient dans la chambre de Brendan, au domicile des parents de ce dernier dans le quartier irlandais de Bridgeport. Stefan, choisissant de paraître irrité par l’entêtement de son curé, ne cessait d’aller et venir dans la chambre devant Brendan, assis sur le lit. Il n’y avait pas que le refus de ce dernier de se laisser impressionner par les récents et miraculeux événements qui contrariait le père Wycazik. L’attitude paisible du jeune prêtre le troublait aussi. Il aurait dû au moins avoir l’air découragé et abattu par son incapacité à retrouver la foi. Au lieu de cela, il paraissait calme, très différent de l’homme qu’il était quelques jours avant. Le changement était spectaculaire pour des raisons qui restaient obscures, une grande paix paraissait l’avoir envahi.
Bien déterminé à tout essayer, Stefan reprit: « C’est vous qui avez guéri la petite Emmy, vous qui avez quasi ressuscité Winton Tolk. Vous, grâce au pouvoir symbolisé par ces stigmates dans vos mains. Stigmates imposés par Dieu comme un signe. »
Brendan regarda ses paumes, pour l’instant vierges de toute marque. « Je crois que… d’une certaine façon, j’ai en effet guéri Emmy et Winton. Mais ce n’était pas Dieu qui agissait à travers moi.
- Bon sang, que faudrait-il donc qu’Il fasse de plus pour faire sentir Sa présence ? Qu’Il vous frappe à la tête avec Son Bâton de Justice et qu’Il Se présente ? Vous devez au moins faire la moitié du chemin, Brendan.
- Mon père, je sais que ces événements incroyables paraissent ne pas avoir d’autre explication que religieuse. Mais j’ai la conviction, une conviction très forte, que quelque chose d’autre que Dieu se cache là derrière.
- Comme quoi ?
- Je l’ignore. Quelque chose de fabuleusement important, de vraiment merveilleux… mais pas Dieu. Vous avez dit que les cercles étaient des stigmates. Mais pourquoi ont-ils une forme qui n’a rien à voir avec un symbole chrétien ? Avec le message du Christ ? »
Brendan, qui s’était mis à maigrir dès les premiers vacillements de sa foi, avait maintenant arrêté de per-dre du poids. En dépit de sa dégringolade spirituelle, sa peau avait un éclat et ses yeux une lumière… presque de béatitude.
« Vous vous sentez en pleine forme, non ? demanda Stefan.
- En effet. Mais j’ignore pourquoi… A moins qu’il n’y ait un rapport avec le rêve que j’ai fait la nuit der-nière.
- Encore les gants noirs ?
- Non, pas du tout. Je me suis vu marcher en un lieu où régnait une lumière d’or pur, une lumière splendide, si éclatante que je ne voyais rien autour de moi; et cependant elle ne me faisait pas mal aux yeux. (Il y avait une note particulière, de révérence, peut- être, dans la voix du curé.) Je marchais, marchais, sans savoir où j’étais ni où j’allais, mais avec l’impression d’approcher d’un endroit ou d’une chose d’une importance capitale et d’une insupportable beauté. Pas simplement de m’en approcher… d’être appelé. Pas à haute voix, quelque chose qui… était comme un écho en moi. Mon coeur battait et j’avais un peu peur. Mais ce n’était pas une mauvaise peur, mon père, dans cet endroit brillant, non, pas du tout. Je continuais donc de marcher dans la lumière vers quelque chose de magnifique que je ne pouvais voir mais qui, je le savais, se trouvait là. »
Attiré par le magnétisme de ces paroles émises sur le ton du murmure, le père Wycazik alla s’asseoir au coin du lit. « Il s’agit là manifestement d’un rêve spirituel, d’un appel de Dieu. Il vous rappelle à votre foi, aux devoirs de votre charge. »
Brendan secoua la tête. « Non. Ce rêve n’avait rien de religieux; rien n’y respirait la présence divine. C’était un autre genre d’émerveillement qui me remplissait; rien à voir avec la joie que j’ai pu connaître en Jésus-Christ. Je me suis réveillé quatre fois dans la nuit; et chaque fois, il y avait les cercles dans mes mains. Quelque chose de très étrange et important est en train de se passer, mon père, et j’en fais partie; mais quoi que ce soit, rien dans mon éducation, mon expérience ou mes anciennes croyances ne m’y a pré- paré. »
Le père Wycazik se demanda un instant si le rêve d’or n’avait pas été envoyé par Satan plutôt que par Dieu. Toujours bien déterminé à ramener le curé dans le giron de l’Eglise, mais pour l’instant à court de stra-tégies, il décida d’opter pour un armistice. « Et… et maintenant ? Vous n’êtes pas prêt à reprendre vos fonctions, comme je l’avais espéré. Que proposez-vous ? Une consultation psychiatrique ?
- Non, fit Brendan avec un sourire. Elle ne me ferait aucun bien, je crois. Ce que j’aimerais-si vous êtes d’accord, mon père-, c’est retrouver ma chambre au rectorat, attendre, et voir ce qui se passe. Bien entendu, pas question pour moi d’entendre les confes-sions ou de servir la messe. Mais je pourrais faire la cuisine, vous aider dans le classement des dossiers. »
Le père Wycazik fut soulagé. Il avait craint que Brendan ne voulût retourner à la vie laïque. « Vous serez bien entendu le bienvenu. Ce n’est pas le travail qui manque, ne vous inquiétez pas pour cela. Mais dites-moi, Brendan… Estimez-vous que vous avez une chance de retrouver la foi ? »
Le curé acquiesça. « Je ne me sens pas aliéné de Dieu comme au début. Simplement vide de Lui, la situation peut donc évoluer. Pour l’instant, je ne sais pas. »
Accompagnant son supérieur jusque sur le perron de la maison, alors que soufflait une bourrasque violente, Brendan ajouta: « J’ignore pourquoi et comment, père Stefan, mais j’ai le sentiment que nous sommes sur le point de nous embarquer dans une aventure stupéfiante.
-La découverte-ou la redécouverte-de la foi est toujours une aventure stupéfiante, Brendan », répliqua le père Wycazik. Sur ce, après avoir eu ce dernier mot imparable, comme devrait toujours en avoir un bon combattant de la foi, il s’éloigna.
Boston, Massachusetts
Ginger Weiss lut Crépuscule à Babylone tout l’après-midi et, à sept heures du soir, quand le moment fut venu de rejoindre les membres de la famille Hannaby, elle posa le livre avec regret. L’histoire la pas-sionnait, certes mais elle se sentait surtout fas-cinée par l’auteur dont la photographie ornait la jaquette. Son regard avait quelque chose d’attirant, d’inquiétant aussi, et elle ne pouvait s’empêcher de penser, bien que ce fût absurde, qu’elle connaissait cet homme.
Le dîner en compagnie de tous les membres du clan Hannaby aurait été très agréable si l’esprit de Ginger n’avait pas été obsédé par la photo de Dominick Corvaisis. A dix heures, quand elle put enfin se retirer sans offenser ses hôtes, elle regagna sa chambre.
Elle termina le roman vers quatre heures moins le quart du matin. La maison était silencieuse. Ginger était allongée sur son lit, le livre posé sur sa poitrine. Elle ne pouvait détacher ses yeux de la photographie. Elle connaissait cet homme, elle en était persuadée maintenant, et surtout, elle était intimement convaincue qu’il avait quelque chose à voir avec les troubles qui l’agitaient depuis plusieurs semaines.
Sans faire de bruit, elle descendit le grand escalier et alla dans la cuisine. Elle alluma la lumière et décro-cha le téléphone mural pour composer le numéro des renseignements. Il était une heure du matin en Californie, ce n’était pas vraiment le moment idéal pour appeler Dominick Corvaisis. Non, elle ne le contacterait pas, mais elle dormirait mieux en sachant qu’elle pourrait le joindre à son réveil. Elle fut à la fois peinée et surprise d’apprendre que son numéro n’était pas dans l’annuaire.
Ginger revint dans sa chambre et décida de lui écrire par l’intermédiaire de son éditeur. Elle enverrait la let-tre par express et supplierait qu’on lui réponde par retour du courrier.
Tenter de le contacter était peut-être prématuré et irrationnel. Rien ne prouvait qu’elle l’eût rencontré ni qu’il eût quelque chose à voir avec les troubles dont elle souffrait. Il allait peut-être la prendre pour une cinglée. Mais cette chance à un contre un million valait la peine d’être courue, car elle pouvait lui apporter le salut. Cela valait la peine de risquer de passer pour une cinglée.
Laguna Beach, Californie
Dom resta chez Parker Faine jusqu’à minuit, discutant inlassablement de la conspiration dont il pensait être la victime.
Ils se mirent d’accord sur le fait que Dom ne devait pas prendre l’avion pour Portland et entamer son odyssée avant de voir comment évoluerait son somnambulisme maintenant qu’il s’était débarrassé des médicaments. Peut-être les crises ne reviendraient-elles pas, ce qu’il espérait, et il pourrait alors voyager sans craindre de perdre toute maîtrise de lui-même en un endroit inconnu. Si en revanche, il reprenait ses déambulations nocturnes, il lui faudrait attendre plusieurs semaines avant d’aller à Portland.
Et puis, de nouveaux messages arriveraient peut-être pendant cette attente, postés par son mystérieux correspondant. Ces indices rendraient peut-être superflu le tra-jet de Portland à Mountainview, à moins qu’ils n’indiquent plus précisément un lieu géographique, celui-là même où Dom aurait vécu une expérience cruciale.
Dom prit congé vers minuit. Le peintre était de plus en plus intéressé et préoccupé par la situation de son ami. « Tu crois que tu pourras rester seul cette nuit ?
- Peut-être pas, mais c’est la seule solution.
-Tu m’appelleras si tu as besoin d’aide ?
-Oui.
- Et pense aux précautions dont nous avons parlé. »
Dom prit ces fameuses précautions dès qu’il eut regagné son domicile. Il ôta le pistolet de la table de nuit, le rangea dans un tiroir du bureau qu’il ferma à clef et rangea la clef dans le réfrigérateur. Mieux vaut affronter un cambrioleur que tirer un coup de feu tout endormi. Il prit ensuite trois bons mètres de corde dans le garage. Après s’être brossé les dents et dévêtu, il noua la corde autour de son poignet droit de telle sorte qu’il lui faudrait défaire quatre noeuds avant de se sauver. Il attacha l’autre extrémité au montant du lit. Il lui restait ainsi près de trois mètres, assez pour bouger librement et se lever.
Lors de ses précédentes crises de somnambulisme il avait exécuté des travaux complexes nécessitant une certaine concentration, mais jamais rien d’aussi difficile que défaire des noeuds bien faits. C’était une chose déjà délicate quand il était éveillé; endormi, il n’aurait pas la coordination et la concentration nécessaires. Les efforts déployés seraient tels qu’il se réveillerait sûrement.
Il éteignit la lampe de chevet et se glissa sous la couverture, la corde au bout du bras. Il était une heure moins deux. Les yeux tournés vers le plafond, il se demanda une dernière fois ce qui avait bien pu se pas-ser sur cette route, l’été de l’année dernière, et attendit que le sommeil s’empare de lui.
Sur la table de nuit, le téléphone était silencieux. Si son numéro n’avait pas été mis sur la liste rouge, il aurait pu recevoir le coup de fil d’une jeune femme de Boston, une jeune femme qui avait peur et qui était seule. Et cette conversation entre deux inconnus aurait pu changer radicalement le cours des semaines à venir et sauver la vie de plus d’un être humain…
Milwaukee, Wisconsin
Dans la chambre d’hôte de la maison de leur fille unique, où une veilleuse avait été allumée vu l’état d’Ernie, Faye Block écoutait son mari qui, profondé- ment endormi, parlait la bouche collée à l’oreiller. Quelques minutes plus tôt, elle s’était réveillée quand il avait poussé une sorte de cri et s’était agité dans les draps. Maintenant, appuyée sur un coude, elle tendait l’oreille pour déchiffrer ses moindres paroles. Inlassablement, il répétait la même chose de la voix de quelqu’un qui est en proie à la panique. Faye était ten-due. Elle se rapprocha un peu plus de son visage.
Et soudain, il bougea la tête, juste assez pour que sa bouche se dégage de l’oreiller et que les mots deviennent compréhensibles, bien que tout aussi mystérieux: « La lune, la lune, la lune, la lune… »
Las Vegas, Nevada
Jorja prit Marcie dans sa propre chambre cette nuit-là parce qu’il ne lui semblait pas très judicieux de la laisser seule après ce qui s’était passé pendant la jour-née. Elle ne se reposa pas vraiment: Marcie ne cessait de tirer sur les draps, de se retourner, de parler tout en dormant de docteurs et de piqûres. Sa voix donnait la chair de poule à sa mère.
Le lendemain matin, elle conduirait Marcie chez le médecin. Ce qui ne serait certainement pas facile, vu la terreur que le corps médical semblait inspirer à la fillette.
L’ambiance s’était dégradée après que le grand-père eut fait cette plaisanterie relative à l’hôpital. Marcie avait eu si peur qu’elle s’était souillée et que, pendant près d’un quart d’heure, elle avait résisté à tous les efforts de Jorja pour la changer. Elle poussait des hurlements, griffait, donnait des coups de pied. Finalement, elle accepta de prendre un bain. Mais elle ressemblait alors à un petit zombie, livide, les yeux hagards, comme si toute force, toute vie l’avait abandonnée.
Peu à peu, Marcie sortit de son brouillard. Elle répondit à Mary et à Pete, par monosyllabes prononcés d’une voix morne, dépourvus de toute émotion. Aussi troublants que les cris poussés tout à l’heure.
Vers quatre heures et demie de l’après-midi, elle redevint sociable. Elle avait recouvré sa bonne humeur, à un tel point que son éclat à table pouvait presque passer, avec le recul, pour un caprice d’enfant gâté, rien de plus.
Jorja savait que le problème était tout autre. Bien pire. Quelque chose la dévorait de l’intérieur, quelque chose d’extraordinairement irrationnel et dont Jorja avait peur.
A présent, une partie de la panoplie de docteur gisait à terre, une autre sur la table de nuit. Et dans le noir l’enfant parlait tout haut de piqûres, d’infirmières, de grandes lumières aveuglantes.
Jorja écoutait attentivement la moindre parole de sa fille, espérant que cela l’aiderait à la comprendre ou permettrait au médecin de mieux cerner son cas. Il était plus de deux heures du matin quand Marcie murmura quelque chose de différent, quelque chose qui n’avait plus rien à voir avec les docteurs et les piqûres. Elle donna de violents coups de pied dans les draps et se retourna brusquement sur le dos, le corps tendu, immobile. « La lune, la lune, la lune dit-elle d’une voix qui reflétait à la fois la peur et l’émerveillement. La lune…, fit-elle encore, d’une voix telle que Jorja sut que ce n’étaient pas des paroles vaines. La lune, la lune, la lune, la luuuuuune… »
Chicago, Illinois
Brendan Cronin dormait paisiblement sous sa couverture en patchwork. Il souriait. Dehors, le vent gémissait dans les arbres, faisait ployer leurs branches chargées de neige, caressait la fenêtre de la chambre du prêtre selon une sorte de rythme mystérieux, comme une grande respiration. Bien que perdu dans son rêve, Brendan dut prendre conscience de la lente pulsation du vent car, quand il se mit à parler dans son sommeil, les mots s’élevèrent sur le rythme même de la nature: La lune… la lune… la lune… la lune… »
Laguna Beach, Californie
« La lune ! La lune ! »
Dominick Corvaisis fut réveillé par ses propres cris et une douleur cuisante au poignet droit. Il était à qua-tre pattes dans l’obscurité, à côté de son lit, tirant fré- nétiquement sur ce qui tenait son poignet prisonnier. Il lutta encore quelques secondes jusqu’à ce que son esprit se désembrume. Il se souvint alors de la corde nouée.
Le souffle rauque, le coeur battant à cent à l’heure, il chercha à tâtons l’interrupteur. La lumière le fit cligner des yeux. Il découvrit qu’il avait réussi, dans le noir et en dormant, à défaire le premier noeud et à s’attaquer au deuxième avant de perdre patience et de se débattre frénétiquement.
Dom se releva, rejeta draps et couvertures et s’assit sur le lit.
Il avait rêvé, mais il ne se rappelait plus quoi. Cependant, il était sûr que ce n’était pas le cauchemar qu’il avait fait à plusieurs reprises pendant ces quatre derniers mois, car il n’avait rien à voir avec la lune. C’était un autre rêve, tout aussi terrifiant bien que très diffé- rent.
La lune.
Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
Boston, Massachusetts
Ginger se redressa dans son lit en poussant un cri strident.
Lavinia, la domestique des Hannaby, dit: « Oh, je vous demande pardon, docteur Weiss, je ne voulais pas vous faire peur. Vous faisiez un cauchemar.
- Un cauchemar ? » Elle ne se souvenait de rien.
« Oh oui, fit Lavinia, quelque chose de terrible, assu-rément. Je passais dans le couloir quand je vous ai entendue. Je suis entrée dans la chambre et là, j’ai compris que vous rêviez. J’ai hésité, mais vous vous êtes remise à hurler, à répéter toujours la même chose, et je me suis dit qu’il valait mieux vous réveiller.
-Je hurlais ? dit Ginger en clignant des yeux. Qu’est-ce que je disais ?
-Oh, c’était toujours pareil, dit la domestique. “La lune, la lune, la lune…” Vous aviez l’air terrorisée.
-Je ne me souviens de rien.
- “La lune, la lune, la lune”, reprit Lavinia, d’une voix telle que j’ai cru que quelqu’un vous assassinait. »
DEUXIEME PARTIE
Les jours de la découverte
Le courage est la résistance à la peur, la maîtrise de la peur, pas l’absence de peur.