New York
Jack Twist fit une nouvelle halte à quelques pâtés de maisons de l’église presbytérienne de la Cinquième Avenue. Devant l’église épiscopale Saint-Thomas, cette fois-ci. Il déposa vingt mille dollars dans le tronc des pauvres.
Il ne désirait plus cet argent. Il n’en avait pas besoin, mais il ne voulait pas non plus le jeter à la poubelle et tout distribuer était pour lui la seule façon d’agir.
Il descendit vers le quartier de la Bowery et fit halte dans plusieurs autres églises avant de donner quelque quarante mille dollars au gardien de nuit de l’Armée du Salut.
Dans Bayard Street, non loin de Chinatown, Jack vit au premier étage d’une maison une pancarte rédigée en anglais et en chinois: ALLIANCE CONTRE L’OPPRESSION DES MINORITES CHINOISES. Il y avait au rez-de- chaussée une sorte de boutique d’apothicaire. La vitrine poussiéreuse était encombrée de pots d’onguents et d’herbes séchées, remèdes traditionnels de la médecine orientale. Une statuette de Bouddha trônait entre des bâtonnets d’encens. Jack sonna à la porte d’entrée, et dut appuyer longtemps avant qu’un vieux Chinois tout ratatiné vînt lui parler à travers le guichet de la porte. Une fois que Jack eut la certitude que l’action essentielle de l’Alliance était de venir en aide aux familles chinoises du Viêt-nam victimes des brutalités du régime et qu’accueillaient les Etats-Unis, il fit passer vingt mille dollars en liquide par le guichet. Stupéfait, le vieillard en revint à sa langue mater-nelle puis sortit dans le vent glacial de l’hiver, car il tenait absolument à serrer la main de son bienfaiteur. « Ami, vous ne pouvez pas savoir toutes les souffrances que cet argent va aider à soulager. » Jack répondit seulement: « Ami. » Mais dans ce seul mot comme dans l’étreinte chaleureuse de la main calleusé du vénérable Oriental, Jack trouva quelque chose qu’il croyait avoir perdu pour toujours: le sentiment d’appartenir à l’espèce humaine, le sens de la communauté, des cho-ses partagées.
Il reprit sa voiture, remonta Bayard Street et s’engagea dans Mott Street. Il lui fallut alors s’arrêter au bord du trottoir. Un flot de larmes lui brouillait la vue.
Il ne se rappelait pas avoir jamais été aussi bouleversé qu’en cet instant. Il pleurait sous le poids de la culpabilité qui écrasait son âme, mais c’étaient aussi des larmes de joie qu’il versait car il se sentait envahi par un sentiment fraternel. Depuis près de dix ans, il était en dehors de la société, spirituellement et mentalement, sinon physiquement. Mais ce soir, pour la pre-mière fois depuis son séjour en Amérique centrale, Jack Twist avait le besoin le désir, la capacité d’entrer en contact avec la société qui l’entourait, d’y trouver des amis, des frères.
C’en était fini de l’amertume. Ces dernières années, il avait souvent pleuré sur le sort de Jenny. Mais ces larmes-ci étaient différentes car elles avaient une fonction purificatrice et chassaient la colère et le ressentiment qui s’étaient accumulés en lui.
Il ne comprenait toujours pas la cause des bouleversements rapides et radicaux survenus en lui mais il sentait que cette évolution n’était pas achevée et qu’elle lui procurerait d’autres surprises avant de con-naître son terme. Il se demanda à quoi il était destiné et par quels moyens il y parviendrait.
Ce soir-là, à Chinatown, l’espoir renaquit, comme la nature après un hiver qu’on eût cru éternel.
Elko County, Nevada
Ned Sarver faisait griller des hamburgers et rissoler des frites tout en observant Sandy du coin de l’oeil. Il ne réussissait pas à s’habituer à sa métamorphose, à son épanouissement.
Il faut dire qu’il n’était pas le seul à regarder la nouvelle Sandy. Quelques-uns des routiers admiraient son balancement de hanches quand elle traversait le petit restaurant, les bras chargés d’assiettes ou de bouteilles de bière.
Sandy s’était toujours montrée très aimable à l’égard des clients, mais elle n’avait jamais été très bavarde. Ce n’était plus le cas. Elle affichait toujours une certaine timidité, mais répondait aux plaisanteries des camionneurs et n’hésitait pas à faire des bons mots.
Pour la première fois en huit années de mariage, Ned craignait de perdre Sandy. Il savait qu’elle l’aimait et il se dit que les transformations de son aspect et de sa personnalité ne modifieraient en rien la nature de leurs relations. Pourtant, c’est ce qu’il redoutait.
A neuf heures et demie, quand il n’y eut plus que sept clients, Faye et Ernie arrivèrent en compagnie de l’étrange individu qui, un peu plus tôt dans la soirée, avait créé un incident dans le restaurant en s’enfuyant à toutes jambes comme s’il avait l’enfer aux trousses. Ned se demanda qui pouvait bien être ce type, comment il connaissait Faye et Ernie Block et s’ils savaient que leur nouvel ami était un peu bizarre.
Ernie était pâle, nerveux, et Ned eut l’impression que son patron prenait garde de tourner le dos aux fenêtres. Il adressa un signe à Ned. Sa main tremblait un peu.
Faye et l’étranger étaient installés de part et d’autre d’une table. A la façon dont ils regardaient Ernie, on voyait qu’ils s’en faisaient pour lui. Eux-mêmes n’avaient pas l’air particulièrement brillants.
Il se passait quelque chose d’anormal. Intrigué par l’état d’Ernie, Ned oublia pendant quelques instants que Sandy pouvait le quitter.
Mais quand Sandy s’arrêta à leur table, elle mit tant de temps à prendre leur commande que les inquiétu-des de Ned resurgirent. Posté derrière le comptoir, une grande fourchette à la main, il n’entendait pas ce qu’ils disaient, mais avait l’impression que l’étranger s’intéressait un peu trop à Sandy et que celle-ci écoutait volontiers ses boniments.
Finalement, Sandy quitta la table de l’étranger et revint vers le comptoir. Elle avait l’air troublée. Elle lui tendit la commande et dit: «On ferme à quelle heure, à dix heures ou à la demie ?
-A dix heures, fit Ned en désignant les rares clients. Ce n’est pas ce soir qu’on va s’enrichir. »
Elle hocha la tête et s’en alla retrouver Faye, Ernie -et l’étranger. La promptitude de sa réaction ne fit qu’aggraver les inquiétudes de Ned.
Tout en préparant le dîner de Faye, d’Ernie et de l’étranger, Ned observa plusieurs fois Sandy et fut étonné quand Faye et elle se levèrent pour fermer les stores de toutes les fenêtres du restaurant.
Il se passait des choses anormales. Sandy revint à la table d’Ernie et reprit sa conversation avec l’étranger.
Sa crainte de perdre Sandy était assez paradoxale car c’était grâce à son propre talent de magicien que le vilain petit canard s’était changé en cygne. Quand Ned l’avait rencontrée dans un restaurant de Tucson, elle était timide, craintive, coincée. Elle travaillait dur et était toujours prête à donner un coup de main à une autre serveuse, mais elle était incapable de nouer des relations vraiment personnelles avec quiconque. Cette pâle jeune femme de vingt-trois ans qui avait tout d’une petite fille refusait d’ouvrir sa porte à l’amitié, de peur de laisser entrer quelqu’un qui pût la faire souffrir. Elle était fatiguée, accablée par la vie, battue d’avance-mais, dès l’instant où il l’avait vue, Ned avait éprouvé le besoin de changer tout cela. Faisant preuve d’une patience étonnante, il agit sur elle avec tant de subtilité qu’elle ne s’en rendit même pas compte dans les premiers temps.
Ils se marièrent neuf mois plus tard, bien que son travail de magicien fût loin d’être achevé. Elle était dans un état infiniment plus pitoyable que tous les êtres qu’il avait pu rencontrer jusqu’alors et il lui arrivait d’avoir des périodes de découragement pendant lesquelles il se disait qu’il n’arriverait à rien et qu’il passerait le restant de ses jours à déployer de vains efforts.
Les six premières années de leur mariage, Ned avait toutefois constaté une très légère amélioration. Sandy avait un esprit très vif, mais elle était retardée du point de vue émotionnel. Ce n’est qu’avec beaucoup d’efforts qu’elle apprit à recevoir et à donner de l’affection.
Des changements majeurs se produisirent toutefois chez la jeune femme, se traduisant par une étonnante augmentation de ses appétits sexuels. Ned put le constater vers la fin du mois d’août, l’été de l’année der-nière.
Elle n’avait jamais été timide au lit. C’était une experte, mais elle faisait l’amour plus comme une machine que comme une femme, avec technique mais sans joie. Il n’avait jamais connu de partenaire aussi discrète au lit que Sandy. Il pensait qu’un épisode de son enfance avait apposé sur son esprit une marque indélébile. Il voulait qu’elle en parle, mais elle ne voulait pas réveiller le passé. Eût-il insisté un peu trop qu’elle l’aurait quitté. Il ne lui posa donc plus de questions, même s’il est difficile de réparer une chose dont l’origine de la panne vous est inconnue.
Et puis, l’été de l’année dernière, il y eut des changements notoires dans son comportement conjugal. Rien d’extraordinaire dans un premier temps. Pas de déchaînement amoureux après des années de retenue. Une attitude plus détendue pendant l’acte d’amour, c’est tout. Parfois, elle souriait ou murmurait son nom.
Lentement, lentement, elle s’épanouit. Vers Noël, quatre mois après le début des changements, elle ne restait plus allongée, impassible. Elle répondait à son rythme et recherchait cet accomplissement qu’elle n’avait jamais éprouvé.
Les puissances érotiques qu’elle tenait enchaînées se libérèrent peu à peu. Jusqu’à cette nuit du 7 avril, une nuit que Ned n’oublierait jamais, où Sandy connut pour la première fois l’orgasme, avec une intensité telle que Ned s’en effraya. Après, elle pleura de bonheur et l’enlaça avec tant de gratitude, d’amour et de confiance que lui aussi se mit à pleurer.
Il crut que cette libération orgasmique lui permettrait enfin d’évoquer l’origine de ses problèmes. Mais quand il l’interrogea, elle lui lança: « Le passé est passé, Ned. Ça ne sert à rien d’en parler, je ne pourrais que retomber dedans. »
Pendant tout le printemps, l’été et le début de l’automne, Sandy connut de plus en plus souvent le plaisir, pour y parvenir pratiquement chaque fois en septembre. Vers Noël, moins de trois semaines auparavant, il fut clair que sa métamorphose ne se limitait pas à un épanouissement sexuel et qu’elle se traduisait aussi par un nouveau respect de soi-même, une nouvelle fierté.
Parallèlement à son développement sexuel, Sandy apprit à aimer conduire, activité qu’elle avait jadis trouvée encore moins agréable que l’amour. Elle avait d’abord manifesté le désir de se rendre à son travail en voiture. Avant peu, elle partit sur les routes pour de longs périples en solitaire. Et chaque fois, quand il regardait s’envoler l’oiseau enfin débarrassé de sa cage, Ned éprouvait de la satisfaction, mais aussi une inexplicable gêne.
Au nouvel an, la gêne se changea en frayeur et ne le quitta plus de la journée. C’est alors qu’il comprit qu’il redoutait de voir Sandy partir à tout jamais.
Peut-être avec l’étranger arrivé en compagnie de Faye et d’Ernie.
Ma réaction est démesurée, se dit Ned en déposant trois hamburgers sur le gril. Ma réaction est démesu-rée, et je le sais bien.
Cela ne l’empêchait pas de s’inquiéter.
Les rares clients étaient partis. Quand les trois hamburgers garnis furent prêts, Sandy fit le service et Faye en profita pour allumer l’enseigne FERME visible depuis la nationale 80. Il n’était même pas dix heures du soir.
Ned rejoignit Sandy afin de mieux voir à quoi ressemblait l’étranger, mais aussi pour se placer entre eux deux. Il fut surpris de constater que Sandy avait décapsulé deux bouteilles de bière, une pour lui et une autre pour elle-même-il ne buvait pratiquement pas, et elle encore moins que lui.
«Tu en auras besoin quand tu auras entendu ce qu’ils ont à nous dire, expliqua Sandy. Je crois même que ça ne te suffira pas. »
L’étranger s’appelait Dominick Corvaisis et il raconta une histoire fantastique qui chassa de l’esprit de Ned toute inquiétude à propos de l’infidélité de sa femme. Quand Corvaisis eut fini, Ernie et Faye racon-tèrent leur propre histoire, tout aussi étonnante. C’est ainsi que Ned apprit que l’ancien Marine avait peur de l’obscurité.
« Je me rappelle bien avoir été évacué, dit Ned. On n’a pas passé ces trois jours au motel. En fait, on était à la maison à regarder la télé, à lire des policiers.
-Je pense que c’est ce dont vous a dit de vous souvenir, rectifia Corvaisis. Vous vous trouviez tous les deux ici le soir où cela s’est produit. Je ne sais pas ce que c’était, mais ça a commencé pendant que je dînais. Vous ne pouvez donc qu’en faire partie vous aussi. Seulement, le souvenir de cet événement vous a été retiré. »
Ned frissonna à l’idée que des étrangers aient pu jouer avec son esprit. Mal à l’aise, il étudia les cinq photographies que Faye avait étalées sur la table-plus particulièrement celle où Dom présentait à l’objectif des yeux de mort vivant.
Faye dit à Sandy: « Honnêtement, il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer la façon dont vous avez changé depuis quelque temps. Je ne voudrais pas vous gêner en me mêlant de ce qui ne me regarde pas, mais si ces changements ont un quelconque rapport avec ce qui nous est arrivé, vous devriez nous en parler. »
Sandy prit la main de Ned et la serra très fort. L’amour qu’elle lui portait était si visible qu’il eut honte des idées de trahison qui l’assaillaient depuis quelque temps.
Les yeux fixés sur sa bière, elle dit: « Toute ma vie, enfin presque, j’ai eu de moi-même une opinion exécra-ble. C’est Ned qui le premier a cru en moi et m’a aidée à me relever c’est lui qui m’a donné la chance d’être enfin quelqu un. Je l’ai rencontré il y a près de neuf ans et c’était la première personne qui me traitait comme une femme. Il m’a épousée tout en sachant qu’il y avait en moi des noeuds inextricables et il a passé huit années à faire de son mieux pour les dénouer. Il pense que je ne me rends pas compte de tous les efforts qu’il a déployés, mais j’en suis parfaitement consciente, croyez-moi. »
Sa voix était brisée par l’émotion. Elle but un peu de bière.
Ned était incapable de parler.
Sandy reprit: « Il y a… enfin… je voudrais que tout le monde sache que ce qui s’est peut-être passé l’été de l’année dernière, cette chose dont personne ne se souvient… eh bien, elle a eu sur moi des conséquences étonnantes. Mais si Ned ne m’avait pas prise sous son aile pendant toutes ces années, je ne serais toujours rien. »
Elle coula un regard à Ned, puis entreprit de raconter son enfance en enfer. Elle passa sur les détails les plus sordides, mais expliqua tout de même comment son père la louait à un mac de Las Vegas. Chacun écouta en silence, non pas tant par surprise que par admiration pour son courage.
Quand Sandy eut achevé son récit, Ned la serra con-tre lui. Sa force d’âme l’émerveillait. Il avait toujours su qu’elle était spéciale et ce qu’elle avait dit ce soir ne pouvait que renforcer l’amour et l’admiration qu’il avait pour elle.
Tout le monde avait besoin d’une autre bière. Ned alla chercher cinq Dos Esquis dans la glacière et les déposa sur la table.
Corvaisis, qui n’apparaissait plus comme l’ennemi de Ned, secoua la tête et ferma les yeux comme si le récit de Sandy l’avait littéralement plongé dans l’horreur: «Voilà qui bouleverse tout ce que je croyais jusqu’ici. Ce que je veux dire, c’est que si cette expé- rience dont nous n’avons aucun souvenir nous a apporté une chose, c’est la terreur. Certes, j’en ai tiré profit parce que, moi aussi, je suis sorti de ma coquille. Ça, je le partage avec Sandy. Mais Ernie, le Dr Weiss, Lomack et moi, nous avons toujours conservé un résidu de peur. Sandy nous dit que l’effet sur elle a été exclusivement bénéfique. Comment pouvons-nous être affectés aussi différemment ? Sandy, vous n’avez jamais peur ?
-Jamais. »
Depuis l’instant où il avait tiré une chaise pour s’installer à table, Ernie se tenait les épaules voûtées, la tête baissée, comme s’il se protégeait. Soudain, il se redressa et parut se détendre. Il but un peu de bière. « Oui, la peur est au coeur de tout ça. Mais vous vous souvenez de l’endroit dont je vous ai parlé, le long de la nationale, à quelques centaines de mètres d’ici ? Je suis sûr qu’il s’y est passé quelque chose de bizarre et que cela a un rapport avec notre lavage de cerveau. Quand je suis là-bas, j’éprouve autre chose que de la peur. Mon coeur se met à battre… je suis nerveux, mais ce n’est pas négatif. Il y a de la peur, c’est certain, c’est même cela qui est le plus important, mais il y a tout un tas d’autres émotions.
-Je crois que l’endroit dont parle Ernie est le même que celui où je me rends souvent quand je prends la camionnette, dit Sandy. Je me sens comme… attirée.
- Je m’en doutais ! s’écria Ernie. Quand on est revenus de l’aéroport, vous avez ralenti en passant devant et je me suis dit à moi-même: “Sandy le sent aussi.”
-Qu’est-ce que vous éprouvez au juste quand vous allez là-bas ? demanda Faye.
-Un sentiment de paix, dit-elle avec un sourire chaleureux. Je me sens en paix. C’est difficile à expliquer, mais c’est comme si les rochers, la terre, les arbres, tout irradiait l’harmonie, le calme.
- Moi, je ne m’y sens pas en paix, la coupa Ernie. Une drôle d’excitation, oui. Le sentiment curieux que quelque chose de… de bouleversant va arriver. Et je l’attends, oh oui, je l’attends, bien que j’en crève litté- ralement de trouille.
-Je ne ressens rien de tout cela, dit Sandy.
- Nous devrions aller là-bas, suggéra Ned. Pour voir si cet endroit nous fait aussi quelque chose.
- Nous irons demain, dit Corvaisis. Quand il fera jour.
- Je me rends bien compte que nous ne réagissons pas tous de la même façon, dit Faye. Mais pourquoi est-ce que cela a modifié la vie de Dom, de Sandy et d’Ernie-sans parler du Dr Weiss et de ce Lomack, à Reno-, et que Ned et moi ne sentons pas la diffé- rence ? Comment se fait-il que nous n’ayons aucun pro-blème ?
- Il se peut que le lavage de cerveau ait mieux pris sur Ned et sur vous-même », dit Corvaisis.
Ned frissonna à nouveau à cette idée.
Ils discutèrent un instant de leur situation, puis Ned proposa à Corvaisis de reconstituer ses faits et gestes du vendredi 6 juillet jusqu’au moment où ses souvenirs avaient disparu. « Vous vous souvenez mieux que nous du début de la soirée. Quand vous êtes arrivé ici ce soir, vous étiez sur le point de vous rappeler un détail important.
- Et ce coup-ci, vous aurez notre soutien moral », dit Faye.
L’écrivain se leva, prit son verre de bière et marcha jusqu’à la porte du restaurant. Il tourna le dos à la porte, but une longue rasade de Dos Esquis et observa la salle afin d’y retrouver les personnages d’une autre époque.
« Il y avait trois ou quatre types installés au comptoir. Peut-être une douzaine de clients en tout. Je ne me souviens pas de leurs visages. » S’éloignant de la porte, il passa devant Ned et les autres et s’installa à la table voisine. Il tira une chaise et leur tourna partiellement le dos. « J’étais assis là. Sandy est venue prendre la commande. J’ai bu une bouteille de Coors pendant que je consultais le menu. J’ai pris un sandwich au jambon, des frites. En salant les frites, la salière m’a échappé et s’est renversée. J’ai jeté une pin-cée de sel pardessus mon épaule. Un peu loin, peut- être. Le Dr Weiss ! Ginger Weiss, c’est sur elle que j’ai lancé du sel. Je ne m’en souvenais pas, mais j’en suis sûr maintenant. C’est la blonde de la photo. »
Faye désigna le Polaroid posé sur la table.
Toujours à la table voisine, Corvaisis poursuivit: « Une belle fille, oui, je ne pouvais pas m’empêcher de la regarder. » D’une voix soudain étrange, comme si elle venait de son passé, il dit: « Elle est assise dans le coin tout près de la fenêtre. Le soleil va se coucher, on dirait une grosse boule de feu à l’horizon, et la salle est emplie d’une lumière orangée. On dirait presque un incendie. C’est le crépuscule maintenant. Je reprends une bière. » Il but un peu de Dos Esquis. Sa voix était un peu plus douce: « La plaine est écarlate… noire… c’est la nuit. »
Ned commençait à se remémorer cette soirée si particulière. Les personnages se matérialisaient devant ses yeux. Le jeune prêtre. La petite fille avec ses parents…
Corvaisis se tourna à gauche, à droite, porta la main à son oreille. « Un bruit étrange. Je m’en souviens. Comme un grondement lointain… de plus en plus fort. » Il se tut un instant. « Après, je ne sais plus. Il y a quelque chose… quelque chose… mais je ne sais pas quoi. »
Quand l’écrivain évoqua le grondement, Ned Sarver eut un souvenir extrêmement lointain de ce bruit formidable, mais rien de plus. Le coeur battant, il dit: « Concentrez-vous sur ce bruit, ce bruit exact, et peut- être que nous pourrons prendre la relève.
- Un grondement…, dit Corvaisis en repoussant sa chaise et en se levant. Comme un roulement de tonnerre dans le lointain… mais qui se rapproche. » Appuyé à la table, il cherchait d’où le son avait bien pu venir.
Et tout à coup, Ned entendit aussi le bruit, pas dans ses souvenirs, mais dans la réalité, pas dans le passé, mais maintenant. Le roulement sourd d’un coup de tonnerre très éloigné. Un roulement qui ne cessait pas et qui s’amplifiait, qui devenait de plus en plus sonore…
Ned se tourna vers ses compagnons. Eux aussi l’avaient entendu.
Plus fort. Plus fort encore. Il sentait les vibrations dans ses os.
Il se mit brusquement debout. La peur l’envahissait et il fit des efforts terribles pour ne pas s’enfuir en courant.
Sandy se leva à son tour. La terreur était aussi sur son visage. Bien que l’événement inconnu n’eût eu sur elle que des effets positifs, voici qu’elle aussi avait peur. Elle posa une main sur le bras de Ned pour le rassurer.
Ernie et Faye cherchaient l’origine du bruit, mais ne semblaient pas particulièrement épouvantés.
Un autre son se manifesta alors, sousjacent au grondement: un sifflement étrange, comme un hululement, autre souvenir déplaisant pour Ned.
Cela recommençait.
« Non, non, dit doucement Ned, non ! »
Corvaisis recula de quelques pas, se tourna vers les autres. Il était livide.
Le grondement se mit à résonner dans les vitres du restaurant, derrière les stores baissés. Un panneau mal fermé commença à vibrer, bientôt suivi des lamel-les des stores.
Sandy serra plus fort le bras de Ned.
Ernie et Faye s’étaient également levés. Ils n’étaient plus seulement étonnés, mais effrayés comme tous les autres.
Le hululement avait augmenté de volume en même temps que le grondement. Il était maintenant strident comme le son d’une alarme électronique.
« Qu’est-ce que c’est ? » cria Sandy, et le vacarme prit une telle ampleur que les murs du Tranquility Grill vibrèrent à leur tour.
La bouteille de bière de Corvaisis se renversa sur la table et roula à terre, éclatant sous le choc.
Dans toute la salle, les objets tombèrent des tables. La pendule murale se décrocha et s’écrasa à terre.
C’était exactement cela qui s’était passé en juillet, Ned s’en rappelait parfaitement. Mais il était incapable de dire ce qui s’était produit par la suite.
« Assez ! » cria Ernie avec toute l’autorité et la conviction d’un Marine, mais cela ne servit à rien.
Un tremblement de terre ? se demanda Ned. Cela ne pouvait expliquer le sifflement électronique qui accompagnait le grondement.
Les chaises se renversèrent les unes sur les autres. L’une d’elles heurta Corvaisis, qui poussa un cri de surprise.
Ned pouvait sentir le sol trembler sous ses pieds.
Le grondement et le sifflement augmentèrent encore, puis les fenêtres explosèrent littéralement dans une formidable déflagration. Faye cria et se pro-tégea le visage de ses mains, Ernie tituba et faillit tom-ber à la renverse. Sandy se cacha contre la poitrine de Ned.
Dom Corvaisis, égratigné à la joue, saignait légère-ment, à peine plus que pour une coupure de rasoir. Ernie avait été touché par des débris de verre à la main droite et au front, sans gravité non plus.
S’étant assuré que Sandy n’avait rien, Ned courut jusqu’à l’entrée et sortit pour voir d’où provenait ce phénomène étrange; mais il ne trouva que le silence solennel et l’obscurité profonde des plaines. Pas de fumée, pas de débris calcinés d’explosion. Au bas de la colline sur laquelle s’élevaient le motel et le grill camions et voitures, séparés par de grands intervalles circulaient normalement sur l’autoroute. Au motel, quelques clients étaient sortis en vêtements de nuit, alarmés par l’explosion. Les étoiles scintillaient par milliers dans le ciel; l’air était très froid mais il n’y avait pas de vent, à peine une légère brise, glaciale comme le souffle de la Mort.
Rien qui aurait pu être à l’origine du grondement, du tremblement et de l’explosion des vitres.
12-14 janvier
Dimanche 12 janvier
L’air, épais comme du plomb en fusion.
Dans son cauchemar, Dom ne pouvait reprendre sa respiration. Une formidable pression l’écrasait. Il toussait, il hoquetait. Il allait mourir.
Il ne voyait pas grand-chose, sa vision était trouble. Puis deux hommes s’approchèrent. Ils portaient des scaphandres de décontamination en vinyle blanc avec des casques à visière fumée, semblables à ceux des astronautes. Celui qui se tenait à droite de Dom lui ôtait sa perfusion ainsi que l’aiguille de son bras; l’autre déchiffrait les données affichées sur le moniteur de l’ECG. On défit les sangles et on enleva les électrodes reliant Dom à l’ECG; on le redressa pour le mettre en position assise. Quelqu’un pressa un verre contre ses lèvres mais il était incapable de boire. On lui renversa la téte pour l’obliger à avaler un peu de liquide.
Les hommes communiquaient entre eux par des radios incorporées à leurs casques, mais ils étaient si près de Dom qu’il pouvait entendre clairement leurs voix malgré le plexiglas de leurs visières. L’un d’eux dit: « Combien de détenus ont été empoisonnés ? » Et l’autre répondit: « On ne sait pas encore, au moins une douzaine en tout cas. » Le premier dit: « Qui a pu avoir une telle idée ? » Et le second: « A ton avis ? » Le premier: « Je ne vois que le colonel Falkirk, cette ordure de Falkirk. » Le second: « Oui, mais on n’aura jamais de preuve pour le coincer. »
Autre séquence. La salle de bains du motel. Les hom-mes tenaient Dom et l’obligeaient à fixer les yeux sur la cuvette du lavabo. Cette fois-ci, il comprit ce qu’on lui disait. Ils insistaient pour qu’il vomisse. Cette ordure de colonel Falkirk l’avait fait empoisonner et ces types lui avaient fait boire un émétique puissant. Il était censé rejeter tout le poison ingurgité. Il avait des nausées terribles, mais ne vomissait pas. Son estomac se nouait, la sueur coulait sur lui comme la graisse d’un poulet que l’on flambe, mais il ne pouvait chasser le poison. Le premier homme dit: « Il nous faut une pompe stomacale. » Et le second répondit: « Oui, mais nous n’en avons pas. » Ils lui appuyèrent très fort sur la nuque, lui écrasant la bouche sur l’émail du lavabo. Il ne pouvait plus respirer, il suffoquait, il se débattait. Il était trempé de sueur. Des nau-sées encore plus violentes le ravagèrent. Et enfin, il vomit.
Nouvelle séquence. Le lit. Faible, très faible. Mais pouvant respirer, grâce à Dieu. Les hommes en scaphandre l’avaient nettoyé et rattaché avec des sangles. Celui de droite préparait une piqûre. Il enfonça l’aiguille et lui injecta un liquide ayant apparemment pour but de dissiper les derniers effets du poison. Celui de gauche rebrancha la perfusion par laquelle il recevait des médicaments, pas de la nourriture. Dom avait la tête qui tournait, il faisait des efforts surhumains pour rester conscient. Ils remirent en marche l’ECG et parlèrent tout en travaillant. « Falkirk est un imbécile. On peut facilement garder le secret là- dessus. » « Il a peur que le blocage ne lâche et que l’un d’eux ne se rappelle un jour ce qu’ils ont vu. » « Il a peut-être raison, mais si ce salaud les tue tous, comment va-t-il expliquer les corps ? Cela va ameuter les journalistes, ils sont pires que des chacals et on ne pourra plus rien cacher. Un bon lavage de cerveau, c’est la seule solution valable, crois-moi. » «Tu me dis ça, mais ce n’est pas moi qu’il faut convaincre. »
Les silhouettes s’éloignèrent, les voix perdirent de leur intensité. Et Dom se retrouva dans un autre cauchemar. Il ne se sentait plus ni faible ni malade, mais sa peur s’était changée en une terreur sans nom et il se mit à courir avec ce terrible mouvement de ralenti propre à tous les cauchemars. Il ne savait pas pourquoi il s’enfuyait, mais il était certain que quelque chose le poursuivait, quelque chose de menaçant et d’inhumain, il pouvait le sentir derrière lui, très près, plus près encore, et finalement il sut qu’il ne pourrait lui échapper et il s’arrêta sur place, se retournant lentement, levant les yeux et poussant un cri de surprise: «La lune!»
Dom fut réveillé par son propre cri. Il se trouvait dans la chambre 20, à même le sol. Il se releva et s’assit sur le lit.
Un coup d’oeil à la pendulette de voyage. Il était trois heures sept du matin.
Tremblant, il essuya ses paumes humides sur le drap.
La chambre numéro 20 avait eu sur lui l’effet escompté. Les mauvaises vibrations de l’endroit stimu-laient sa mémoire, elles rendaient les cauchemars plus vivants et plus détaillés que jamais.
Ces rêves étaient radicalement différents de tous ceux qui avaient pu le visiter jusqu’ici car ce n’étaient pas des bribes du passé vues à travers des verres déformants, des souvenirs interdits qui avaient été engloutis au plus profond de la mer de son inconscient.
Il avait vraiment été emprisonné ici. Il y avait été drogué, il y avait subi un lavage de cerveau. Et pendant cette épreuve, un individu portant le nom de colonel Falkirk l’avait empoisonné pour l’empêcher de faire état de ce dont il avait été témoin.
Falkirk avait raison, se dit Dom. Nous avons mis en échec le lavage de cerveau, nous nous rappelons la réa-lité. Il aurait dû tous nous tuer.
Le dimanche matin, Ernie acheta des panneaux de contre-plaqué chez un ami qui tenait un bazar à Elko. Il les scia à la bonne dimension, puis Ned et Dom l’aidèrent à les placer devant les fenêtres. Ils eurent fini sur le coup de midi.
Le Tranquility Grill resterait fermé tant qu’ils n’auraient pas découvert l’origine du grondement et des vibrations.
Le motel serait également fermé. Ernie ne voulait pas que ses affaires l’empêchent de se pencher avec Dom et les autres sur le mystère de la prétendue fuite de gaz toxiques. Quand le dernier client serait parti, le motel n’abriterait plus qu’Ernie, Faye, Dom et les autres victimes qui, une fois contactées, pourraient décider de venir participer à l’enquête. Ne sachant pas combien de chambres seraient nécessaires, il les réserva toutes les vingt. Pour l’heure le Tranquility ressemblait moins à un motel qu’à une caserne où les hommes seraient consignés en attendant la fin d’une guerre contre un ennemi inconnu.
Quand le repas fut achevé ils montèrent tous dans la Dodge et Faye les conduisit à quelques centaines de mètres de là. Elle se gara le long de la nationale, juste à hauteur de l’endroit qui attirait tant Ernie et Sandy. Appuyés au rail de sécurité, ils portaient leurs regards vers le sud et cherchaient à communier avec ce paysage susceptible de les éclairer sur leur passé.
Ned et Dom ne semblaient pas plus émus que Faye, mais celle-ci sentait bien qu’Ernie et Sandy recevaient des messages cryptés émanant du site. Sandy souriait d’un air béat, mais Ernie avait le même air que lorsque la nuit tombait: pâle, les traits tirés, les yeux fous.
« Allons plus près, dit Sandy. Allons voir ce qu’il y a.
Ils enjambèrent le rail et s’engagèrent dans la campagne. Jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent sur une parcelle de terrain qui ne différait pas vraiment des terres avoisi-nantes.
« C’est là », dit Ernie. Il frissonna, remonta son col de mouton et mit les mains dans ses poches.
Sandy sourit et dit: « Oui, c’est bien là. »
Ils se dispersèrent et arpentèrent en tous sens le terrain. Au bout d’une minute ou deux, Ned annonça qu’il se sentait également lié à cet endroit, mais qu’il n’éprouvait pas la même sérénité que sa femme. Ce qu’il ressentait, c’était de la peur, et celle-ci fut bientôt si vive qu’il dut s’éloigner. Sandy courut derrière lui. Dom avoua que lui aussi était curieusement affecté par le lieu.
Seule Faye demeurait impassible.
Debout au milieu de la parcelle de terrain, Dom décrivit lentement un cercle. « Qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ? »
De retour au motel, dans l’appartement des Block, Ernie, Sandy et Ned s’installèrent autour de la table de la cuisine tandis que Faye préparait du café et du chocolat.
Dom était assis sur un tabouret à côté du téléphone mural. Devant lui, le registre correspondant à la période de l’été de l’année dernière. Patiemment, il joignit toutes les personnes qui devaient avoir partagé la formidable expérience de cette lointaine nuit d’été.
Cela faisait huit noms en plus de lui-même et de Gin-ger Weiss. L’un des clients, Gerard Salcoe, de Monterey, Californie, avait loué deux chambres pour lui, sa femme et leurs deux filles. Il avait inscrit son nom sur le registre, mais pas son numéro de téléphone. Dom appela les renseignements, qui lui apprirent que le numéro ne pouvait être communiqué.
Déçu, il passa à Carl Sharkle, l’ami routier des Block. Sa ligne était définitivement coupée et le nouveau numéro était indisponible.
« Il figure peut-être sur le nouveau registre, dit Ernie. On doit bien l’avoir quelque part. »
Faye apporta une tasse de café à Dom, puis rejoignit les autres à table.
Dom eut plus de chance lors de sa troisième tentative, quand il composa le numéro d’Alan Rykoff, à Las Vegas. Une femme lui répondit.
« Madame Rykoff ?
- Oui, hésita-t-elle. Enfin, j’étais Mme Rykoff, mais j’ai divorcé. J’ai repris mon nom de jeune fille, Monatella.
-Oh, je vois. Voici. Je m’appelle Dominick Corvaisis et je vous appelle du Tranquility Motel, non loin d’Elko. Vous avez bien passé quelques jours ici en compagnie de votre ex-mari et de votre fille, il y a un peu plus d’un an et demi ?
- Euh… oui, effectivement.
-Pardonnez-moi, mais est-ce que vous-même, votre ex-mari ou votre fille avez des… difficultés… des pro-blèmes extraordinaires ?
- Si c’est une blague, je la trouve plutôt de mauvais goût, dit-elle. Vous savez sûrement ce qui est arrivé à Alan.
- Non, madame, je ne sais pas ce qui lui est arrivé, je vous le jure. Mais je sais qu’il y a de grandes chances pour que l’un de vous trois-ou même vous trois-ait des problèmes psychologiques inexplicables, des frayeurs, des cauchemars à répétition dont il ne se souvient pas au réveil, et que la lune joue un rôle dans certains de ces cauchemars. »
Elle poussa un petit cri de surprise et ne parvint pas à formuler une réponse cohérente.
Sentant qu’elle était au bord des larmes, il l’interrompit. « Madame Monatella, je ne sais pas ce qui vous est arrivé, à vous et à votre famille, mais le pire est passé. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve, mais vous n’êtes plus seule désormais. »
A quelque quatre mille kilomètres de là, à Manhattan, Jack Twist passa son dimanche après-midi à distribuer de l’argent.
Après l’attaque du fourgon blindé dans le Connecticut, il avait roulé sans but dans la ville, à la recherche de tous ceux qui lui paraissaient méritants ou dans le besoin, et il ne s’était débarrassé de toutes ses liquidi-tés que vers cinq heures et demie du matin. A la limite de l’effondrement, tant physique qu’émotionnel, il avait regagné son appartement de la Cinquième Ave-nue pour aussitôt sombrer dans le sommeil.
Il rêva à nouveau de cette route déserte éclairée par la lune, de cet étranger en casque à visière qui le poursuivait. Les rayons de la lune prirent une teinte rouge sang et il se réveilla en sursaut à une heure de l’après-midi. Une lune rouge sang. Cela n’avait pas de sens.
Il se doucha, se rasa, se vêtit et prit un petit déjeuner rapide.
Il ouvrit le placard de la chambre et ôta le panneau pour faire l’inventaire de ses trésors. Les bijoux volés en octobre avaient finalement été écoulés et la majeure partie de l’argent dérobé dans l’entrepôt de la fratellanza début décembre avait été adressée sous forme de chèques aux différents comptes en Suisse de Jack. Il ne lui restait donc plus que cent vingt-cinq mille dollars en liquide, son fonds de secours en quelque sorte.
Il transféra presque toute cette somme dans une mallette.
Bien qu’ayant l’intention de se séparer d’une grande partie de cette fortune malhonnêtement gagnée, Jack n’avait en aucun cas l’intention de tout donner et de se retrouver sans le sou. Ce serait peut-être excellent pour son âme, mais très mauvais pour son avenir personnel. Néanmoins, il avait onze coffres répartis dans onze banques de la ville-au cas où il devrait s’enfuir sans pouvoir plonger la main dans le compartiment secret du placard-et tous ces coffres abritaient quelque deux cent cinquante mille dollars. Les comptes en Suisse étaient créditeurs de plus de quatre millions de dollars. C’était bien plus qu’il n’en avait besoin. Il envisageait donc de se débarrasser de la moitié de sa fortune au cours des semaines à venir. Il ferait alors une pause pour décider de la suite des opérations. Rien n’interdisait qu’il poursuive encore quelque temps sa distribution.
A trois heures et demie de l’après-midi, il quitta son appartement et partit en ville, la mallette bourrée de billets à la main.
La cuisine des Block embaumait le café et le chocolat, à quoi vint s’ajouter l’agréable odeur de la tarte aux pommes et à la cannelle que Faye avait retirée du congélateur et mise directement au four.
Dom continua d’appeler ceux qui avaient passé la soirée au motel le vendredi 6 juillet de l’année d’avant.
Il contacta un certain Jim Gestron, qui s’avéra être un photographe de Los Angeles. Gestron avait parcouru tout l’ouest du pays cet été-là afin de faire des photos pour Sunset et d’autres magazines. Il se montra tout d’abord très aimable, puis son attitude changea quand Dom lui eut raconté son aventure. Si Gestron avait subi un lavage de cerveau, il était clair que les experts avaient aussi bien réussi avec lui qu’avec Faye Block. Les histoires de lavage de cerveau, de somnambulisme, de nyctaphobie, d’obsessions de la lune, de suicide et d’expériences paranormales lui firent l’effet de propos délirants émis par un individu en pleine crise de démence. Il ne se gêna pas pour le faire savoir à Dom et coupa net la communication.
Ensuite, Dom téléphona à une certaine Harriet Bel-lot de Sacramento, laquelle n’était pas plus perturbée que Gestron. Elle aussi lui raccrocha au nez quand il évoqua les phénomènes extraordinaires auxquels il avait été confronté.
Il était près de quatre heures et demie quand Dominick Corvaisis appela le rectorat de la paroisse Sainte-Bernadette. Le père Wycazik était dans son bureau en compagnie des membres d’une société chargée d’organiser le grand carnaval de printemps.
Trois minutes plus tard, le père Michael Gerrano arriva de la cuisine et l’interrompit pour lui dire que son « cousin » d’Elko était au téléphone. Quelques heu-res auparavant, soit un jour plus tôt que prévu, Brendan Cronin avait pris un appareil de l’United Airlines pour Reno, profitant de désistements de dernière minute, de là, un autre avion l’emmènerait vers Elko. Pour l’heure, Brendan était encore dans l’avion d’Uni-ted, donc incapable de joindre qui que ce soit. Le message du père Gerrano intrigua beaucoup Wycazik.
Laissant le jeune prêtre débattre à sa place de l’organisation du carnaval, Wycazik alla dans la cuisine et prit l’appel destiné à Brendan. Dominick Corvaisis écrivain sachant apprécier le fantastique, et Stefan Wycazik, prêtre en contact avec le mystère et le mysti-cisme, prirent énormément de plaisir à la conversation qui s’ensuivit. Stefan échangea sa connaissance des problèmes et des mésaventures de Brendan-la perte de sa foi, ses guérisons miraculeuses, ses rêves étranges-contre les histoires extraordinaires de Dominick.
« Le père Cronin va arriver demain, dit Dominick. S’il est aussi ouvert que vous, ce sera un plaisir que de l’avoir avec nous, mon père.
-Moi aussi, je suis avec vous, dit Wycazik. Et si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider dans votre enquête, n’hésitez pas à m’appeler. Je n’ai pas l’intention de rester sur la touche s’il y a dans ces évé- nements la plus infime trace de la présence divine. »
Les noms suivants étaient ceux de Bruce et Janet Cable de Philadelphie. Ni l’un ni l’autre n’étaient acca-blés par les problèmes évoqués par Dom. Ils se montrè- rent très aimables et firent semblant de s’intéresser, mais la conversation n’alla pas plus loin.
Le dernier nom était celui de Thornton Wainwright, qui avait donné une adresse et un numéro de téléphone à New York. Dom composa le numéro et tomba sur une certaine Neil Karpoly, qui lui dit que ce numéro était le sien depuis plus de quatorze ans et qu’elle n’avait jamais entendu parler de Wainwright. Dom lui lut alors l’adresse de Lexington Avenue portée sur le registre et lui demanda si c’était bien là qu’elle vivait. Neil Karpoly le fit répéter avant d’éclater de rire. « Non, monsieur, ce n’est pas là que j’habite et votre M. Wainwright n’est qu’un plaisantin s’il vous a dit que c’était ça, son adresse. Personne ne vit là-bas, mais je suis persuadée que cela plairait beaucoup à des milliers de personnes. Moi-même, j’ai eu plaisir à y travailler pendant de nombreuses années. C’est l’adresse du grand magasin Bloomingdale’s. »
Sandy fut étonnée quand Dom rapporta sa conversation téléphonique: « Un faux nom et une fausse adresse ? Qu’est-ce que cela signifie ? C’est vraiment un client… ou bien est-ce un nom qu’on a rajouté au registre pour nous mettre des bâtons dans les roues ? »
Jack Twist détenait des jeux très complets de fausses pièces d’identité-permis de conduire, passe-ports, extraits de naissance, cartes de crédit, cartes de bibliothèques, etc. Il utilisait régulièrement huit faux noms, dont celui de Thornton B. Wainwright, et prenait toujours un pseudonyme quand il préparait un coup.
C’est pourtant de la façon la plus anonyme qu’il oeuvra en ce dimanche après-midi, distribuant plus de cent mille dollars à divers individus de Manhattan. Le plus gros don, de quinze mille dollars, fut celui que reçurent un jeune marin et sa fiancée d’un jour, dont la Plymouth toute rafistolée avait finalement rendu l’âme vers Central Park, non loin de la statue de Simon Bolivar. « Achetez-vous-en une nouvelle, dit Jack en lui mettant une poignée de billets dans son bob. Et n’allez surtout pas dire d’où vous vient cet argent, le fisc vous tomberait sur le dos et vous tondrait encore plus que vous ne l’êtes. Ce n’est pas la peine de me remercier, amusez-vous bien tous les deux, c’est tout. »
En moins d’une heure, Jack se débarrassa de la somme prise dans le placard de sa chambre. Comme il avait tout son temps, il acheta une gerbe de roses corail et se rendit en voiture à Westchester, à une heure de là, pour fleurir la tombe dans laquelle Jenny reposait depuis plus de deux semaines.
Il n’avait pas voulu qu’elle reposât dans l’un des sinistres cimetières encombrés de la ville. C’était peut- être sentimental, mais il avait voulu pour elle la campagne, de longues pentes gazonnées, l’ombre des arbres en été, la vue des cimes enneigées en hiver.
Jack arriva un peu avant le crépuscule, et se rendit directement à la tombe de Jenny, bien qu’elle ne se distinguât pratiquement pas des autres, en particulier à cause de la neige. Tandis qu’à un jour grisâtre succé- dait une pénombre sinistre sur laquelle seule tranchait la couleur des roses, Jack s’assit dans la neige, ignorant le froid et l’humidité, et parla à Jenny comme il l’avait fait pendant toutes les années où elle était res-tée plongée dans le coma. Il lui parla de l’attaque du fourgon, de l’argent qu’il avait ensuite distribué. Aux rideaux de fumée du crépuscule succédèrent les dra-peries plus lourdes de la nuit; le gardien fit le tour des allées dans son véhicule électrique, avertissant de la fermeture prochaine des portes. Finalement, Jack se leva et jeta un dernier regard au nom de Jenny, coulé en bronze dans la pierre tombale et qu’éclairait vaguement le lampadaire de l’allée principale du parc. « Je change, Jenny, et je ne sais pas trop pourquoi. Je me sens mieux, mais bizarre, aussi. » Il comprit tout à coup que son nouveau sentiment de culpabilité et la fin de la haine de la société qui l’avait accompagné n’étaient que les premières étapes d’un grand voyage qui devait le conduire en des lieux qu’il n’arrivait pas à imaginer: «Il va se passer quelque chose de très important, Jenny. Je ne sais pas quoi, mais quelque chose de capital va m’arriver. Oh, Jenny, j’aurais tellement aimé que tu sois avec moi… »
Le ciel bleu du Nevada se couvrait de nuages d’orage depuis qu’Ernie, Dom et Ned avaient entrepris de remplacer les vitres brisées par du contre-plaqué. Quelques heures plus tard, quand Dom prit sa voiture de louage pour aller chercher Ginger Weiss à l’aéroport d’Elko, une lumière fantomatique projetait sur le monde un éclairage grisâtre.
Dom était trop impatient pour attendre dans la petite aérogare. Il préféra arpenter le tarmac, bien au chaud dans son blouson fourré.
L’avion s’immobilisa à une trentaine de mètres des bâtiments et Ginger fut la quatrième à descendre. Les vêtements douillets et volumineux qu’elle portait n’enlevaient rien à sa grâce naturelle. Le vent faisait virevolter ses cheveux blonds.
Dom courut vers elle et Ginger s’arrêta pour poser ses sacs. Ils hésitèrent, se regardant longuement sans rien dire, dans un surprenant mélange d’émerveillement, de plaisir et d’appréhension. Puis ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre comme de vieux amis à l’instant de leurs retrouvailles. Leurs deux coeurs battaient avec la même force.
Seigneur, mais qu’est-ce qui nous arrive ? se demanda Corvaisis.
Dans la voiture arrêtée, alors que le moteur tournait et que la ventilation leur soufflait de l’air chaud au visage, Ginger dit: « Qu’est-ce qui nous a pris ? »
Toujours tremblant, mais ne ressentant bizarrement aucune gêne pour l’enthousiasme de son accueil, Dom s’éclaircit la gorge. « Je ne sais pas vraiment. Mais je me dis que peut-être, vous et moi, nous avons vécu quelque chose qui nous a tellement bouleversés qu’un lien particulier s’est créé entre nous, un lien puissant dont nous n’avions pas conscience jusqu’au moment où nous nous sommes revus en chair et en os.
-Lorsque je suis tombée sur votre photo, au dos de votre livre, elle m’a fait un effet très curieux, mais rien de semblable à ceci… C’était comme si nous nous connaissions bien mieux, plus intimement que n’importe qui d’autre, comme si nous partagions quelque formidable secret que tout le monde voudrait connaître et que nous seuls détiendrions. C’est dingue, non ?
-Pas du tout, fit-il en secouant la tête. Vous avez trouvé les mots pour décrire ce que moi-même je ressentais… dans la mesure où de simples mots peuvent traduire une réalité aussi étrange.
- Vous en connaissez quelques-uns parmi les autres, dit Ginger. Vous avez éprouvé la même chose avec eux ?
- Non. J’ai tout de suite éprouvé une certaine… chaleur à leur égard, un fort sentiment de communion, mais rien d’aussi puissant que ce que j’ai ressenti en vous voyant descendre de l’avion. Nous avons tous vécu une aventure extraordinaire qui nous a unis pour la vie, mais il est évident que vous et moi avons partagé quelque chose qui nous a encore plus affectés. Bon sang, c’est bien compliqué tout ça. Chaque mystère en recouvre un autre, comme les pelures d’un oignon. »
Ils passèrent une demi-heure à bavarder dans la voiture en stationnement sur le parking de l’aéroport. Dehors camions, cars et voitures roulaient bruyamment; le vent froid de janvier faisait trembler la Chevrolet et gémir les vitres. Mais ils semblaient n’avoir conscience de rien en dehors d’eux-mêmes.
Elle lui parla de ses fugues, des séances de régression hypnotique avec Pablo Jackson, de la technique de contrôle de l’esprit connue sous le nom de blocage d’Azraël. Elle lui raconta la mort de Pablo et comment elle-même avait failli se faire tuer.
Dom lui relata les événements survenus depuis vingt-quatre heures et Ginger parut éprouver un immense soulagement quand il lui décrivit le rêve de la nuit dernière et les souvenirs qui étaient remontés à la surface. Le rêve de Dom vérifiait la théorie de Pablo Jackson: les fugues de Ginger étaient déclen-chées par des objets associés à sa détention dans le motel-la cuvette de lavabo où elle aussi avait dû vomir, l’ophtalmoscope avec lequel on avait étudié son fond d’oeil, et ainsi de suite.
« D’accord, dit-elle, mais comment expliquez-vous ma réaction devant les boutons de la veste de l’assassin de Pablo ? Et ceux de l’uniforme de l’agent de police ? Qu’est-ce qu’ils avaient de si terrifiant ?
- Nous savons que l’armée est dans le coup et les uniformes des officiers ont des boutons de ce type, même s’ils sont frappés d’un aigle plutôt que d’un lion. Il y avait tout simplement une ressemblance entre les boutons de la veste du tueur, ceux du policier et ceux des hommes en uniforme qui nous ont retenus prisonniers.
-Admettons, mais c’étaient des scaphandres de décontamination qu’ils portaient, pas des uniformes, lui fit-elle remarquer. En tout cas, c’est ce que vous m’avez dit.
- Ils ont peut-être ôté leurs scaphandres au bout d’un certain temps, dit Dominick, quand ils se sont rendu compte qu’il n’y avait pas de risque.
-Ainsi, chacun de mes trous noirs serait dû à la vision d’un objet rappelant l’époque où j’ai subi un lavage de cerveau ? »
Dom hésita un instant avant de lui montrer la photographie la représentant.
Elle pâlit et frissonna en se voyant elle-même le regard mort. « Gevalt! » Elle se détourna de la photo.
Dom lui donna le temps de se remettre de cette vision.
« C’est meshugge, dit-elle en regardant à nouveau le cliché, c’est complètement dingue. Qu’est-ce qui a pu nous arriver qui justifierait une telle conspiration ? Qu’est-ce que nous avons vu de si diablement important ?
- Nous parviendrons à le découvrir.
- Nous ? Pourquoi nous laisseraient-ils en vie ? Ils ont tué Pablo et ils feront tout le nécessaire pour dissimuler la vérité.
-Je crois pour ma part qu’il y a deux factions parmi les conspirateurs. Les durs, représentés par le colonel Falkirk et ses hommes. Et les autres-je ne peux tout de même pas dire les bons-, dont font par-tie celui qui nous envoie ces photos et les deux types en scaphandre de décontamination dont j’ai rêvé cette nuit. Les durs voulaient nous descendre sans plus attendre, pour que le secret soit définitivement gardé. Les autres ont préféré gommer nos souvenirs, contrô- ler notre esprit plutôt que de faire usage de la violence et nous laisser vivre. Apparemment, ce clan était plus fort que l’autre puisqu’ils ont finalement abouti à ce qu’ils voulaient.
-Le tueur qui a descendu Pablo faisait partie des durs ?
-Oui, il travaillait pour Falkirk. Il est évident que le colonel veut toujours éliminer tous ceux qui mettent en danger le secret, ce qui signifie qu’aucun d’entre nous n’est en sûreté. Quant aux autres, je crois qu’ils cherchent à nous protéger, et c’est là notre chance. De toute façon, nous ne pouvons pas éviter l’affrontement. Il nous est désormais impossible de rentrer chez nous et de continuer à vivre comme avant.
-Je suis d’accord, fit Ginger. Jusqu’à ce que nous découvrions la vérité, notre vie ne nous appartiendra pas. »
Le vent soufflait des feuilles mortes sur le pare-brise. Ginger contempla longuement les voitures garées sur le parking.
« Ils doivent savoir que nous nous retrouvons au motel, que nous sommes enfin réunis. Vous croyez qu’ils nous observent ?
-Il y a de fortes chances pour que le motel soit surveillé, dit Dom. En tout cas, je n’ai pas été suivi jusqu’ici.
- Cela ne servirait à rien puisqu’ils savent qui vous venez chercher et où nous allons retourner.
- Nous faisons-nous des illusions sur notre liberté ? Sommes-nous réduits à l’état d’insectes dans la main d’un géant qui pourrait nous broyer à chaque instant ?
- Peut-être, admit Ginger Weiss. Mais bon Dieu, nous pourrons au moins le mordre salement avant. »
Elle parlait avec une détermination farouche, convaincante mais aussi amusante dans le contexte pittoresque de la métaphore du géant. Dom ne put s’empêcher de rire.
Surprise, elle cligna des yeux puis rit à son tour. « Hé, je sais crâner, non ? Un géant peut m’écraser, mais je me sens victorieuse à l’idée de le mordre juste avant d’être réduite en bouillie.
- La Crâneuse devrait être votre surnom », l’approuva Dom, riant plus fort.
Tout en la regardant qui riait aussi à ses propres dépens, Dom fut une fois de plus frappé par sa beauté. Sa réaction, en la voyant débarquer de l’avion, avait été instantanée et violente à cause des souvenirs oubliés qu’ils partageaient. Mais même s’ils avaient été des étrangers dont les chemins ne s’étaient jamais croisés il n’aurait pas eu simplement l’impression d’être en face d’une jolie femme. En toute circonstance, elle lui aurait fait tourner la tête. Elle avait quelque chose de particulier.
Dom poussa un profond soupir. « Dans ce cas… Allons, je vais vous présenter aux autres.
-Je meurs d’envie de les connaître. »
Moins d’une heure avant la tombée de la nuit, les ombres s’allongeaient déjà sur les plaines et la lumière grisâtre du crépuscule donnait un air mystérieux à des objets aussi ordinaires qu’un bouquet de broussailles ou une formation rocheuse.
Avant de la conduire au motel, Dom avait emmené Ginger voir ce qu’il appelait désormais « l’endroit », un peu au sud de la nationale 80.
L’écrivain se tint un peu en retrait, silencieux, les mains enfoncées dans les poches de son blouson. Il avait dit à Ginger qu’il ne voulait pas influencer sa pre-mière réaction ou déformer ses premiers sentiments en lui faisant part des siens.
Ginger marchait lentement de long en large. Une étrange sensation de gêne naissait en elle et elle se surprit à rester à l’écart des coins les plus ombreux, comme si quelque chose d’hostile y était tapi. Son coeur se mit à battre. La gêne se changea en peur et elle entendit le rythme de sa respiration s’accélérer.
« C’est en moi. C’est en moi. »
Elle se retourna vers cette voix. C’était celle de Dom, mais elle ne venait pas de lui. Les mots avaient été prononcés dans son dos. Mais il n’y avait personne der-rière elle, rien que quelques bouquets de sauge et un peu de neige faisant une tache de lumière dans un coin d’ombre.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Dom en marchant vers elle.
Elle s’était trompée. L’autre voix de Dom, la voix spectrale, ne s’était pas élevée derrière, mais en elle. Elle entendit à nouveau l’autre Dom et comprit que c’était un fragment de souvenir, un écho du passé, quelque chose qu’il lui avait dit le vendredi 6 juillet, peut-être bien en ce même lieu. Ce n’étaient que trois mots infiniment pressants, répétés à deux reprises: « C’est en moi. C’est en moi. »
Brusquement, la frayeur qui frémissait en elle explosa littéralement. Le paysage parut se métamorphoser en une menace monstrueuse à laquelle elle ne pouvait donner de nom. Elle revint vers la route d’un pas rapide. Dom l’appela et elle se mit à courir.
Elle ne put parler qu’une fois dans la voiture, les portières bien fermées et le ventilateur soufflant de l’air chaud sur son visage glacé. D’une voix brisée, elle lui parla de la menace sans nom qu’elle avait ressentie sur cette parcelle de terrain d’apparence si ordinaire et du souvenir des trois mots prononcés avec insistance.
« “C’est en moi”, dit-il d’un air pensif. Vous êtes certaine que c’est bien une chose que je vous ai dite ce soir-là ?
-Oui, fit-elle en frissonnant.
-C’est en moi… Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
-Je n’en sais rien, mais ça me fait peur. »
Il demeura un instant silencieux.
« Oui, à moi aussi, ça me fait peur. »
Le soir, au motel, Ginger eut l’impression de participer à une réunion familiale organisée à l’occasion de Thanksgiving, par exemple. Malgré leurs difficultés évidentes, ils étaient tous de bonne humeur car, à l’ins-tar de ce que devrait être une vraie famille, chacun puisait sa force dans l’autre. Ils se réunirent tous les six dans la cuisine et préparèrent ensemble à dîner, ce qui permit à Ginger de mieux connaître ses nouveaux amis.
Ned Sarver, cuisinier professionnel, se chargea de la préparation du plat de résistance, du poulet à la tomate et à la crème aigre. Ginger le prit tout d’abord pour un individu renfermé, peu aimable, mais elle changea bien vite d’opinion à son sujet. La taciturnité pouvait parfois être le signe d’un ego sain ne récla-mant pas constamment des marques de gratification -ce qui était le cas pour Ned.
Sandy et Ginger préparèrent des hors-d’oeuvre et des légumes et elles ne furent pas longues à se sentir comme deux soeurs.
Faye Block s’occupa du dessert, un gâteau au chocolat qu’elle mit à décongeler. Ginger apprécia tout de suite Faye, qui lui rappelait Rita Hannaby. La femme de la grande bourgeoisie bostonienne était, bien sûr, très différente de Faye par son physique et son comportement, mais elle partageait avec elle des qualités fondamentales: efficacité, responsabilité, force de caractère et douceur.
Ernie Block et Dom Corvaisis mirent la table. Ernie avait d’abord donné à Ginger l’impression d’être un peu ours, mais il lui inspirait maintenant une grande affection avec sa peur du noir qui le rendait semblable à un petit enfant.
Des cinq personnes en compagnie de qui Ginger se trouvait, seul Dominick Corvaisis suscitait en elle des sentiments auxquels elle ne comprenait rien.
Elle réalisait qu’un lien particulier les unissait et qu’il était en rapport avec une expérience qu’ils avaient été les seuls à vivre. Mais elle avait aussi pour lui une certaine attirance sexuelle. Lasse de ses aspira-tions romantiques, Ginger brida ses émotions et fit de son mieux pour se convaincre que les sentiments de Dom à son égard n’étaient en rien réciproques-bien que le contraire fût flagrant.
Pendant le dîner ils continuèrent à discuter tous les six de leur étrange situation et d’indices qui auraient pu leur échapper jusqu’ici.
Comme Dom, Ginger n’avait aucun souvenir d’une fuite de gaz toxiques, dont les Block et les Sarver se rappelaient en revanche parfaitement. La nationale 80 avait bel et bien été neutralisée et l’état d’urgence déclaré dans les environs. La veille, cependant, Dom avait convaincu les Block que leurs souvenirs d’évacuation dans le ranch de leurs amis Elroy et Nancy Jamison étaient artificiels et que les Jamison et eux-mêmes avaient certainement été retenus au motel. (Selon Faye et Ernie, les Jamison n’avaient pas fait état de cauchemars ou de problèmes psychologiques. Leur lavage de cerveau avait mieux réussi mais il serait tout de même nécessaire de leur parler bientôt.) Ned et Sandy en avaient alors conclu, un peu à contrecoeur toutefois, que le souvenir de leur séjour forcé dans leur caravane était également faux et qu’ils avaient dû, comme les quatre autres, être détenus dans une chambre du motel pour être drogués et subir un lavage de cerveau.
« Mais, objecta Faye, pourquoi ne pas nous avoir donné à tous à peu près les mêmes faux souvenirs ?
- Peut-être, proposa Ginger, ont-ils mêlé le faux et le vrai pour vous qui êtes d’ici. C’était nécessaire pour que vous puissiez répondre quelque chose si jamais on vous demandait où vous vous trouviez pendant la catastrophe; il fallait que vous sachiez de quoi il était question. Dom et moi en revanche, habitons loin; il était peu probable que nous revenions, peu probable que nous tombions sur quelqu’un sachant que nous nous étions trouvés dans la zone de quarantaine. Ils ne se sont donc pas fatigués à implanter la moindre réalité dans nos faux souvenirs. »
Sandy resta la fourchette en l’air. « Cependant, il aurait tout de même été plus sûr de faire coïncider vos souvenirs avec la fuite toxique, non ?
-Depuis que Pablo Jackson m’a aidée à découvrir que j’avais été manipulée, répondit Ginger, je me suis interessee aux techniques de lavage de cerveau et Si j’ai bien compris, il est beaucoup plus facile d’implanter des souvenirs entièrement faux que de les imbri-quer dans des événements réels comme l’accident écologique et la fermeture de la route. C’est sans doute une question de temps; ils n’ont administré leur lavage de cerveau de première classe qu’aux gens d’ici.
- Ça sonne juste », reconnut Ernie, approuvé par tous.
Faye reprit: « Mais cette fuite de gaz toxiques, s’est-elle réellement produite, ou bien n’a-t-elle été qu’un pré- texte pour fermer la nationale et nous mettre à l’écart une manière de nous empêcher de parler de ce que nous avions vu ce vendredi soir ?
- A mon avis, il y a eu contamination, sous une forme ou sous une autre, répondit Ginger. Dans le cauchemar de Dom, plus fait de réminiscences que de rêve, ces hom-mes portaient des tenues de décontamination; ils pouvaient le faire pour le bénéfice des journalistes et des curieux aux limites de la zone de quarantaine, mais quand ils étaient avec nous, ce devait être par néces-sité. »
Ernie toussota pour s’éclaircir la voix et dit: « Dans ce cas, euh… qu’est-ce que c’était, à votre avis ? C’est un peu votre partie, non ? Vous croyez que c’est chimique ou biologique ? Ils ont raconté aux journaux qu’il y avait eu un problème avec des produits chimiques livrés au centre d’essais de Shenkfield. »
C’était un problème auquel Ginger réfléchissait depuis pas mal de temps déjà, bien avant qu’Ernie ne formulât sa question. Une contamination chimique ou biologique ? Elle était parvenue à une conclusion qui la remuait profondément. « Dom a décrit des scaphandres assez lourds, faits de vinyle, des gants tout d’une pièce avec les manches et des casques parfaitement étanches à l’air puisque scellés au niveau du cou. C’est sans le moindre doute possible des scaphandres conçus pour prévenir toute exposition à des agents biologiques dangereux, à des microbes pathogènes. »
Nul ne parla pendant quelques instants, réfléchissant à ce qu’elle venait de déclarer.
Puis Ned but quelques gorgées de bière, comme pour se donner du courage, et dit: « Si je comprends bien, nous avons été infectés par quelque chose.
- Un virus qu’ils auraient créé pour la guerre bacté- riologique, ajouta Faye.
-Ça ne peut pas être autre chose s’il était destiné à Shenkfield, dit Ernie. Une saloperie…
- Pourtant, nous sommes bien vivants, dit Sandy.
-Parce qu’ils ont pu immédiatement nous mettre en quarantaine et nous soigner, dit Ginger. S’ils nous ont contaminés, ils nous ont aussi guéris.
- Peut-être que toute leur machination commence à se désagréger, dit Ernie.
-Je ne suis pas tout à fait d’accord, dit Dom. Cela n’explique pas ce qui a fait trembler le restaurant et exploser les vitres, que ce soit la première fois ou à nouveau hier soir.
- Ça n’explique pas non plus tout le reste, dit Faye. Comme ces lunes de papier qui tournaient autour de Dom dans la maison de Lomack. Ou ce que le père Wycazik a raconté à propos des guérisons miraculeuses opé- rées par le jeune prêtre. »
Ils s’observèrent longuement, attendant que l’un d’eux propose une explication établissant un lien logique entre la contamination biologique et les expériences paranormales. Mais personne ne prit la parole.
A quelque cinq cents kilomètres à l’ouest du Tranquility Motel, dans un autre motel, à Reno, Brendan Cronin était allé se coucher et avait éteint la lumière. Bien qu’il ne fût qu’un peu plus de neuf heures, il fonctionnait encore à l’heure de Chicago et, pour lui, il était onze heu-res du soir.
Le sommeil, cependant, ne venait pas. Il avait appelé le rectorat Sainte-Bernadette et avait parlé au père Wycazik, lequel l’avait mis au courant du coup de fil de Dominick Corvaisis. Brendan était stupéfait de savoir qu’il n’était pas le seul à baigner en plein mystère. Il pensa un instant appeler le Tranquility Motel, mais les autres le savaient déjà en route et quoi qu’il eût pu leur dire au téléphone, il le dirait encore mieux de vive voix. Il pensait au lendemain et à ce qui pourrait arriver, et cela l’empêchait de s’endormir.
Il était ainsi allongé depuis une petite heure et ses pensées étaient tout naturellement revenues vers l’étrange lueur qui avait empli sa chambre, deux jours plus tôt, quand un phénomène identique se manifesta soudain. Cette fois-ci, la lumière n’avait pas de source visible pas même une source aussi improbable que la lune de givre sur le carreau de la fenêtre. Non, la lueur se manifestait au-dessus de lui, de tous côtés, comme si les molécules de l’air s’illuminaient. Ce fut d’abord une sorte de chatoiement nacré, qui devint très rapidement beaucoup plus vif, jusqu’à ce que Brendan eût l’impression de se trouver en pleine nature sous les rayons pénétrants de la pleine lune.
C’était très différent de la lumière dorée qui apparaissait dans son rêve récurrent. Exactement comme deux jours plus tôt, il se sentit éprouver au même instant les émotions les plus diverses-l’horreur et le ravissement, la peur et l’excitation la plus sauvage.
Et, comme dans sa chambre au rectorat, la lueur lac-tée changea de couleur, s’assombrissant rapidement pour devenir écarlate. Il lui semblait être en suspension dans une immense bulle de sang.
C’est en moi, pensa-t-il en se demandant ce que cela pouvait bien vouloir dire. C’est en moi. Cette réflexion ne pouvait plus quitter son esprit. Et tout à coup, il fut glacé de peur.
Son coeur battait à tout rompre. Il était étendu sur le dos, raide comme un cadavre. Dans les paumes de ses mains, les cercles étaient revenus, anneaux de chair palpitants.
Lundi 13 janvier
Quand ils se retrouvèrent le lendemain matin pour prendre le petit déjeuner dans la cuisine des Block Dom ne fut absolument pas surpris d’apprendre que la plupart d’entre eux avaient passé une nuit très difficile. « C’est exactement ce que j’escomptais, dit-il. En nous rassemblant ici, nous exerçons une pression constante sur les blocages mnémoniques implantés en nous. Les barrières s’effondrent un peu plus chaque jour. »
Dom, Ginger, Ernie et Ned avaient fait des cauchemars extrêmement précis et si semblables qu’il ne pouvait s’agir que de fragments de souvenirs remontant à la surface. Dans chaque cas, ils s’étaient vus mainte-nus par des sangles à un des lits du motel et surveillés par des hommes vêtus de scaphandres de décontamination. Sandy avait rêvé des choses assez agréables, bien qu’assez floues par rapport aux cauchemars de ses compagnons. Faye avait été la seule à ne rien rêver du tout.
Ned était si troublé qu’en arrivant en compagnie de Sandy il déclara qu’ils allaient abandonner provisoirement Beowave et emménager au motel. « Peut-être que ce colonel Falkirk décidera de nous tuer comme il en avait l’intention. Si cela doit arriver, je ne veux pas que Sandy et moi restions seuls dans la caravane. »
Dom comprenait parfaitement l’attitude du cuisinier, pour qui ce genre de cauchemars était absolument nouveau. Il ne croyait cependant pas que Falkirk tenterait quoi que ce soit tant que Brendan Cronin, Jorja Monatella et peut-être d’autres victimes ne seraient pas au motel. Mais une fois que tout le monde serait réuni, il en irait autrement et il leur faudrait faire front.
Ned Sarver prit son petit déjeuner sans appétit tout en évoquant les images qui avaient perturbé son sommeil. Au tout début de son rêve, il était prisonnier d’hommes portant des scaphandres de décontamination, mais ceux qui l’entouraient étaient par la suite vêtus de blouses blanches ou d’uniformes militaires, signe que le danger biologique s’était éloigné. Un des hommes en uniforme était le colonel Falkirk et Ned put en faire une description détaillée: la cinquantaine, les cheveux bruns grisonnant aux tempes, des yeux gris comme des cercles d’acier poli, un nez busqué, des lèvres minces.
Ernie put confirmer le portrait tracé par Ned, car Falkirk intervenait également dans son cauchemar.
« Dans mon rêve, un officier appelait Falkirk par son prénom. Leland. Le colonel Leland Falkirk.
- Il est probablement en poste à Shenkfield, dit Ginger.
- Nous essaierons de vérifier cela plus tard », fit Dom.
Les barrières de leurs mémoires s’effondraient, c’était une certitude, et cette perspective mettait du baume au coeur de Dom.
A son tour, Ginger raconta son cauchemar. Elle n’était pas la seule personne à qui l’on faisait subir un lavage de cerveau dans la chambre numéro 5, celle qu’elle avait occupée un an et demi plus tôt et qu’elle occupait de nouveau à présent. « Il y avait un lit d’appoint dans un coin et une femme rousse que je ne connaissais pas. Elle devait avoir quarante ans. Elle aussi, elle avait une perfusion et des électrodes reliées à un ECG. Ses yeux étaient… vides… »
De même qu’Ernie et Ned avaient partagé un nouvel élément-la présence du colonel Falkirk-, de même Dom et Ginger avaient en commun une découverte nouvelle: dans le rêve de Dom, il y avait aussi un lit d’appoint flanqué d’une perfusion et d’un ECG, et, sur le lit, un jeune homme d’une vingtaine d’années, livide, la moustache en broussaille, les yeux morts.
« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Faye. Est-ce que nous étions si nombreux que les vingt lits ne suffisaient pas ?
-Le registre n’indique que onze chambres de louées, dit Sandy.
-Ce devaient être des gens qui roulaient sur la nationale et qui ont vu la même chose que nous, dit Ginger. L’armée a réussi à les intercepter et à les ame-ner ici. C’est normal que leurs noms ne figurent pas à côté des autres. »
Avec le temps, ils apprendraient toute la vérité- à moins que le colonel Falkirk ne lance avant contre eux son artillerie lourde.
Le lundi matin, tandis que le groupe prenait son petit déjeuner au Tranquility Motel, Jack Twist se faisait accompagner dans la salle des coffres d’une agence de la City Bank, sur la Cinquième Avenue. L’employée, jeune femme séduisante, ne cessait de l’appeler « monsieur Farnham », car telle était la fausse identité sous laquelle il avait loué son coffre.
Après que chacun d’eux eut introduit sa propre clef afin de dégager le coffre, Jack Twist resta seul dans une petite pièce éclairée au néon. Il posa le coffre sur une table, souleva le couvercle et contempla avec effroi le contenu de la boîte de métal. Elle renfermait un objet qu’il n’y avait pas déposé, ce qui était tout bonnement impossible puisqu’il était le seul au courant de l’existence de ce coffre, le seul aussi à en possé- der la clef.
Le coffre aurait dû contenir cinq enveloppes blanches, chacune gonflée de billets de cent et de vingt dollars. Apparemment, on n’avait pas touché à l’argent. C’était la première des onze planques réparties dans toute la ville. Il avait entrepris ce matin-là de retirer quinze mille dollars dans chacune d’elles, soit un total de cent soixante-cinq mille dollars qu’il avait l’intention de distribuer autour de lui. Les mains tremblantes, il ouvrit les cinq enveloppes. Pas un billet ne manquait.
Jack ne se sentit pas soulagé pour autant. Bien que l’argent fût intact, la présence de l’autre objet était la preuve que sa fausse identité était percée à jour, donc que sa liberté était en danger. Quelqu’un savait qui était vraiment « Gregory Farnham ».
L’objet en question était une carte postale. Il n’y avait pas de message au dos, rien. La photographie représentait le Tranquility Motel.
L’été de l’année dernière, après qu’il eut, en compagnie de Branch Pollard et d’un troisième homme, cambriolé la propriété de McAllister au nord de San Francisco, Jack était allé faire un tour à Reno, puis il avait loué une voiture et avait roulé en direction de l’est. Le premier soir, il avait fait étape au Tranquility Motel, tout près de la nationale 80. Il n’avait jamais repensé à cet endroit depuis, mais maintenant, il le reconnaissait parfaitement.
Qui donc pouvait être au courant de son séjour au motel ? Ce n’était pas Branch Pollard. Il ne lui avait jamais rien dit de sa décision de passer par Reno et de revenir en voiture à New York. Ce n’était pas non plus le troisième larron, un certain Sal Finrow, de Los Angeles: Jack ne l’avait jamais revu après le partage du butin.
Jack Twist se rendit alors compte qu’au moins trois de ses fausses identités étaient éventées. Il avait loué le coffre sous le nom de Farnham, mais il s’était inscrit au motel sous celui de Wainwright. Ses deux noms de guerre étaient maintenant connus et la seule façon de les relier avait été de les associer à celui de Philippe Delon, identité sous laquelle il résidait dans son appartement de la Cinquième Avenue.
Abasourdi, il pensait néanmoins à toute vitesse. Qui pouvait être son ennemi ? Pas la police ou le FBI, qui se seraient contentés de l’arrêter, une fois les preuves réunies. Ni aucun des hommes avec lesquels il faisait ses coups; tous ignoraient son adresse, et ne pouvaient le joindre que par un système compliqué de numéros de téléphone avec répondeur. En outre, un braqueur n’aurait pas résisté à l’attrait des vingt-cinq mille dollars.
Qui ai-je aux fesses ? se demandait Jack.
Il revint sur le casse dans l’entrepôt de la Mafia, les hommes de la fratellanza avaient suffisamment de contacts, de moyens et de détermination pour retrouver quelqu’un; et laisser les vingt-cinq mille dollars leur ressemblait assez: c’est plus que notre fric que nous voulons-ta peau. Déposer une carte postale était aussi leur genre, afin que la cible fasse dans son froc avant qu’ils appuient sur la détente. Mais de là à aller en chercher une du Tranquility Motel… Non, puisqu’ils ne pouvaient savoir qu’il y avait séjourné.
Mais alors, qui ?
Jack eut l’impression que les murs de la petite pièce se refermaient sur lui. Il se sentait claustrophobe et vulnérable. Il rangea les vingt-cinq mille dollars dans la poche intérieure de son imperméable. Plus question de distribuer son argent: il en avait besoin pour prendre la fuite. Il rangea la carte postale dans son portefeuille, remit le coffre à sa place et sonna pour appeler l’employee.
Deux minutes plus tard, il était dans la rue. Respirant à pleins poumons l’air frais de janvier, il observa les badauds. Personne ne semblait le suivre.
Immobile comme un rocher parmi le flot des passants, il se demanda qui pouvait s’opposer ainsi à lui, comment on avait fait pour dévoiler ses différentes identités, mais aussi ce qu’on attendait de lui.
Jack prit un taxi devant l’agence et se rendit à l’angle de Wall Street et de William Street, au coeur du quartier de la finance, où il avait loué six coffres dans six banques différentes. Il se rendit dans cinq d’entre elles, prenant chaque fois vingt-cinq mille dollars et une carte postale du Tranquility Motel.
Il décida de s’arrêter à la cinquième agence. Les poches de son imperméable abritaient cent vingt-cinq mille dollars, ce qui lui suffisait largement pour voyager. Il ne se souciait pas vraiment de laisser de l’argent dans les autres coffres. Parce qu’il avait placé quatre millions sur ses comptes en Suisse. Et aussi parce que celui qui déposait les cartes postales se serait déjà servi si telle avait été son intention.
Jack avait eu largement le temps de penser au motel perdu en plein Nevada et il commençait à trouver bizarre d’être resté si longtemps dans un tel endroit. Il y avait en effet passé trois jours à lire et à admirer le paysage. Pour la première fois, il lui semblait que c’était impossible-pas avec tant d’argent caché dans le coffre de sa voiture de louage. Pas quand cela faisait deux semaines qu’il se trouvait loin de New York-et de Jenny. Il aurait dû rentrer d’une seule traite depuis Reno. Ce séjour de trois jours au Tranquility Motel était inexplicable.
Un autre taxi le conduisit à son appartement de la Cinquième Avenue, où il arriva peu avant onze heures. Il appela tout de suite la compagnie Elite Flights, qui louait de petits avions à réaction et à qui il avait déjà eu affaire. Un Lear lui fut immédiatement réservé.
Il ôta les vingt-cinq mille dollars du compartiment secret. Cela lui faisait maintenant cent cinquante mille dollars, de quoi parer à toute eventualité.
Il prit trois valises dans lesquelles il répartit quelques vêtements. Il y avait beaucoup de place libre pour ce qu’il comptait emporter d’autre. Il rangea deux armes de poing: un Smith & Wesson Magnum calibre 19, capable de tirer les cartouches du 357 Magnum, mais aussi celles du 38 Special, avec bien moins de recul, cependant; et un Beretta calibre 32 modèle 70 au canon duquel pouvait s’adapter un silencieux. Il prit aussi une petite mitraillette Uzi, illégalement modifiée pour le tir automatique exclusif, et des munitions en abondance.
Sa détermination d’être un citoyen honnête n’inter-féra en rien avec son instinct de conservation. Et vu son passé, personne n’était mieux préparé à se préser-ver que Jack Twist.
Il rangea également le Dimess, le petit ordinateur portatif qui lui avait permis de percer à jour le chiffre de la porte de la fourgonnette blindée. Il décida qu’il pourrait aussi avoir besoin d’un passe-partout hypersophistiqué, capable de s’adapter immédiatement à toute serrure sans en endommager le mécanisme et, bien entendu, réservé aux seuls organismes gouverne-mentaux; d’un Star Tron MK 202A, viseur com-pact destiné à la vision nocturne et susceptible d’être adapté sur un fusil; et de plusieurs autres cho-ses.
Il prit un taxi jusqu’à l’aéroport de La Guardia.
Le Lear l’emmènerait à Salt Lake City, dans l’Utah. C’était le grand aéroport le plus proche d’Elko, plus proche même que Reno-et bien plus pratique, car après s’être posé à Reno, il lui aurait fallu prendre une correspondance commerciale, ce qui risquait de lui faire perdre pas mal de temps. L’employé d’Elite Flights lui avait dit qu’une tempête était annoncée sur Reno et que les appareils risquaient d’être cloués au sol, en revanche, les prévisions météo étaient bonnes pour Salt Lake City. A la demande de Jack, Elite lui organisa un vol privé entre Salt Lake City et le petit aéroport d’Elko. Bien que situé tout à l’est du Nevada Elko se trouvait encore dans le fuseau horaire du Paci-fique et Jack gagnerait trois heures sur un itinéraire normal-même s’il ne pensait pas arriver à Elko longtemps avant la tombée de la nuit.
C’était parfait. La nuit entrait dans ses projets.
Pour Jack, les cartes postales découvertes dans les coffres signifiaient qu’il y avait au Nevada des gens qui connaissaient tout de sa vie criminelle. Elles semblaient vouloir dire qu’il pourrait rentrer facilement en contact avec eux par l’intermédiaire du Tranquility Motel, ou peut-être les trouver directement là-bas. Ces cartes postales étaient des invitations. Ou des convoca-tions. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait les ignorer qu’à ses risques et périls.
Il ne sut pas si quelqu’un le suivit jusqu’à La Guardia. D’ailleurs, il s’en moquait. Il voulait qu’ils le voient venir de loin. Et ainsi, ils ne seraient peut-être plus sur le quivive quand, une fois à Elko, il disparaî- trait soudainement.
Après le petit déjeuner, Ginger et Dom se rendirent à Elko, plus précisément aux bureaux du Sentinel, le seul journal des environs.
Ensemble, ils parcoururent les collections à la recherche des numéros qui les intéressaient. Ils n’eurent pas besoin de consulter les microfilms, les journaux n’étant transférés sur microfiches transparentes qu’au bout de deux ans. Ils choisirent plusieurs numéros à partir du samedi 7 juillet et les déposèrent sur une longue table.
Ils tirèrent des chaises et se mirent à les dépouiller. Bien que l’événement auquel ils avaient assisté, la possible contamination et la fermeture de la route, se fût produit le vendredi soir, le journal du samedi ne men-tionnait aucune fuite de gaz toxiques. Le Sentinel donnait principalement des nouvelles locales, au niveau du comté ou de l’Etat; il publiait parfois des textes concernant la situation nationale ou internationale mais ne tombait jamais dans le sensationnalisme. Comme il n’y avait pas d’édition le dimanche, les premiers articles traitant de la fuite de gaz toxiques et de la fermeture de la nationale 80 ne furent publiés que le lundi 8 juillet au matin.
Les premières pages des éditions du lundi et du mardi se couvraient de titres énormes: FUITE DE GAZ TOXIQUES SUR LA NATIONALE 80; L’ARMÉE ÉTABLIT UNE ZONE DE QUARANTAINE; LE CAMION ACCIDENTE TRANSPORTAIT-IL DU GAZ PARALYSANT ? LES RESPONSABLES DE L’ARMÉE DISENT QUE TOUT LE MONDE A ETE EVACUE, MAIS OU SONT LES REFUGIÉS ? LE CENTRE D’ESSAIS DE SHENKFIELD: QUE S’Y PASSE-T-IL VRAIMENT ? NATIONALE 80: QUATRIEME JOUR DE FERMETURE; LE NETTOYAGE EST PRATIQUEMENT ACHEVÉ: REOUVERTURE VERS MIDI.
Dom lut patiemment tous les articles concernant la crise et fut convaincu de la justesse de la théorie de Ginger: il semblait évident que les psychotechniciens auraient eu besoin d’une ou deux semaines supplémentaires pour faire entrer cette histoire de fuite de gaz toxiques dans l’esprit des habitants d’Elko et des environs, ainsi que des gens de passage, et il leur aurait été impossible de fermer aussi longtemps une route assurant le trafic d’un État à l’autre.
L’édition du mercredi 11 juillet continuait sur le même ton que les précédentes: LA NATIONALE 80 ROU-VERTE ! ABOLITION DE LA QUARANTAINE: PLUS DE CONTAMINATION EN PERSPECTIVE; LES PREMIERS EVACUES RETROUVES: ILS N’ONT RIEN VU.
Les numéros du Sentinel avaient tous entre seize et trente-deux pages. Ces jours-là, la quasi-totalité des articles était consacrée aux conséquences de la fuite de gaz toxiques. Des journalistes étaient accourus de tout le pays et la feuille de chou qu’était le Sentinel s’était trouvée projetée en pleine lumière. En dépouil-lant les journaux, Dom et Ginger relevèrent un certain nombre de détails fort utiles à leur enquête et qui leur permettraient de planifier leur prochaine action.
Bien que cela ne relevât pas vraiment de leur pouvoir, les unités de l’armée en faction à Shenkfield avaient dressé des barrages routiers et fermé la nationale 80 sur une bonne quinzaine de kilomètres. Le shé- rif d’Elko Country et la police de l’état du Nevada n’avaient même pas été prévenus, ce qui allait à l’encontre des procédures habituelles. Il était évident que les militaires ne comptaient que sur eux-mêmes pour garder le secret sur ce qui se déroulait dans la zone mise en quarantaine.
Après deux jours de frustration, Foster Hanks, le shérif d’Elko Country, s’était plaint à un journaliste du Sentinel: C’est ma juridiction et les gens m’ont élu pour que je fasse respecter l’ordre et la loi. Pas question que l’armée se mette à commander. Si les gra-dés refusent de coopérer avec moi, j’irai voir un juge pour qu’il fasse appliquer les textes et on verra qui a raison. » Dans le numéro du mardi, on indiquait que Hanks était bien allé rendre visite à un juge mais que la crise fut terminée avant que l’homme de loi ne trou-vât une solution; c’était, par la même occasion, la fin de toute procédure.
Penché au-dessus de la table, Ginger dit: « Au moins, les autorités ne sont pas toutes contre nous. La police d’État et la police locale n’ont pas été impliquées. Notre seule adversaire est…
- L’armée des Etats-Unis, rien de moins. » Dom ne put s’empêcher de rire, tellement cette affirmation était énorme. Ginger n’eut qu’un sourire. « Nous con-tre l’armée, même si la police et le shérif sont de notre côté, cela ne nous donne pas beaucoup de chances, hein ? »
D’après le Sentinel, l’armée et l’armée seule contrô- lait les barrages routiers de la 80, ainsi que les routes secondaires de la région bouclée. Son survol par les avions civils avait également été interdit, et des patrouilles d’hélicoptères la surveillaient de jour comme de nuit, équipés de projecteurs et de lunettes à infrarouges. Il fallait manifestement beaucoup de personnel pour contrôler un périmètre de quatre-vingts miles carrés, mais l’armée était bien détermi-née, en dépit des difficultés, à arrêter quiconque aurait voulu y pénétrer, à pied, à cheval ou en 4 x 4.
« Les gaz innervants comptent parmi les substances les plus dangereuses, commenta Ginger à l’intention de Dom, penché sur le journal. Mais ces mesures de sécurité me semblent tout de même excessives. Je ne m’y connais pas en guerre chimique, mais à mon avis aucune fuite de gaz ne pourrait être à ce point dangereuse aussi loin de l’endroit où elle a eu lieu. D’après l’armée, il ne s’agit pas de tout un camion, mais seulement du contenu d’un cylindre. Dispersé sur deux ou trois miles carrés, la dilution l’aurait rendu pratiquement inoffensif.
- Ce qui renforce la thèse d’une contamination biologique.
- C’est trop tôt pour le dire. Mais c’était certainement plus sérieux que cette histoire de fuite de gaz. »
Le samedi 7 juillet, soit moins d’un jour après la fermeture de la nationale, un journaliste de la radio avait remarqué que les uniformes de la plupart des militaires responsables de la mise en quarantaine présentaient, en plus des barrettes et des étoiles habituelles, un écusson inconnu: un cercle noir frappé d’une étoile vert émeraude. Ils différaient de ceux des hommes du centre d’essais de Shenkfield. Parmi ceux arborant l’étoile verte, le nombre d’officiers était assez élevé, un pour quatre hommes du rang environ. Un porte-parole de l’armée à qui la question fut posée expliqua que les soldats à l’étoile émeraude appartenaient à un petit groupe d’élite fort peu connu, le Groupement d’intervention spécial de l’armée des États-Unis, en abrégé, le Gisa. Dixit le porte-parole: « Les gars du Gisa [prononcer “Guiza”, N.d.l.R.] sont magnifiquement entraî- nés, ils ont une expérience maximale de toutes les situations-attentats, accidents nucléaires, pollution industrielle, etc.-et, surtout, on a en eux une confiance absolue, ce qui est essentiel parce qu’il leur arrive d’intervenir dans des zones classées top secret. »
Pour Dom, cela voulait surtout dire qu’il s’agissait de durs à cuire à qui l’on ne risquait pas d’arracher deux mots.
Ginger fit la grimace et dit: «Shmontses!
-Pardon ?
-Toute cette histoire, dit-elle en se renversant sur sa chaise, c’est shmontses.
- Désolé, mais je ne comprends pas…
-Oh, excusez-moi, c’est du yiddish. Une des expressions préférées de mon père. Cela désigne une chose sans valeur, une absurdité, une idiotie. On pourrait traduire ça par “foutaises”. » Elle montra du doigt le journal comportant l’interview du porte-parole. « Ainsi, ce détachement du Gisa se serait trouvé là, en pleine campagne, quand l’accident est arrivé ? A qui va-t-on faire croire ça ? Ce n’est pas lui qui a établi les barrages routiers, ce sont les hommes de la base de Shenkfield. Le Gisa n’est intervenu qu’au bout d’une petite heure et, pour être sur place aussi rapidement, il fallait qu’il soit en route avant même que l’incident ne survienne.
-Vous voulez donc dire qu’on savait à l’avance qu’il y aurait une fuite de gaz toxiques ? »
Elle soupira. « Je veux bien admettre qu’une équipe du Gisa puisse être basée dans l’une des bases militaires voisines… à l’ouest de l’Utah ou au sud de l’Idaho, par exemple. Mais cela ne suffit pas. Même s’ils avaient tout laissé tomber et sauté dans un avion dès l’annonce d’une fuite de gaz toxiques, les types du Gisa n’auraient pu reprendre la situation en main aussi rapidement. Pour moi, ils savaient bien à l’avance ce qui allait se passer par ici. Je ne veux pas dire qu’ils étaient au courant depuis plusieurs jours, mais deux ou trois heures, oui…
-Ce qui signifie que cette fuite de gaz toxiques ne serait pas vraiment un accident. Qu’il pourrait même n’y avoir eu aucune pollution, ni chimique ni biologique. Mais dans ce cas, pourquoi avaient-ils besoin de scaphandres de décontamination pour nous soigner ? »
Il y avait dans la voix de Ginger une note de frustration qui faisait écho à celle de Dom. « Il n’y a qu’une raison pour laquelle l’armée ai pu demander à une brigade du Gisa de renforcer la quarantaine, c’est que ces types allaient circuler dans une zone totalement interdite, qu’ils allaient voir des choses classées top secret. L’armée pensait qu’on ne pouvait se fier à des soldats ordinaires, c’est pour cela qu’on a fait appel au Gisa.
- Parce qu’on sait qu’ils ne parlent jamais.
- Oui. Il n’y aurait pas eu besoin du Gisa s’il n’y avait eu qu’une fuite de produits toxiques sur la nationale. Qu’y aurait-il eu à voir en dehors d’un camion renversé, d’une citerne crevée ? »
Ils se replongèrent dans les journaux et découvrirent de nouveaux indices les confirmant dans l’opinion que l’armée savait qu’une chose inhabituelle allait se dérouler dans les environs d’Elko par cette chaude soi-rée d’été. Dom et Ginger se rappelaient parfaitement qu’un bruit étrange avait résonné dans le Tranquility Grill et que le restaurant avait été ébranlé par une sorte de tremblement de terre une demi-heure environ après la tombée de la nuit. Le soleil se couchant assez tard à cette époque (même par 41° de latitude nord), l’incident avait dû débuter vers huit heures dix. Leurs blocages mnémoniques partaient de cet instant-là.
Cependant, Dom trouva dans le Sentinel un passage où l’on disait que les barrages sur la nationale 80 avaient été dressés à huit heures.
Ginger dit: « Vous voulez dire que l’armée a fait fer-mer la route cinq ou dix minutes avant la fuite de gaz toxiques “accidentelle” ?
- Oui. A moins que nous ne nous trompions sur l’heure. »
Ils lurent la rubrique météo du journal du 6 juillet. La tombée de la nuit était prévue pour sept heures trente et une minutes.
« Le crépuscule n’est pas très long par ici, dit Dom. Quinze minutes maximum. Il faisait donc nuit noire à huit heures moins le quart. Même si les ennuis n’ont pas commencé une demi-heure, mais seulement quinze minutes plus tard, cela veut tout de même dire que l’armée avait déjà établi des barrages.
-Ils savaient donc que quelque chose allait se produire.
-Mais ils ne pouvaient pas l’empêcher.
-Ce qui signifie que l’on a affaire à une série d’évé- nements qu’ils ont déclenchés mais n’ont pas pu con-trôler, ensuite.
- Possible, admit Dom, mais pas certain. Leur responsabilité n’est pas forcément engagée. Pour l’instant, ce n’est que de la spéculation. »
Ginger tourna les pages du Sentinel du 11 juillet et poussa un petit cri de surprise en découvrant la photo en buste d’un officier en casquette et uniforme. Bien que le colonel Leland Falkirk n’eût été présent ni dans le rêve de Ginger ni dans celui de Dom, ils le reconnurent instantanément grâce à la description qu’en avaient faite Ernie et Ned.
Dom lut la légende de la photo: Le colonel Leland Falkirk, officier responsable de la brigade du Gisa char-gée des opérations de quarantaine, s’est montré très discret devant les journalistes. Ce portrait, le premier qu’on ait de lui, est dû à notre photographe, Greg Lunde. Surpris par notre collaborateur, le colonel Falkirk a manifesté son déplaisir et n’a repondu que par le traditionnel « sans commentaires » à toutes les questions qui lui ont été posées.
Dom ne put que sourire devant l’humour involontaire de cette dernière phrase, mais le visage hiératique de Falkirk le glaçait. Il y avait dans son regard de prédateur une férocité effrayante: l’homme était habi-tué à obtenir tout ce qu’il voulait. Etre à sa merci constituait une perspective peu agréable.
Ginger observa la photo de Falkirk et dit à voix basse: « Kayn aynhoreh. » Devant l’étonnement de Dom, elle précisa: « Ça aussi, c’est du yiddish. Kayn aynhoreh, c’est une expression pour écarter le mauvais oeil. C’est de circonstance, non ? »
Tandis que Ginger et Dom lisaient les vieux numéros du journal local, Ernie et Faye Block tentaient de contacter ceux qui avaient inscrit leur nom sur le registre en cette soirée du 6 juillet et qu’ils n’avaient encore pu joindre. C’était le cas de Gerard Salcoe, l’homme qui avait pris deux chambres pour sa famille, et de Cal Sharkle, leur ami routier. De leur côté, Ned et Sandy Sarver élaboraient le dîner dans la cuisine du premier étage du motel. Ce soir, après l’arrivée de Brendan Cronin ainsi que de Jorja Monatella et de sa petite fille, ils seraient neuf à table et Ned ne voulait pas avoir tout à faire à la dernière minute. Ned et Sandy avaient décidé que le repas de ce soir devrait ressembler à celui de la traditionnelle fête de Thanksgiving. Ils pré- parèrent donc une énorme dinde de près de seize livres ainsi que tous les légumes habituellement servis avec.
Après avoir passé trois heures dans les bureaux du Sentinel, Ginger et Dom prirent un repas léger dans un snack d’Idaho Street, puis regagnèrent le Tranquility Motel vers deux heures et demie de l’après-midi. Faye et Ernie étaient toujours à la réception. Il flottait dans l’air une agréable odeur de pain en train de cuire et de légumes.
«Vous ne pouvez pas encore sentir la dinde, dit Faye. Ned ne l’a mise à cuire qu’il y a une demi-heure.
-Il dit qu’on passera à table à huit heures, mais cela ne m’étonnerait pas qu’on prenne d’assaut la cuisine un peu plus tôt », fit Ernie en riant.
Faye demanda: « Vous avez appris quelque chose au journal ? »
Ginger et Dom n’eurent pas le temps de lui répondre. La porte du motel s’ouvrit et un homme un peu obèse bien qu’encore assez jeune entra en trombe. Il était descendu de voiture sans prendre la peine de passer un manteau. Bien qu’il portât un pantalon de flanelle grise, un veston bleu, une chemise claire et un pull plu-tôt qu’un costume noir et un col romain, on ne pouvait avoir aucun doute sur son identité. C’était le prêtre aux cheveux auburn, au visage rond et aux yeux verts dont le mystérieux correspondant avait adressé une photo à Dom.
« Père Cronin », dit Ginger.
Elle se sentit attirée par lui, aussi immédiatement et aussi intensément qu’elle l’avait été par Dom Corvaisis. Ginger courut jusqu’à lui et le serra dans ses bras.
De toute évidence, le père Cronin ressentait la même chose qu’elle. Sans hésitation, il l’embrassa et ils restè- rent un moment enlacés, non pas comme des étrangers, mais comme un frère et une soeur qui se retrouvent après une longue séparation.
Puis Ginger s’écarta et Dom dit: «Mon père », s’avançant à son tour pour serrer le prêtre contre lui.
« Inutile de m’appeler ainsi. Pour l’heure, je ne veux ni ne mérite d’être considéré comme un prêtre. Appelez-moi Brendan, tout simplement. »
Ernie appela Ned et Sandy, puis il vint saluer Brendan en compagnie de Faye. Brendan serra la main d’Ernie et embrassa Faye. Il était clair qu’il avait beaucoup d’affection pour eux, mais qu’il n’éprouvait pas ce formidable et inexplicable magnétisme qui l’avait attiré vers Ginger et Dom. Quand Ned et Sandy furent descendus, il se comporta avec eux comme avec Ernie et Faye.
Brendan dit: «J’ai vraiment l’impression… de me retrouver en famille. Vous aussi n’est-ce pas ? Comme si nous avions vécu ensemble les moments les plus importants de notre vie… vécu quelque chose qui nous rend à tout jamais différents des autres. »
Bien qu’il répétât qu’il n’était pas digne de la défé- rence accordée habituellement aux prêtres, Brendan Cronin respirait la spiritualité. Son visage un peu trop rond, ses taches de rousseur et son sourire étaient synonymes de béatitude. Il se déplaçait parmi ses nouveaux amis, les touchait et leur parlait avec un entrain quasi contagieux qui mettait Ginger en joie.
Brendan dit: « Ce que j’éprouve ici me dit que j’avais raison de vouloir venir. Il fallait que je sois avec vous. Appelé, oui, c’est cela, j’ai été appelé. Nous avons tous été appelés.
-Regardez!» s’écria Dom. Il tendit les mains et présenta ses paumes pour montrer à tous les anneaux de chair rouge qui venaient d’y apparaître.
Surpris, Brendan présenta également ses paumes, marquées des mêmes stigmates.
« Nous avons été appelés », répéta Brendan.
Ginger était tendue. Elle se tourna vers Ernie, qui avait posé les mains sur les épaules de sa femme. Leurs visages étaient graves. Près du tourniquet de cartes postales, Ned et Sandy se tenaient par la main.
Ginger sentit un picotement dans la nuque. Il va arriver quelque chose, pensa-t-elle.
Toutes les lampes de l’hôtel étaient allumées à cause de la peur de l’obscurité d’Ernie mais, tout à coup, la lumière se fit plus vive. Une lueur laiteuse envahit la réception, née de chaque molécule d’air, et planant au-dessus d’eux, semblable à une brume d’argent. Ginger sut que c’était cette même lueur qui se manifestait dans tous ces rêves de lune dont elle n’avait aucun souvenir. Elle tourna lentement sur elle-même, non pas pour tenter de découvrir la source de cette lumière magique, mais dans l’espoir de se rappeler ses rêves ainsi que les événements lointains qui les inspiraient.
Ginger vit Sandy refermer ses doigts sur l’air comme pour emprisonner les molécules merveilleuses. Un sourire se dessina sur les lèvres de Ned, sur celles de Faye aussi, et un air enfantin se plaqua sur les traits pourtant virils d’Ernie.
« La lune, dit Ernie.
- La lune », répéta Dom, dont les mains portaient toujours les stigmates.
Un instant, un instant seulement, Ginger fut sur le point de tout comprendre. La membrane sombre qui bloquait ses souvenirs fut sur le point de se rompre, les souvenirs enfouis semblaient devoir se déverser en un torrent impétueux.
Puis la lumière passa du blanc crémeux au rouge sang et l’esprit de chacun passa de l’émerveillement et du plaisir à la peur. Ginger ne désirait plus la révéla-tion, elle la redoutait et battait en retraite devant elle, terrorisée, révulsée.
Elle recula, se cogna à la porte. De l’autre côté de la pièce, derrière Dom et Brendan, Sandy Sarver avait cessé de saisir la lumière à pleines mains. Elle s’accrochait désespérément à Ned, dont le sourire s’était changé en un rictus de dégoût. Faye et Ernie semblaient plaqués au comptoir.
Ginger sursauta quand un bruit sourd retentit, ébranlant l’air ensanglanté, un bruit qui se répéta avec l’insistance d’un coeur qui bat-un coeur gigantesque n’offrant pas deux, mais trois monstrueuses pulsations: LEUB-DEUB-deub, LEUB-DEUB-deub, LEUB-DEUB-deub… Elle sut instantanément que c’était là le bruit que le père Wycazik avait évoqué au cours de sa conversation téléphonique avec Dominick, le rythme ternaire qui avait surgi dans la chambre de Brendan Cronin et secoué tout le rectorat de Sainte-Bernadette.
Mais elle savait également qu’elle avait déjà entendu ce bruit-là auparavant. Toutes ces manifestations-la lumière lunaire, le rayonnement d’un rouge de sang, les cognements-faisaient partie de quelque chose qui s’était produit au cours de l’été de l’année précé- dente.
LEUB-DEUB-deub… LEUB-DEUB-deub… Les vitres se mirent à vaciller, les murs à trembler. La lueur rouge sang et les lampes commencèrent à pul-ser au même rythme que le battement.
LEUB-DEUB-deub… LEUB-DEUB-deub…
A nouveau, Ginger se sentit sur le point de rassembler ses souvenirs. A chaque pulsation, le barrage s’affaiblissait un peu plus, les événements enfouis remontaient à la surface.
Cependant, sa peur panique s’amplifiait et une formidable vague de terreur s’abattit sur elle. Le monde alentour perdait de sa consistance, des ténèbres gluantes se matérialisaient à la périphérie de son champ de vision.
S’enfuir ou périr.
Ginger tourna le dos à ces phénomènes et referma ses deux mains sur le cadre de la porte comme pour se cramponner au réel, au conscient, et résister à la vague noire qui menaçait de la submerger. Au comble du désespoir, elle regarda à travers les vitres le vaste paysage du Nevada, le ciel noir d’hiver, s’efforçant de bloquer le stimulus-cette lumière et ce bruit impossibles-qui la précipitait dans les ténèbres d’une fugue. Sa terreur et sa panique étaient telles que se réfugier dans cet état semblait presque préférable; elle s’agrippa cependant de toutes ses forces au chambranle, tremblant et respirant violemment, elle s’y accrocha, non pas tant terrifiée par ce qui se passait derrière elle que par les événements oubliés de cet été- là dont ces phénomènes n’étaient que l’écho lointain. Elle tint bon, tint bon… jusqu’à ce que le tonnerre ternaire commençât à diminuer et la lumière rouge à pâlir, jusqu’à ce que le silence retombât dans la pièce dans laquelle brillait, seul l’éclairage normal.
Elle allait bien. Elle n’allait pas s’évanouir.
Pour la première fois, elle avait résisté avec succès à une crise. Le calvaire de ces derniers mois l’avait-il endurcie ? Le fait d’être ici, tout près de trouver la clef du mystère, lui avait-il donné le courage de résister ? Ou avait-elle puisé des forces dans sa nouvelle « famille » ? Toujours est-il qu’elle était sûre, maintenant, de mieux tenir tête en cas de nouvel accès de fugue. Ses blocages mnémoniques se lézardaient. Et sa peur d’affronter ce qui était arrivé en ce 6 juillet n’était rien à côté de celle de ne jamais le savoir.
Très ébranlée, Ginger se retourna vers ses compagnons.
Brendan Cronin se dirigea vers le canapé et s’assit. Ses mains tremblaient. Les cercles avaient disparu de ses paumes ainsi que de celles de Dom.
Ernie dit au prêtre: Vous avez bien dit que cette même lueur s’était déjà manifestée dans votre chambre ?
-Oui, reconnut Brendan, à deux reprises.
-Mais enfin, vous parliez d’une lumière pleine de douceur, dit Faye.
- C’est vrai, acquiesça Ned, c’était merveilleux selon vous.
-Oui, dit Brendan, mais en partie seulement. Quand elle vire au rouge, je suis épouvanté, je le reconnais, mais quand elle naît… je me sens habité par la joie la plus étrange qui soit. »
Dom se frotta les mains sur sa chemise comme si les cercles de chair y avaient laissé quelque trace. « Il y avait un élément bon et un autre mauvais dans ce qui s’est passé ce soir. Nous souhaitons ardemment revivre ce que nous avons connu, mais en même temps, nous…
- Nous crevons de trouille », dit Ernie.
L’enterrement d’Alan Rykoff, l’ex-mari de Jorja Monatella, eut lieu à onze heures du matin. Le soleil de Las Vegas semblait vouloir percer les nuages de ses rayons.
Il n’y avait que cinq personnes en plus de Jorja et de Paul Rykoff, le père d’Alan, arrivé le matin de Floride.
Quand la cérémonie fut achevée, Jorja prit sa voiture, mais elle ne parcourut qu’un kilomètre avant de s’arrêter sur le bas-côté et de se mettre à pleurer. Ce n’était ni sur les souffrances d’Alan ni sur sa disparition qu’elle versait des larmes, mais sur la destruction finale de tous les espoirs qui avaient accompagné leur relation naissante, toutes ces espérances d’amour, de vie familiale, d’amitié, d’objectifs mutuels et de vie par-tagée à jamais envolées. Elle n’avait pas souhaité la disparition d’Alan. Mais maintenant qu’il était mort, elle savait qu’il lui serait plus facile de prendre ce nouveau départ auquel elle travaillait: elle s’en rendit compte sans culpabilité ni cruauté, mais avec tristesse.
La nuit précédente, Jorja avait annoncé à Marcie que son père était mort, mais elle avait bien pris soin de ne pas parler de suicide. Au début, elle ne pensait lui dire la vérité que cet après-midi, dans le cabinet du Dr Coverly. Mais le rendez-vous avec Coverly avait dû être annulé: en effet, Jorja et Marcie devaient prendre l’avion à peu près à la même heure pour rejoindre Dominick Corvaisis, Ginger Weiss et les autres. Curieusement, Marcie reçut assez bien la nouvelle. Certes, elle pleura, mais ni beaucoup ni très longtemps. A sept ans, elle était assez âgée pour comprendre ce qu’était la mort, mais pas encore assez vieille pour en saisir toute la cruelle finalité. Et puis, en abandonnant sa fille à Jorja Alan avait fait un cadeau ines-péré à Marcie: pour el;e, il était sorti de sa vie depuis un an et son deuil était déjà fait.
Un autre élément avait permis à Marcie de surmonter son chagrin: la passion qu’elle mettait à collection-ner des dessins représentant la lune. Moins d’une heure après avoir appris la terrible nouvelle, elle était installée à la table de la salle à manger, les yeux secs la langue tirée dans l’effort, un crayon à la main.
L’obsession de Marcie aurait inquiété Jorja même si elle n’avait pas su que d’autres personnes la partageaient et que deux d’entre elles en étaient déjà mor-tes. La lune n’occupait pas encore chaque heure de la journée de la petite fille. Il n’était malgré tout pas difficile de deviner que l’évolution de cette passion dévastatrice risquait de plonger irrémédiablement Marcie dans les abîmes de la folie.
Son angoisse à propos de Marcie était telle qu’elle put rapidement sécher ses larmes et repartir vers la maison de ses parents où l’attendait sa fille.
Celle-ci, installée à la table de la cuisine, coloriait en rouge les lunes de son cahier de dessin. Pete, le grand-père, était aussi assis à la table, l’air soucieux; il avait imaginé toutes sortes de stratagèmes pour entraîner Marcie dans des activités moins bizarres et plus saines, mais sans aucun succès.
Pendant que Jorja se changeait dans la chambre de ses parents, sa mère vint la rejoindre. En soutien-gorge et petite culotte, elle se sentit nue et vulnérable, cette situation lui rappelait le temps où sa mère la regardait s’habiller quand elle sortait avec des garçons qui ne lui plaisaient pas. Aucun, d’ailleurs, ne lui plaisait. En fait, Jorja avait épousé Alan en partie parce que Mary ne l’aimait pas. Le mariage comme mode de révolte. Stupide, car elle l’avait en fin de compte payé cher. Mais c’est l’amour autoritaire et envahissant jusqu’à la suffocation de Mary qui l’y avait poussée.
« Elle ne veut même pas dire pourquoi elle collec-tionne toutes ces lunes, dit Mary.
- Parce qu’elle ne le sait pas. C’est un acte compul-sif. Une obsession irrationnelle; s’il y a une raison, elle est enfouie dans son inconscient, dans un endroit auquel elle-même n’a pas accès.
- Il faut lui confisquer cet album.
- Plus tard, oui. Une étape à la fois, maman.
- Si ça ne tenait qu’à moi, on le ferait tout de suite. »
Sur la route de l’aéroport, Jorja et Marcie s’étaient installées à l’arrière, et la fillette continuait à parcourir son cahier de dessin, inlassablement.
Mary s’inquiéta successivement de l’avion (un douze places, c’est bien petit !) puis de ce Corvaisis qui lui avait téléphoné. Pete renchérit. « Oui, ça ne me plaît pas de te voir en relation avec des types de ce genre, maugréa-t-il en s’arrêtant à un feu rouge.
- Que veux-tu dire ? Je ne le connais même pas.
- J’en sais déjà assez. C’est un écrivain et tu sais comment ils sont. Toujours à chercher la bagarre comme Hemingway, ou à boire, ou à se droguer. Ils sont tous dingues.
- Ce voyage est une grave erreur », approuva Mary.
Ça n’arrêterait donc jamais ?
A l’aéroport, en embrassant ses parents, Jorja leur dit qu’elle les aimait, et eux répondirent de même; le plus curieux était leur réelle sincérité. En dépit des remarques constantes dont elle était l’objet Jorja les aimait. Sans cet amour, elle aurait depuis longtemps cessé d’avoir des relations avec eux. Le petit appareil qui avait éveillé leurs craintes était tout à fait confortable, il y avait de la musique, et le pilote le maniait avec la délicatesse d’une mère berçant son premier-né.
L’avion avait décollé depuis vingt minutes de Las Vegas quand Marcie referma son album et sombra dans le sommeil, bercée par le ronronnement des moteurs de l’appareil.
Pendant le vol, Jorja pensa à son avenir, au diplôme de commerce qu’elle préparait, à son espoir d’ouvrir un magasin de mode, au dur travail qui l’attendait-et à sa solitude, déjà un problème pour elle. Elle voulait un homme. Pas pour le sexe-bien qu’elle eût apprécié ! Faire l’amour lui manquait, mais ce qu’elle voulait, c’était un homme avec qui partager ses espé- rances, ses réussites et ses échecs. Dans sa rêverie, elle inclut bientôt Dominick Corvaisis dont la voix douce et confiante lui avait plu, au téléphone. Qu’est-ce que son père allait encore dire, si par hasard ils se plaisaient et qu’elle vînt lui annoncer son mariage avec un de ces cinglés d’écrivains ivrognes et bagarreurs !
Elle fit son deuil de cette idylle imaginaire peu de temps après l’atterrissage: elle ne tarda pas à comprendre que le coeur de Corvaisis était déjà pris.
A quatre heures et demie, une trentaine de minutes avant le crépuscule, des nuages sombres couvraient le ciel d’Elko. A l’horizon, les Ruby Mountains se paraient de noir et de pourpre. Un vent frais particulièrement mordant soufflait de l’ouest.
Dominick Corvaisis et Ginger Weiss attendaient sur la piste, non loin de la petite aérogare. Dès l’instant où elle les vit, Jorja éprouva le sentiment étrange et rassurant de se retrouver en famille.
Même Marcie-emmitouflée dans son manteau et son écharpe, les yeux bouffis par le sommeil, l’album serré contre la poitrine-fut tirée de sa torpeur par la vision de l’écrivain et du médecin. Elle sourit et répondit à leurs questions avec plus d’enthousiasme qu’elle n’en manifestait depuis quelques jours. Elle proposa de leur montrer son album et poussa des gloussements joyeux quand Dom la porta dans ses bras jusqu’à la voiture.
Nous avons bien fait de venir, se dit Jorja. Oui, nous avons bien fait.
Dom et Marcie ouvraient la marche, suivis des deux femmes. « Vous ne vous en souvenez peut-être pas, dit Jorja, mais vous avez prodigué les premiers soins à Marcie ce vendredi de juillet, avant même notre arri-vée au motel.
- Ainsi, c’était vous avec votre mari et Marcie ? Mais oui, je m’en souviens, à présent !
- Nous étions garés le long de la nationale 80, à huit kilomètres environ du motel, dit Jorja. Le paysage était si splendide que nous voulions faire quelques photos.
- Moi, j’arrivais juste derrière vous. Je vous ai vus vous arrêter et descendre de voiture. Vous teniez l’appareil photo. Votre mari et Marcie avaient enjambé le rail de sécurité et fait quelques mètres de l’autre côté. »
Avant même que Jorja eût appuyé sur le déclen-cheur, Marcie avait glissé dans le fossé, profond d’une bonne douzaine de mètres. Jorja avait poussé un cri -« Marcie ! »-et sauté pardessus le rail avant de se précipiter vers sa fille. Il y avait alors eu un crissement de pneus, quelqu’un qui criait: « Ne la touchez pas, je suis médecin ! » C’était Ginger Weiss. Elle dévala la pente aux côtés d’Alan. La petite fille ne disait rien, mais elle n’était pas inconsciente, un peu étourdie, c’est tout, et Ginger vit tout de suite qu’elle n’avait rien de grave. Marcie se mit à pleurer. Sa jambe était coincée sous elle et Jorja crut qu’elle s’était cassé la cheville. Ginger la rassura. Les broussailles avaient amorti la chute et la fillette s’en tirait avec quelques égratignures sans gravité.
« Vous m’avez beaucoup impressionnée, dit Jorja.
- Moi ? » Ginger parut surprise. Un monomoteur passa au-dessus d’eux dans un bruit assourdissant. « Je n’ai rien fait de bien spectaculaire, vous savez. J’ai examiné Marcie, je lui ai mis du mercurochrome et deux ou trois sparadraps, rien de plus. »
Tout en mettant les valises dans le coffre de la voiture, Jorja reprit: «Si, vous m’avez impressionnée. Vous étiez jeune, jolie, féminine, et cependant un médecin compétent et efficace. J’avais toujours cru que je n’étais bonne à rien, sinon à servir des cocktails et cette rencontre a été une révélation pour moi. Quand Alan nous a laissé tomber, plus tard, je ne me suis pas effondrée. Je me suis souvenue de vous, et j’ai décidé de faire quelqu’un de moi. D’une certaine manière, vous avez changé ma vie.
- Je suis flattée, Jorja, dit Ginger en fermant le cof-fre. Mais vous exagérez; c’est vous qui avez changé votre vie.
-Oh, ce n’est pas tant ce que vous avez fait ce jour-là que votre manière d’être. Vous étiez exactement le modèle dont j’avais besoin. »
Gênée, la jeune doctoresse répondit: « Dieu du ciel ! Jamais encore on ne m’avait prise pour modèle ! Mon chou, vous êtes définitivement fichue !
- Ne l’écoutez pas, intervint Dom, qui suivait cet échange en souriant. C’est le plus beau modèle que je connaisse. Ses protestations ne sont que des shmontses.
- Des shmontses ? fit Ginger, se tournant vers lui en riant.
-Je suis écrivain, et c’est mon boulot de ramasser tout ce qui passe à ma portée. Une bonne expression, je la note. Peux pas être blâmé pour cela.
- Des foutaises, hein?» protesta hypocritement Ginger en traduisant le terme à l’intention de Jorja-laquelle, à cet instant, comprit que le coeur de Dominick était déjà pris ailleurs et qu’il était payé de retour. Chose comique, ni l’un ni l’autre ne semblaient encore s’en rendre compte.
Ils quittèrent la petite ville d’Elko et prirent la route du motel, situé à une cinquantaine de kilomètres de là. A l’est, le crépuscule cédait la place à la nuit. Dom et Ginger racontèrent à Jorja ce qui s’était passé avant son arrivée. La jeune femme avait de plus en plus de mal à conserver la bonne humeur qui était la sienne en descendant d’avion. Et tandis que la voiture roulait dans la campagne désolée, Jorja se demanda si ce lieu était bien, comme elle l’avait d’abord cru, le seuil d’une nouvelle vie… ou la porte ouverte sur le tombeau.
Dès que le Lear se fut posé à Salt Lake City, dans l’Utah, Jack Twist monta à bord d’un Cessna de louage piloté par une sorte de colosse affable au visage barré d’une énorme moustache noire. Ils arrivèrent à Elko, dans le Nevada, à quatre heures cinquante-trois de l’après-midi, aux derniers rayons du soleil.
L’aérogare était trop petite pour qu’il y ait un bureau de location de voitures, mais il y avait en revanche une petite compagnie de taxis. Jack demanda à un chauffeur de l’emmener-lui et ses trois grosses valises-chez un concessionnaire Jeep, où il stupéfia le vendeur en payant comptant et en espèces une Cherokee à quatre roues motrices.
Jack s’éloigna dans son véhicule et, pour la première fois, chercha à savoir s’il était suivi. A plusieurs reprises, il lança des regards dans les rétroviseurs, mais il ne vit rien de suspect.
Il s’arrêta à proximité d’un petit supermarché, tout au bout du parking, loin des néons tapageurs, et observa la rue plongée dans la pénombre.
Il ne vit personne.
Ce qui ne voulait pas dire qu’ils n’étaient pas là.
Il entra dans le supermarché et acheta une carte des environs, une lampe de poche, une brique d’un demi-litre de lait, deux paquets de boeuf séché, un paquet de gâteaux au chocolat et, sans trop savoir pourquoi, une chose portant le nom de « Hamwich », sorte de barre faite de pâté de jambon, de viande séchée, d’épi-ces et de vitamines-« l’aliment idéal pour les cam-peurs et les sportifs », comme le disait la publicité. A l’intérieur du sachet translucide était tassée une sorte de pâte brunâtre portant la mention VIANDE VERITA-BLE. C’était à la fois à hurler de rire et triste à pleurer parce que c’était là le fin du fin d’un pays pour la défense duquel il était allé se battre en Amérique centrale…
En sortant du supermarché, il observa les environs, mais à nouveau, il ne vit rien de suspect.
Il marcha vers la Cherokee, souleva le hayon. Il ouvrit une valise et en sortit un sac à dos en nylon, le Beretta, un chargeur plein, une boîte de munitions calibre 32 et un silencieux. Il rangea dans le sac à dos les marchandises qu’il venait d’acheter vissa le silencieux, enclencha le chargeur. Quand il éut réparti tou-tes les cartouches dans les poches de sa veste de cuir, il referma le hayon.
Une fois au volant, il posa le Beretta sur le siège de droite, le dissimula sous le sac en papier qui avait contenu les provisions, alluma la torche et passa quelques minutes à étudier la carte des environs. Puis il éteignit la lampe et repoussa la carte. Il était prêt à affronter l’ennemi.
Pendant cinq minutes, il sillonna les rues d’Elko afin de semer d’éventuels poursuivants. Mais il n’y avait toujours personne.
Il s’arrêta tout au fond d’une impasse et tira d’une valise un récepteur de contrôle à bande large. Cet appareil, gros comme deux paquets de cigarettes, pos-sédait une antenne télescopique et recevait toutes les bandes radio possibles, de 30 à 120 MHz, ce qui incluait donc la FM comprise entre 88 et 108 MHz. Si un émetteur de surveillance à distance avait été fixé sur la jeep pendant qu’il faisait ses courses, son récepteur ne manquerait pas de le lui signaler. Grâce à un système de boucle en feed-back, le récepteur adresse-rait alors des signaux extrêmement perçants aux oreilles indiscrètes.
Jack sortit l’antenne, fit le tour du véhicule.
Rien. La Cherokee n’était pas sur écoute.
Personne ne le surveillait. Et cela lui donna la chair de poule.
L’inexplicable lui donnait toujours la chair de poule.
Quand on ne comprend pas une situation, cela veut dire habituellement qu’on passe à côté de quelque chose d’important. Pour passer à côté de quelque chose d’important, il faut avoir un « angle mort ». Et quand on a un « angle mort », on a toutes les chances de se faire avoir au moment où l’on s’y attend le moins.
En alerte, Jack Twist quitta Elko par la route 51 et prit la direction du nord. Puis il tourna vers l’ouest, s’engagea sur des sentiers et des pistes à peine pratica-bles et se retrouva derrière le Tranquility Motel sans avoir eu besoin d’emprunter la nationale 80.
Il coupa ensuite à travers les broussailles.
A ce moment, les nuages s’écartèrent pour révéler une lune presque pleine; il put éteindre les phares et continuer à avancer.
La Cherokee aborda le flanc d’une petite colline et s’arrêta quasiment au sommet. Le Tranquility Motel était à deux kilomètres de là, en contrebas. Seules quelques fenêtres étaient éclairées. Ou l’établissement était fermé, ou il y avait très peu de clients. Jack ne voulait pas qu’on l’entende arriver. Il coupa le contact et sauta à bas de la Cherokee.
Il laissa le Beretta et ne prit avec lui que sa mitraillette Uzi. Il n’envisageait pas un affrontement en règle. Pas encore, du moins. Malgré tout, il était prêt à répliquer au moindre accès de violence.
En plus de l’Uzi-et d’un chargeur de rechange-, il prit le sac à dos plein de provisions, un micro directionnel fonctionnant sur piles et le viseur Star Tron, destiné à la vision nocturne. Il enfila des gants et un passe-montagne.
Jack trouva la promenade revigorante. La nuit était fraîche et la brise vivifiante.
Il s’était habillé chaudement et confortablement dès son départ de New York. Avec sa veste de cuir fourrée, son gros pull, ses chaussures de marche et son pantalon de toile épaisse, c’était un individu vêtu comme un trappeur que les pilotes avaient conduit à Salt Lake City, puis à Elko. Mais ils n’avaient pas émis la moindre remarque. Quand on peut s’offrir sans sourciller la location d’un jet, on a bien le droit de porter les vêtements de son choix.
Jack marcha donc jusqu’à ce qu’il trouve un poste d’observation convenable sur la pente sud d’une colline, à quatre cents mètres environ derrière le motel. Il s’assit dans l’herbe et posa à côté de lui la mitraillette et le sac à dos.
Le Star Tron était capable de capter la moindre luminosité-lumière émise par les étoiles, phospho-rescence naturelle de la neige et de certaines plantes, traces d’électricité-et de l’amplifier quatre-vingt- cinq mille fois, transformant ainsi la nuit la plus noire en un jour grisâtre.
Plaçant ses coudes sur le sol, il braqua le Star Tron sur le motel. L’arrière du bâtiment apparaissait si distinctement qu’il constata tout de suite qu’il n’y avait personne de caché. Les chambres ne donnaient que sur le devant. La partie centrale, un peu surélevée, était toutefois équipée de fenêtres-les appartements des propriétaires, très certainement-, mais des sto-res et des rideaux l’empêchaient de voir à l’inté- rieur.
Il rangea le Star Tron dans le sac à dos et prit le micro directionnel, semblable à une arme du futur. Un tel appareil pouvait enregistrer une conversation à quelque cinq cents mètres, plus encore quand les conditions étaient optimales. Il ôta son passe-montagne et plaça l’écouteur sur ses oreilles avant de diriger le micro vers la fenêtre masquée par des doubles rideaux. Aussitôt, il saisit des bribes de conversation, des mots épars qui ne voulaient rien dire. La fenêtre était masquée, le vent soufflait trop fort et il était trop loin. Il décida de se rapprocher.
Reprenant l’Uzi, il marcha en silence parmi les broussailles jusqu’à un second poste d’observation, situé celui-ci à moins de cent mètres de la bâtisse. Il pointa à nouveau le micro-fusil vers la fenêtre et entendit immédiatement tout ce qui se disait derrière les vitres et les tentures. Il perçut au moins six voix. Ces gens étaient en train de dîner et faisaient des compliments au cuisinier (un certain Ned) et à son aide (nom-mée Sandy) pour la magnifique dinde qu’ils avaient préparée.
Ce n’est pas un simple dîner, se dit Jack avec envie, mais un véritable festin.
Il avait pris un frugal repas à bord du Lear, mais rien depuis. Sa montre était toujours réglée sur l’heure de New York. Pour lui, il était presque onze heures du soir. Il allait probablement passer pas mal de temps à espionner ces gens afin de percer leurs identités et de déterminer s’ils étaient ou non ses ennemis. Il avait trop faim pour attendre d’aller dans un snack ou un restaurant.
Il coinça le micro directionnel entre de petits rochers, toujours pointé vers la fenêtre, et prit le paquet de Hamwich acheté au supermarché. Très circonspect, il l’ouvrit et mâchonna la fameuse « viande véritable ». Un goût de sciure de bois dans la bouche, il avala d’un seul coup le demi-litre de lait et mangea plusieurs gâteaux au chocolat.
Tout cela sans cesser d’épier les conversations des dîneurs.
Il ne fallut pas très longtemps à Jack pour comprendre que ces gens n’étaient pas ses ennemis. Inexplicablement, d’une manière ou d’une autre, ils avaient été attirés ici-tout comme lui, d’ailleurs. Leurs voix lui étaient étrangement familières et il eut la curieuse sensation d’appartenir à leur groupe, comme si c’était sa famille.
Une femme nommée Ginger et un homme-Don ou Dom, il n’avait pas très bien saisi-racontèrent aux autres les recherches effectuées auprès du journal local. Jack eut l’appétit coupé quand il les entendit évoquer une fuite de gaz toxiques, des barrages routiers, l’intervention des hommes du Gisa. Le Gisa ! Il savait pertinemment de quoi il s’agissait, même si cette unité spéciale avait été formée après qu’il se fut retiré du service actif. Il était impliqué dans une affaire bien plus dangereuse qu’une revanche de la f ratellanza ou tout ce qu’il avait pu imaginer depuis son départ de New York.
Bien que le portrait sonore qui se composait devant lui fût plein de lacunes, Jack comprit que tous ces gens s’étaient réunis pour découvrir ce qui leur était arrivé l’été de l’année dernière, ce même week-end où il avait lui-même séjourné au motel. Leur enquête était déjà très avancée et Jack serra les dents en les entendant discuter si ouvertement de leurs progrès. Ils étaient si naïfs qu’ils croyaient que des fenêtres fermées et des rideaux tirés pouvaient les mettre à l’abri des oreilles indiscrètes. Il aurait voulu leur crier: Pour l ‘amour du ciel, fermez-la! Si moi je vous entends, eux aussi peuvent vous entendre!
Le Gisa. C’était encore plus dur à avaler que le Hamwich.
Mais ils continuaient de bavarder en toute insouciance, dévoilant leur stratégie à l’ennemi au fur et à mesure qu’ils l’élaboraient. Jack Twist arracha son écouteur, rangea à la hâte son équipement et descendit à pied vers le motel.
L’appartement des Block n’avait pas de salle à man-ger, rien qu’un coin-repas dans la cuisine, trop petit pour abriter neuf personnes. Ils avaient donc repoussé les meubles du living et apporté la table de cuisine ainsi que des rallonges pour asseoir tout le monde. Pour Dom, cette installation improvisée contribuait largement à l’esprit familial qui animait la soirée.
Désireux de ne pas se répéter, Ginger et Dom avaient attendu d’être à table pour exposer leurs recherches au Sentinel. Et maintenant, voici qu’ils révélaient que l’armée avait barré la nationale 80 plusieurs minutes avant la fuite de gaz toxiques. Ce qui voulait dire que des hélicos bourrés de militaires étaient partis de Shenkfield au moins une demi-heure plus tôt, donc que l’armée savait à l’avance que l’« accident » allait se produire.
Dom dit: « Si Falkirk et une brigade du Gisa ont pris les choses en main si peu de temps après l’incident, c’est que l’armée avait été prévenue bien plus tôt.
-Pourquoi est-ce qu’ils n’ont rien fait pour empê- cher l’accident ? demanda Jorja Monatella tout en découpant le morceau de dinde de sa fille.
- Apparemment, ils ne pouvaient pas l’arrêter. »
Dom leur parla alors de ce que Ginger et lui-même avaient découvert dans les numéros du Sentinel publiés au cours des semaines suivant la fuite de gaz toxiques. Un lieu était mentionné de telle manière qu’il pouvait bien avoir un rapport avec la fermeture de la nationale 80.
« Thunder Hill, la colline du Tonnerre, dit Dom. Nous croyons que c’est là que tout a commencé. Shenkfield n’était qu’une ruse, une fausse piste desti-née à détourner notre attention de la véritable source de la crise: Thunder Hill. »
Faye et Ernie s’arrêtèrent de manger, surpris. Faye dit: « Thunder Hill est à dix-sept ou dix-huit kilomè- tres d’ici en direction du nord-nord-est, quelque part dans les montagnes. L’armée y a aussi une base, ou plutôt un entrepôt. Il y a des cavernes naturelles où les militaires conservent des copies de toutes les notes de service et de tous les documents importants. Ainsi, tout ne serait pas perdu au cas où une guerre atomique ravagerait d’autres parties du pays, par exemple.
- L’entrepôt existait déjà avant que Faye et moi on ne s’installe par ici, dit Ernie. La rumeur dit qu’il n’y a pas que de la paperasse, des photos et des bandes magnétiques. Certains croient qu’ils planquent aussi des médicaments, de la nourriture, des armes et des munitions.
-Vous croyez que ce lieu pourrait servir à autre chose qu’à entreposer des documents ou du matériel ? demanda Sandy. Peut-être qu’ils y font aussi des expé- riences.
-Quel genre d’expériences ? demanda Brendan qui, assis à côté de Ned, dut se pencher pour mieux voir Sandy.
-N’importe quel genre, fit Sandy en haussant les épaules.
- C’est possible, dit Dom, qui avait eu la même idée.
- Mais s’il ne s’est rien passé sur la nationale 80 et que l’accident est survenu à Thunder Hill, fit remarquer Ginger, en quoi est-ce que cela a pu nous affecter, nous qui étions à plus de quinze kilomètres de là ? »
Personne ne put lui fournir de réponse.
Marcie, qui avait joué avec sa collection de lunes pendant toute la soirée et n’avait rien dit de tout le repas, demanda subitement: « Pourquoi est-ce que ça s’appelle Thunder Hill ?
-Là, mon chou, je peux te répondre, dit Faye. Thunder Hill est un ensemble de grands pâturages de montagne reliés les uns aux autres. Ils sont entourés de montagnes très hautes et quand il y a de l’orage, cela fait une sorte de grand entonnoir où s’engouffre le son. Les Indiens lui ont donné ce nom il y a plusieurs siècles parce que le tonnerre roule entre les montagnes et descend le long de leurs flancs. On a alors l’impression que le roulement ne vient pas du ciel, mais de la terre.
- Ouh la la ! s’écria Marcie, qu’est-ce que j’aurais la trouille ! »
Tout le monde éclata de rire.
Ernie dit à Dom: « Vous ne nous avez pas encore dit ce que vous avez trouvé dans le journal qui vous fait croire que Thunder Hill plutôt que Shenkfield serait à l’origine de tout. »
Dans le numéro du Sentinel en date du vendredi 13 juillet, soit une semaine exactement après la fermeture de la nationale 80 et trois jours après sa réouverture, un article évoquait les problèmes que deux éleveurs du coin-Norvil Brust et Jake Dirkson-avaient avec le Bureau fédéral d’exploitation des zones rurales, le « Bufézor ». Les litiges opposant les fermiers et le Bufézor n’étaient pas rares. Le gouvernement possédait la moitié du Nevada, non seulement les déserts, mais aussi une part assez élevée des terres arables et des pâturages dont il acceptait de louer une partie aux exploitants agricoles. Ces derniers disaient toujours que le Bufézor n’exploitait pas d’innombra-bles hectares de bonnes terres, que le gouvernement devrait céder un peu de ses biens à des intérêts privés, que les loyers étaient trop chers, etc. Mais Brust et Dirkson avaient une revendication d’un type nouveau. Depuis des années, ils louaient au Bufézor des terres situées autour d’une installation militaire de cent cinquante hectares de superficie, l’entrepôt de Thunder Hill. Brust détenait quatre cents hectares à l’ouest et au sud de Thunder Hill, Dirkson un peu plus de trois cent cinquante. Soudain, le samedi 7 juillet au matin, alors que le bail des deux hommes n’expirait que qua-tre ans plus tard, le Bufézor retira deux cent cinquante hectares à Brust et cent cinquante à Dirkson; à la demande de l’armée, ces quatre cents hectares furent intégrés au terrain abritant l’entrepôt de Thunder Hill.
« Cela s’est passé le lendemain de la fuite de gaz toxiques et de la fermeture de la nationale 80, fit remarquer Faye.
- Brust et Dirkson sont arrivés le samedi matin pour jeter un coup d’oeil à leurs troupeaux, un travail de routine, en quelque sorte, dit Dom, et ils ont découvert que les bêtes avaient été regroupées dans un coin. Des barbelés provisoires avaient été édifiés afin de définir le nouveau périmètre de l’entrepôt de Thunder Hill. »
Ginger repoussa son assiette et dit: «Le Bufézor s’est contenté de faire savoir à Brust et à Dirkson qu’il abrogeait unilatéralement la location des terres sans leur accorder de compensation. Ils n’ont cependant reçu de confirmation officielle par écrit que le mercredi suivant, ce qui est très étonnant puisqu’un avis d’expulsion arrive normalement soixante jours avant son exécution.
- Ce genre de procédure, c’est légal ? demanda Brendan Cronin.
-C’est tout le problème quand on fait des affaires avec le gouvernement, lui expliqua Ernie. On traite avec des gens qui décident de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas. C’est comme jouer au poker avec Dieu.
- Le Bufézor n’est pas très aimé par ici, dit Faye. Il fait vraiment la pluie et le beau temps.
- C’est ce que nous avions compris en lisant l’article du Sentinel, dit Dom. Quand les fermiers ont pris des avocats et que l’histoire de l’annulation du bail est venue aux oreilles de la presse, les responsables du Bufézor ont soudain fait volte-face et proposé des dédommagements .
- Cela ne leur ressemble pas ! s’exclama Ernie. Ils font toujours traîner les choses jusqu’à ce que vous en ayez assez des procès interminables et que vous cédiez.
- Combien ont-ils offert aux fermiers ? demanda Faye.
- La somme n’a pas été révélée, expliqua Ginger, mais elle devait être impressionnante pour que Brust et Dirkson acceptent immédiatement.
- En un mot, le Bufézor a acheté leur silence, dit Jorja.
- Je pense que c’est l’armée, en fait, qui est der-rière le Bufézor, en secret, dit Dom. Elle a compris que moins on parlerait de cette histoire dans les journaux moins on risquerait de faire le lien entre la crise de la nationale 80 du vendredi et la reprise de ces terres dès le lendemain.
-Surprenant, tout de même, que personne ne l’ait fait, puisque vous et Ginger l’avez soupçonné bien après les faits, objecta Jorja.
-Certes, mais nous avions justement l’énorme avantage du recul du temps, en plus de savoir plus ou moins que nous recherchions quelque chose comme cela, fit observer Ginger. Il n’y avait rien d’anormal à ce que les fermiers se bagarrent avec le Bufézor; rien, dans la situation, n’avait de rapport apparent avec la quarantaine de la nationale 80. Le Sentinel a même consacré un éditorial à féliciter la nouvelle attitude, plus compréhensive, du gouvernement.
-Or d’après ce que vous nous avez expliqué, dit Dom à l’intention de Faye et d’Ernie, ce fut la première et la dernière fois que les choses se passèrent aussi bien. Ce n’était donc pas une nouvelle politique du Bureau mais une mesure d’urgence exceptionnelle. Cela fait trop de coïncidences pour croire que la crise de Thunder Hill est sans rapport avec la crise simultanée de la nationale 80.
- D’ailleurs, fit observer Ginger, si la crise n’avait concerné que Shenkfield, pourquoi faire intervenir le Gisa ? Le personnel de la base est parfaitement qualifié pour faire face à ce genre de situation.
- Donc, dit Brendan Cronin, s’il y a une réponse à notre problème, c’est certainement à l’entrepôt de Thunder Hill qu’elle se trouve.
-Nous doutions déjà de la véracité de cette histoire de fuite toxique, dit Dom. Il se peut même qu’elle ait été inventée de toutes pièces. Peut-être que la crise n’a aucun rapport avec Shenkfield. Si la source véritable est Thunder Hill, tout le reste n’est que poudre aux yeux.
- Il y a de grandes chances que oui », dit Ernie. Lui aussi avait fini de manger. Ses couverts étaient bien rangés de part et d’autre d’une assiette impeccable-signe que le sens de l’ordre et de la discipline militaires ne s’était pas émoussé après toutes ces années.