Miles Bennell pouvait s’effondrer dans son fauteuil de bureau et prendre un air extrêmement las, il pouvait aussi déambuler dans la pièce tout en répondant aux questions sur un ton tantôt ironique, tantôt indif-férent; mais jamais il ne se rebellait, ne se mettait en colère ou ne se montrait effrayé comme c’eût été le cas pour tout individu plongé dans la même situation.
Le colonel Leland Falkirk lui vouait une haine sans bornes.
Assis à une petite table dans un coin de la pièce, Falkirk compulsait méthodiquement les dossiers qu’il avait personnellement établis, un pour chacun des scientifiques civils chargés du bon déroulement des études et des expériences menées derrière les lourdes portes de bois de la caverne, là où était jalousement conservé le secret du 6 juillet. Il espérait restreindre le champ des traîtres possibles en déterminant quels hommes et quelles femmes auraient pu se trouver à New York à l’époque où les deux notes et les photographies avaient été envoyées à Dom Corvaisis, à Laguna Beach.
Falkirk se heurtait à de nombreux problèmes. En premier lieu, un nombre trop important de ces foutus civils avait eu vent de la conspiration au cours des dix-huit derniers mois. Trente-sept hommes et femmes appartenant à un éventail très large de disciplines scientifiques avaient des laissez-passer et des connaissances essentielles au programme de recherches éla-boré par Bennell. Trente-huit civils, avec Bennell. C’était un miracle que trente-huit savants n’ayant pas la moindre notion de la discipline militaire eussent réussi à garder si longtemps un secret d’une telle envergure.
Ce n’était pas tout. Seuls Bennell et sept autres scientifiques se consacraient à la recherche à temps complet, à l’exclusion de toute autre occupation professionnelle, et vivaient en permanence à Thunder Hill. Les trente autres avaient des familles et des fonctions universitaires qu’ils ne pouvaient abandonner bien longtemps, de sorte qu’ils allaient et venaient en fonction des trous de leurs emplois du temps, séjour-nant parfois quelques jours et parfois plusieurs semaines, mais jamais plus de quelques mois. Ce serait par conséquent un travail long et ardu que d’interroger chacun d’eux pour savoir si et quand il-ou elle-s’était rendu à New York.
Pis encore, sur les huit personnes effectuant des recherches à temps complet, trois seulement, dont Miles Bennell étaient allées à New York en décembre.
En bref, la liste des suspects regroupait pour l’heure trente-trois personnes parmi les seuls scientifiques.
Falkirk se montrait tout aussi soupçonneux à l’égard du personnel de sécurité de l’entrepôt, bien que le major Fugata et le lieutenant Helms, le responsable de la sécurité et son bras droit, fussent en théorie les seuls à savoir ce qui se passait vraiment dans la caverne interdite. Fugata avait découvert que le polygraphe était détérioré et ne pouvait fournir de résultats fiables. Hier, on avait fait venir une nouvelle machine de Shenkfield mais elle s’était également révélée défectueuse. Selon Fugata, elle était arrivée dans cet état, mais Falkirk savait que ce n’était pas vrai.
Un des individus impliqués dans le projet savait que les blocages mnémoniques des témoins étaient en train de craquer. Décidant de profiter de l’occasion, il avait expédié à certains d’entre eux des messages secrets et des Polaroid volés dans les fichiers. Ce salaud avait failli réussir et, maintenant que la pression était sur lui, il sabotait les détecteurs de mensonges.
Le colonel cessa de compulser ses notes et leva les yeux vers Miles Bennell. « Docteur, faites-moi profiter de vos connaissances scientifiques.
- Mais très certainement, mon colonel.
- Tous ceux qui travaillent avec vous connaissent le rapport publié il y a sept ans par le Cérire. Ils savent quelles terribles conséquences résulteraient de la révélation de nos découvertes auprès du grand public. Pourquoi donc l’un d’entre eux se montrerait-il irres-ponsable au point de saper la sécurité du projet ? »
Le Dr Bennell avait l’air sincèrement désireux de l’aider, mais Falkirk décelait aisément les intonations dédaigneuses de sa voix. «Certains ne sont pas d’accord avec les conclusions du Cérire. D’autres pensent que la publicité des découvertes n’entraînerait pas une catastrophe; pour eux, le Cérire a fondamentalement tort et se montre trop élitiste.
- Je crois pour ma part que le Cérire a raison. Et vous, lieutenant Horner ?
-Je partage votre avis, mon colonel. Si les nouvelles doivent être divulguées au grand public, il faut que cela se fasse lentement, que cela s’étale sur une dizaine d’années. Même alors… »
Le colonel Falkirk hocha la tête. Il dit à Bennell: « J’ai une piètre opinion, quoique réaliste, de mes con-temporains, docteur, et je sais très bien ce qui se passerait dans le monde après la révélation de ces découvertes. Ce serait le chaos. Une crise sociale et politique inimaginable. Exactement ce que le Cérire a prévu. »
Bennell haussa les épaules. « Vous avez parfaitement le droit de penser cela. » Même si vous êtes arro-gant, ignorant et borné, disait le ton de sa voix.
Falkirk se pencha en avant et dit: « Et vous, docteur, vous croyez que le Cérire a raison ?
- Je ne suis pas votre homme, mon colonel, fit Bennell d’un ton évasif. Ce n’est pas moi qui ai envoyé les photos et les messages à Corvaisis ou aux Block.
-Très bien, docteur. Dans ce cas, vous me soutien-drez certainement dans mon dessein de soumetre à la question tous les membres du projet de recherche. Même si le polygraphe est réparé, les réponses qu’il nous fournira seront bien moins fiables que celles obtenues grâce au pentothal et aux autres substances du même type. »
Bennell croisa les mains derrière la nuque. « Il y en a certains qui n’apprécieront pas, vous savez. Ce sont des êtres d’une intelligence supérieure, mon colonel. Leur intellect est primordial pour eux et ils ne pren-dront pas le risque de se faire injecter des drogues dont les effets secondaires peuvent nuire, même de façon très passagère, à leurs capacités mentales.
- Ecoutez, docteur, je vais faire subir un interrogatoire sous drogue à tous ceux qui travaillent à Thunder Hill, qu’ils connaissent le secret ou non. Je vais demander son approbation au général Alvaro. » Alvaro était le grand responsable de l’entrepôt de Thunder Hill. En réalité, ce militaire n’avait jamais quitté son bureau et était tout juste bon à signer des papiers, et Falkirk le détestait tout autant qu’il haïssait Bennell. « Si le général me donne le feu vert et si des membres de votre équipe refusent d’obtempérer, je m’occuperai personnellement d’eux et je les briserai. Y compris vous. Est-ce que je suis assez clair ?
- Tout à fait », dit Bennell, impassible.
Le colonel repoussa ses fiches. « Ça ne va pas assez vite. Je veux ce traître tout de suite, pas dans un mois. Nous ferions mieux de réparer le polygraphe. » Il com-mença de se lever, puis se rassit comme si une idée venait de germer dans son esprit-alors qu’il l’avait en fait depuis son arrivée à l’entrepôt. « Dites-moi, docteur, qu’est-ce que vous pensez de l’évolution de Cro-nin et de Corvaisis ? Ces guérisons miraculeuses, tous ces phénomènes étranges… Comment interprétez-vous cela ? »
Bennell décroisa les mains. Dans ses yeux passait, enfin, une émotion sincère. « Je suis sûr que vous cre-vez de trouille, mon colonel, mais ce qui est plus grave, c’est que la peur soit votre seule réaction, alors que je pense quant à moi que c’est peut-être le plus grand moment de toute l’histoire de l’humanité. De toute façon, il faut absolument que nous parlions avec Cro-nin et Corvaisis. Il faut tout leur dire et obtenir leur coopération pour savoir très exactement comment ces pouvoirs sont apparus en eux. Nous ne pouvons nous contenter de les éliminer ou de leur faire subir un autre lavage de cerveau.
-Il sera impossible de préserver notre couverture si nous racontons tout aux témoins sans effacer leurs souvenirs.
- C’est vrai, reconnut Bennell. Dans ce cas, il fau-dra tout dévoiler au grand public. Mon colonel, vous n’avez pas l’air de vous rendre compte qu’avec l’évolution de ces derniers jours Cronin et Corvaisis prennent le pas sur tout le reste, y compris notre couverture ! Nous devons absolument étudier ces deux hommes. Et pas seulement cela, mais leur donner aussi la possibilité de développer leurs étranges talents, quels qu’ils soient. Quand comptez-vous les arrêter ?
- Cet après-midi, au plus tard.
- Alors, nous pouvons espérer que vous nous les confierez ce soir ?
-Oui. » Falkirk se leva, pour de bon cette fois-ci. Il prit son manteau et se dirigea vers la porte du bureau, où l’attendait le lieutenant Horner. Il fit une pause et dit: « Docteur, comment saurez-vous si Cro-nin et Corvaisis ont changé ou pas ? Vous croyez qu’il n’y a pas de chances pour qu’ils soient… possédés. Mais si vous vous trompez, s’ils ne sont plus entière-ment humains et s’ils vous dissimulent la vérité, comment réussirez-vous à le découvrir ? Il ne leur serait pas très difficile de se jouer du détecteur de mensonges ou du sérum de vérité.
- C’est un problème, je le reconnais. » Miles Bennell se leva à son tour, enfonça les mains dans les poches de sa blouse et se remit à déambuler. « Nous y réfléchissons depuis que vous nous avez mis au courant, dimanche dernier. Nous sommes passés par tou-tes sortes d’états, mais je crois à présent que nous pourrons y arriver. Nous avons imaginé des tests médicaux et psychologiques, tout un arsenal plutôt sophistiqué, et l’ensemble de ces examens nous indi-quera très précisément s’ils sont ou non infectés, s’ils sont encore humains… Je crois que vos craintes ne sont absolument pas fondées. Dans un premier temps, nous avons pensé que cette infection… cette possession… constituait un danger, mais cela fait plus d’un an que nous savons qu’il n’en est rien. Je crois qu’ils peuvent être parfaitement humains et posséder ces pouvoirs… qu’ils sont entièrement humains.
- Je ne suis pas de votre avis. Et mes craintes sont fondées, croyez-le. S’ils ont changé, ils sont si supé- rieurs à vous que ce sera pour eux un jeu d’enfant que de vous abuser.
-Vous n’avez même pas entendu ce que nous avons…
-Autre chose, docteur. Une chose à laquelle vous n’avez pas pensé mais que je dois pour ma part prendre en considération. Cela vous aidera peut-être à saisir ma position, étant donné que vous n’avez pas jusqu’à présent fait montre de beaucoup de compréhension. Vous ne vous rendez pas compte qu’il n’y a pas que des personnes enfermées au motel dont je dois me méfier ? Depuis que nous avons eu vent de ces pouvoirs paranormaux, c’est de vous aussi que j’ai peur !
- De moi ? s’écria Bennell, abasourdi.
-Vous avez travaillé ici avec ça, docteur. Presque quotidiennement, à faire des recherches et des tests depuis dix-huit mois. Si Corvaisis et Cronin ont été transformés en quelques heures de contact, comment ne pas vous soupçonner de ne pas l’avoir été en dix-huit mois ? »
Bennell resta quelques instants trop stupéfait pour parler. « Mais… ce n’est pas la même chose. J’ai commencé mon travail après les événements. Je suis avant tout… un enquêteur, celui qui fouille les décombres après un incendie pour en découvrir l’origine. S’il existe vraiment, le potentiel de possession n’a pu jouer qu’au tout début, au cours des premières heures.
-Qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi sûr ?
-Toutes les précautions de sécurité.
-Nous nous mesurons à de l’inconnu, ici, docteur. Il est impossible de prévoir ce qui pourrait arriver: c’est de la nature même de l’inconnu. Comment savoir ce que valent vos précautions ?
-Nous nous sommes même demandé Si nous serions capables d’assurer notre propre sécurité, intervint le lieutenant Horner. Je ne vous ai pas quitté de l’oeil une seule seconde, docteur. Vous n’avez pas remarqué que j’ai pratiquement toujours eu la main posee sur mon revolver ? »
Bennell fut incapable de répliquer.
Falkirk dit: « Docteur, vous me prenez certainement pour un dingue de la gâchette, un fasciste xénophobe et dégénéré. Mais si l’on m’a confié la responsabilité de cette opération, c’est non seulement pour dissimuler la vérité au grand public, mais aussi pour le proté- ger. Et cela fait partie de mon boulot de prévoir le pire et d’agir en conséquence !
- Seigneur! s’écria Bennell. Vous êtes complète-ment parano, tous les deux !
- Je m’attendais à ce que vous réagissiez ainsi, dit Falkirk, que vous apparteniez encore ou non à la race humaine. » Il se tourna vers Horner. « Allons-y, il y a un polygraphe à réparer. »
Horner prit la direction du Noyau. Falkirk le regarda partir, puis se tourna vers le savant barbu, plus pâle que jamais.
« Si vous avez décidé de tout plaquer, il vaudrait mieux que vous y renonciez. Il y a dix-huit mois de cela, j’ai envisagé cette possibilité et j’ai secrètement introduit un programme spécial dans le Vigilant. Sur un ordre de moi, le Vigilant pourra instituer une nouvelle politique qui interdira à quiconque de quitter Thunder Hill sans un code spé- cial. Bien entendu, je suis le seul à connaître ce code. »
Miles Bennell était effondré d’indignation.
« Vous voulez dire que vous nous retiendrez prisonniers ? » Il s’interrompit. La vérité venait de s’imposer à lui dans toute sa cruauté. « Mon Dieu, vous ne me révéleriez pas cela si vous n’aviez déjà activé le nouveau programme du Vigilant…
- C’est exact, fit le colonel. En arrivant, je me suis fait reconnaître en présentant ma main gauche au lieu de ma main droite. C’était le signal qu’attendait le système pour instaurer l’ordre nouveau. Personne, en dehors du lieutenant Horner et de moi-même, ne pourra sortir de Thunder Hill tant que je n’aurai pas rétabli le code primitif. »
Le colonel Falkirk quitta le bureau et pénétra dans le Noyau, extrêmement satisfait de lui-même. Cela lui avait pris dix-huit mois, mais il avait enfin réussi à bri-ser l’insupportable assurance de Miles Bennell.
S’il lui avait dévoilé un secret de plus, le savant se serait certainement jeté à ses pieds pour l’implorer. Mais ce secret, le colonel le gardait pour lui tout seul. Il avait conçu un plan pour tuer la totalité des occupants de Thunder Hill au cas où il déciderait qu’ils étaient infectés et se faisaient passer pour des humains. Il avait les moyens de réduire les installations à néant et d’étouffer l’épidémie dans l’oeuf. Cer-tes, il devrait mourir, lui aussi, mais c’était un sacrifice auquel il était préparé.
Après n’avoir dormi que cinq heures et demie, Jorja Monatella prit une douche, s’habilla et se rendit à l’appartement des Block, où elle trouva Marcie assise à la table de la cuisine en compagnie de Jack Twist. Elle s’arrêta dans le living, juste avant l’encadrement de la porte, pour les observer discrètement un instant.
Elle s’était convaincue que Jack en dépit de ses activités peu avouables, était le meilleur des hommes, au cours des quelques heures de la nuit qu’ils avaient pas-sées à patrouiller dans les rues d’Elko, à bord de la Cherokee. Il était intelligent, astucieux, doux, et savait écouter comme personne. Le père Cronin, épuisé, s’était endormi sur la banquette arrière et Jorja qui, inconsciemment, aurait bien voulu se débarrasser du prêtre, put se laisser aller; en quelques heures, elle en dit davantage à Jack sur elle-même que tout ce qu’elle avait jamais confié à sa meilleure amie, qu’elle avait perdue de vue depuis longtemps. Jamais, au cours de ses presque sept ans de mariage avec Alan, elle n’avait eu une conversation moitié aussi profonde que celle qu’elle eut avec Jack Twist, un homme qu’elle ne connaissait pas la veille encore.
Ainsi donc, il était capable de converser librement avec un enfant, sans la moindre marque de condescendance ou d’ennui, ce qui n’était pas donné à la plupart des adultes. Il plaisantait avec Marcie, lui posait des questions sur ses chansons ou ses films préférés, lui demandait ce qu’elle aimait le mieux manger et l’aidait à colorier les dernières lunes de son album. Cependant Marcie se trouvait dans un état plus inquiétant que la veille. Elle ne répondait pas à Jack et se contentait de lui adresser de temps à autre un regard vide. Mais Jack Twist ne perdait pas patience. Jorja se souvint qu’il avait passé huit ans à faire la conversation à une femme plongée dans le coma le plus profond et qu’il n’allait pas être découragé par l’indifférence d’une petite fille.
Jorja resta plusieurs minutes dans le living, parta-gée entre le plaisir de voir Jack se comporter de la sorte et la souffrance de constater que sa fille agissait de plus en plus comme une gosse atteinte d’autisme.
« Bonjour ! s’écria Jack en levant les yeux de l’album. Vous avez bien dormi ? Ça fait longtemps que vous êtes là ?
-Non, dit-elle en entrant dans la cuisine.
-Marcie, dis bonjour à ta mère. »
Mais Marcie n’abandonna pas une seule seconde son coloriage.
Jorja rencontra le regard de Jack et y lut de la sympathie mêlée d’inquiétude. « Il est déjà tard, fit Jorja. Il est presque midi. »
Elle s’approcha de Marcie, lui souleva le menton. Les yeux de la petite fille scrutèrent un instant ceux de sa mère. Puis elle eut un regard tourné vers l’inté- rieur, terrible et glacé. Jorja la lâcha et elle se remit aussitôt à frotter le papier de son dernier crayon rouge.
Jack repoussa sa chaise et marcha jusqu’au réfrigé- rateur. « Vous avez faim, Jorja ? Moi, je crève de faim. Marcie a mangé un peu plus tôt, mais je vous attendais pour le petit déjeuner. » Il ouvrit la porte du frigo. « Des oeufs au bacon avec des toasts ? A moins que vous ne préfériez une omelette avec du fromage, des herbes, de l’oignon et une pointe de poivre vert ?
-Vous savez aussi faire la cuisine ? demanda Jorja.
-Je ne tiendrai jamais de restaurant, dit-il. Mais d’habitude, c’est mangeable et, la plupart du temps, les gens devinent même ce qu’ils ont dans leurs assiettes. » Il jeta un coup d’oeil dans le congélateur. « Il y a des gaufres surgelées. Je pourrais en réchauffer quelques-unes.
- Faites à votre idée. » Jorja ne réussissait pas à détacher ses yeux de Marcie et le peu d’appétit qu’elle avait s’amenuisait de seconde en seconde.
Les bras chargés d’ingrédients, Jack se dirigea vers le plan de travail près de l’évier pour préparer son omelette. Jorja le rejoignit et, dans un chuchotement -bien que Marcie ne l’eût pas entendue même si elle avait crié-, elle dit: « Elle a vraiment pris son petit déjeuner ?
-Oui, répondit-il sur le même ton. Des céréales. Un toast avec de la confiture et du beurre de cacahuètes. Naturellement, je l’ai un peu aidée. »
Jorja s’efforçait de ne pas penser à ce que Dom avait raconté à propos de Zebediah Lomack, à la façon dont le sort tragique de Lomack était intimement lié à celui d’Alan. Deux adultes avaient été impuissants à lutter contre les obsessions maladives qui les assaillaient depuis le 6 juillet de l’année dernière et le lavage de cerveau qu’ils avaient subi. Quelles chances Marcie avait-elle de résister à ses frayeurs, de survivre… de vivre, tout simplement ?
« Allons, Jorja, fit Jack d’une voix très douce, vous n’allez pas vous mettre à pleurer. Ça ne sert à rien. » Il la prit dans ses bras. « Elle s’en tirera. Je vous le promets. Écoutez, ce matin même, les autres ont dit avoir passé une nuit formidable, sans le moindre cauchemar. Dom n’a pas eu de crise de somnambulisme et Ernie n’a presque pas eu peur du noir. Vous savez pourquoi ? Parce que être tous ensemble, comme les membres d’une vraie famille, ça soulage, ça fait craquer les blocages mentaux. D’accord, Marcie n’est pas très en forme ce matin, mais cela ne veut pas dire que son état empire. Bientôt, elle ira beaucoup mieux. Je le sais. »
Jorja ne s’attendait pas à ce que Jack l’enlace, mais elle s’abandonna totalement contre lui. Et au lieu de se trouver faible, voire un peu ridicule, elle sentit une nouvelle vigueur monter en elle, une nouvelle force couler dans ses veines. Elle était grande pour une femme, il ne l’était pas pour un homme: si bien qu’ils étaient pratiquement de la même taille, ce qui ne l’empêchait pas de ressentir cette sensation atavique d’être protégée. Elle se rappela ses réflexions de la veille, dans l’avion, sur le fait que les êtres humains n’étaient pas faits pour la solitude, mais pour donner et recevoir amitié, tendresse et amour. Elle avait besoin de recevoir, en ce moment, comme Jack avait besoin de donner.
« Une omelette avec des herbes, du fromage, de l’oignon et du poivre vert, lui murmura-t-il à l’oreille comme s’il la sentait déjà reprendre pied. Ça ne vous dit rien ?
-Ça a l’air formidable », dit-elle en se dégageant à contrecoeur de son étreinte.
Impassible, Marcie continuait à colorier ses lunes tout en chantonnant à voix basse un air étrange, répéti-tif, hypnotique.
Parker Faine, ne voulant pas s’avouer battu, était finalement revenu interroger la voisine des Salcoe. Essie Craw était le type même de la pipelette, passant l’essentiel de ses journées derrière ses rideaux à observer ses voisins. Malheureusement, elle ne savait en fait pas grand-chose, et son besoin de parler était tel que le peintre vit le moment où il ne pourrait jamais s’en débarrasser. Malgré son refus, elle lui servit du café et apporta des gâteaux secs, auxquels il se garda bien de toucher. Il apprit cependant quelques petites cho-ses. Les Salcoe étaient brusquement partis en vacances dans la Napa Valley, le pays des vignobles, mais n’avaient pas voulu laisser l’adresse de leur hôtel, pour avoir la paix.
« Il m’a appelé dimanche pour me dire qu’ils allaient être absents jusqu’au lundi 20, expliqua Essie Craw. Il m’a demandé de surveiller leur maison, comme d’habitude. Ce ne sont pas les rôdeurs qui manquent.
- Les avez-vous vus partir ?
- Non. J’ai bien regardé une ou deux fois… mais j’ai dû les manquer.
- Les jumelles les accompagnaient ? Il y a classe en ce moment non ?
-Oh, elles sont dans une école d’avant-garde, un peu trop d’avant-garde même, à mon avis. Voyager est considéré comme un enrichissement et une prolonga-tion du travail scolaire. Est-ce…
- Quelle impression vous a faite M. Salcoe, au télé- phone ? N’était-il pas un peu nerveux, tendu ? » la coupa impatiemment Parker.
La vieille fille pinça les lèvres, redressa la tête, l’oeil brillant à l’idée qu’il y avait peut-être scandale sous roche. « C’est vrai, maintenant que vous m’en parlez, je l’ai trouvé un peu bizarre… »
Il n’en apprendrait pas davantage. Il se leva pour partir, en dépit des protestations d’Essie Craw lui faisant remarquer qu’il n’avait même pas fini son café.
Parker Faine roula au hasard pendant une demi-heure, rassemblant tout son courage pour se lancer dans ce qu’il avait décidé de faire. Finalement il reprit la direction de la maison des Salcoe et se gara à l’entrée de l’allée, sous un gros bouquet de pins. Il mar-cha jusqu’à la porte, sonna avec insistance pendant trois minutes. Une telle obstination était incompréhensible, même quand on ne veut recevoir personne, et s’il y avait eu quelqu’un, on serait finalement venu lui ouvrir-ne fût-ce que pour l’insulter. Mais personne ne se manifesta.
Parker fit lentement le tour du rez-de-chaussée, exa-minant discrètement les fenêtres et marchant comme si de rien n’était, comme s’il était le propriétaire des lieux, tout en sachant que personne ne pouvait l’apercevoir depuis la route.
Les rideaux étaient tirés, lui dissimulant l’intérieur. Il s’attendait à découvrir au bas des vitres le petit rectangle noir trahissant la présence d’une alarme électronique, mais il n’en vit pas.
Il essaya de forcer deux fenêtres. En vain.
A l’arrière de la maison, deux grandes portes-fenêtres donnaient sur une pelouse encombrée de meubles de jardin en rotin. D’un coup de coude, il brisa un petit carreau et, plongeant la main à l’inté- rieur, tourna la poignée.
Il pénétra dans une grande pièce au sol carrelé, le salon très certainement, et tendit l’oreille. La maison était silencieuse.
Il progressa à pas de loup entre les tables, le billard et le piano et se figea sur place en apercevant au mur le tableau de commande d’un système de sécurité sensible aux mouvements. Il avait installé le même dans sa maison de Laguna Beach. La petite ampoule rouge aurait dû être allumée pendant l’absence des proprié- taires. La lampe était bien là, mais éteinte. Apparemment, le système n’avait pas été activé.
Parker Faine s’engagea dans un couloir, débouchant bientôt dans la cuisine puis dans la salle à manger. Il y faisait très sombré et il se risqua à allumer la lumière.
Une fois de plus, il écouta.
Rien. Le silence qui régnait dans la maison était aussi pesant que celui d’une tombe.
Quand Brendan Cronin entra dans la cuisine des Block après s’être levé tard et avoir pris une bonne douche, il trouva la petite Marcie en train de colorier des lunes et de chantonner à voix basse. Il pensa à la façon dont il avait guéri Emmeline Halbourg de ses propres mains et se demanda s’il pourrait utiliser son pouvoir psychique pour débarrasser Marcie de ses obsessions. Seulement, il n’osait pas. Incapable de se maîtriser, il pourrait causer chez la fillette des dommages irréparables.
Jack et Jorja finissaient leur omelette et leurs toasts. Ils accueillirent chaleureusement le prêtre. Jorja proposa de lui préparer un petit déjeuner, mais il déclina son offre. Il ne désirait rien de plus qu’une tasse de café bien fort.
Tout en mangeant, Jack examina les quatre armes à feu posées sur la table à côté de son assiette. Deux d’entre elles appartenaient à Ernie. Jack avait apporté les deux autres de New York. Ni Brendan ni Jorja n’évoquèrent les armes parce qu’ils savaient qu’on pouvait les entendre. Il était inutile de révéler l’importance de leur arsenal.
Les armes rendaient Brendan nerveux. Peut-être parce qu’il avait le pressentiment qu’elles serviraient à plusieurs reprises avant la fin de la journée.
Son optimisme à tout crin l’avait abandonné, en grande partie parce qu’il n’avait pas rêvé la nuit der-nière. C’était la première fois depuis des semaines qu’il dormait d’une seule traite mais, pour lui, cela n’avait rien de positif. Contrairement aux autres, Brendan faisait chaque nuit un rêve plaisant qui l’emplissait d’espoir. La disparition de ce rêve le rendait soucieux.
« Je croyais qu’il devait neiger ce matin, dit-il en prenant place à table.
-Ça ne devrait pas tarder », dit Jack.
Le ciel était aussi gris qu’une dalle de granit.
Dans la maison des Salcoe, à Monterey, Parker Faine recherchait principalement deux choses qui, l’une comme l’autre, lui auraient permis de remplir ses obligations envers Dom. Une adresse et un numéro de téléphone, une brochure d’hôtel, un dépliant touristique-n’importe quoi qui lui eût prouvé que les Sal-coe étaient partis en vacances. Ou encore du sang sur les rideaux et les tapis, des meubles renversés un mot griffonné à la hâte-bref, quelque chose qui indi-quât que les membres de la famille avaient été enlevés.
Certes, Dom ne lui avait demandé que de rencontrer ces gens, de bavarder un peu avec eux, mais Parker ne faisait jamais les choses à moitié. De plus, il prenait plaisir à ce qu’il faisait, même si son coeur commençait à battre la chamade et sa gorge à se serrer.
Il passa dans une bibliothèque, puis dans un petit salon de musique. Il y avait là un second piano, des clarinettes posées sur des chaises devant des pupitres, une barre pour les exercices. Les deux petites Salcoe devaient adorer la musique et la danse.
Parker ne découvrit rien au rez-de-chaussée et monta au premier étage, foulant lentement le tapis épais qui recouvrait les marches de chêne. Il fit halte à mi-étage, la main crispée sur la rampe.
Toujours le silence.
Il franchit les dernières marches et là, il entendit quelque chose. Un son curieux, à mi-chemin entre le biiip et le blip, qui venait des pièces situées de part et d’autre du palier. Il crut un instant que le système de sécurité s’était mis en marche, mais une alarme électronique aurait été des milliers de fois plus sonore que ces bztp-bltp.
Il trouva un interrupteur, alluma la lumière. A nouveau, il tendit l’oreille, cherchant à déceler autre chose que les étranges biip-blip. Il ne perçut rien d’autre. Ce son avait quelque chose de familier, mais il ne pouvait dire quoi.
Sa curiosité était plus grande que sa peur. Il choisit de prendre à droite et de marcher vers l’une des sources sonores.
Il perçut alors deux groupes de sons, très rapprochés mais tout de même distincts, émis sur des rythmes très légèrement différents et provenant d’une pièce sombre dont la porte était aux trois quarts fer-mée. Parker poussa la porte. Rien ne jaillit de l’obscurité pour l’agresser. Seuls les sons étranges se firent plus perçants.
Sur le mur d’en face, des rais blancs soulignaient le contour des rideaux tirés. Dans un coin de la pièce, une curieuse lueur verdâtre venait ajouter au mystère.
Parker entra, chercha l’interrupteur, alluma et vit aussitôt les deux petites Salcoe. Il crut qu’elles étaient mortes. Elles étaient allongées sur le dos dans un lit immense, dissimulées jusqu’aux épaules sous des couvertures, immobiles, les yeux grands ouverts. C’est alors que Parker comprit que les biip-blip et les lueurs verdâtres jaillissaient des moniteurs d’EEG et d’ECG auxquels les deux petites filles étaient reliées. Il vit des perfusions et des tuyaux disparaissant sous les couvertures et sut qu’elles étaient en plein lavage de cerveau.
La pièce ne ressemblait absolument pas à une chambre d’adolescentes: il n’y avait ni posters ni animaux en peluche, rien qui témoignât de leurs goûts personnels. Ce n’était qu’une grande chambre d’ami, dans laquelle on les avait placées toutes les deux pour des raisons de commodité.
Mais où se trouvaient leurs gardiens ? Ces experts en contrôle mental se sentaient-ils tellement sûrs de leurs drogues et de leurs techniques pour se permettre de faire un saut jusqu’au McDonald’s voisin afin de s’acheter un hamburger ? L’une des petites filles ne risquait-elle pas de retrouver un peu de lucidité et de s’arracher aux appareils ?
Parker s’approcha d’une des deux gamines, examina son visage. Ses yeux étaient vitreux. Il agita la main devant elle, mais elle ne réagit pas.
Il découvrit qu’elle portait des écouteurs raccordés à un petit magnétophone posé sur l’oreiller. Il se pen-cha davantage, souleva l’un des écouteurs et entendit une voix douce, mélodieuse, une voix de femme qui disait: « Lundi matin, j’ai pu dormir tard. Cet hôtel est vraiment formidable quand on veut faire la grasse matinée. D’ailleurs, c’est plus un club qu’un hôtel, les employés sont très stylés et les femmes de chambre ne s’agitent pas dans les couloirs dès le lever du soleil. C’est un coin vraiment super! J’aimerais bien y vivre quand je serai grande. Après notre petit déjeuner, Chris-sie et moi, on s’est promenées dans la campagne en se disant qu’on rencontrerait peut-être des garçons, mais il n’y avait personne… » Le rythme hypnotique de la voix féminine effraya Parker, qui remit l’écouteur en place.
Il était clair que le barrage mental d’au moins l’un des membres de la famille Salcoe s’était détérioré qu’il se souvenait du Tranquility Motel et de ce qui s’y était passé l’été de l’année dernière. Les vrais souvenirs devaient une fois de plus être remplacés par de faux souvenirs et une nouvelle séance de lavage de cerveau était nécessaire.
Parker s’intéressa à l’autre fillette et l’observa. Il se demanda s’il ne risquait pas de la blesser physiquement ou mentalement en lui ôtant sa perfusion, en la sortant de la maison et en la mettant à l’abri autre part. Il valait peut-être mieux appeler la police…
Soudain, il prit conscience de ne pas être seul avec les fillettes endormies. Il fit volte-face pour se tourner vers la porte: deux hommes étaient entrés dans la chambre. Ils avaient des pantalons noirs et des chemises blanches aux manches relevées. Derrière eux, se tenait un troisième homme portant lunettes, costume sombre et cravate. Ce ne pouvaient être que des agents du gouvernement, car qui d’autre aurait pu s’habiller ainsi pour exécuter une telle besogne ?
L’un des hommes dit: « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous foutez là ? »
Parker ne prit même pas la peine de répondre. Il s’élança vers les rideaux en souhaitant que la vitre ne fût pas trop solide et dans un fracas de verre brisé se retrouva sur le balcon du premier étage. Le choc fut terrible. Une douleur cuisante lui déchirait la poitrine, mais il n’avait pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Il se dégagea prestement des rideaux qui l’embarrassaient et enjamba le balcon pour se retrouver sur la pelouse, quelques mètres plus bas, où il effectua un roulé-boulé avant de s’enfuir à toutes jambes.
Soudain, il vit le tronc d’un arbuste voler en éclats et comprit qu’on lui tirait dessus. Il n’y avait pas de détonations. Ils devaient utiliser des silencieux. Il cou-rut en zigzag vers la limite de la propriété, tomba dans un massif d’azalées, se releva, sauta pardessus une haie.
Ces types étaient prêts à l’abattre pour l’empêcher de raconter ce qu’il avait vu chez les Salcoe. En ce moment même, ils étaient sans doute en train de démé- nager-ou de tuer-les deux petites malheureuses. S’il appelait la police depuis une cabine publique et que les types fussent des agents du gouvernement, qui la police allait-elle croire ? Un excentrique surexcité, une espèce d’artiste à la tenue voyante et aux cheveux longs ? Ou trois types du FBI en costume trois pièces cravate, avec un alibi en béton armé quant à leur pré- sence dans la maison des Salcoe ?
Il décida d’abandonner la Tempo et fonça à toute allure vers un petit ruisseau, le franchit d’un bond se fraya un passage entre des arbres, arriva dans le jar-din d’une autre propriété, ne ralentissant que plusieurs minutes après avoir soigneusement brouillé les pistes.
Il savait ce qui lui restait à faire. La monstruosité dont il venait d’être témoin lui avait fait prendre conscience, de manière aveuglante, à quelle extrémité son ami Dom se trouvait réduit. Jusqu’ici, Parker avait su son ami en danger, empêtré dans une conspiration aux proportions inimaginables: mais maintenant il le savait avec ses tripes, et ce n’était pas du tout la même chose. Il ne lui restait plus qu’à se rendre dans le comté d’Elko. Dom Corvaisis était son ami, peut-être son meilleur ami, et il faisait ce que commandait l’ami-tié: ne pas laisser tomber l’autre dans les moments difficiles. Il aurait pu rentrer tranquillement chez lui et se remettre à sa peinture. Mais il ne se serait plus autant aimé ensuite, chose terrible dans la mesure où il s’était toujours énormément aimé !
Cette décision étant prise, il lui fallait rejoindre l’aéroport de Monterey, prendre un avion pour San Francisco et, ensuite, une correspondance pour le Nevada. Il n’avait pas à redouter que les types rencontrés dans la maison des Salcoe cherchent à le coincer à l’aéroport. « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous fou-tez là ? » C’était tout ce que l’un des agents du gouvernement avait dit, ce qui prouvait qu’ils ne le connaissaient pas. Ils avaient dû le prendre pour un voisin trop curieux. Le temps qu’ils retrouvent la Tempo et l’identifient, il serait loin.
Parker Faine marcha sur la route pendant plusieurs minutes. Parvenu dans une rue paisible aux résidences cossues, il vit un jeune homme de dix-neuf ou vingt ans qui astiquait méticuleusement les chromes d’une Plymouth Fury modèle 1958 couleur jaune banane. Parker s’approcha de lui et dit: « Ecoutez, ma voiture est tombée en panne et je dois me rendre à l’aéroport. Je suis très pressé. Est-ce que vous m’y conduiriez pour cinquante dollars ? »
Le jeune homme ne se fit pas prier.
A l’aéroport, Parker trouva une place à bord d’un appareil décollant pour San Francisco dix minutes plus tard. Il monta à bord de l’appareil, s’attendant à moitié à être intercepté par des agents fédéraux avant le départ. Mais l’avion quitta la piste et Parker n’eut plus qu’un souci en tête: trouver une correspondance pour Reno avant qu’on ne l’arrête.
Jack Twist parcourut tout l’appartement des Block observant par chaque fenêtre le vaste paysage dans l’espoir d’y trouver quelque chose qui révélât la pré- sence d’un poste d’observation ennemi. Il y avait certainement au moins une équipe de surveillance chargée du motel et du restaurant. Qu’elle fût bien ou mal cachée importait peu: il avait les moyens de la localiser a coup sûr.
Parmi l’imposant matériel qu’il avait apporté de New York, il y avait un instrument auquel les forces armées donnaient le nom de HS101 et qui n’était autre qu’un analyseur thermique. Il avait la forme aérodyna-mique d’un pistolet de science-fiction, à la différence près que le canon était remplacé par une lentille de cinq centimètres de diamètre. Il suffisait de le tenir par la crosse et de regarder dans l’oculaire comme s’il s’agissait d’un banal télescope. En déplaçant le viseur, on pouvait voir deux choses: une image du terrain très agrandie, ce qui n’avait rien d’extraordinaire, et, superposée à elle, une représentation des sources de chaleur réparties sur ce même terrain. Les plantes, les animaux et les roches chauffées par le soleil émettent de la chaleur sous forme de rayonnements, mais, grâce à la technologie de la micropuce, l’ordinateur du HS101 était capable de différencier les diverses sortes de rayonnements thermiques et de distinguer la plupart des sources naturelles. L’appareil n’indiquait que les sources thermiques dont la taille était supérieure à vingt-cinq kilos, principalement les hommes et les chiens.
Jack consacra beaucoup de temps à l’étude des ter-res situées au nord du motel, puis, ayant constaté qu’il n’y avait personne dans cette direction, il passa à l’ouest avant de s’intéresser aux fenêtres donnant au sud.
Marcie avait colorié la dernière lune de son album et elle se tint en permanence aux côtés de Jack quand celui-ci pointa son analyseur thermique vers la campagne. Peut-être avait-elle appris à l’aimer quand il avait continué à lui parler bien qu’elle demeurât muette. Mais peut-être aussi avait-elle peur de quelque chose et se sentait-elle rassurée par sa présence. A moins qu’il n’y eût quelque autre raison plus étrange.
Jorja resta avec eux. Bien qu’elle ne posât aucune question, elle était autrement plus dérangeante que sa fille. C’était une femme très attirante, certes, mais surtout elle plaisait beaucoup à Jack. Ce dernier pensait qu’eile l’aimait bien, aussi, mais il ne la croyait pas attirée par lui en un sens plus précis. Que pourrait-elle lui trouver ? C’était un hors-la-loi au visage couturé et avec un oeil louche. Au moins pourraient-ils être amis; c’était déjà pas si mal.
Par la fenêtre du living, il découvrit enfin ce qu’il cherchait: des points de chaleur corporelle perdus dans l’étendue désertique. Des indications numériques lui apprirent qu’il y avait deux sources de chaleur distinctes, à six cent cinquante mètres environ plein sud. Cette information fut suivie par une série de chiffres correspondant à une estimation de chaque surface irradiante. C’était bien de deux hommes qu’il s’agissait. Il coupa le mécanisme d’analyse thermique du HS101 et en augmenta le pouvoir d’agrandissement pour l’utiliser comme un simple télescope.
« Ça y est », dit-il simplement.
Les deux observateurs étaient installés à même la terre nue. Jack vit que l’un d’eux possédait des jumelles, mais il ne s’en servait pas pour l’instant et ne se savait donc pas observé.
Jack s’intéressa finalement au terrain s’étendant à l’est du motel, mais en vain. Ainsi, ils n’étaient surveillés qu’au sud: l’ennemi pensait que cela suffisait, la façade du motel et la petite route y conduisant étant parfaitement visibles de cet unique poste d’observation.
C’était sous-estimer Jack. L’ennemi connaissait son passé et ses qualités, mais ne savait pas à quel point celles-ci étaient développées.
A deux heures moins vingt, les premiers flocons se mirent à virevolter.
A deux heures, quand Dom et Ernie revinrent de leur tournée d’inspection du périmètre de l’entrepôt de Thunder Hill, Jack dit: « Vous savez, Ernie, quand la neige tombera dru, il y aura sûrement des conducteurs qui remarqueront nos voitures et qui voudront faire étape ici, même si nous éteignons toutes les lumières. Il vaudrait mieux garer derrière ma Cherokee la camionnette des Sarver et les autres véhicules. Ce n’est pas la peine que tout le monde vienne demander pourquoi certains seulement ont des chambres. »
En fait, Jack était certain d’être espionné et prenait prétexte de la tempête de neige pour éloigner les voitures des observateurs tapis au sud de la nationale 80. Quand la couche de neige serait assez épaisse et qu’il ferait tout à fait nuit, toute la Famille pourrait sortir du motel par-derrière et utiliser la fourgonnette et la Cherokee pour s’enfoncer dans la montagne.
Ernie saisit tout de suite l’intention de Jack et c’est ainsi qu’il partit avec Dom pour déplacer les voitures.
Dans la cuisine, Ned et Sandy avaient presque fini de préparer et d’emballer les sandwiches qui tiendraient lieu de repas pour tous.
Ils n’avaient plus qu’à attendre Faye et Ginger.
Les averses de neige étaient de temps en temps traversées par de furieuses mais brèves rafales. La lumière baissait. Vers trois heures, la neige se mit à tomber régulièrement et, s’il n’y avait plus de vent, la visibilité se réduisait à une trentaine de mètres. Là- bas, les observateurs avaient sans doute récupéré leur matériel pour se rapprocher.
Jack regardait sa montre de plus en plus fréquemment. Le temps qui leur restait s’amenuisait. Mais à quelle vitesse ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Le lieutenant Horner était en train de réparer le polygraphe saboté; pendant ce temps, Falkirk s’adressait au chef de la sécurité de l’entrepôt et à son assistant-le major Fugata et le lieutenant Helms-et leur faisait savoir qu’ils étaient sur sa liste de traîtres possibles. Naturellement, il se faisait ainsi deux ennemis, mais cela n’avait aucune importance. Il n’avait pas envie qu’on l’aime-il voulait seulement être craint et respecté.
Il n’en avait pas encore fini avec Fugata et Helms quand le général Alvarado arriva. Le général était une sorte de poussah obèse aux doigts boudinés. Il débou-cha dans le bureau le visage empourpré. Le Dr Miles Bennell venait de lui apprendre la mauvaise nouvelle. « Colonel Falkirk c’est vrai ce qu’on vient de me dire ? Vous avez pris le contrôle du Vigilant et vous nous avez tous faits prisonniers ? »
Lentement et d’une voix où ne perçait aucune trace d’irrespect, Falkirk informa le général qu’il avait la permission d’intégrer le programme secret à l’ordinateur de sécurité et de le déclencher quand bon lui semblait. Alvarado voulut savoir de qui il tenait cette étonnante autorisation et le colonel répondit: « Du général Maxwell D. Riddenhour, chef de l’état-major de l’armée de terre et président du groupe interarmées. » Alvarado répliqua qu’il savait parfaitement qui était Riddenhour et qu’il ne croyait pas qu’il pût avoir donné une telle permission à Falkirk. « Dans ce cas, vous devriez l’appeler pour le lui demander vous-même, mon général », suggéra Falkirk. Il tira un bristol de son portefeuille et le tendit à son supérieur hié- rarchique. « Voici son numéro de téléphone.
-Je connais par coeur le numéro de l’état-major, dit Alvarado d’un air dédaigneux.
-Il ne s’agit pas de cela, mon général, mais du numéro personnel du général Riddenhour. S’il n’est pas au bureau, vous pourrez le contacter chez lui. Après tout, c’est une affaire d’une extrême gravité. »
Ecarlate à présent, Alvarado prit le bristol du bout des doigts, comme s’il s’agissait d’un serpent à sonnette, et sortit du bureau. Il revint une quinzaine de minutes plus tard, plus blanc qu’un linge. « C’est parfait, colonel, vous avez l’autorisation dont vous vous réclamez. J’en déduis donc que c’est vous le nouveau responsable de Thunder Hill.
- Nullement, mon général, vous êtes toujours le chef d’opérations.
- Peut-être, mais si je suis prisonnier…
- Mon général, vos ordres ont la préséance tant qu’ils ne s’opposent pas directement à ma mission qui consiste à veiller à ce qu’aucune personne… aucune créature dangereuse ne sorte d’ici.
- D’après Miles Bennell, vous avez dans l’idée que nous sommes tous devenus des sortes de… monstres. » Le général avait employé le mot le plus fort qui lui venait à l’esprit avec l’intention d’affaiblir la position de Falkirk.
« Comme vous le savez, mon général, un des membres au moins de cette base a cherché à faire revenir plusieurs témoins au Tranquility Motel, dans l’espoir évident que ceux-ci se souviennent de ce qu’ils devaient oublier et contactent les médias pour nous obliger à révéler ce que nous avons dissimulé. Il y a de fortes chances pour que ces traîtres, certainement des membres de l’équipe de Bennell, aient des intentions louables et croient que le grand public doit être informé. Mais il est tout aussi possible qu’ils aient des mobiles plus inquiétants. Me suis-je bien fait comprendre ?
- Des monstres… », répéta Alvarado d’un air sombre.
Quand le polygraphe fut réparé, Falkirk chargea le major Fugata et le lieutenant Helms d’interroger tous ceux qui avaient pu avoir connaissance du formidable secret jalousement gardé à Thunder Hill depuis plus de dix-huit mois. « La moindre entourloupe et j’aurai votre tête ! » les prévint le colonel. Si, une fois de plus, ils ne parvenaient pas à trouver le ou les individus qui avaient expédié les Polaroid aux témoins, il verrait dans leur échec une preuve supplémentaire de la corruption qui se développait au sein de l’équipe de Thunder Hill, une corruption qui n’avait rien d’humain et était plutôt le résultat de quelque terrifiante infection. En échouant, ils signeraient leur arrêt de mort.
A deux heures moins le quart, Falkirk et le lieutenant Horner regagnèrent Shenkfield, laissant tout le personnel de Thunder Hill dans cette prison dont seul le colonel possédait la clef. Il retrouva son bureau aveugle et reçut presque instantanément toutes sortes de mauvaises nouvelles.
Foster Polnichev, responsable du FBI pour Chicago, était au téléphone.
En premier lieu, Sharkle était mort dans sa maison d’Evanston-ce qui aurait dû le réjouir-mais il avait entraîné dans la tombe sa soeur, son beau-frère et toute une section d’assaut. L’issue plus que violente du siège de la villa de Sharkle l’avait projeté au niveau national. Les médias assoiffés de sang s’intéresseraient à l’histoire de Cal Sharkle aussi longtemps qu’ils pourraient en tirer quelque chose. Le pire était que les délires de Sharkle risquaient de conduire un journaliste plus perspicace que les autres vers le Nevada, le Tranquility Motel, l’entrepôt de Thunder Hill.
Ce n’était pas tout. Foster Polnichev déclara que « quelque chose de quasi… enfin… surnaturel était en train de se passer ici ». Une rixe sanglante avait éclaté dans un quartier modeste de la ville, chez la famille Mendoza, plus précisément, et elle avait causé une telle émotion chez les policiers que les journalistes de la presse écrite et de la télévision campaient désormais sous les fenêtres des victimes. Winton Tolk, ce policier dont Brendan Cronin avait sauvé la vie à Noël, avait ramené à la vie un enfant égorgé par un dément.
C’était incroyable, mais il fallait pourtant se rendre à l’évidence: Brendan Cronin avait transmis à Tolk ses incroyables pouvoirs. Mais était-ce tout ? Ne lui avait-il pas donné autre chose en plus de son pouvoir de gué- rison ? Se pouvait-il que quelque chose de ténébreux, de sombre, d’inhumain fût désormais tapi au coeur du policier noir ?
La réalité semblait coller au scénario le plus alar-miste. Le souffle court, Falkirk écouta la suite du récit de Polnichev.
Selon l’agent du FBI, Tolk n’avait accordé aucune interview à la presse et restait cloîtré chez lui-sa maison étant également assiégée par les journalistes. Tôt ou tard, cependant, il révélerait la vérité; il citerait le nom de Brendan Cronin et il ne serait pas très difficile ensuite de remonter jusqu’à Emmeline Halbourg.
Emmy Halbourg. Celle-là aussi posait un problème, et de taille. Dès qu’il avait été mis au courant des nouveaux pouvoirs de Tolk, Polnichev s’était rendu au domicile des Halbourg pour voir si la fillette n’avait pas acquis un talent nouveau au moment même où Brendan Cronin l’avait débarrassée de son mal. Ce qu’il avait vu dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer et il avait immédiatement mis les Halbourg à l’écart de la presse et des voisins. Les cinq membres de la famille Halbourg se trouvaient actuellement dans une « résidence » du FBI, gardés par six agents qui ne savaient qu’une chose: ces personnes devaient être autant protégées que redoutées et aucun agent ne devait rester seul avec l’une d’elles. De plus, les Halbourg devaient être abattus comme des chiens au moindre geste suspect de leur part.
« Je crois que tout cela est désormais inutile dit Polnichev. Nous ne contrôlons plus la situation. les nouvelles se répandent très vite et nous n’y pouvons rien. Il me semble qu’il vaudrait mieux abandonner notre couverture et tout révéler au grand public.
-Vous êtes dingue ou quoi ? demanda Falkirk.
-S’il faut en arriver à supprimer des dizaines de personnes comme les Halbourg, les Tolk, les témoins et peut-être d’autres encore, pour continuer à garder cette histoire secrète, je pense que le prix à payer est bien trop élevé.
-Vous oubliez les enjeux ! hurla le colonel. Vous ne comprenez pas que notre rôle ne se borne plus à dissimuler le secret au grand public, mais à pro-téger l’espèce humaine tout entière ! Si nous racontons tout et si nous nous décidons à faire usage de la violence pour contenir l’infection, tous les politiciens et les bonnes âmes vont nous tomber dessus et nous aurons perdu la guerre avant même de nous être battus !
-Pardonnez-moi mon colonel, mais il me semble que nous avons maintenant la preuve que le danger n’est pas aussi grand que nous le redoutions, dit Polnichev. D’accord, j’ai dit aux gardes chargés des Halbourg de faire très attention, mais je ne crois pas que ces gens soient dangereux. La petite Emmy… c’est une enfant adorable, pas un monstre. Je ne sais pas comment Cronin a acquis ce pouvoir, ni comment il l’a transmis à la gamine, mais je suis prêt à parier que c’est la seule chose qu’il lui ait léguée. La seule chose dont ils aient tous hérité. Ah, mon colonel, si vous pou-viez voir la petite Emmy ! Elle est adorable ! Tout indique que nous devrions considérer ce qui arrive actuellement comme l’événement le plus important de l’histoire de l’humanité.
-Oui, fit Falkirk d’un ton sec, c’est exactement ce qu’un ennemi de cette sorte voudrait nous faire croire. Nous serons vaincus très facilement dès l’instant où nous croirons que ce qui nous arrive est une bénédiction du ciel.
- Mais enfin, mon colonel, si Cronin Corvaisis Tolk et Emmy ont vraiment été infectés, s’ils ne sont plus humains, ou du moins plus comme vous et moi, croyez-vous qu’ils le feraient savoir à tout le monde en réalisant des guérisons miraculeuses et des expériences de télékinésie ? Ils conserve-raient jalousement leur secret afin d’infecter de nouveaux sujets de la manière la plus discrète qui soit. »
Cet argument n’ébranla pas Falkirk. « Nous ne con-naissons pas exactement le déroulement du processus. Il se peut qu’une personne infectée s’abandonne totalement à son parasite, qu’elle en devienne l’esclave. Ou encore, si votre suggestion est fondée, peut-être la relation unissant l’hôte et le parasite est-elle bénigne, enri-chissante pour l’un et pour l’autre. Peut-être même l’hôte ne sait-il pas que le parasite est en lui, ce qui expliquerait pourquoi Emmeline Halbourg et les autres sont incapables de dire d’où ils tirent leurs pouvoirs. Mais dans l’un et l’autre cas, ces personnes ne sont plus humaines, au sens strict du mot. Et à mon avis on ne peut plus leur faire confiance. C’est pourquoi vous allez immédiatement coffrer toute la famille Tolk, l’isoler du reste du monde !
-Comme je vous l’ai déjà dit, mon colonel, les journalistes sont agglutinés comme des mouches autour de leur maison. Toute notre couverture s’effondrera dès l’instant où nous chercherons à les embarquer. Même si je ne crois plus à notre couverture, je ne ferai rien pour la saboter. Je connais mon devoir.
-Vous avez posté des agents de surveillance autour de la maison, j’espère ?
- Oui.
- Et les Mendoza ? Si Tolk a infecté le garçon comme Cronin l’a apparemment infecté…
- Nous surveillons aussi les Mendoza, dit Polnichev. Mais là non plus, nous ne pouvons agir directement à cause des journalistes. »
Il y avait encore un autre problème. Stefan Wycazik. Le prêtre s’était rendu dans l’appartement des Mendoza, puis chez les Halbourg avant que Foster Polnichev ne sût ce qui se déroulait chez les uns comme chez les autres. Un peu plus tard, un agent du FBI avait repéré Wycazik dans la foule des badauds rassemblés devant la maison de Sharkle, au moment même où la bombe avait explosé. Mais nul ne savait où il était passé depuis, on ne l’avait pas vu depuis près de six heures. « Il est clair qu’il est en train de reconstituer les morceaux du puzzle. Une raison de plus pour laisser tomber notre couverture et tout expliquer au grand public. »
Leland Falkirk sentit soudain que ça fichait le camp dans tous les sens, que la situation lui échappait. Il avait du mal à respirer. Il avait consacré toute sa vie à la philosophie et aux principes du contrôle, un con-trôle de fer de toute chose. Il fallait tout d’abord se contrôler soi-même, apprendre à contrôler sans faiblesse ses désirs et ses impulsions les plus ignobles, sans quoi on risquait la destruction par un vice ou un autre: l’alcool, la drogue, le sexe. Il avait appris cela de ses parents, des intégristes pentecôtistes, qui avaient commencé à lui assener cette leçon avant même qu’il pût la comprendre. Il fallait aussi contrôler ses processus intellectuels, se forcer à s’en remettre toujours à la logique et à la raison, car la nature humaine avait tendance à tomber dans la superstition. Leçon qu’il avait apprise à l’encontre de ses parents, car c’était sous le choc et terrifié qu’il avait assisté aux services religieux pentecôtistes, au cours desquels les assistants se roulaient par terre en hurlant, dans des transports qui, prétendait-on, venaient de Dieu mais qui n’étaient, à ses yeux, que des crises paroxystiques d’hystérie. Il fallait aussi contrôler sa peur; il avait dû notamment surmonter celle que lui inspiraient ses parents, qui l’avaient puni et battu régulièrement pour son bien, car le démon était en lui et il fallait l’en faire sortir.
Leland Falkirk se contrôlait, contrôlait sa vie, les hommes et les missions qu’on lui confiait, quelles qu’elles fussent; mais aujourd’hui il sentait le contrôle de la situation lui échapper et jamais il n’avait été aussi près d’être pris de panique.
«Polnichev, dit-il, je vais raccrocher, mais restez près du téléphone. Je vais organiser une conférence téléphonique entre vous, moi-même, votre supérieur, le général Riddenhour, à Washington, et notre contact à la Maison-Blanche. Nous allons nous mettre d’accord sur un objectif et sur les moyens d’y parvenir. Nous garderons le contrôle des événements, vous comprenez ? Si c’est nécessaire, nous supprimerons tous ceux qui ont été infectés, même s’il y a parmi eux des curés et des petites filles. Nous allons sauver notre peau, Polnichev, ça, je peux vous le jurer ! »
Quand Faye et Ginger revinrent d’Elko à trois heu-res moins le quart dans la fourgonnette du motel, la voiture brun verdâtre les suivit sur la bretelle de sortie de la nationale 80, mais s’arrêta sur le bas-côté de la route, à une trentaine de mètres du Tranquility.
Faye se gara devant l’entrée principale. Dom et Ernie sortirent pour les aider à décharger ce qu’elles avaient acheté en ville: des combinaisons de ski, des cagoules, des bottes et des gants pour tous ceux qui étaient insuffisamment équipés-deux fusils semi-automatiques de calibre 20; des munitions en quantité respectable; des sacs à dos, des lampes de poche, deux boussoles, un petit chalumeau à acétylène ainsi que deux bonbonnes de gaz, plus toutes sortes d’objets très divers.
Ernie serra Faye dans ses bras et Dom en fit autant avec Ginger. En même temps, les deux hommes dirent: « Je commençais à m’inquiéter, tu sais. » Et Ginger s’entendit répondre: « Moi aussi, j’étais inquiète pour toi », au moment où Faye prononçait les mêmes paroles. Ernie et Faye s’embrassèrent. Dom se pencha vers Ginger et l’embrassa aussi. Comme si, tels Faye et Ernie, ils partageaient depuis longtemps beaucoup de choses…
Quand tout eut été entassé dans l’appartement des Block, les dix membres de la Famille se dirigèrent vers le restaurant. Jack, Ernie, Dom, Ned et Faye avaient apporté des armes.
Ginger demanda au prêtre pour quelle raison il avait l’air aussi maussade. « Pas de rêve la nuit dernière, expliqua-t-il. Pas de lumière d’or, pas de voix m’appelant. Voyez-vous, Ginger, je m’étais dit que ce n’était pas Dieu qui m’appelait, mais tout au fond de moi, je l’espérais. Le père Wycazik avait raison: je crois encore. De nouveau, j’ai besoin de Dieu… De ne pas àvoir eu ce rêve… c’est comme si Dieu m’avait abandonné.
- Non, vous vous trompez. Si vous croyez en Dieu, vous ne pouvez pas croire qu’Il vous a abandonné, non ? Vous, vous pouvez L’abandonner, mais Lui ne peut pas vous abandonner. »
Le visage du prêtre retrouva un peu le sourire.
Ginger constata avec effroi que l’état de Marcie avait empiré depuis la nuit dernière. La fillette avait la tête penchée, le visage à demi dissimulé par ses cheveux, et elle regardait fixement ses mains tout en répétant d’une voix monocorde: « La lune, la lune, la lune… » Inlassablement, elle traquait les souvenirs du 6 juillet, mais ceux-ci s’accrochaient désespérément à la lisière de sa conscience et leur inaccessibilité entraînait la petite fille dans la contemplation obsessionnelle de leurs formes vagues.
« Elle s’en sortira », dit Ginger à Jorja. Elle savait ce que cette phrase pouvait avoir de creux et de stupide, mais elle ne trouvait rien d’autre à dire.
« Oui », fit Jorja. Apparemment, elle ne trouvait cela ni creux ni stupide, mais plutôt rassurant. « Il le faut. Oui, il le faut. »
Jack et Ned installèrent le panneau de contre-plaqué contre la porte et le calèrent à l’aide d’une table afin d’échapper aux oreilles indiscrètes.
Tout de suite, Ginger et Faye racontèrent leur visite au ranch des Jamison et parlèrent des deux hommes dans la Plymouth. Ernie et Dom dirent qu’eux aussi avaient été suivis.
Ces nouvelles rendirent Jack soucieux. « S’ils se montrent à visage découvert, cela signifie qu’ils sont sur le point de nous tomber dessus. »
Ned Sarver dit: « Je ferais peut-être bien de monter la garde pour m’assurer qu’ils ne sont pas déjà là. » Jack hocha la tête et Ned colla son oeil à l’interstice entre le contre-plaqué et la porte.
A la demande de Jack, Dom et Ernie décrivirent ce qu’ils avaient vu en faisant le tour de l’entrepôt de Thunder Hill.
Jack les écouta attentivement, posant un certain nombre de questions dont Ginger ne parvenait pas à saisir l’intérêt. Y avait-il des fils entre les mailles du grillage de la clôture ? A quoi ressemblaient les piquets ? Finalement, il dit: « Vous avez vu des hom-mes ou des chiens ?
- Non, dit Dom. Il n’y avait pas d’empreintes dans la neige. Ils doivent avoir un système électronique. J’aurais bien aimé jeter un coup d’oeil à l’intérieur, mais c’est impossible.
- Oh, ne vous en faites pas pour ça, dit Jack, ce sera un jeu d’enfant. Le plus dur sera d’entrer dans l’entre-pôt proprement dit. »
Dom et Ernie parurent si abasourdis que Ginger comprit soudain à quel point les installations de Thunder Hill devaient être impressionnantes.
« Vous voulez vraiment y entrer ? demanda Dom.
- Personne ne le peut, ajouta Ernie.
-S’ils se fient à des systèmes électroniques de sécurité pour le périmètre, observa Jack, ils se fient vraisemblablement à des systèmes identiques pour l’entrée principale. C’est comme ça, par les temps qui courent. Tout le monde est obnubilé par l’électronique. Bien sûr, il y aura un poste de garde à l’entrée mais le type sera tellement habitué à la sécurité de leurs gadgets que nous avons une bonne chance de le prendre par surprise. Une fois dedans, par contre, je ne sais pas du tout jusqu’où nous pourrons aller avant de nous faire coincer.
-Mais, objecta Ginger, comment pouvez-vous affirmer que…
-Depuis huit ans, mon boulot consiste à pénétrer dans des endroits inviolables, dit Jack. C’est l’armée et le gouvernement qui m’ont appris ce que je sais, autant dire que je connais tous leurs trucs. Sans parler des miens propres », ajouta-t-il en clignant de l’oeil.
Il avait tout prévu et Ginger l’écouta, incrédule d’abord, puis franchement admirative, exposer sa stra-tégie.
Le temps était compté. Dans l’heure suivante, tous - à l’exception de Dom, de Ned et de Jack lui-même-monteraient dans la Cherokee, couperaient par la campagne derrière le motel et gagneraient Elko par des chemins détournés, echappant ainsi a toute surveillance. Le groupe se scinderait à Elko. Ernie, Faye et Ginger partiraient en jeep vers Twin Falls, dans l’Idaho, puis vers Pocatello. Là, ils prendraient un avion pour Boston, où ils séjourneraient chez les Hannaby, les amis de Ginger. Ils n’arriveraient à Bos-ton que le jeudi soir ou le vendredi matin. Dès leur arrivée, ils raconteraient aux Hannaby absolument tout ce qu’ils avaient découvert. En une heure ou deux, Ginger réunirait un grand nombre de ses collègues du Memorial Hospital pour que les Block et elle-même dévoilent au corps médical ce que des victimes innocentes avaient subi, l’été de l’année dernière. Pendant ce temps, George et Rita Hannaby contacteraient des amis influents et organiseraient des réunions où Gin-ger et les Block pourraient une fois de plus révéler la vérité. C’est seulement après que Ginger, Ernie et Faye prendraient contact avec la presse. Ensuite, ils iraient à la police et contesteraient la version officielle de l’assassinat de Pablo Jackson par un rôdeur sans envergure.
« Le grand truc, dit Jack, c’est de faire circuler votre histoire parmi les gens influents. Même si vous aviez un “accident” avant de contacter la presse, toutes sor-tes de personnages importants demanderaient qui vous a tués et pourquoi. C’est là que nous comptons tout particulièrement sur vous, Ginger: vous êtes liée avec les sommités d’une des plus grandes villes des Etats-Unis. Si vous pouvez galvaniser ces gens avec votre histoire, vous créerez autour de nous un véritable comité de défense. Mais souvenez-vous qu’il vous faudra agir très vite dès votre arrivée à Boston, avant que nos ennemis ne découvrent vos intentions et ne décident de vous liquider. »
Dehors, le vent soufflait de plus en plus fort et la neige tombait dru. Plus la visibilité serait mauvaise, plus ils pourraient quitter discrètement le motel.
Jack reprit la parole d’une voix ferme indiquant par là que les étapes de l’opération qu’il décrivait étaient des nécessités et non pas des suggestions. « Quand Gin-ger, Faye et Ernie seront partis pour Pocatello avec la Cherokee, vous autres-Brendan, Jorja, Marcie et Sandy-, vous vous rendrez chez le concessionnaire jeep local et achèterez une voiture avec l’argent que je vous donnerai. Dès que vous aurez rempli les formalités d’usage, vous quitterez Elko par une autre route. Vous vous dirigerez vers l’est, vers Salt Lake City. Là, vous prendrez l’avion quand la tempête sera calmée et vous arriverez à Chicago jeudi dans la matinée ou la soirée. » Il se tourna vers le prêtre. « Brendan, en arrivant à l’aéroport, contactez votre recteur, ce père Wycazik dont vous nous avez parlé. Il devra vous avoir un rendez-vous immédiat avec l’archevêque de Chicago.
-C’est le cardinal Richard O’Callahan, dit Brendan, mais je ne sais pas si un tel entretien est possible.
-Il le faut, trancha Jack. Vous devrez faire vite, Brendan, aussi vite que Ginger à Boston. Nos ennemis vous repéreront dès votre arrivée à l’aéroport et il n’y aura plus de temps à perdre. Jorja et Sandy explique-ront ce qui s’est passé ici et vous-même pourrez faire au cardinal une petite démonstration de vos pouvoirs parapsychiques. Secouez-le, mon vieux, je veux qu’il comprenne que c’est l’événement le plus important depuis qu’on a roulé la pierre devant le tombeau, il y a deux mille ans de cela. Et ne croyez pas que je blas-phème, Brendan, je pense vraiment que c’est l’événe-ment le plus important.
- Moi aussi », dit Brendan. Bien qu’il se fût montré assez sombre toute la matinée, il semblait prendre goût à l’autorité et à l’excitation discrète de Jack Twist.
Le vent soufflait en force et mugissait en faisant vibrer les panneaux de contre-plaqué apposés devant les fenêtres.
« C’est le temps idéal », dit Ernie.
Jack ne souhaitait pas que le temps se dégradât trop vite. L’ennemi pourrait fort bien décider de passer plus rapidement à l’attaque pour ne pas être totalement paralysé par les conditions climatiques.
« Brendan, reprit Jack, vous allez convaincre le cardinal O’Callahan et obtenir de lui qu’il réunisse le maire, les conseillers municipaux, les responsables socio-économiques, enfin tout ce qui compte dans la ville. Vous ne disposerez pas de plus de vingt-quatre heures. Après, votre vie sera en danger. L’idéal serait d’agir dans les douze heures. Vous imaginez cette con-férence de presse ? Toutes les huiles de la ville, les journalistes qui se demandent ce qui va se passer et tout à coup, vous qui vous mettez à faire virevolter une chaise dans la salle.
- Il est certain qu’ils auront du mal à continuer à mentir après cela, dit Brendan avec un demi-sourire.
- Espérons-le. Parce que pendant ce temps, Ned, Dom et moi serons entrés dans l’entrepôt de Thunder Hill. Nous serons certainement arrêtés, mis au cachot peut-être, et nous n’en sortirons sains et saufs que si vous réussissez de votre côté.
-Je n’aime pas beaucoup cet aspect de la chose, dit Jorja. Il faut vraiment que vous pénétriez tous les trois au coeur de la montagne ? Franchement, je ne vois pas à quoi ça peut servir. Si nous parvenons à par-tir d’ici et à contacter les amis de Ginger à Boston et ceux de Brendan à Chicago, je ne vois pas l’intérêt qu’il y a à s’infiltrer dans l’entrepôt. Dès que la presse sera sur le coup, l’armée et les autres services gouverne-mentaux devront tout raconter. Ce qui s’est passé l’été de l’année dernière et ce qu’ils font aujourd’hui à Thunder Hill. »
Jack prit une profonde inspiration. C’était la partie du plan avec laquelle Ned et Dom auraient très bien pu ne pas être d’accord. « Désolé de dire ça, Jorja, mais cet argument est un peu trop naïf. Si nous nous sépa-rons et déballons tous notre petite histoire, il y aura énormément de pression sur l’armée et le gouvernement, c’est certain, mais ils chercheront à gagner du temps. Ils traîneront les pieds pendant des semaines, voire des mois. Ils imagineront un scénario imparable qui expliquera tout et ne révélera rien. Notre seul espoir de faire éclater la vérité, c’est de les pousser à bout. Pour cela, il faut que vous disiez à la presse que trois de vos amis-Ned, Dom et moi-même-sont retenus contre leur volonté au coeur de la montagne. Que nous sommes des otages. Et que les terroristes sont des agents du gouvernement. Avec ça, croyez-moi, l’armée ne pourra pas tenir deux jours de plus. »
Il était évident que cette révélation bouleversait tout le monde. Ernie et Faye lui adressèrent un regard plein de tristesse, comme s’il était déjà mort-ou devenu fou.
Jorja dit: « Si vous tenez absolument à vous rendre là-bas, pourquoi ne resterions-nous pas le plus près possible ? Ce que je veux dire, c’est que nous pourrions aller tous les sept à Elko raconter notre histoire aux journalistes du Sentinel et demander à Brendan de faire la démonstration de ses pouvoirs parapsychiques.
- Non. » Jack était sensible à l’intérêt qu’elle leur portait, qu’elle lui portait. Mais il ne pouvait s’y arrê- ter. « Les médias nationaux ne prêteraient pas attention aux révélations d’un journal local. Il faut bien comprendre que le Sentinel n’est qu’une feuille de chou et que tout le monde rirait d’un article évoquant à la fois un homme capable de faire voler des salières et une conspiration gouvernementale. Il ne manquerait plus que l’Abominable Homme des Neiges pour faire bonne mesure. Nos ennemis vous traqueraient et vous écraseraient - vous et les journalistes du coin-avant même que les médias nationaux aient commencé à s’intéresser à notre histoire. Désolé Jorja mais il faut se séparer. C’est notre seul espoir.
Elle ne répondit rien. Elle avait l’air effondrée.
« Dom, dit Jack, vous viendrez avec moi ?
-Je crois que oui », fit-il. Jack lui avait posé cette question tout en étant certain de la réponse. Corvaisis était un de ces types solides sur qui on pouvait compter, même si lui-même ne se voyait pas comme ça. Dom eut un sourire ironique: « Franchement, Jack, ça vous gênerait de me dire pourquoi un tel honneur m’échoit ?
- Pas du tout. Ernie n’est pas encore complètement guéri de sa nyctaphobie et ce sera déjà assez dur pour lui de se rendre à Pocatello. Je ne le vois pas attaquer l’entrepôt de nuit. Il ne reste donc plus que vous et Ned. Très honnêtement, Dom, cela ne nous fera pas de mal si l’un des otages de Thunder Hill est un romancier, une célébrité en quelque sorte. La presse adore le sensationnel, vous savez. »
Le front plissé, Ginger Weiss avait écouté attentivement Jack exposer son plan. Elle prit la parole: « Vous êtes un grand stratège, c’est certain, mais vous êtes aussi un chauviniste mâle. Vous n’avez pensé qu’à des hommes pour l’expédition à Thunder Hill. Je crois pour ma part que ceux qui devraient y aller, ce sont Dom, vous et moi.
-Mais…
- Ecoutez-moi. » Elle se leva et alla se placer à l’extrémité du restaurant, où tout le monde pouvait la voir. Effectivement, chacun se détourna de Jack pour la regarder. « Ned et Sandy pourraient aller à Chicago, ce qui ferait deux adultes supplémentaires pour renforcer l’histoire de Brendan. Jorja et Marcie se rendraient en compagnie de Faye et d’Ernie chez les Hannaby. Je leur écrirai une lettre et soyez sûrs que George et Rita feront tout pour les aider. De plus, le contact s’établira immédiatement entre Rita et Faye, parce que ce sont des femmes de la même trempe. Ma présence à Boston n’est pas essentielle. En premier lieu, l’entrée dans l’entrepôt est une entreprise dangereuse. L’un de vous deux-Jack ou Dom-peut être blessé et avoir besoin d’être soigné. Nous ne savons pas si Dom possède les mêmes pouvoirs de guérison que Brendan; et même s’il les a, il ne peut peut-être pas les contrôler. Un médecin me semble donc tout indiqué. Deuxièmement, si cela peut servir notre cause d’avoir avec nous un auteur célèbre-OK, Dom, mettons un auteur qui monte-, ce sera encore mieux s’il y a une femme parmi les otages. Conclusion, vous avez absolument besoin de moi.
- D’accord », dit immédiatement Jack. Il était clair qu’elle avait raison et qu’il était temps de cesser de discuter éternellement de ce genre de détails. « Ned, vous irez avec Sandy et Brendan à Chicago. Jorja, Mar-cie, Ernie et Faye iront à Boston. Maintenant que ce problème est réglé, il vaut mieux que nous déguerpis-sions d’ici si nous ne voulons pas retomber entre les pattes de ceux qui nous ont drogués. »
Ned tira la table et Ernie dégagea le panneau de contre-plaqué. Dehors, ce n’étaient que neige et tourbillons.
« Formidable dit Jack. Le camouflage idéal. »
Ils sortirent du restaurant. La visibilité était réduite mais ils purent tout de même constater que la Plymouth brun verdâtre n’était plus là. Jack se sentit mal à l’aise. Il préférait que les guetteurs soient à découvert-là où lui aussi pouvait les observer.
La conférence téléphonique ne se déroulait pas comme le colonel Leland Falkirk l’avait escompté. Il espérait que tout le monde reconnaîtrait que les témoins devaient être immédiatement arrêtés et conduits à l’entrepôt de Thunder Hill. Il pensait convaincre tout le monde de la réalité et de la gravité de l’infection et obtenir l’autorisation d’exterminer tous les témoins réunis au motel et tous les membres de l’équipe scientifique de Thunder Hill dès l’instant où il aurait la preuve de leur non-humanité. Hélas, tout se passa autrement dès qu’il décrocha le téléphone.
Emil Foxworth, le directeur du FBI, avait de mauvaises nouvelles. L’équipe chargée d’implanter des souvenirs à la famille Salcoe avait reçu la visite d’un individu barbu et corpulent, un curieux sans aucun doute. Les Salcoe avaient été immédiatement transfé- rés dans un lieu secret pour qu’ils continuent à subir leur lavage de cerveau. La voiture de l’homme avait été retrouvée et identifiée. C’était un véhicule de louage, dont le conducteur n’était pas le premier venu: c’était Parker Faine, l’ami de Dominick Corvaisis. « Ensuite, poursuivit le directeur du FBI, nous avons découvert que Faine a pris l’avion pour San Francisco, mais nous avons perdu sa trace dès l’instant où l’appareil a atterri. »
Foster Polnichev se trouvait dans les locaux du FBI à Chicago. La nouvelle de la disparition de Parker Faine le renforça dans son opinion: il fallait tout révé- ler avant que la vérité ne surgisse d’elle-même. C’était d’ailleurs l’avis de Foxworth et de James Herton, conseiller du Président pour la Sécurité nationale.
Foster Polnichev expliqua avec tact et onctuosité que chaque nouveau développement-les guérisons miraculeuses réalisées par Cronin et Tolk, les étonnants pouvoirs télékinésiques de Corvaisis et d’Emmy Halbourg-montrait que les effets ultimes de l’événe-ment du 6 juillet étaient des plus bénéfiques pour l’humanité. « Nous savons de plus que le Dr Bennell et la plupart de ses collaborateurs pensent qu’il n’y a aucune menace à redouter, qu’il n’y en a même jamais eu. Ils sont convaincus de cela depuis plusieurs mois et leurs arguments sont des plus solides. »
Falkirk objecta que Bennell et ses gens étaient peut- être déjà infectés, donc indignes de confiance. On ne pouvait plus faire confiance à qui que ce soit à l’inté- rieur de Thunder Hill. Mais il était un gradé, pas un orateur, et il savait que dans une discussion avec Fos-ter Polnichev, il passerait pour un paranoïaque déli-rant.
Falkirk ne trouva pas beaucoup de soutien auprès de la personne sur laquelle il comptait vraiment: le général Maxwell Riddenhour. Le président du groupe interarmées se contenta d’abord d’écouter attentivement le point de vue de chacun, militaire de carrière, il dépendait aussi du pouvoir politique en place et se devait donc de jouer les médiateurs. Et il fut bientôt évident qu’il se rangeait davantage à l’avis de Polnichev, de Foxworth et de Herton qu’à celui de Falkirk.
« Je comprends parfaitement votre réserve, colonel, et je l’admire, dit le général Riddenhour, mais je crois que les choses sont allées trop loin pour que seuls les militaires prennent la situation en main. Il faut consulter des théologiens, des philosophes, des biologistes, que sais-je encore, avant de passer à l’action. Naturellement, je changerais d’avis si j’avais la preuve formelle d’un danger imminent; je ferais arrêter les témoins du motel, je mettrais Thunder Hill en quarantaine pour une durée indéfinie, j’irais jusqu’à adopter les mesures extrêmes que vous préconisez. Mais pour l’heure, en l’absence d’une menace grave et évidente, je crois que nous devons faire preuve de circonspec-tion et envisager de renoncer à notre couverture.
- Avec tout le respect que je vous dois, mon géné- ral, dit Leland qui parvenait difficilement à dissimuler sa fureur, la menace me paraît personnellement grave et évidente. Je ne crois pas qu’on ait le temps de se soucier des neuropsychiatres et des philosophes. Et encore moins de tous ces politicards plus ou moins vereux ! »
Cette dernière remarque déclencha une protestation indignée de la part de Foxworth et de Herton. Ils élevè- rent le ton, Falkirk se mit à crier, et bientôt, ce ne fut plus qu’une épouvantable cacophonie. Riddenhour ne parvint qu’à grand-peine à rétablir le calme. Il proposa un compromis: on ne ferait rien contre les témoins mais on n’abandonnerait pas pour autant la couverture. « Je vais demander un entretien au Président, dit Riddenhour. Dans vingt-quatre heures, quarante-huit heures tout au plus, nous aurons un plan qui satisfera tout le monde, du commandant en chef à Bennell et à ses collaborateurs. »
Comme si c’était possible, se dit Falkirk.
Il raccrocha. La conférence téléphonique s’était mal passée et il se sentait humilié. Mais il savait ce qu’il avait à faire.
Son devoir était parfaitement clair. Sinistre, terrible mais limpide.
Il ferait fermer la nationale 80 en reprenant le pré- texte d’une fuite de gaz toxiques et isolerait ainsi le Tranquility Motel. Il ferait arrêter les témoins et les conduirait directement à l’entrepôt de Thunder Hill. Quand ils seraient tous sous terre en compagnie du Dr Bennell et des autres suspects, séparés du reste du monde par les portes monumentales, Falkirk les anéantirait-et lui avec-en faisant sauter deux ogives nucléaires de cinq mégatonnes chacune. Cela suffirait largement à réduire en cendres les hom-mes et le matériel enfermés dans l’entrepôt de Thunder Hill.
Leland Falkirk tremblait. Non pas de peur, mais de fierté. Il se sentait immensément fier d’être celui qui mènerait à bien la plus grande bataille de tous les temps, celle dont dépendait le sort non pas d’une nation, mais de l’humanité tout entière-une humanité confrontée à la plus grande menace qu’on pût imaginer. Il se savait capable du sacrifice exigé. Il ne connaissait pas la peur.
Il était calme, à présent. Parfaitement calme. Serein.
Falkirk pensait avec délectation aux souffrances à venir. Cette brève agonie atomique serait d’une pureté si exquise qu’elle ne pourrait que lui ouvrir le chemin du ciel…
Dom Corvaisis quitta le restaurant derrière Ginger. Il leva les yeux, contempla les tourbillons de neige et, un instant, un instant seulement, il vit et entendit des choses qui n’existaient pas:
Derrière lui, c’est le bruit cristallin des morceaux de verre qui tombent à terre après l ‘explosion des fenêtres. Devant, les lueurs du parking qui crèvent les ténèbres estivales. Et partout, le grondement sourd, la vibration formidable de la source mystérieuse. Le coeur qui bat. La respiration haletante, la langue qui colle au palais. Il sort en courant du restaurant, il regarde tout autour de lui, au-dessus de lui…
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Ginger.
Dom se rendit compte qu’il avait glissé à terre, non pas parce que le macadam était recouvert de neige, mais à cause d’un souvenir qui venait d’échapper à son barrage mental. Les autres membres de la Famille étaient là, qui le regardaient. « J’ai vu… c’était comme cela, cette nuit de juillet… » Deux soirs plus tôt, dans la petite salle du restaurant, il avait inconsciemment recréé le bruit assourdissant et les vibrations du 6 juillet. Cette fois-ci, il n’y avait plus de manifestation de ce genre, peut-être parce que le souvenir n’était plus réprimé et commençait à se manifester librement. Dom baissa la tête, fixa le blanc immaculé et…
Le rugissement est si violent qu’il lui déchire les tympans, les vibrations si fortes qu’il les ressent dans ses tempes et ses mâchoires et il tombe sur le macadam, la tête levée vers le ciel nocturne et là-là!-, voici un avion qui passe à quelques centaines de pieds seulement au-dessus de la campagne, à une altitude si faible que la lumière du cockpit est visible du sol. C’est un jet, un chasseur, à en juger d’après le vrombissement de ses réacteurs, mais en voici un autre, encore plus bas, encore plus assourdissant, qui disparaît bientôt dans le ciel nocturne. Tout tremble autour de Dom, les vibrations qui ont désintégré les fenêtres et renversé tous les objets ne s’apaisent pas pour autant. Et Dom pousse un cri de terreur en découvrant qu’un troisième jet passe à moins de quarante pieds du restaurant, si près qu’il peut remarquer le drapeau américain et le numéro de série peints sur le fuselage. Cet avion est trop bas, il va s’écraser et Dom se jette à terre, instinctivement, s’attendant d’une seconde à l’autre à recevoir une pluie de kérosène enflammé…
«Dom! »
Il se retrouva couché à plat ventre dans la neige, les doigts crispés comme ce soir du 6 juillet lorsqu’il crut que le chasseur allait s’écraser sur lui.
« Dom, ça ne va pas ? » lui demanda Sandy Sarver. Elle était agenouillée à côté de lui, une main posée sur son épaule.
Ginger se tenait de l’autre côté. « Tu n’as rien ? »
Les deux femmes l’aidèrent à se relever. « Mon blocage est en train de lâcher », balbutia-t-il. Il leva les yeux, espérant que le ciel enneigé céderait la place à un ciel nocturne et que les souvenirs continueraient à exploser comme des bulles à la surface de sa conscience. Mais en vain. Le vent lui cinglait le visage. Les autres l’observaient en silence. Il dit: « Je me suis souvenu d’avions à réaction, des appareils de l’armée… deux tout d’abord, assez bas, puis un troisième, juste au-dessus du toit du restaurant…
-Des avions ! » s’écria Marcie.
Chacun la regarda, éberlué. En dehors de « la lune » elle n’avait absolument rien dit depuis plusieurs heu-res. Elle était dans les bras de sa mère, blottie contre sa poitrine pour se protéger des intempéries. Elle avait tourné son petit visage vers le ciel. Elle aussi semblait chercher dans la bourrasque le souvenir des chasseurs de cet été-là.
« Des avions, dit Ernie en levant les yeux à son tour. Je ne me rappelle pas…
- Des avions! Des avions ! » s’écria Marcie, une main tendue vers les nuages.
Dom se rendit compte qu’il faisait de même comme s’il voulait arracher les souvenirs à la gangue du passé. Mais tous ses efforts restaient vains.
Les autres ne parvenaient pas à se souvenir de ce qu’il avait décrit et l’espérance formidable qui avait été la leur se changea soudain en frustration.
Marcie baissa la tête. Elle mit son pouce dans sa bouche. Son regard se fit lointain.
« Venez, dit Jack. Il faut décamper. » Ils se dirigèrent vers le motel afin de se vêtir et de s’armer en prévision des épreuves à venir. A contrecoeur, alors que les parfums de juillet faisaient encore frémir ses narines et que le rugissement des jets se répercutait encore dans ses os, Dom les suivit.
TROISIEME PARTIE
La nuit de Thunder Hill
Le courage, l’amour, l’amitié, la compassion et la communauté d’âme nous placent au-dessus de l’animal et définissent l’humanité.
Inventaire des peines et afflictions
Par des mains étrangères, ton humble tombeau est paré; Par des étrangers honoré, et par des étrangers pleuré.
Alexander POPE
Mardi 14 janvier au soir
Luttes
Le père Stefan Wycazik prit l’avion de Chicago à Salt Lake City, puis une correspondance pour Elko. Il arriva après que la neige se fut mise à tomber, mais avant que la visibilité de plus en plus mauvaise et le faux jour n’interdisent tout trafic aérien.
Une fois dans l’aérogare, il trouva une cabine publique, chercha dans l’annuaire le numéro du Tranquility Motel et le composa. Il n’obtint rien, pas même une sonnerie. Il recommença. La ligne était désespérément silencieuse.
Il se décida alors à appeler le rectorat de Sainte-Bernadette, à Chicago, où le père Michael Gerrano répondit pratiquement tout de suite. « Michael, je suis bien arrivé à Elko, mais je ne parviens pas à contacter Brendan. Leur téléphone est en panne.
-Oui, fit Gerrano, je sais.
-Vous savez ? Expliquez-vous, enfin !
- Il y a quelques minutes, j’ai reçu un coup de fil d’un homme qui a refusé de se présenter, mais qui a dit être un ami de Ginger Weiss. C’est l’une des personnes qui se trouvent actuellement avec Brendan. Il m’a dit qu’elle lui avait téléphoné ce matin pour lui demander un certain nombre d’informations. Il a trouvé ce qu’elle désirait savoir, mais lui non plus ne pouvait la joindre au motel. Apparemment, elle avait envisagé ce type de problème; c’est pourquoi elle lui a donné notre numéro ainsi que celui d’amis vivant à Boston. Il devait donc nous communiquer les renseignements en sa possession et elle-même nous contacterait dès que possible.
- Il a refusé de décliner son identité, dites-vous ? fit le père Wycazik, étonné. Et elle lui aurait demandé des informations ?
-C’est cela, dit Michael Gerrano. A propos de deux choses. D’un endroit, l’entrepôt de Thunder Hill. Selon lui, cet entrepôt a toujours sa destination première: c’est un vaste lieu de stockage, parfaitement protégé, l’un des huit entrepôts répartis dans tout le pays. L’autre information concerne un officier, un certain colonel Leland Falkirk; il dirige une section du Gisa, le Groupement d’intervention spécial de l’armée… »
Les yeux tournés vers la tempête qui faisait rage au-dehors, le père Wycazik écouta Michael lui étaler les états de service du colonel Falkirk. Il ne se souviendrait jamais de tous les détails ! C’est alors que son curé lui dit que tout cela n’avait aucune importance. « M. X croit que seul un événement bien précis de la vie du colonel Falkirk peut avoir une incidence sur le sort des clients du Tranquility Motel.
-M. X ? demanda Wycazik.
- Eh bien oui, mon mystérieux correspondant. Je suis bien obligé de l’appeler M. X puisqu’il ne m’a pas dit son nom.
- Continuez.
- M. X croit que ce qui importe ici, c’est que le colonel Falkirk ait été le seul membre militaire d’une commission qui s’est réunie il y a neuf ans. C’est une sorte de groupe de réflexion qu’on appelle le Cérire. M. X pense que le Cérire joue ici un rôle capital: en furetant, il a découvert deux choses plutôt curieuses. Premièrement, un bon nombre de scientifiques ayant participé au Cérire ont pris-ou prennent encore-des vacances ou des congés de maladie exceptionnellement longs. Deuxièmement, des consignes de sécurité exceptionnelles entourent le rapport du Cérire depuis le 8 juillet de l’année dernière-deux jours exactement après que Brendan et les autres ont eu des pro-blèmes dans le Nevada.
-Michael, à quoi correspondent ces initiales ? Qu’est-ce que ça veut dire Cérire ? »
Le père Gerrano le lui dit.
« Seigneur, c’est ce que j’avais imaginé! s’écria Wycazik. Michael, nous sommes peut-être à l’aube d’un monde nouveau. Vous croyez que vous serez prêt à l’affronter ?
- Je… je n’en sais rien, mon père, dit Michael. Et vous ?
-Oh oui ! dit Stefan. Oui, je suis prêt, mais je crois que le danger nous guette en chemin. »
Jack Twist veillait aux préparatifs du départ sans cesser pour autant de jeter des coups d’oeil furtifs par les portes et les fenêtres, comme s’il s’attendait à tout moment à voir surgir quelqu’un.
A quatre heures dix, ils mirent la radio très fort, espérant ainsi dissimuler quelque temps leur absence, puis ils sortirent par la petite porte donnant sur l’arrière du motel. Debout dans la tourmente, ils pas-sèrent de longues minutes à échanger des « au revoir » et des « faites bien attention », des « je prierai pour vous » et des « on les aura ». Ginger remarqua que Jack et Jorja restèrent longtemps enlacés, se parlant à voix basse, puis quand il l’embrassa et prit dans ses bras Marcie, ce fut comme s’il quittait sa propre femme, son propre enfant. Cette séparation était bien diffé- rente de la fin d’une réunion de famille: même s’ils ne se l’avouaient pas, la plupart des membres de ce petit groupe savaient qu’ils n’avaient peut-être plus que quelques heures à vivre.
Réprimant ses larmes, Ginger dit: «Allez, il faut nous séparer à présent. »
Avec Ned au volant, les sept qui devaient se rendre à Chicago et à Boston partirent les premiers, entassés dans la Cherokee. La neige tombait si dru que le véhi-cule n’était plus qu’un fantôme à une cinquantaine de mètres. Malgré tout, Ned ne prit pas la direction des collines, de peur d’être détecté par les observateurs que Jack avait repérés avec leur matériel. Au lieu de cela, la Cherokee s’engagea dans un plissement de terrain auquel une étroite faille donnait accès. Ned devait rester dans les fonds de vallons et les ravins aussi longtemps qu’il le pourrait. Le bruit du moteur s’était noyé dans les hurlements du vent bien avant qu’il aient perdu le véhicule de vue.
Ginger, Dom et Jack grimpèrent dans la cabine de la camionnette des Sarver, et suivirent les traces de la Cherokee. Mais avec son avance, la jeep avait disparu dans la tourmente, et tandis qu’ils étaient secoués comme dans un panier à salade dans le fond du vallon, Ginger, assise entre Jack et Dom, se crevant les yeux à scruter la nuit au-delà du ballet des essuie-glaces, se demandait s’ils reverraient jamais les passagers de la jeep. En si peu de temps, elle avait appris à tous les aimer. Elle avait peur pour eux.
« Nous nous soucions des autres. C’est ce qui nous différencie des bêtes. » C’est ce que Jacob, son père, lui avait toujours dit. L’intelligence, le courage, l’amour, l’amitié, la compassion et l’empathie-tou- tes ces choses étaient d’égale importance pour l’espèce humaine. Certains croyaient que seule comptait l’intelligence, la capacité à résoudre les problèmes, à deviner les avantages et à s’en emparer. Mais les nombreuses fonctions de l’intellect auraient été insuffisantes sans le reste. « Nous nous soucions des autres. C’est notre malédiction. Et notre bénédiction. »
Parker Faine craignait que le pilote du minuscule appareil ne pût se frayer un chemin dans la tempête et ne renonçât à se poser à Elko, préférant un petit aéroport situé plus au sud du Nevada. Mais c’était à un véritable as de l’aviation qu’il avait affaire et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’avion roula sur la piste enneigée. Quelques instants plus tard, l’aéroport d’Elko serait fermé pour cause de mauvais temps.
Parker Faine parcourut tête baissée les quelques dizaines de mètres qui séparaient l’avion de la petite aérogare.
A son arrivée à San Francisco, Faine s’était acheté des ciseaux et un rasoir électrique, puis s’était rendu dans les toilettes des hommes pour se couper les cheveux et la barbe. Cela faisait une bonne décen-nie qu’il ne s’était pas vu ainsi. Le résultat ne lui déplut pas.
Pour éviter de laisser des traces derrière lui en réglant par carte de crédit, il avait payé en espèces un billet d’avion pour Reno. Après quarante-cinq minutes de vol au-dessus de la Sierra Nevada, il avait eu la chance de trouver une place dans un petit dix-places effectuant le trajet régulier Reno-Elko. Là encore, il avait payé cash. Il ne lui restait plus que vingt et un dollars dans son portefeuille. Pendant deux heures et quart, il avait subi les trépidations de l’avion qui l’emmenait vers cette partie du Nevada où, il en était persuadé, son ami courait un grand danger.
Dans l’aérogare, Parker Faine trouva deux cabines téléphoniques, dont une seule fonctionnait encore. Il chercha le numéro du Tranquility Motel, essaya d’appeler Dom, mais en vain. La ligne semblait coupée. Le mauvais temps y était peut-être pour quelque chose. A moins qu’il n’y eût une autre raison à cette panne.
En moins de deux minutes, il découvrit qu’il n’y avait plus de voitures à louer et que l’attente pour avoir un taxi était de plus d’une heure et demie.
D’un pas rapide, il se dirigea vers le bureau d’informations. Et là, il se cogna violemment à un individu qui, comme lui, paraissait affolé. L’homme était distingué; il avait un certain âge, des cheveux gris. Sous son pull-over, on apercevait un col romain. Il dit à Parker: « Pardonnez-moi, mon ami, je suis prêtre et c’est une question de vie ou de mort. Vous n’auriez pas une voiture, par hasard ? Il faut absolument que je me rende au Tranquility Motel. »
Dom Corvaisis était assis sur la banquette de la camionnette des Sarver, coincé entre Ginger et la por-tière de droite, les yeux rivés sur les tourbillons de neige qui semblaient ne pas devoir cesser. Il scrutait le paysage comme si une révélation extraordinaire l’attendait au-delà des rideaux mouvants des flocons. Mais chaque rideau s’écartait sans résistance, ne révé- lant que celui qui le suivait.
Au bout d’un certain temps, il comprit ce qu’il attendait avec tant d’intensité: le retour du souvenir qui s’était brutalement imposé à lui lors de sa sortie du petit restaurant. Des avions de chasse… Que s’était-il passé après le passage en rase-mottes du troisième jet ?
Le crépuscule officiel n’était prévu que dans trois quarts d’heure, mais la tempête obscurcissait le ciel, qui paraissait déjà plongé dans la pénombre. Parfois, des rochers ou des arbres surgissaient de la brume, tels des monstres préhistoriques dans le brouillard primitif. Conduire dans un tel paysage était extrême-ment périlleux, mais Dom savait que Jack ne prendrait pas le risque d’allumer les phares.
Jack avait tout de même réussi à retrouver les traces de la jeep et, quand celles-ci obliquèrent vers l’est, il comprit que le moment était venu de se séparer définitivement. Il mit le cap sur le nord, aidé en cela par la boussole que Dom tenait serrée dans sa main.
Une centaine de mètres plus loin, ils arrivèrent dans une impasse. C’était la fin du vallon. Devant eux, la pente était très escarpée. Jack changea de vitesse et le véhicule s’engagea péniblement dans les rochers, brinquebalant en tous sens, envoyant Ginger buter contre Dom.
Pendant plusieurs minutes, ils roulèrent ainsi. Et puis, tout à coup, Jack écrasa la pédale de frein et s’écria: « Les chasseurs ! »
Dom poussa un cri de surprise. Il scruta la campagne environnante, s’attendant à voir un avion foncer sur eux, puis il comprit que Jack parlait des avions de l’été de l’année dernière. Il se rappelait la même chose que Dom une heure plus tôt. A en juger par son réflexe, le souvenir n’était pas aussi vif. Il se rappelait les avions, il ne les voyait pas.
« Les chasseurs », répéta Jack, les mains crispées sur le volant. Il contemplait la neige, mais ses yeux se perdaient dans le temps. « Deux jets qui passent assez bas, comme vous l’avez raconté, Dom, et puis un troisième, juste au-dessus du restaurant… et un quatrième…
-Je ne me souviens pas d’un quatrième appareil, dit Dom.
- Il est apparu juste au moment où je sortais du motel. Je ne me trouvais pas au restaurant avec vous. Il y a eu ce bruit formidable et ces vibrations et je me suis précipité hors de ma chambre pour voir le troi-sième chasseur-un F16, je crois. Son altitude ne devait pas dépasser les quarante ou cinquante pieds. Et puis, le quatrième chasseur est passé, encore plus bas que le précédent, et il a fait exploser la vitre de ma chambre…
- Et ensuite ? » demanda Ginger. Elle avait parlé très doucement, comme si le moindre éclat pouvait faire fuir les souvenirs.
« Les deux derniers jets, ceux qui faisaient du rase-mottes, ont foncé vers la nationale à six ou sept mètres au-dessus des lignes électriques; ils se sont séparés, l’un vers l’est et l’autre vers l’ouest, puis ils sont revenus… Et moi, j’ai couru vers vous qui sortiez du restaurant, et je vous ai demandé ce qui se passait… peut-être que vous sauriez quelque chose… »
La neige s’accumulait sur le pare-brise.
« Je n’en sais pas plus », dit Jack Twist. Il repassa en première, lâcha la pédale de frein. La fourgonnette repartit lentement en direction de Thunder Hill.
Le colonel Leland Falkirk et le lieutenant Horner, accompagnés par deux caporaux du Gisa armés jusqu’aux dents, prirent l’un des Wagoneer de la base de Shenkfield et se rendirent vers la section ouest de la zone de quarantaine. Deux énormes camions de l’armée avaient été garés en travers de la nationale 80. (La route était également barrée à une quinzaine de kilomètres de là.) Des faisceaux cligno-tants avaient été installés sur des chevaux de frise. Une demi-douzaine d’hommes du Gisa se tenaient là, portant des treillis blancs, comme des chasseurs alpins. Avec infiniment de courtoisie trois d’entre eux mettaient les automobilistes arrëtés au courant de la situation.
Falkirk dit à Horner et aux deux caporaux de l’attendre en voiture. Il alla à pied vers le barrage afin d’échanger quelques mots avec le sergent Vince Bidakian, responsable de cet aspect de l’opération. « Ça va comme vous voulez ? demanda-t-il.
- Oui, mon colonel, dit Bidakian qui dut élever la voix pour se faire entendre. Il n’y a pas grand monde sur la route. La tempête a commencé vers l’ouest et la plupart des automobilistes ont fait halte assez loin d’ici, à Battle Mountain ou à Winnemucca. Il semble que les routiers aient fait de même. Il faudra plus d’une heure pour que nous ayons une file de deux cents voitures. »
Ils avaient décidé de ne pas détourner les véhicules vers Battle Mountain. Ils disaient à tout le monde que le barrage routier ne durerait pas plus d’une heure et que l’attente serait supportable.
Une durée plus longue aurait nécessité des moyens plus importants. Et puis, Falkirk aurait dû prévenir la police du Nevada et le shérif du comté d’Elko. Ceux-ci se seraient adressés à ses supérieurs pour savoir s’il avait bien l’autorisation d’agir de la sorte, et ils auraient eu vite fait de comprendre qu’il agissait pour son propre compte. Une heure… il ne lui fallait pas plus de temps pour arrêter les témoins et les emmener vers les cachots de Thunder Hill.
Falkirk dit à Bidakian: « Sergent, assurez-vous que les automobilistes ont assez d’essence. Dans le cas contraire, prenez-en dans nos propres citernes et faites remplir leurs réservoirs.
-Oui, mon colonel.
- Pas de police ni de chasse-neige en vue ?
- Pas encore, mon colonel, dit Bidakian. Mais ils ne devraient pas tarder.
- Vous savez quoi leur raconter ?
- Oui, mon colonel. Un petit camion s’est renversé. Il n’y a pas eu de fuite, mais comme il transportait à la fois des produits inoffensifs et des substances toxiques, nous avons préféré…
- Mon colonel ! » Le lieutenant Horner arrivait en courant. « J’ai reçu un message du sergent Fixx, à Shenkfield. La situation se détériore au motel. Il n’a pas entendu une seule voix depuis quinze minutes, rien que la radio qui marche à tue-tête. Il croit qu’il n’y a plus personne.
- Ils seraient retournés au restaurant ?
- Non, mon colonel. Fixx pense qu’ils sont… partis, tout simplement.
- Partis ? Mais où cela ? » hurla Falkirk, qui ne s’attendait d’ailleurs pas à ce qu’on lui réponde.
Le coeur battant, il regagna en toute hâte le Wagoneer.
Elle s’appelait Talia Ervy et c’était certainement la fille la plus charmante que Parker Faine ait vue depuis plus d’une semaine. Non seulement elle s’était propo-sée pour conduire Parker et le père Wycazik jusqu’au motel, mais encore elle avait refusé d’être dédomma-gée. «Je devais rentrer chez moi, dit-elle en guise d’explication, mais comme personne ne m’attend… »
Sa Cadillac avait une bonne dizaine d’années, mais elle était équipée de pneus neige et de chaînes. Talia prétendait que « Suzy », puisque tel était le nom qu’elle donnait à sa voiture, pouvait les emmener n’importe où, par n’importe quel temps. Parker s’assit à droite de la conductrice et Wycazik s’installa à l’arrière.
Ils n’avaient pas fait plus d’un kilomètre quand ils entendirent le commentateur de la radio locale annoncer qu’il y avait une fuite de produits toxiques sur la nationale 80 et que celle-ci était fermée un peu à l’ouest d’Elko.
« Les salauds! s’écria Talia. Ils pourraient quand même faire gaffe avec toutes leurs saloperies. Vous vous rendez compte, c’est quand même la deuxième fois en moins de deux ans ! »
Ni Parker Faine ni le père Wycazik n’émirent la moindre remarque. Ils savaient que ce qu’ils redoutaient de pire pour leurs amis était en train d’arriver.
«Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Talia Ervy.
-Il y a un endroit où on peut louer des voitures ? dit Parker. Il nous faudrait un 4 x 4. Une jeep, par exemple.
- Il y a un concessionnaire Jeep, dit la jeune femme.
- Vous pouvez nous y emmener ?
- Moi et Suzy, on passe partout, qu’il neige ou qu’il vente ! » dit-elle en riant.
Felix Schellenhof, le concessionnaire Jeep, était moins exubérant que Talia. Il était même du genre sinistre. Costume gris, cravate grise, cheveux gris, teint grisâtre. Il expliqua d’une voix lasse qu’il ne louait pas de véhicules, mais qu’il en avait un certain nombre de disponibles immédiatement. Cependant, l’autorisation de crédit prendrait au moins vingt-quatre heures. Parker dit qu’il réglait rubis sur l’ongle et sortit son carnet de chèques, mais Schellenhof refusa, Faine n’étant pas domicilié dans l’État du Nevada. Parker posa alors sur le bureau sa carte American Express, mais l’autre la repoussa avec un sourire dédaigneux. « C’est valable pour les réparations et les pièces détachées, monsieur, pas pour les gros achats. »
Parker Faine sentait la moutarde lui monter au nez. « Ecoutez, mon vieux, l’intérêt de la carte American Express, c’est de pouvoir acheter n’importe quoi n’importe où. Quand j’étais à Paris, j’ai payé avec une toile de Salvador Dali qui coûtait plus de cinquante mille dollars ! Vous n’allez pas me dire que…
-Je n’y peux rien, monsieur, c’est le règlement.
- Pour l’amour de Dieu, mon bonhomme, bougez-vous les fesses ! » rugit le père Wycazik en abattant le poing sur le bureau de Schellenhof. Il était écarlate des cheveux jusqu’à son col romain. « Pour nous c’est une question de vie ou de mort ! Appelez l’American Express. (Il leva haut la main, et le vendeur suivit avec inquiétude la courbe qu’elle décrivait.) Débrouillez-vous pour vérifier que cet achat est possible. Et pour l’amour du ciel, grouillez-vous ! » tonna-t-il pour conclure.
Le prêtre n’eut pas besoin de préciser ce qu’il comptait faire en cas de refus. Schellenhof remplit un formulaire de vente, passa un coup de fil pour obtenir l’autorisation de l’American Express, et revint faire signer le coupon à Parker Faine.
« Je vais chercher les clefs », balbutia le vendeur.
Faine siffla d’admiration: « Eh bien, si vous vous y prenez comme ça pour convertir les païens, il doit y avoir foule dans votre église ! »
Wycazik baissa modestement la tête.
Felix Schellenhof leur présenta une Cherokee flambant neuve.
« Quelle semaine ! dit-il en secouant la tête. Lundi dernier, un client m’a réglé une Cherokee en espèces il avait des paquets de billets plein ses poches. Certainement qu’il avait gagné au casino…
-Il y a des chances, oui, dit Parker.
- Dites-moi, monsieur, je pourrais téléphoner ? » demanda le père Wycazik au vendeur.
Celui-ci lui montra le téléphone et Wycazik appela Michael Gerrano à Chicago. Il lui parla de sa rencontre avec Parker Faine et de la fermeture de la nationale 80. Et tout à coup, il dit quelque chose qui étonna Par-ker: «Michael, il se peut qu’il nous arrive quelque chose. Dès que j’aurai raccroché, vous contacterez Simon Zoderman à la Tribune. Vous lui raconterez tout. Tout, vous comprenez ? Dites à Simon ce qui unit Brendan à Winton Tolk, à la petite Halbourg et à Cal-vin Sharkle. Dites-lui ce qui s’est passé ici, dans le Nevada, l’été de l’année dernière. Dites-lui ce qu’ils ont vu. Et s’il a encore des doutes, dites-lui que moi, j’y crois. Il me connaît, cela devrait le rassurer. »
Après qu’il eut raccroché, Parker dit: « Je vous ai bien compris ? Vous savez vraiment ce qui s’est passé cette nuit-là ?
-Je suis pratiquement persuadé de connaître toute la vérité. »
Ils montèrent dans la Cherokee sans se préoccuper du vendeur qui voulait leur prodiguer quelques conseils d’entretien. Wycazik s’installa au volant.
« Il va falloir tout me dire.
- Dès que nous serons sur la route », répondit le père Wycazik en mettant le contact.
Ned poursuivait en direction de l’est dans la Cherokee de Jack, avançant au pas sur les pentes enneigées. Sandy et Faye, à l’avant avec lui, se penchaient sur le pare-brise, anxieuses, pour aider Ned à repérer les obs-tacles dans le chaos de blancheur au milieu duquel ils s’enfonçaient.
Coincé à l’arrière entre Brendan et Jorja (sans parler de Marcie sur les genoux de sa mère), Ernie cherchait à se persuader qu’il ne succomberait pas à la panique lorsque les ténèbres auraient définitivement pris le pas sur le jour. La nuit dernière, quand il s’était glissé dans le lit, son anxiété avait été bien moins grande que la veille, son état s’améliorait.
Le retour du souvenir des avions dans la mémoire de Dom lui redonnait aussi espoir. Si Dom pouvait se souvenir, lui le pourrait aussi. Et lorsque le blocage mné- monique s’effondrerait, lorsque enfin il se souviendrait de ce qu’il avait vu en cette soirée de juillet, il n’aurait plus peur de l’obscurité.
« La départementale », dit soudain Faye, tandis que la jeep s’arrêtait.
Ils venaient en effet d’atteindre la route qui passait à côté du motel et sous la nationale 80. Le motel se trouvait à trois kilomètres au sud, et Thunder Hill à douze kilomètres au nord en la suivant. Elle venait d’être dégagée récemment, car le gouvernement payait le comté pour la maintenir ouverte en permanence jusqu’au dépôt.
« Vite », dit Sandy à Ned.
Ernie savait à quoi elle pensait: quelqu’un venant de Thunder Hill ou s’y rendant pourrait arriver et les repérer accidentellement.
Ned fit bondir le 4 x 4 pardessus la route déserte et se pressa tellement de rejoindre le bas de la pente de l’autre côté, que Brendan et Jorja coincèrent à plusieurs reprises Ernie, assis au milieu. Ils se retrouvè- rent bientôt dissimulés par la neige qui tombait comme une tempête de cendres d’un ciel qui aurait brûlé, glacial. Une autre voie secondaire nord-sud se trouvait à dix kilomètres à l’est; leur but était de l’atteindre. Cela fait, ils prendraient la direction du sud avant de s’engager sur une autre route secondaire, parallèle à la nationale, qui les conduirait jusqu’à Elko.
Ernie se rendit soudain compte que le crépuscule battait définitivement en retraite devant l’armée des ombres de la nuit. L’obscurité était presque complète. Elle se tenait un peu plus loin, non dans l’espace mais dans le temps, et il la voyait qui les surveillait parmi des milliards de trous de serrures, entre les flocons de neige, gagnant du terrain à chacun de ses battements de paupières, prête à bondir à travers les rideaux de neige pour s’emparer de lui…
Non. Il y avait bien assez de choses réellement terrifiantes pour ne pas gaspiller son énergie à lutter con-tre de stupides phobies. Même avec une boussole, ils pouvaient se perdre dans le maëlstrom hurlant de la nuit. La visibilité étant réduite à quelques mètres, ils risquaient de franchir la crête d’une falaise, de s’engouffrer dans une faille, et de ne voir le trou que trop tard. Cette menace était si réelle que Ned ne pouvait avancer qu’au pas.
J’ai peur de ce qui mérite de faire peur, se dit Ernie avec détermination. Je n’ai pas peur de vous, ténèbres.
Faye se tourna un instant pour le regarder. Il lui sou-rit et lui fit signe que tout allait bien, pouce en l’air. Mais son doigt tremblait légèrement.
Faye lui répondit de même; c’est à ce moment-là que Marcie se mit à crier.
Le Dr Miles Bennell était assis dans la pénombre de son bureau proche du Noyau, au coeur même de Thunder Hill. Les faibles lueurs qui pénétraient par les petites fenêtres donnant sur la caverne centrale du deuxième étage de l’entrepôt ne suffisaient pas à révé- ler les détails de la pièce.
Bennell était soucieux. Il avait devant lui six feuilles de papier, qu’il avait bien relues vingt ou trente fois au cours des quinze derniers mois. Il les connaissait par coeur, au mot près. Il s’agissait du rapport concernant le profil psychologique de Leland Falkirk-rap- port obtenu dans la plus grande illégalité parce que dérobé aux archives secrètes du Groupement d’intervention spécial de l’armée.
Miles Bennell était, entre autres choses, un informa-ticien remarquable. Dix-huit mois auparavant, quand son travail sur le projet Thunder Hill l’avait obligé à rencontrer fréquemment le colonel Falkirk, Bennell avait tout de suite compris que Falkirk était un individu au psychisme perturbé, un type qui aurait normalement dû être déclaré inapte au service militaire. Seulement, il était apparemment l’un de ces rares paranoïaques qui ont appris à utiliser leur folie pour se couler dans le moule du bon serviteur, du robot humain qui fait et dit tout ce qu’on lui demande. Bennell avait voulu en savoir plus. Qu’est-ce qui pouvait faire craquer le vernis de Falkirk ? La réponse existait mais elle se trouvait dans les archives du Gisa. Et Bennell avait donc dû bricoler son ordinateur personnel et y adapter un modem capable d’entrer en contact avec les dossiers secrets du Gisa à Washington.
Miles Bennell avait eu peur en découvrant le profil psychologique du militaire. Et aujourd’hui, il était totalement en son pouvoir. Prisonnier au centre de la terre, il attendait d’être jugé et condamné par un homme dont les notions de culpabilité et de châtiment étaient des plus particulières.
Miles Bennell était épouvanté.
Premièrement, Leland Falkirk redoutait et mépri-sait la religion. L’amour de Dieu et du pays représentant les valeurs suprêmes de l’armée, Falkirk avait fait taire ses sentiments antireligieux. Il était clair que cette attitude était la conséquence d’une enfance et d’une jeunesse passées dans une famille de fanatiques.
Deuxièmement, Leland Falkirk était obsédé par le contrôle, la maîtrise. Il avait besoin de dominer le moindre aspect de son environnement, chacune des personnes qu’il côtoyait. Ce besoin insatiable de con-trôle du monde extérieur était le reflet des efforts constants qu’il devait déployer pour maîtriser sa rage et sa paranoïa.
Troisièmement, Leland Falkirk souffrait d’une claustrophobie assez bénigne, qui empirait, toutefois, quand il se trouvait dans un lieu souterrain.
Enfin-surtout-, Leland Falkirk était masochiste. Il se soumettait à toutes sortes d’expériences sur la douleur, prétendant que de telles épreuves lui étaient nécessaires pour conserver ses réflexes et rester digne d’être un officier du Gisa. La vérité était plus simple, bien qu’il ne la connût pas lui-même: il aimait la souffrance.
De là à aimer l’idée de mourir, il n’y avait qu’un pas.
Dans la pénombre, Miles Bennell pensait.
Ce n’était ni sa propre mort ni celle de ses collègues qu’il redoutait le plus. Ce qu’il craignait, c’était qu’en supprimant toutes les personnes impliquées dans le projet Leland Falkirk ne détruisît le projet lui-même.
Le colonel Falkirk se trouvait dans la cuisine des Block. Il vit l’album posé sur la table et l’ouvrit. Sur les pages, il n’y avait rien d’autre que des photos et des dessins représentant la lune, tous coloriés en rouge.
Une douzaine d’hommes du Gisa fouillaient les lieux et s’interpellaient, leurs voix étouffées par le vent et la neige.
Les pas du lieutenant Horner résonnèrent dans l’escalier. Un instant plus tard, il traversa le living et entra dans la cuisine. « Nous avons inspecté toutes les chambres du motel, mon colonel. Il n’y a plus personne. Ils sont partis par-derrière, à travers champs. On a relevé deux séries d’empreintes dans la neige, mais c’est plutôt vague. Avec un temps pareil, ils ne pourront pas aller très loin.
-Vous avez lancé des hommes à leur poursuite ?
- Pas encore, mon colonel. J’ai fait amener le camion et le Wagoneer à l’arrière du motel.
- Dites-leur d’y aller, dit Falkirk.
- Ne vous inquiétez pas, mon colonel. On va les rattraper.
-J’en suis persuadé», dit Falkirk, parfaitement maître de lui.
Horner fit demi-tour et se préparait à partir, quand son supérieur lui dit: « Dès que vous aurez envoyé les hommes, rejoignez-moi en bas avec une carte détaillée des environs. Ils ont certainement l’intention de rejoindre une petite route. Nous anticiperons leur décision et nous les attendrons là-bas.
- A vos ordres, mon colonel. »
Une fois seul, Falkirk tourna lentement les pages de l’album. Des lunes rouges.
Il entendit les pas de Horner au rez-de-chaussée.
Très calmement, il continua de feuilleter l’album.
Dehors, Horner cria des ordres aux hommes. Deux groupes de quatre partirent à la recherche des fugitifs.
Leland tourna encore quelques pages, puis soudain, il jeta l’album à travers la pièce, qui rebondit sur le réfrigérateur, tomba à terre. Des dizaines de photographies s’en détachèrent. Falkirk vit sur une étagère un pot en céramique représentant un ours assis sur son postérieur. Il le balaya du revers de la main. L’ours se brisa en mille morceaux et les pastilles en chocolat qu’il contenait se répandirent sur le carrelage. Ce fut ensuite le tour d’un poste de radio, d’un pot de confitures, d’une boîte remplie de farine. Puis d’une boîte de biscuits qui percuta la machine à café.
Falkirk reprit son souffle. Sans un regard pour les objets cassés, il sortit lentement de la cuisine et descendit l’escalier afin d’étudier la carte avec son lieutenant et de discuter calmement de la stratégie à adopter.
« La lune ! cria Marcie, avant de pousser un nouveau son inarticulé. Maman, maman regarde, la lune ! Pourquoi, maman, pourquoi ? Regarde, la lune ! »
Soudain, la fillette tenta de se dégager de sa mère; elle se débattit si bien qu’elle réussit à lui faire un instant lâcher prise.
Surpris par les cris, Ned s’était arrêté.
Toujours hurlante, Marcie voulut passer pardessus les genoux d’Ernie; on aurait dit qu’elle ne se rendait pas compte de l’endroit où elle se trouvait et qu’elle cherchait simplement à fuir le souvenir qui la terrorisait.
Ernie l’attrapa avant qu’elle n’allât jusque sur les genoux de Brendan. Il prit la petite fille dans ses bras puissants et la serra contre lui et, comme elle continuait de crier, il lui parla doucement pour la calmer.
Peu à peu, la terreur de Marcie s’estompa. Elle arrêta de se débattre et devint toute molle dans ses bras. Ses cris cessèrent et elle se mit à chantonner d’une petite voix: « La lune, lune, la lune, lune… » puis calmement, mais avec une horrible angoisse: « Ne la laissez pas, ne la laissez pas…
- Calme-toi, ma puce, calme-toi, fit Ernie en lui caressant les cheveux. Tu es en sécurité, nous ne la laisserons pas t’attraper.
- Elle se souvient de quelque chose, observa Brendan, tandis que Ned repartait. Une fissure s’est ouverte, un instant.
-Qu’est-ce que tu as vu, ma chérie ? » demanda Jorja à sa fille.
Mais l’enfant était retombée dans son état catatonique, regard absent, n’entendant rien, ne remarquant rien… si ce n’est que, au bout d’un moment, Ernie sen-tit ses petits bras le serrer plus fort. Il lui rendit son étreinte. Elle ne dit rien. Elle dérivait toujours sur sa sombre mer intérieure. Mais il était évident qu’elle se sentait en sécurité dans la puissante étreinte d’Ernie, et elle s’accrocha à lui tandis que la Cherokee rebondissait et oscillait dans la nuit.
Au bout de tant de mois à avoir eu peur de chaque ombre, à avoir redouté l’arrivée de chaque crépuscule, pris de désespoir et d’horreur, Ernie se sentait bien de façon indescriptible, ravi que quelqu’un eût besoin de sa force. C’était profondément satisfaisant. Et tan-dis qu’il la tenait, lui murmurant des mots apaisants et caressant son épaisse tignasse noire, il oubliait que les ténèbres entouraient la jeep et se pressaient contre les vitres.
Jack prit vers l’est et rattrapa la route de campagne menant à Thunder Hill un bon kilomètre environ au nord de l’endroit où Ned l’avait lui-même coupée dans la Cherokee. Il tourna à droite et se dirigea vers l’entrepôt, reprenant la route empruntée le matin même par Dom et Ernie.
Il n’avait jamais vu de tempête aussi mauvaise chez lui, dans l’Est. Plus ils grimpaient, plus la neige tombait dru, aussi dense qu’une pluie d’orage.
« L’entrée de l’entrepôt est à un kilomètre et demi d’ici », dit Jack.
Il coupa les phares qu’il s’était pourtant résolu à allumer quelques minutes plus tôt et roula à une allure plus modérée.
Ginger se mordait nerveusement les lèvres.
«Là-bas, des lumières, dit Dom. C’est l’entrée de l’entrepôt. »
Deux lampes au mercure luisaient au sommet des poteaux flanquant le grillage électrifié. Une lueur ambrée éclairait le poste de garde.
Jack n’apercevait que très difficilement le contour du petit bâtiment. La neige masquait tous les détails. Ce qui signifiait que leur camionnette était elle-même invisible. De plus, le bruit du moteur était couvert par le souffle du vent.
Ils continuèrent de grimper vers la nuit et la montagne. Les balais des essuie-glaces fonctionnaient tant bien que mal, la neige ayant durci sur le pare-brise.
Quand ils eurent dépassé d’un bon kilomètre l’entrée de l’entrepôt de Thunder Hill, Ginger dit: « On pourrait peut-être remettre les phares.
- Non, fit Jack, penché sur le volant, on ira dans le noir jusqu’au bout. »
A la réception du motel, le colonel Falkirk et le lieutenant Horner déplièrent la carte sur le comptoir. Ils étaient toujours occupés à l’étudier quand les hommes chargés de traquer les fuyards revinrent au bout de quelques minutes. Ils avaient suivi les traces des véhicules pendant quelques centaines de mètres dans un vallon, puis la neige avait recouvert les empreintes. Il était cependant probable qu’au moins un des véhicules avait pris vers l’est; les hommes en déduisirent que la camionnette et la Cherokee ne s’étaient pas séparées et que les deux véhicules roulaient dans cette direction.
Revenant à la carte, Falkirk dit: « Cela paraît logique. Ils ne peuvent aller vers l’ouest. Il n’y a rien là-bas en dehors de Battle Mountain, qui est à plus de soixante kilomètres, et Winnemucca, qui est encore plus loin. Ces villes ne sont pas assez importantes pour qu’ils s’y cachent très longtemps. De plus, ce ne sont pas des noeuds routiers. Ils ne peuvent donc qu’aller vers l’est, en direction d’Elko. »
Le lieutenant Horner posa un doigt sur la carte. « Voici la route qui passe derrière le motel et monte vers Thunder Hill. Ils l’ont certainement coupée.
-Quelle est la prochaine route qui mène au sud ? »
Horner se pencha pour mieux lire ce qui était écrit sur la carte. « Celle de Vista Valley, à une dizaine de kilomètres environ à l’est de la route de Thunder Hill. »
On frappa à la porte et Miles Bennell dit: « Entrez. » Le général Robert Alvarado, commandant en chef de Thunder Hill, entra dans le bureau, apportant avec lui un peu de la lumière nacrée dans laquelle baignait le Noyau. « Vous aimez méditer dans le noir, hein ? Le colonel Falkirk interpréterait cela plutôt mal.
- C’est un dingue.
- Il n’y a pas si longtemps de ça, dit le général, j’ai soutenu que c’était un excellent officier, un peu trop strict sur le règlement peut-être, mais excellent tout de même. Ce soir, je me vois obligé de me ranger à votre avis. Ce type est en train de perdre les pédales. Je me demande même s’il ne les a pas perdues complè- tement. Il y a quelques minutes, il m’a adressé une requête par téléphone. Enfin, c’était censé être une requête, bien que cela ressemblât plutôt à un ordre. Il voulait que tous les hommes, civils ou militaires, soient consignés dans leurs quartiers jusqu’à nouvel ordre. Mes consignes seront diffusées par haut-parleurs dans quelques minutes.
-Mais pourquoi veut-il faire cela ? » demanda Bennell.
Alvarado prit place sur une chaise tout près de la porte ouverte. La lumière extérieure éclairait son corps tout entier, à l’exception de son visage, qui demeurait dans la pénombre. « Falkirk va faire venir les témoins et il ne veut pas qu’ils soient vus par qui que ce soit, à l’exception de ceux qui les connaissent déjà. Enfin, c’est ce qu’il prétend.
- Si le moment est venu de leur faire subir un autre lavage de cerveau, demanda Bennell, pourquoi ne pas le faire au motel ? Autant que je sache, il n’a pas encore convoqué les spécialistes.
- Non, dit Alvarado. Il dit que la couverture ne tiendra peut-être plus très longtemps. Il veut que vous étudiiez les témoins, tout particulièrement Cronin et Corvaisis. Il croit qu’ils ne sont plus tout à fait humains. Il m’a dit aussi qu’il avait réfléchi à la conversation que vous aviez eue tous les deux, qu’il s’était montré peut-être un peu trop soupçonneux. Il dit que si vous reconnaissez qu’ils sont parfaitement humains si vous prouvez que leurs dons ne sont pas la preuve d’une présence inhumaine en eux, il vous croira sur parole. Il les épargnera. Il décidera alors de ne plus recourir au lavage de cerveau et demandera même à ses supérieurs de révéler toute l’affaire au grand public. »
Miles Bennell resta un moment silencieux, puis il s’agita sur sa chaise. « On dirait qu’il a finalement recouvré ses esprits. Mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai du mal à y croire. Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? »
Alvarado se pencha de côté, referma la porte et replongea le bureau dans la pénombre. Miles voulut allumer la lampe de bureau, mais le général dit: « Res-tons ainsi, voulez-vous ? Il est peut-être plus facile de faire preuve de franchise quand on ne se voit pas. Miles, répondez-moi… Est-ce vous qui avez envoyé les photographies aux Block et à Corvaisis ? »
Bennell ne répondit pas.
« Miles, nous sommes amis. Je l’espère, tout au moins. Et je vais vous faire une confidence. C’est moi qui ai mis Jack Twist sur la piste du motel.
- Vous ? s’écria Miles, stupéfait. Mais comment ? Pourquoi ?
- Eh bien, je savais comme vous que le blocage mental de certains témoins était en train de se fissurer et que cela déclenchait chez eux un certain nombre de problèmes d’ordre psychologique. Avant que quelqu’un ne décide de les éliminer l’un après l’autre j’ai pensé attirer leur attention sur ce motel. J’espérais faire assez de vagues pour ruiner tout notre projet de couverture.
- Mais enfin, pourquoi ? répéta Miles.
-Parce que j’ai réfléchi et que je me suis dit que notre attitude était mauvaise. Si je m’étais directement adressé au grand public, j’aurais désobéi aux ordres. J’aurais ruiné ma carrière, perdu ma pension. Et puis… je craignais d’être tué par Falkirk. »
Les mêmes craintes avaient effleuré Bennell.
Alvarado reprit: « J’ai commencé par Twist parce que je pensais que son passé de Ranger et son inclina-tion à défier l’autorité feraient de lui le chef idéal des autres témoins. C’est grâce aux informations qu’il a involontairement livrées lors des séances de lavage de cerveau que j’ai appris l’existence des coffres. J’ai étu-dié les dossiers le concernant, j’ai eu le nom de ses banques, ses pseudonymes. Il y avait aussi des copies des clefs des coffres. J’ai donc fait des copies de ces copies. Fin décembre, j’ai eu dix jours de permission; j’en ai profité pour me rendre à New York avec un paquet de cartes postales représentant le Tranquility Motel et j’en ai déposé une dans chacun de ses coffres. Cela n’a posé aucun problème. Twist n’allait à la banque qu’une fois par an et personne ne m’a questionné, même si je ne lui ressemble absolument pas. Ce fut vraiment très facile.
- Très ingénieux aussi, dit Miles. La découverte de ces cartes postales devait galvaniser Twist.
-J’avais pris toutes sortes de précautions, en manipulant les cartes avec des gants, par exemple. Je n’ai pas laissé la moindre empreinte. Je pensais revenir ici, donner un peu de temps à Twist. Ensuite, je serais allé à Elko, j’aurais adressé quelques coups de téléphone anonymes aux autres témoins, je leur aurais donné le numéro privé de Twist et leur aurais expliqué que lui seul pouvait résoudre leurs problèmes psychiques. Tout devait fonctionner comme une mécanique bien huilée. Mais les choses ne sont pas allées jusqu’à ce stade. Quelqu’un d’autre a envoyé des messages et des photos à Corvaisis et aux Block et une nouvelle crise venait de se déclencher. Comme Falkirk, je sais que celui qui a envoyé ces photos est ici, à Thunder Hill. Allez-vous encore faire des chichis ? Serais-je le seul à avoir envie de me confesser ? »
Miles hésita. Il repensa aux feuillets posés sur son bureau: le profil psychologique de Falkirk. Il soupira et dit: « OK, c’est moi qui ai envoyé les Polaroid. Les grands esprits se rencontrent, non ?
- Je vous ai raconté pourquoi j’avais choisi Twist. Je crois comprendre pourquoi vous avez sélectionné les Block: leur motel est au centre de toute l’affaire. Mais Corvaisis ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
- Il est écrivain, ce qui signifie qu’il a une imagination très fertile. Des messages anonymes et des photographies étranges devaient normalement l’intriguer plus que quiconque. Et puis, son premier roman reçoit beaucoup de critiques élogieuses, ce qui veut dire que les journalistes seraient plus enclins à l’écouter que n’importe qui.
- Nous sommes deux petits malins, tous les deux.
- Un petit peu trop malins pour notre propre bien, même, fit Miles. Le sabotage de l’opération de couverture a été trop lent. Nous aurions dû violer notre ser-ment de garder le secret, rendre les choses publiques, et ne pas avoir peur de la colère de Falkirk ni des représailles du gouvernement. »
Les deux hommes restèrent un instant silencieux, puis Alvarado dit: « A votre avis, Miles, pourquoi suis-je venu vous raconter tout cela ?
- Vous avez besoin d’un allié contre le colonel. Parce que vous ne croyez pas un mot de ce qu’il vous a dit au téléphone. Vous ne croyez pas qu’il soit devenu subitement raisonnable et qu’il se contentera d’étu-dier les témoins après les avoir conduits ici.
- A mon avis, il veut les tuer, dit Alvarado. Et nous aussi, il veut nous tuer. Jusqu’au dernier.
- Parce qu’il pense que nous sommes tous infectés. Ce type est fou à lier. »
Il y eut des crachotements dans les haut-parleurs puis les ordres du général retentirent: tous les membres du personnel, civils ou militaires, devaient passer à l’armurerie pour y recevoir des armes de poing, puis gagner leurs quartiers en attendant de nouvelles instructions .
Alvarado se leva et dit: « Quand ils auront regagné leurs chambrées, je leur annoncerai que c’est Falkirk qui a voulu les boucler, mais que c’est moi qui ai décidé de les armer. Je leur dirai que, pour des raisons connues de quelques-uns mais inconnues de la plupart, nous sommes tous menacés par Falkirk et les hommes du Gisa. Par la suite, si le colonel les envoie tirer dans le tas les autres sauront les accueillir. J’espère pouvoir l’arrêter avant qu’il n’aille trop loin.
- Est-ce que, moi aussi, je serai armé ? »
Alvarado se préparait à sortir. « Plus que quiconque. Vous cacherez votre revolver sous une blouse comme ça, Falkirk n’en saura rien. Je ferai de même. je laisserai ma veste déboutonnée, mais je dissimulerai une arme dans mon dos. Si je vois que Falkirk veut ordonner notre destruction à tous, je tire mon arme et je le descends. Mais je vous le ferai d’abord savoir grâce à un code préétabli, pour que vous-même puissiez vous charger de Horner. Il faut que nous les ayons tous les deux, c’est bien compris ? Si Horner survit au colonel, il cherchera à m’éliminer. Ce n’est pas que je tienne vraiment à ma peau, mais je suis général, et moi seul peux reprendre la situation en main. Vous y arriverez, Miles ? Vous croyez que vous pourrez tuer un homme ?
-Oui. Je saurai appuyer sur la détente, c’est la seule solution pour arrêter Horner. Moi aussi je vous considère comme un excellent ami, Bob. Pas seulement à cause de nos parties de poker ou d’échecs, mais aussi parce que vous êtes un grand lecteur de T.S. Eliot.
-“Je crois bien que nous sommes dans la venelle des rats, là où les morts ont perdu leurs os” », cita Bob Alvarado. Avec un petit rire, il ouvrit la porte où l’éclat argenté des lumières de la caverne vint l’éclairer. « C’est le comble de l’ironie. Il y a une éternité de cela, mon père craignait que mon amour de la poésie fasse de moi une poule mouillée. Au lieu de cela, je suis devenu général de brigade, et au moment le plus critique de ma vie, c’est la poésie qui vous a convaincu de tuer pour me venir en aide. Venez-vous à l’armurerie, docteur Bennell ?
Miles se leva et rejoignit le général dans l’encadrement de la porte. Il dit: « Vous vous rendez bien compte que Falkirk agit normalement au nom du chef d’état-major de l’armée de terre, sinon d’autorités supérieures. Quand vous l’aurez tué, vous aurez le général Riddenhour sur le dos et peut-être même le Président en personne. »
Bob Alvarado donna à Miles une claque sur l’épaule. « Qu’ils aillent se faire foutre, Riddenhour et tous les lèche-culs de généraux dans son genre ! Que les politiciens aussi aillent se faire foutre ! Même si Falkirk doit emporter avec lui le nouveau code de l’ordinateur quand nous le tuerons, nous sortirons de là dans quelques jours, au besoin en démontant tout le bazar. Et alors… est-ce que vous vous rendez compte que lorsque nous communiquerons cette information, nous deviendrons instantanément les deux hommes les plus célè- bres de cette malheureuse planète ? Peut-être deux des hommes les plus célèbres de tous les temps ! Le fait est que je ne vois pas qui, dans l’histoire, a eu à propager une nouvelle de cette envergure… sinon Marie-Madeleine au matin de Pâques. »
Le père Stefan Wycazik était au volant de la Cherokee-c’était au Viêt-nam en compagnie du père Bill Nader, qu’il avait pris l’habitude de conduire les 4 x 4.
La nationale 80 étant fermée, ils prirent vers le nord par la route 51, puis vers l’ouest par toute une série de petites routes de campagne dont l’aspect rappelait plutôt celui de chemins vicinaux. La visibilité était des plus mauvaises. Des cataphotes étaient installés le long du bas-côté, et le reflet des phares sur ces petits morceaux de plastique était la seule chose qui empê- chât Wycazik de faire une embardée dans le ravin ou de rentrer dans la montagne. Ils avaient acheté une boussole et une carte détaillée et, parfois, ils coupaient directement à travers champs. Leur route était longue et sinueuse, mais eile les menait tant bien que mal vers le Tranquility Motel.
Stefan parla à Parker du Cérire, cette organisation dont il avait appris l’existence par Michael Gerrano, lequel tenait ses informations du mystérieux M. X l’ami de Ginger Weiss. « Le colonel Falkirk en est le seul membre militaire. Le Cérire a tout l’air d’un gouffre à finances, puisque c’est un groupe d’étude censé réfléchir sur un problème social qui n’a pratiquement aucune chance de se poser. Le comité est constitué de biologistes, de physiciens, d’anthropologues, de méde-cins, de sociologues, de psychologues, enfin de toutes sortes de specialistes. Au fait, vous aimeriez certainement savoir ce que veut dire Cérire ? C’est l’acronyme de Comité d’étude et de réflexion sur l’impact d’une rencontre extraterrestre, ce qui signifie que toutes ces grosses têtes ont pour mission de tenter de déterminer l’impact positif et négatif sur la société humaine d’une rencontre avec une civilisation intelligente n’appartenant pas à notre planète. »
Wycazik fit une pause pour laisser à son compagnon le temps de digérer cette information. Le peintre siffla entre ses dents. « Vous ne voulez pas dire… ce n’est pas…
-Si, fit Stefan Wycazik. Quelque chose s’est produit cette nuit-là. Quelque chose est arrivé du ciel le soir du 6 juillet.
- Oh, nom de Dieu ! s’écria Parker Faine. Euh, pardonnez-moi, mon père, je ne voulais pas blasphé- mer, mais… Seigneur… »
Les yeux fixés sur les cataphotes, Wycazik esquissa un sourire. « Vous savez, les conséquences sont telles que je ne crois pas que le Bon Dieu soit très à cheval sur les principes. L’objectif principal du Cérire était d’aboutir à un consensus sur la façon dont les cultures humaines-et les êtres humains eux-mêmes-pour- raient être affectés par une confrontation avec des extraterrestres.
- La réponse est pourtant facile. Quelle merveilleuse nouvelle que d’apprendre que nous ne sommes pas seuls ! répliqua Parker. Vous et moi, nous savons bien comment les gens réagiraient, non ? Regardez comme ils sont fascinés par les films sur ce sujet, depuis une dizaine d’années !
- En effet, admit Stefan. Mais il y a une différence entre la réaction devant une fiction et celle devant la réalité. C’est du moins l’opinion de nombreux chercheurs, notamment dans les sciences humaines. Et les anthropologues nous apprennent que lors des interac-tions entre deux cultures dont l’une est plus avancée que l’autre, la moins avancée est victime d’une perte de confiance dans ses institutions et ses traditions, ce qui se traduit parfois par leur complet effondrement. Les cultures primitives perdent tout respect pour leur religion, pour leur système de gouvernement. Leurs pratiques sexuelles, leurs valeurs sociales, leurs structures familiales, tout se détériore. Voyez ce qui est arrivé aux Eskimos après qu’ils sont entrés en contact avec la civilisation occidentale: alcoolisme galopant, conflits destructeurs intergénérations, taux de suicide élevé… Non pas que la civilisation occidentale soit en elle-même dangereuse ou diabolique. Mais notre culture est infiniment plus complexe et variée que celle des Eskimos, et le contact entre les deux s’est traduit chez eux par une perte de l’estime de soi qu’ils n’ont jamais pu retrouver et ne retrouveront jamais. »
Stefan dut interrompre ses réflexions sur le sujet car ils venaient d’arriver au bout de la piste de gravier sur laquelle ils roulaient.
Parker étudia la carte à la faible lueur du plafonnier puis vérifia la boussole. « Par là, dit-il en indiquant la gauche. Nous avons environ cinq kilomètres à parcourir à travers champs. Après quoi nous tomberons sur une route secondaire, celle de Vista Valley. Nous la traverserons, puis il nous restera quelque chose comme douze à quatorze kilomètres à parcourir, toujours dans la nature, avant de nous retrouver derrière le Tranquility Motel.
-Ne perdez pas la boussole de vue, et corrigez mon cap. »
Stefan engagea la Cherokee dans le paysage nocturne emmitouflé de neige qu’il avait devant lui.
« Toute cette histoire sur les Eskimos, reprit Parker tous les détails sur le point de vue du Cérire… je suppose que ce n’est pas en un seul coup de téléphone que le mystérieux M. X les a donnés au père Gerrano.
- Une partie, pas tout, oui.
- J’en conclus que vous aviez déjà réfléchi à la question.
-Pas à celle du contact avec des extraterrestres en fait, répondit le père Wycazik. Mais la formation des jésuites présente une particularité: on nous apprend à juger sans complaisance les résultats de l’Église dans ses efforts pour propager la foi, au cours de l’histoire, parmi les cultures primitives. Le sentiment général est que même si nous leur avons apporté la vérité, notre intervention a aussi été fort dommagea-ble pour elles. Bref, nous étudions beaucoup l’anthro-pologie, et c’est pourquoi je peux comprendre les inquiétudes du Cérire.
-Attention, vous dérivez vers le nord. Prenez à gauche dès que le terrain vous le permettra. Écoutez, je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui inquiète tant le Cérire.
-Voyez le cas des Amérindiens. En fin de compte, les armes à feu de l’homme blanc ne les ont pas anéan-tis; c’est le conflit des cultures qui s’en est chargé. L’afflux d’idées nouvelles a obligé les Indiens à voir leur culture sous une perspective différente, ce qui s’est traduit par une estime affaiblie pour elle, par la destruction de sa validité et de son rôle de guide. D’après ce que M. X a déclaré au père Gerrano, le Cérire croit qu’un contact entre l’humanité et une civilisation extraterrestre très avancée pourrait avoir les mêmes effets sur nous: destruction des croyances religieuses, perte de confiance dans les gouvernements et dans tous les systèmes de croyance laïcs, sentiment grandissant d’infériorité, suicides. »
Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes, puis Parker Faine demanda après s’être raclé la gorge:
« Mon père, est-ce que ce genre d’événement pourrait faire basculer votre foi ?
- Non, répondit aussitôt Wycazik. Ce serait plutôt même le contraire. Si ce formidable univers n’abritait pas d’autres formes de vie intelligente, si ces milliards de milliards d’étoiles et de planètes dispersées dans les galaxies n’étaient que des cailloux stériles, alors là, je pourrais croire que Dieu n’existe pas, que nous ne sommes rien de plus que le fruit du hasard et de l’évolution. Parce que, s’il y a un Dieu, il aime la vie, il ché- rit la vie et toutes les créatures qu’il a créées, et il ne laisserait jamais l’univers aussi vide.
-Beaucoup de gens, la plupart même, doivent pen-ser la même chose, dit Faine.
- Et même si l’espèce que nous rencontrons était terriblement différente de nous par son apparence physique, cela ne m’ébranlerait pas. Quand Dieu nous a dit nous avoir créés à son image, il ne voulait pas dire que notre apparence physique était identique à la sienne, bien entendu. Il parlait de notre esprit, de notre âme, de notre capacité à raisonner, de notre communion d’esprit, de l’amour, de l’amitié: tels sont les aspects de l’humanité qui sont à son image. Je crois que la crise de Brendan était liée au souvenir d’une rencontre avec une race totalement différente de la nôtre, et surtout si supérieure à la nôtre qu’il croyait inconsciemment que l’Eglise mentait en disant que Dieu nous avait faits à son image. Je veux lui dire que ce n’est pas leur allure qui importe, ni leur degré de civilisation. Ce qui révèle la présence divine en eux, c’est leur capacité à aimer, à s’intéresser à autrui-et à utiliser l’intelligence que Dieu leur a donnée pour vaincre les défis de l’univers où lui-même les a placés.
-C’est ce qu’ils ont fait en venant de si loin, dit Parker.
- Exactement ! Je suis sûr que Brendan tirera les mêmes conclusions que nous quand le lavage de cerveau qu’il a subi ne fera plus effet, quand il se souviendra de ce qui s’est passé et aura le temps d’y réfléchir. En tout cas, je veux être à ses côtés pour l’aider et le guider.
- Vous l’aimez beaucoup », dit Parker Faine Pendant quelques secondes, le père Wycazik plissa les yeux pour deviner quelque chose dans le chaos blanc et tumultueux qu’il avait devant lui, avançant plus lentement que lorsqu’il avait les réflecteurs de bord de route pour le guider. Finalement, il répondit: « Il m’est parfois arrivé de regretter d’être prêtre. Dieu me pardonne, mais c’est vrai. Parce qu’il m’arrive de penser à la famille que j’aurais pu avoir: une femme avec laquelle j’aurais tout partagé, des enfants que j’aurais vus grandir… la famille que j’aurais pu fonder, voilà ce que je regrette. Rien d’autre. Brendan… il est comme le fils que je n’ai jamais eu, que je n’aurai jamais. Je l’aime plus que tout, je crois… »
Au bout d’un moment, Parker lâcha un soupir et dit: « Personnellement, je trouve que le Cérire raconte n’importe quoi. Un contact ne nous détruirait pas.
- C’est aussi mon avis. Leur erreur est d’extrapoler à partir de notre situation face aux cultures primitives. La différence tient à ce que nous ne sommes pas une culture primitive. Il s’agirait d’un contact entre une civilisation avancée et une civilisation super-avancée. Le Cérire estime que tout contact devrait autant que possible rester secret; que l’information devrait être instillée au compte-gouttes sur une période de dix ou vingt ans. Mais c’est stupide, grotesque, Parker ! Nous pourrons supporter le choc. Parce que nous sommes prêts pour ça. O mon Dieu, et avec quelle impatience et avec quelle espérance nous l’attendons !
- Oui, nous sommes prêts », approuva Parker doucement .
La Cherokee roula dans des caillasses pendant plusieurs minutes. Brinquebalés en tous sens, les deux hommes étaient incapables de parler, d’exprimer ver-balement ce qu’ils éprouvaient maintenant qu’ils étaient confrontés à l’idée que l’homme n’était pas seul dans la Création.
Parker Faine fut le premier à rompre le silence. Il toussota, vérifia la boussole et dit: «Nous sommes dans la bonne direction. On devrait tomber dans un kilomètre sur la route de Vista Valley. Moins que ça, peut-être… Dites-moi, ce type de Chicago dont vous avez parlé… Carl Sharkle. Que criait-il aux flics, ce matin ?
- Il affirmait qu’il avait vu des extraterrestres atterrir et qu’ils étaient hostiles. L’idée qu’ils étaient en train de s’emparer de nous le terrorisait, et il croyait la plupart de ses voisins possédés. Il disait que les extraterrestres avaient essayé de prendre le con-trôle de lui en l’attachant sur un lit et en installant un goutte-à-goutte à son bras. J’ai craint un moment que ce ne soit la vérité et que l’événement du Nevada ne constitue une réelle menace. Mais depuis Chicago, j’ai eu le temps de réfléchir. Il faisait la confusion entre son incarcération pour cause de lavage de cerveau et l’atterrissage du vaisseau spatial auquel il avait assisté. Il prenait les hommes en tenue de décontamination pour des extraterrestres, et le temps qu’on lui bourre le crâne et qu’on lui impose un blocage mnémonique, il avait tout mélangé. Ce ne sont pas des extraterrestres qui se sont emparés de lui, mais ses frères humains. Lesquels, en plus, l’ont maltraité.
- Si je comprends bien, les agents du gouvernement auraient porté des tenues de décontamination en attendant de savoir si le contact avec les extraterrestres ne comportait pas un risque d’infection bac-tériologique ?
- Exactement. Certains des clients du Tranquility Motel ont dû s’approcher à découvert de l’appareil; on devait donc les considérer comme contaminés jusqu’à preuve du contraire. Et nous savons que certaines des personnes du motel se souviennent clairement d’hom-mes dans des tenues de décontamination: quelques soldats, des spécialistes du lavage de cerveau. Le malheureux Calvin est devenu fou à cause de son incapacité à se souvenir avec précision de la séquence des événements. »
La neige continuait de tomber, brièvement éclairée par le double faisceau des phares. Parfois, un coup de vent la faisait virevolter, puis elle reprenait sa chute oblique.
Ils attaquèrent une pente assez rude. Parker dit: « Quelque chose est venu du ciel… Et si le gouvernement en savait assez pour fermer la nationale 80 avant l’atterrissage, c’est qu’il traquait le vaisseau depuis déjà longtemps. Je ne comprends toujours pas comment on pouvait être aussi sûr de l’emplacement géographique de l’impact. Les pilotes du vaisseau auraient pu changer de cap au dernier moment.
-Il était peut-être en chute libre, dit Wycazik. Cela devait faire des jours, des semaines que les satellites d’observation le pistaient dans l’espace. S’il suivait une trajectoire absolument stable, cela voulait dire qu’il ne répondait plus à aucun contrôle. Le gouvernement avait donc le temps de calculer le point d’impact.
-Je ne veux pas croire qu’il se soit écrasé au sol, dit Parker.
- Moi non plus.
-Je veux croire qu’ils sont arrivés vivants… de si loin… »
Lorsque la Cherokee se trouva à mi-pente, les roues se mirent à patiner sur une plaque de glace, avant de retrouver leur adhérence et la jeep bondit en avant en secouant ses passagers.
Parker dit: « Je veux croire que Dom et les autres n’ont pas fait que voir un vaisseau spatial… Je souhaite qu’ils en aient rencontré les occupants. Imaginez un peu !
- Ce qui leur est advenu ce soir de juillet est extrê- mement étrange, cela dépasse de loin le fait de voir un vaisseau venir d’un autre monde.