Chapitre XX
Les motifs, les progrès et les effets de la conversion de Constantin. Établissement légal et constitution de l’Église chrétienne ou catholique.

L’ÉTABLISSEMENT public de la foi chrétienne peut être regardé comme une de ces importantes révolutions intérieures qui excitent la curiosité la plus vive, et qui offrent la plus utile instruction. L’état de l’Europe, ne se ressent plus de l’influence des victoires et de la politique de Constantin ; mais une portion considérable du globe conserve les impressions qu’elle a reçues par la conversion de cet empereur et les institutions, ecclésiastiques de son règne sont encore liées, par une chaîne indissoluble, avec les opinions, les passions et les intérêts de la génération présente.

En réfléchissant sur un sujet que l’on peut discuter avec impartialité, mais qu’on ne peut examiner avec indifférence, il s’élève d’abord une difficulté d’une espèce singulière, celle de fixer l’époque réelle et précise de la conversion de Constantin. L’éloquent Lactance, au milieu de la cour impériale[2171], paraît impatient d’annoncer au monde le glorieux exemple du souverain des Gaules, qui, dès les premiers jours de son règne, reconnut et adopta la majesté du vrai et seul Dieu de l’univers[2172]. Le savant Eusèbe attribut la foi de Constantin au signe miraculeux qu’il aperçut dans le ciel lorsqu’il préparait son expédition d’Italie[2173]. L’historien Zozime assure malicieusement que l’empereur avait trempé ses mains dans le sang de son fils aîné, avant de renoncer publiquement aux dieux de Rome et de ses ancêtres[2174]. Constantin a donné lieu lui-même, par sa conduite, aux doutes que font naître ces différentes autorités. Selon la rigueur du langage ecclésiastique, le premier des empereurs chrétiens ne mérita ce nom qu’au moment de sa mort, puisque ce fut dans sa dernière maladie que, comme catéchumène, il reçut l’imposition des mains[2175], et qu’on admit ensuite au nombre des fidèles par la cérémonie initiatoire du baptême[2176]. Le christianisme de Constantin doit être pris dans un sens palus vague et moins rigoureux ; et l’on a besoin de la plus sévère attention poursuivre le fil des gradations lentes et presque imperceptibles qui ont conduit le monarque à se déclarer le protecteur, et enfin le prosélyte de l’Église. Il lui fallut du temps pour renoncer aux habitudes et aux préjugés de son éducation, pour reconnaître la divine toute-puissance du Christ, et pour comprendre que la vérité de sa révélation était incompatible avec le culte des dieux. La peine qu’il eut sans doute à vaincre ses propres sentiments lui apprit à préparer avec circonspection l’important changement du culte national, et il découvrit insensiblement ses nouvelles opinions à mesure qu’il vit plus de jour à leur donner de l’influence et de l’autorité. Pendant tout le cours de son règne la foi chrétienne se répandit par une progression douce, quoique accélérée ; mais elle fut quelquefois passagèrement arrêtée dans sa marche, et quelquefois détournée de sa tendance générale, par des circonstances politiques, par la prudence, et peut-être par le caprice du souverain. Il permettait à ses différents ministres d’annoncer ses ordres dans le style qui convenait le mieux à leurs principes[2177] ; et il balançait avec art les craintes et les espérances de ses sujets, en publiant dans la même année deux édits, dont l’un recommandait d’observer solennellement le dimanche[2178] ; tandis que l’autre ordonnait de consulter régulièrement les aruspices[2179]. Incertains dans l’attente de cette importante révolution, les chrétiens et les païens examinaient la conduite de Constantin avec une égale anxiété ; mais avec des dispositions bien différentes : les uns par zèle et par vanité, exagéraient les marques qu’ils recevaient de sa faveur et les témoignages de sa foi ; les autres, au contraire, jusqu’au moment où leurs craintes se changèrent en désespoir et en ressentiment, tâchèrent de cacher au public, et de se dissimuler à eux-mêmes que les dieux de Rome ne pouvaient plus compter le chef de l’empire au nombre de leurs adorateurs. Conduits par des passions et des préjugés de la même nature, les écrivains du temps, selon le parti qu’ils suivaient, ont fixé la profession de foi de Constantin à la plus brillante ou à la plus honteuse époque de son règne.

Quelques indices que les discours ou les actions de Constantin aient pu donner de sa piété chrétienne, il n’en persévéra pas moins jusqu’à l’âge d’environ quarante ans dans la pratique de l’ancienne religion[2180] ; et la conduite qui, dans la cour de Nicomédie, avait pu être motivé par ses craintes, devait être regardée dans le souverain des Gaules comme l’effet de son penchant où de sa politique. Il rétablit les temples des dieux, et es enrichit de ses libéralités. Les médailles frappées dans les monnaies impériales étaient toujours empruntes des figures et des attributs de Jupiter, et d’Apollon, d’Hercule et de Mars ; et sa piété filiale augmenta le conseil de l’Olympe par l’apothéose solennelle de son père Constance[2181]. Mais Constantin avait une dévotion particulière pour le génie du Soleil, l’Apollon de la Mythologie grecque et romaine. Il aimait à se voir représenter avec les symboles du dieu de la lumière et de la poésie. Les flèches redoutables de cette divinité, le feu de ses regards, sa couronne de lauriers, sa beauté immortelle, et la noble élégance de ses attributs, semblaient la désigner pour le protecteur d’un jeune héros. Les autels d’Apollon, furent souvent couverts des offrandes votives de Constantin. La multitude crédule se laissait persuader que l’empereur avait eu l’honneur de contempler la majesté visible de ce dieu tutélaire et que, soit éveillé, soit dans les visions d’un songe, il en avait reçu l’heureux présage d’un règne long et victorieux. On adorait universellement le Soleil comme le guide et le protecteur invincible de Constantin ; et les païens pouvaient raisonnablement croire que le dieu outragé poursuivrait de son implacable vengeance l’ingratitude et l’impiété de son favori[2182].

Tant que Constantin n’eut dans les Gaules qu’un pouvoir limité, ses sujets chrétiens furent protégés par l’autorité, et peut-être par les lois d’un prince qui laissait sagement aux dieux le soin de venger leur injure. Si nous pouvons en croire Constantin lui-même, il avait été témoin, avec indignation, des horribles cruautés exercées par les soldats romains sur des. citoyens dont la religion faisait tout le crime[2183]. Dans l’Orient et dans l’Occident, il avait été à même de connaître les différents effets de l’indulgence et de la sévérité. L’exemple de Galère, son implacable ennemi, lui rendait la dernière plus odieuse, et il était invité à la première par l’autorité de son père, qui, au moment de sa mort lui en avait recommandé l’imitation. Le fils de Constance suspendit immédiatement ou annula les édits de persécution ; tous eux qui s’étaient déjà déclarés membres de l’Église obtinrent le libre exercice de leurs cérémonies religieuses ; et ils eurent bientôt lieu de compter également sur la faveur et sur la justice de leur souverain, qui commençait à sentir secrètement un respect sincère pour le nom de Christ et pour le dieu des chrétiens[2184].

Environ cinq mois après la conquête de l’Italie, l’empereur fit de ses sentiments une déclaration solennelle et authentique par le fameux édit de Milan, qui rendit la paix à l’Église catholique. Dans l’entrevue des deux princes de l’Occident Constantin, par l’ascendant de sa puissance et de son génie, obtint l’approbation de Licinius ; leurs noms et leur autorité, réunis désarmèrent la fureur de Maximin ; et, après la mort du tyran de l’Orient, l’édit de Milan fut reconnu pour une loi fondamentale dans tout le monde romain[2185]. La sagesse des deux empereurs, pourvut à la restitution des droits civils et religieux dont on avait si injustement privé les chrétiens. On ordonna que sans discussion, sans délais, et sans frais, ils seraient remis en pleine possession de leurs églises et des terres qui leur avaient été confisquées. Cette injonction rigoureuse fut adoucie par la promesse d’indemniser, du trésor impérial, ceux d’entre les acquéreurs qui auraient payé ces objets à leur valeur réelle. Les sages règlements relatifs à la future tranquillité des fidèles, sont fondés sur les grands principes d’une tolérance égale pour tous ; et cette égalité devait être regardée, par une secte nouvelle, comme une distinction avantageuse et honorable. Les deux empereurs déclarent à l’univers qu’ils accordent aux chrétiens et à tous autres la liberté de suivre et de professer la religion qu’ils préfèrent que leur cœur leur dicte, où qu’ils trouvent plus conforme à leur inclination. Ils expliquent soigneusement tous les mots susceptibles d’ambiguïté, rejettent toute exception et ordonnent aux gouverneurs des provinces de se conformer strictement au sens clair et simple de l’édit, par lequel ils prétendent établir et assurer, sans aucune restriction, les droits de la liberté religieuse. Ils daignent s’expliquer sur les deux puissants motifs de cette tolérance universelle, le désir bienfaisant de rendre le peuple heureux et tranquille, et le pieux espoir d’apaiser par cette conduite et de rendre propice la divinité qui siège dans le ciel. Les empereurs déclarent avec reconnaissance qu’ils ont déjà reçu de preuves signalées de la faveur divine et espèrent que la même Providence continuera d’assurer, par sa protection, la prospérité du prince et des sujets de l’empire. Ces expressions vagues de piété donnent lieu à trois suppositions, qui, bien que d’une nature bien différente, ne sont pas incompatibles. L’esprit de Constantin, flottait peut-être encore entre la religion païenne et celle des chrétiens. En suivant les complaisantes opinions du polythéisme il pouvait reconnaître le dieu des chrétiens pour l’une des nombreuses divinités qui composaient la hiérarchie céleste, ou peut-être adoptait-il cette idée philosophique et séduisante que, malgré la différence des noms, des rites et des cérémonies, tous les hommes adressent également leur hommage  au père et au créateur unique de l’univers[2186].

Mais  les résolutions des princes sont plus ordinairement dirigés par des avantages temporels que par des considérations abstraites sur des vérités spéculatives ; et l’on peut raisonnablement croire que l’estime de Constantin pour le caractère moral des chrétiens, et la persuasion où il était que la propagation de l’Évangile amènerait l’exercice de toutes les vertus, servirent bientôt à augmenter la faveur qu’il’ accordait à ses prosélytes. Quelque liberté qu’un monarque absolu puisse se permettre dans sa conduite, quelque indulgence qu’il veuille conserver pour ses propres passions, il est évidemment de son intérêt d’inspirer à tous ses sujets une respectueuse obéissance pour les lois naturelles et pour les engagements civils de la société. Mais l’influence des meilleures lois est faible et précaire ; elles inspirent rarement la vertu, elles n’arrêtent pas toujours le vice. Leur  autorité ne s’étend pas à prohiber tout ce qu’elles condamnent, et elles ne peuvent pas toujours punir les actions qu’elles ont prohibées. Les législateurs de l’antiquité avaient appelé à leur secours la puissance de l’éducation et de l’opinion ; mais tous les principes qui avaient jadis maintenu la grandeur et la pureté de Sparte et de Rome, s’étaient anéantis depuis longtemps dans la décadence d’un empire despotique. La philosophie exerçait encore son doux empire sur les esprits ; mais là cause de la vertu tirait un faible secours de la superstition des païens. Dans ces circonstances décourageantes, un sage magistrat pouvait voir avec plaisir le progrès d’une religion qui répandait parmi les peuples une morale pure, bienfaisante, applicable à tous les devoirs et à toutes les conditions de la vie, prescrite comme la volonté suprême de la Divinité, et soutenue par l’attente des récompenses ou des châtiments éternels. L’histoire des Grecs et des Romains ne pouvait apprendre à l’univers à quel point la révélation divine influerait sur la réforme des mœurs nationales ; et Constantin pouvait prêter quelque attention et quelque confiance aux assurances flatteuses et raisonnables de Lactance. Cet éloquent apologiste paraissait convaincu, et osait presque promettre que l’établissement de la foi chrétienne ramènerait l’innocence et la félicité du premier âge ; que le culte du vrai Dieu anéantirait les guerres et les dissensions parmi les hommes, qui se, regardaient tous comme les enfants d’un même père ; que tout désir impur, toute passion haineuse ou personnelle, seraient contenus par la connaissance de l’Évangile ; et que les magistrats n’auraient plus besoin du glaive de la justice chez un peuple dont la sincérité, le culte, la piété, la modération, la concorde et une bienveillance universelle, dirigeraient tous les sentiments[2187].

L’obéissance passivé, qui plie sans résistance sous le joug de l’autorité et même de l’oppression, parut sans doute à un monarque absolu la plus utile et la plus estimable des vertus évangéliques[2188]. Les premiers chrétiens ne croyaient pas que l’institution primitive du gouvernement civil eut été fondée sur le consentement des peuples ; ils attribuaient son origine aux décrets de la Providence. Quoique l’empereur régnant eût usurpé le sceptre par le meurtre et par la perfidie, Il prit immédiatement le titre sacré de lieutenant de la Divinité. Il ne devait compte qu’à elle de l’abus de sa puissance, et ses sujets se trouvaient indissolublement liés, par leur serment de fidélité, à un tyran qui avait violé les lois sociales et celles de la nature. Les humbles chrétiens étaient envoyés dans ce monde comme des brebis au milieu des loups ; et puisqu’il leur était défendu d’employer la violence, même pour la défense de leur religion, il leur était encore moins permis de répandre le sang humain pour la conservation de vains privilèges, ou pour les misérables intérêts d’une vie transitoire. Fidèles, à la doctrine, de l’apôtre qui prêchait, pendant le règne de Néron, une soumission aveugle, les chrétiens des trois premiers siècles ne souillèrent la pureté de leur conscience, ni par des révoltes, ni par des conspirations, et ils souffrirent les plus cruelles persécutions sans essayer de s’en défendre en prenant les armes contre leurs tyrans, ou de les éviter en fuyant clans quelque coin reculé du globe[2189]. On a fait une comparaison odieuse de la conduite opposée à celle des premiers chrétiens qu’ont tenus les protestants[2190] de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre, quand ils ont défendu avec intrépidité leur liberté civile et religieuse. Peut-être au lieu de reproches, devrait-on quelques louanges à la supériorité d’esprit et de courage de nos ancêtres, pour avoir senti les premiers, que la religion ne peut pas anéantir les droits inaliénables de la nature humaine[2191]. Peut-être faudrait-il attribuer la patience de la primitive Église autant à sa faiblesse qu’à sa vertu. Une secte composée de plébéiens timides sans chefs, sans armés et sans places fortes, aurait été inévitablement détruite, s’ils avaient hasardé une imprudente et inutile résistance contre le maître des légions romaines ; mais les chrétiens, soit qu’ils cherchassent à calmer la colère de Dioclétien ou à obtenir la faveur de Constantin pouvaient avancer, avec la confiance que donne la vérité qu’ils regardaient l’obéissance passive comme un devoir, et que pendant trois siècles leur conduite avait été conforme à leurs principes. Ils pouvaient ajouter que le trône des Césars deviendrait inébranlable, si tous leurs sujets, en recevant la foi chrétienne, apprenaient à souffrir ainsi qu’à obéir.

Dans l’ordre habituel de la Providence, les princes et les tyrans sont considérés comme les ministres du ciel, chargés par lui de conduire ou de châtier les nations ; mais l’histoire sacrée prouve, par un grand nombre d’exemples fameux, que la Divinité a souvent interposé son autorité  d’une maniéré plus immédiate, en faveur de son peuple chéri. Elle a remis le sceptre et l’épée dans les mains de Moïse, de Josué, de Gédéon, de David et des Macchabées ; les vertus de ces héros furent ou le motif ou l’effet de la faveur divine. Leurs victoires avaient pour objet d’accomplir la délivrance ou le triomphe de l’Église. Si les juges d’Israël étaient des magistrats passagers, les rois de Juda tiraient de l’onction royale de leur grand aïeul. un droit héréditaire et indélébile, qui ne pouvait être effacé ni par leurs propres vices ni par le caprice de leurs sujets. Cette même Providence extraordinaire, qui n’était plus circonscrite dans les limites étroites de la Judée, pouvait choisir Constantin  et sa famille pour les protecteurs du monde chrétien, et le dévot Lactance annonce d’un ton prophétique la gloire future, la longueur et l’universalité de son règne[2192]. Galère et Maximin, Licinius et Maxence, partagèrent avec le favori du ciel les provinces de l’empire ; la mort tragique de Galère et de Maximin satisfit bientôt le ressentiment des chrétiens, et remplit  leurs plus confiantes espérances. Les succès de Constantin contre Licinius et Maxence le débarrassèrent de deux puissants compétiteurs, qui retardaient le triomphe du second David ; et sa cause semblait avoir droit aux secours particuliers de la Providence. Les vices du tyran des Romains dégradaient la pourpre et la nature humaine ; quoique les chrétiens semblassent obtenir momentanément sa faveur, ils  n’en  étaient pas moins exposés, comme le reste de ses sujets, aux effets de son extravagante et capricieuse cruauté. La conduite de Licinius découvrit promptement la répugnance avec laquelle il avait adopté les sages et pacifiques dispositions de l’édit de Milan. Il défendit, dans ses États, la convocation des synodes provinciaux ; il renvoya ignominieusement tous ceux de ses officiers qui professaient la foi chrétienne, et quoiqu’il évita le crime ou plutôt le danger d’une persécution générale, ses vexations partielles n’en étaient pas moins une odieuse infraction d’un engagement solennel et volontaire[2193]. Tandis que l’Orient, selon l’énergique expression d’Eusèbe, était enveloppé dans les ombres de l’obscurité infernale, les rayons favorables d’une lumière céleste éclairaient et échauffaient les heureuses contrées de l’Occident. La piété de Constantin était regardée comme une preuve incontestable de la justice de sa cause, et l’usage qu’il fit de la victoire démontra facilement aux chrétiens que leur héros était conduit et protégé par le Dieu des armées. La conquête de l’Italie amena un édit général de tolérance ; et, dès que la défaite de Licinius eut donné à Constantin la souveraineté entière de l’empire, il exhorta tous ses sujets, par des lettres circulaires, à imiter sans délai l’exemple de leur souverain, et recevoir les divines vérités de la foi chrétienne[2194].

La persuasion où étaient les chrétiens que la gloire de Constantin servait d’instrument aux décrets de la Providence, imprimait dans leur imagination deux idées qui, par des moyens très différents, servaient également à faire réussir la prophétie. Leur fidélité active et pleine de zèle, épuisait en sa faveur toutes les ressources de l’industrie humaine et ils étaient intimement convaincus que le ciel seconderait leurs constants efforts par un secours miraculeux. Les ennemis de Constantin ont attribué à des motifs intéressés l’alliance qu’il forma insensiblement avec l’Église catholique, et qui semble avoir contribué aux succès de son ambition. Au commencement du quatrième siècle, les chrétiens composaient encore un bien petit nombre relativement à la population de l’empire ; mais parmi des peuples dégénérés, qui regardaient la chute ou l’élévation d’un nouveau maître avec une indifférence d’esclaves, le courage et l’union d’un parti religieux pouvaient contribuer aux succès du chef auquel ses adhérents dévouaient, par principes de conscience, leur fortune et leur vie[2195]. Constantin avait appris, par l’exemple de son père, à estimer et à récompenser le mérite des chrétiens ; et dans la distribution des offices publics, il avait l’avantage d’affermir son gouvernement par le choix de ministres et de généraux sur la fidélité desquels il pouvait justement se reposer avec une confiance sans réserve. L’influence de missionnaires si distingués devait multiplier les prosélytes de la nouvelle doctrine à la cour et dans les armées. Les Barbares de la Germanie, qui remplissaient les rangs des légions, acquiesçaient sans résistance et par pure indifférence à la religion de leur commandant ; et on peut raisonnablement supposer que quand elles passèrent les Alpes, un grand nombre de soldats avaient déjà consacré leur épée au service du Christ et de Constantin[2196]. L’habitude générale et le zèle de la religion diminuèrent insensiblement l’horreur que les chrétiens avaient si longtemps conservée pour la guerre et pour l’effusion du sang. Dans les conciles qui s’assemblèrent sous la protection bienveillante de Constantin, les évêques ratifièrent, par leur autorité, l’obligation du serment militaire, et infligèrent la peine d’excommunication aux soldats qui quittaient leurs armes durant la paix de d’Église[2197]. En même temps que Constantin augmentait dans ses États le nombre et le zèle de ses fidèles partisans, il se procurait une faction puissante, dans les provinces qui obéissaient encore à ses rivaux. Une méfiance et un mécontentement secrets se répandaient parmi les sujets chrétiens de Maxence et de Licinius ; le ressentiment que ce dernier ne chercha point à cacher, ne servit qu’à augmenter leur attachement pour son compétiteur. La correspondance régulière qu’entretenaient les évêques des provinces les plus éloignées, leur donnait la facilité de se communiquer leurs désirs et leurs desseins et de faire passer, sans danger des avis utiles ou des contributions pieuses à Constantin qui avait déclaré publiquement qu’il ne prenait les armes que pour la liberté de l’Église[2198].

L’enthousiasme des troupes, que l’empereur partageait peut-être, animait leur courage et satisfaisait leur conscience. Elles marchaient au combat, convaincues que ce Dieu qui avait ouvert un passage aux Israélites à travers les eaux du Jourdain, qui avait fait tomber les murs de Jéricho au son des trompettes de Josué, déploierait sa puissance et sa majesté visible en faveur de Constantin. Tous les témoignages de l’histoire ecclésiastique se rassemblent pour affirmer que ces espérances furent justifiées par le miracle frappant auquel on attribue unanimement la conversion du premier empereur chrétien. La cause réelle ou imaginaire de cet événement demande et mérite toute l’attention de la postérité ; je tâcherai d’apprécier impartialement la vision de Constantin, en considérant l’un après l’autre l’étendard, le songe et le signe céleste, en séparant l’historique, le naturel, et le merveilleux confondus avec tant d’art dans cette histoire extraordinaire, pour en composer le brillant et fragile édifice d’une preuve spécieuse.

1° L’instrument d’un supplice que l’on n’infligeait qu’aux esclaves et aux étrangers, était devenu un objet d’horreur pour les citoyens de Rome, et à l’idée d’une croix était inséparablement liée celle de crime, de souffrance et d’ignominie[2199]. La piété de Constantin plutôt que son humanité abolit dans ses États le supplice que le Sauveur du monde avait daigné souffrir[2200]. Mais il fallait qu’il fût parvenu à vaincre les préjugés de sa propre éducation, et à mépriser ceux de ses sujets, quand il fit élever au milieu de Rome sa statue portant une croix dans la main droite, avec une inscription qui attribuait sa victoire et la délivrance de Rome à la vertu de ce signe salutaire, le véritable symbole de la force et de la valeur[2201]. L’empereur sanctifia par ce même symbole, les armes de ses soldats. La croix brillait sur leur casque. Elle était gravée sur leurs boucliers et tissue dans leurs étendards. Les emblèmes sacrés dont l’empereur se décorait lui-même, n’étaient distingués que par le fini du travail et par la richesse des ornements. Le principal étendard qui attestait le triomphe de la croix, était connu sous la dénomination de labarum[2202], nom fameux, mais dont le sens est inconnu, et dont on a cherché vainement l’étymologie dans presque toutes les langues du monde. Le labarum est dépeint comme une longue pique croisée par une barre transversale[2203]. Sur l’étoffe de soie qui pendait de la traverse, on voyait le portrait de l’empereur et celui de ses fils, travaillés avec soin. La tête de la pique était surmontée d’une couronne d’or qui renfermait le monogramme mystérieux présentant à la fois la figure de la croix et les lettres initiales du nom du Christ[2204]. Cinquante gardes d’une valeur et d’une fidélité éprouvées veillaient à la sûreté du labarum ; ce poste de distinction était accompagné d’une paye considérable ; et des événements heureux servirent à persuader que les gardes du labarum étaient invulnérables dans l’exercice de leurs fonctions. La seconde guerre civile apprit à Licinius à connaître et à craindre l’influence de cet étendard sacré, dont la vue avait animé les soldats de Constantin d’un enthousiasme invincible au moment du danger, et avait porté en même temps le désordre et la terreur dans les rangs des légions opposées[2205]. Ceux dés empereurs chrétiens qui respectèrent l’exemple de Constantin, déployèrent l’étendard sacré de la croix dans toutes leurs expéditions militaires ; mais quand les successeurs dégénérés de Théodose eurent cessé de paraître en personne à la tête de leurs armées, le labarum fut déposé dans le palais de Constantinople comme une relique vénérable, mais inutile[2206]. Les médailles de la famille Flavienne attestent encore les honneurs qu’on lui rendait. Leur pieuse reconnaissance a placé le monogramme du Christ au milieu des enseignes de Rome. Les imposantes expressions de sûreté de la république, gloire de l’armée, restauration du bonheur public, sont appliqués aux trophées religieux, comme aux trophées militaires. Il existe encore une médaille de l’empereur Constance où l’étendard du labarum est accompagné de ces paroles mémorables : PAR CE SIGNE TU VAINCRAS[2207].

2° Dans les dangers et dans les calamités, les chrétiens avaient coutume de fortifier leur corps et leur esprit par le signe de la croix. Cette pratique leur était familière dans les cérémonies de l’Église et dans toutes les occasions particulières de la vie. Ils s’en servaient comme d’un préservatif infaillible pour éloigner toute espèce de maux spirituels ou temporels[2208]. L’autorité de l’Église aurait suffi pour justifier la dévotion de Constantin ; qui, par des gradations prudentes, reconnut la vérité et adopta les symboles de la foi chrétienne. Mais le témoignage d’un auteur contemporain donne à la piété de cet empereur un motif plus sublime et plus imposant. Dans un traité destiné à défendre la cause de la religion, il affirmé, avec la plus parfaite confiance, que, dans la nuit qui précéda la dernière bataille contre Maxence, Constantin reçut dans un songe l’ordre de peindre le signe céleste de Dieu, le sacré monogramme du Christ, sur le bouclier de ses soldats, et que sa pieuse obéissance aux commandement du ciel fut récompensée par la victoire décisive qui couronna sa valeur sur le pont Milvius. Quelques réflexions pourraient faire soupçonner de manque de discernement ou de véracité un rhéteur dont la plume s’était dévouée, par zèle ou par intérêt, au service de la faction dominante[2209]. Il paraît qu’il a publié à Nicomédie son ouvrage sur la mort des persécuteurs de l’Église, environ trois ans après la victoire de Constantin. Mais la distance de plus de mille milles et l’intervalle de trois ans ont laissé une ample latitude, aux inventions d’une foule de déclamateurs, avidement revues par une crédulité partiale, et approuvées tacitement par l’empereur, qui pouvait écouter sans indignation un conte dont le merveilleux ajoutait à sa gloire et servait ses desseins. Le même auteur a eu soin de se pourvoir d’une vision du même genre en faveur de Licinius, qui dissimulait encore son animosité contre les chrétiens. Un ange lui présenta une formule de prière qui fut répétée par toute l’armée avant d’engager le combat contre Maximin. La fréquente répétition des miracles irrite l’esprit quand elle ne subjugue pas la raison[2210] ; mais si l’on considère séparément le songe de Constantin, on peut l’expliquer naturellement par sa politique ou par son enthousiasme. A la veille d’un jour qui devait décider du déclin de l’empire, si sa vive inquiétude fut suspendue par quelques instants d’un sommeil agité, il n’est pas étonnant que la forme vénérable du Christ et les symboles connus de sa religion, se soient présentés à l’imagination tourmentée d’un prince qui révérait le nom et implorait peut-être en secret le secours du Dieu des chrétiens. Un politique habile pouvait également se servir d’un stratagème militaire, d’une  de ces fraudes pieuses que Philippe et Sertorius avaient employées avec adresse et succès[2211]. Toutes les nations de l’antiquité admettaient l’origine surnaturelle des songes, et une grande partie de l’armée gauloise était déjà disposée à placer sa confiance dans le signe salutaire de la religion chrétienne. L’événement pouvait seul contredire la vision secrète de Constantin ; et le héros intrépide qui avait passé les Alpes et les Apennins était capable de considérer, avec l’indifférence du désespoir, les suites d’une défaite sous les murs de Rome. La plus vive allégresse s’empara du peuple et du sénat. Ils se félicitaient étalement d’avoir échappé à un tyran détesté ; mais, en avouant que la victoire de Constantin surpassait le pouvoir des mortels, ils n’osèrent pas insinuer que l’empereur en était redevable au secours des dieux. L’arc triomphal qui fût élevé environ trois après, annonce, en termes obscurs que Constantin avait sauvé et vengé Rome par la grandeur de son propre courage et par une sécrète impulsion de la Divinité[2212]. L’orateur païen qui avait saisi le premier l’occasion de célébrer les hautes vertus du conquérant, suppose que l’empereur était admis seul à un commerce intime et familier avec l’Être suprême, qui confiait le reste des humains au soin des divinités inférieures. Il donne, par ce moyen, aux sujets, un motif plausible pour se défendre respectueusement d’embrasser la nouvelle religion[2213].

3° Le philosophe, qui examine avec un doute tranquille les songes et les présages, les miracles et les prodiges de l’histoire profane, et même ceux de l’histoire ecclésiastique, conclura probablement que, si la fraude a quelquefois trompé les yeux des spectateurs, le bon sens des lecteurs été bien plus souvent insulté par les fictions des écrivains qui ont attribué inconsidérément à l’action immédiate de la Divinité tous les événements ou les accidents qui semblaient s’éloigner du cours ordinaire de la nature. La multitude épouvantée a souvent prêté une forme et une couleur, un mouvement, et la voix à des météores singuliers qu’elle voyait traverser les airs[2214]. Nazarius et Eusèbe sont les deux plus célèbres orateurs qui, dans leurs panégyriques étudiés, se soient appliqués à relever la gloire de Constantin[2215]. Neuf ans après sa victoire, Nazarius a décrit une armée de guerriers célestes qui semblaient tomber des cieux. Il parle de leur beauté, de leur courage, de leur taille gigantesque, du torrent de lumière brillante qui sortait de leurs armures divines, et de l’indulgente qu’ils avaient de se laisser voir aux mortels et de converser avec eux ; enfin il rapporte leur déclaration qu’ils étaient venus des cieux au secours de Constantin. L’orateur païen, en parlant aux Gaulois, les cite eux-mêmes comme témoins de ce prodige, et semble espérer qu’un événement si récent et si public forcera les incrédules à croire aux anciennes apparitions[2216]. La fable pieuse d’Eusèbe, mieux inventée et plus éloquemment écrite, parut vingt-six ans après le songe qui peut lui en avoir donné l’idée. Il raconte que Constantin, étant en marche à la tête de son armée, vit de ses propres yeux, dans les airs, le signe lumineux de la croix, accompagné de cette légende : Sois vainqueur par ce signe. Cette surprenante apparition étonna toute l’armée et l’empereur lui-même, qui était encore incertain sur le choix d’une religion. Mais la vision de la nuit suivante fit succéder à son étonnement une foi sincère. Le Christ lui apparut, et, déployant le même signe céleste qu’il avait vu dans les cieux, il daigna dire à Constantin de représenter-la. croix sur un étendard, et de marcher avec confiance à la victoire, contre Maxence et contre tous ses ennemis[2217]. Le savant évêque de Césarée paraît sentir que la tardive découverte de cette anecdote merveilleuse pourrait exciter quelque surprise et quelque méfiance parmi les plus dévots de ses lecteurs. Cependant, au lieu de rassembler et de rapporter les témoignages de tant de personnes encore existantes, et sous les yeux desquelles s’était opéré cet étonnant miracle ; au lieu de fixer les dates précises de temps et de lieu qui peuvent également, servir à déconcerter le mensonge et à établir la vérité[2218], Eusèbe se contente de rapporter un singulier témoignage, celui de Constantin lui-même, qui ne vivait plus alors, et qui plusieurs années après cet événement, lui avait raconté en conversation cet extraordinaire incident de sa vie, dont-il lui avait attesté la vérité par le serment le plus solennel[2219]. La prudente reconnaissance du docte évêque ne lui permettait pas de soupçonner la véracité de son victorieux souverain ; mais il donne clairement à entendre que toute autre autorité lui aurait paru insuffisante pour constater un fait aussi miraculeux. Ce motif de confiance devait naturellement disparaître avec la puissance de la famille Flavienne, et ce signe céleste, que les infidèles auraient tourné en dérision[2220], fut négligé par les chrétiens du siècle qui suivit la conversion de Constantin[2221]. Mais les Églises catholiques de l’Orient et de l’Occident ont adopté un prodige qui favorise ou semble favoriser le culte populaire de la croix. La vision de Constantin conserva une place distinguée dans la légende des superstitions, jusqu’au moment où l’esprit éclairé de la critique osa rabaisser le triomphe et apprécier la véracité du premier empereur chrétien[2222].

Les protestants et les philosophes d’e ce siècle seront disposés à croire, qu’au sujet de sa conversion, Constantin soutint une fourberie préméditée par un parjure solennel. Ils n’hésiteront point à prononcer que ses desseins ambitieux le guidèrent seul dans le choix d’une religion, et que, suivant l’expression d’un poète profane[2223], il fit servir les autels de marchepied au trône de l’empire. Ce jugement hardi et absolu ne se trouve cependant pas justifié par la connaissance que nous avons du cœur humain ; du caractère de Constantin et de la foi chrétienne. Dans les temps de ferveur religieuse, on vu communément les plus habiles politiques éprouver une partie de l’enthousiasme qu’ils tâchaient d’inspirer, et les personnages les plus pieux et les plus orthodoxes s’accorder le dangereux privilège de soutenir la cause de la vérité par la ruse et le mensonge. L’intérêt personnel est souvent la règle de notre croyance aussi bien que celle de nos actions ; et les motifs d’avantages temporels qui déterminaient Constantin dans sa conduite publique, pouvaient disposer insensiblement son esprit à embrasser une religion favorable à sa gloire et à sa fortune. Il aimait à se croire envoyé du ciel pour régner sur la terre ; cette idée flattait sa vanité ; ce droit divin en vertu duquel il s’était prétendu appelé au trône, avait été justifié par la victoire, et ses titres étaient fondés sur la vérité de la révélation chrétienne. On voit souvent des applaudissements peu mérités faire naître une vertu réelle ; ainsi la piété apparente de Constantin, en supposant qu’elle ne fût, d’abord qu’apparente, peut insensiblement, par l’influence des louanges, de l’habitude et de l’exemple, avoir acquis la consistance d’une dévotion fervente et sincère. Les évêques et les prédicateurs de la secte nouvelle, dont les mœurs et le costume semblaient peu propres à l’ornement d’une cour, étaient admis à la table de l’empereur. Ils l’accompagnaient dans ses expéditions ; et les païens attribuaient à la magie l’ascendant que l’un d’entre eux, Égyptien[2224] ou Espagnol, acquit sur l’esprit de Constantin[2225]. Ce prince vivait clans la familiarité la plus intime avec Lactance, qui avait orné de toute l’éloquence de Cicéron les préceptes de l’Évangile[2226], et avec Eusèbe, qui a consacré l’érudition et la philosophie des Grecs au service de la religion[2227]. Ces habiles maîtres de controverse se trouvaient, ainsi à portée d’épier avec patience le moment où l’esprit, favorablement disposé, cède facilement à la persuasion, et d’employer alors les arguments les mieux appropriés à son caractère et les plus proportionnés à son intelligence. Quelque avantageuse qu’ait pu devenir à la foi l’acquisition d’un pareil prosélyte, Constantin se distinguait par la pompe, beaucoup plus que par le discernement et la vertu, des milliers de ses sujets qui avaient embrassé la doctrine chrétienne ; et, il n’est point du tout incroyable qu’un soldat ignorant ait adopté une opinion fondée sur les preuves qui, dans siècle plus éclairé, ont satisfait ou subjugué la raison d’un Grotius, d’un Locke et d’un Pascal. Occupé tout le jour du soin de son empire, Constantin employait ou affectait d’employer une partie de la nuit à lire les saintes Écritures et à composer des discours théologiques,  qu’il prononçait ensuite devant des assemblées nombreuses, dont l’approbation et les applaudissements étaient toujours unanimes. Dans un très long discours, qui existe encore, l’auguste prédicateur s’étend sur les différentes preuves de la sainte religion ; mais il appuie avec une complaisance particulière sur les vers de la Sibylle[2228] et sur le quatrième églogue de Virgile[2229]. Quarante ans avant la naissance de Jésus-Christ, le chantre de Mantoue, comme s’il eût été inspiré par la muse céleste d’Isaïe, avait célébré, avec toute la pompe de la métaphore orientale le retour de la Vierge, la chute du serpent, la naissance prochaine d’un enfant divin, né du grand Jupiter, qui effacerait les crimes des mortels, et gouvernerait en paix l’univers avec des vertus égales à celles de son père. Il avait annoncé l’élévation et la manifestation d’une race céleste, nation primitive répandue dans le monde entier, et le rappel de l’innocence et des félicités de l’âge d’or. Le poète ignorait peut- être le sens mystérieux et l’objet de ses sublimes prédictions, qu’on a ignoblement appliquées au fils nouvellement né d’un consul ou d’un triumvir[2230]. Mais si cette interprétation plus brillante et vraiment spécieuse de la quatrième églogue a contribué à la conversion de Constantin, Virgile mérite d’obtenir un rang distingué parmi les plus habiles missionnaires de l’Évangile[2231].

On cachait aux étrangers, et même aux catéchumènes, les mystères imposants du culte et de la foi des chrétiens, avec un soin affecté qui excitait leur étonnement et leur curiosité[2232]. Mais les règles de discipline sévère, introduites par la prudence des évêques, furent relâchées par la même prudence en faveur d’un prosélyte couronné qu’il était si important d’attirer par une indulgente condescendance dans le sein de l’Église. Constantin jouissait, au moins par une permission tacite, d’un grand nombre des. privilèges attachés au christianisme avant d’avoir contracté aucune des obligations du chrétien. Au lieu de quitter l’église quand la voix du diacre avertissait la multitude profane qu’elle devait se retirer, il priait avec les fidèles, disputait avec les évêques, prêchait sur ses sujets les plus sublimes et les plus abstraits de la théologie, célébrait les cérémonies sacrées de le veille de Pâques, et, ne se contentant pas de participer aux mystères de la foi chrétienne, il se déclarait en quelque façon le prêtre et le pontife de ses autels[2233]. L’orgueil de Constantin exigeait sans doute cette distinction extraordinaire, et les services qu’il avait rendus aux chrétiens la méritaient peut-être. Une sévérité mal placée aurait pu dessécher, dans leur première croissance, les fruits de sa conversion ; et si les portes da l’Église eussent été rigoureusement fermées au prince qui avait déserté les autels des dieux, le souverain de l’empire aurait été privé de l’exercice de tous les cultes religieux. Dans son dernier voyage à Rome, il renonça. Et insulta pieusement aux superstitions de ses ancêtres, en refusant de conduire la procession militaire de l’ordre équestre, et d’offrir des vœux à Jupiter Capitolin[2234]. Longtemps avant son baptême et sa mort, il avait annoncé à l’univers que jamais à l’avenir sa personne ni son image ne paraîtraient dans l’enceinte d’un temple de l’idolâtrie. Il fit en même temps, distribuer dans toutes les provinces de l’empire des médailles et des peintures où il était représenté dans la posture humble et suppliante de la dévotion chrétienne[2235].

On ne peut pas aisément expliquer ou excuser l’orgueil’ qui fait refuser à Constantin la qualité de catéchumène, mais on explique aisément le retard de son baptême par les maximes et la pratique ecclésiastiques de l’antiquité. Les évêques administraient régulièrement eux-mêmes le sacrement du baptême[2236], avec l’assistance de leur clergé, dans la cathédrale de leur diocèse, durant les cinquante jours qui séparent la fête de Pâques de celle de la Pentecôte ; et cette sainte saison faisait entrer un grand nombre d’enfants et de personnes adultes dans le giron de l’Église. La sagesse des parents suspendait souvent le baptême de leurs enfants jusqu’au moment où ils étaient en état d’apprécier les obligations que leur imposait ce sacrement : la sévérité des évêques exigeait un noviciat de deux ou trois ans des nouveaux convertis, et les catéchumènes eux-mêmes, par différents motifs, soit temporels soit spirituels, s’empressaient rarement d’acquérir la perfection du caractère sacré de chrétien. Le sacrement du baptême assurait l’expiation absolue de tous les péchés ; il réintégrait les âmes dans leur pureté primitive, et leur donnait un droit certain aux promesses d’une éternelle félicité. Parmi les prosélytes de la foi chrétienne, un grand nombre regardaient comme très imprudent de précipiter un secours salutaire qu’on ne pouvait recevoir qu’une fois, et de perdre un privilège inestimable qu’il était impossible de recouvrer. Au moyen de ce retard, ils se livraient sans inquiétude aux plaisirs de ce monde et à la voix de leurs passions en conservant toujours les moyens de se procurer une absolution facile et sûre[2237]. La sublime théorie de l’Évangile avait fait moins d’impression sur le cœur de Constantin que sur son esprit ; il poursuivit le grand objet de son ambition à travers ses sentiers obscurs et sanglants de la guerre et de la politique, et après ses victoires il abusa sans modération de sa puissance. Loin de faire éclater la supériorité de ses vertus chrétiennes sur l’héroïsme imparfait et la philosophie profane de Trajan et des Antonins, Constantin perdit, dans la maturité de son âge, la réputation, qu’il avait acquise dans sa jeunesse. Plus il s’instruisait dans la connaissance des saintes vérités, moins il pratiquait les vertus qu’elles recommandent ; et dans la même année on le vit assembler le concile de Nicée, et ordonner le supplice ou plutôt le meurtre de son fils. Cette date seule suffit pour réfuter les malignes et fausses insinuations de Zozime[2238] ; qui affirme qu’après la mort de Crispus, les remords de son père acceptèrent des ministres de l’Évangile l’expiation qu’il avait en vain sollicitée des pontifes du paganisme. Lorsque Crispus mourut, l’empereur ne pouvait plus hésiter sur le choix d’une religion ; il ne pouvait plus ignorer l’infaillibilité du remède que possédait l’Église, quoiqu’il ait différé de s’en servir jusqu’au moment où l’approche de la mort le mit à l’abri de la tentation et du danger d’une rechute. Les évêques qu’il rassembla pendant sa dernière maladie dans son palais de Nicomédie, furent édifiés de la ferveur avec laquelle il demanda et reçut le sacrement du baptême, du serment qu’il fit de se montrer jusqu’à sa mort digne de la qualité d’un disciple du Christ, et de l’humilité pieuse avec laquelle il refusa de reprendre la pourpre et les ornements royaux, après avoir revêtu la robe blanche d’un néophyte. L’exemple et la réputation de Constantin semblèrent autoriser l’usage de retarder la cérémonie du baptême[2239]. Les tyrans qui vinrent après lui s’accoutumèrent à penser que le sang des innocents qu’ils auraient versé durant un long règne, serait lavé en un instant par les saintes eaux de la régénération : ainsi l’abus de la religion sapait dangereusement les fondements de la morale.

La reconnaissance de l’Église a excusé les faiblesses et préconisé les vertus de son généreux protecteur, qui a placé la foi chrétienne sur le trône du monde romain, et les Grecs, qui célèbrent la fête du saint empereur, prononcent rarement le nom de Constantin, sans y ajouter le titre d’égal aux apôtres[2240]. Cette comparaison, si elle portait sur le caractère sacré de ces divins missionnaires ne pourrait être attribuée qu’à l’extravagance d’une adulation impie ; mais si ce parallèle ne fait allusion qu’au nombre de leurs victoires évangéliques, les succès de Constantin en ce genre ont peut-être égalé ceux des apôtres. Ses édits de tolérance firent disparaître les dangers temporels qui retardaient le progrès du christianisme et les ministres actifs de la foi chrétienne furent autorisés et encouragés à employer en sa faveur tous les arguments qui pouvaient subjuguer la raison ou exciter la piété. La balance ne fut qu’un instant égale entre les deux religions ; l’œil perçant de l’avarice et de l’ambition découvrit bientôt que la pratique de la religion chrétienne contribuait autant au bonheur du présent qu’à celui de l’avenir[2241]. L’espoir des richesses et des honneurs, l’exemple de l’empereur, ses exhortations, le pouvoir irrésistible du souverain, répandirent rapidement le zèle et la conviction parmi la foule servile et vénale qui remplit constamment les appartements d’un palais. On récompensa par des privilèges municipaux et par des dons agréables au peuple, les villes qui signalaient l’empressement de leur zèle par la destruction volontaire de leurs temples ; et la nouvelle capitale de l’Orient s’enorgueillissait de l’avantage singulier de d’avoir jamais été profanée par le culte des idoles[2242]. Partout les dernières classes de la société se conduisent à l’imitation des grands, et la conversion des citoyens distingués par leur naissante, par leurs richesses, ou par leur puissance, fut bientôt suivie de celle d’une multitude dépendante[2243]. Le salut du peuple s’achetait  à bon marché, s’il est vrai que dans une année douze mille hommes et un nombre proportionné de femmes et d’enfants furent baptisés à Rome, et qu’il n’en coûta qu’une robe blanche et vingt pièces d’or pour chaque converti[2244]. La puissante influence de Constantin ne fut pas circonscrite dans les limites étroites de sa vie ou de ses États. L’éducation qu’il donnait à ses fils et à ses neveux assura à l’empire une race de princes dont la foi était d’autant plus vive et plus sincère, qu’ils s’étaient pénétrés, dès leur plus tendre jeunesse, de l’esprit ou du moins de la doctrine du christianisme : le commerce et la guerre répandaient la connaissance de l’Évangile au-delà des provinces romaines ; et les Barbares qui avaient dédaigné une secte proscrite et humiliée, respectèrent une religion adoptée par le plus puissant monarque et par des peuples les plus civilisés du monde[2245]. Les Goths et les Germains qui s’enrôlaient sous les drapeaux de l’empire révéraient la croix qui brillait à la tête des légions, et répandaient parmi leurs sauvages et  fiers compatriotes des principes de religion et d’humanité. Les rois d’Ibérie et d’Arménie adoraient le Dieu de leur protecteur. Leurs sujets, qui ont invariablement conservé le nom de chrétiens, formèrent bientôt une alliance perpétuelle et sacrée avec les catholiques romains. On accusa les chrétiens de la Perse, pendant la guerre, de préférer les intérêts de leur religion à ceux de leur pays ; mais tant que la paix subsista entre les deux empires, l’esprit persécuteur des mages fut toujours contenu par l’interposition de Constantin[2246]. La lumière de l’Évangile brillait sur les côtes des Indes. Les colonies de Juifs qui avaient pénétré dans l’Arabie et dans l’Éthiopie[2247] ; s’opposaient aux progrès de la foi chrétienne ; mais la connaissance de la révélation mosaïque facilitait en quelque façon les travaux des missionnaires ; et l’Abyssinie révère encore la mémoire de Frumentius, qui dévoua sa vie, du temps de Constantin, à la conversion de ces pays éloignés. Sous le règne de Constance, son fils, Théophile[2248], Indien d’extraction, reçut la double dignité d’évêque et d’ambassadeur. Il s’embarqua sur la mer Rouge avec deux cents chevaux de la meilleure race de Cappadoce, que l’empereur envoyait au prince, des Sabéens ou Homérites. Théophile était chargé de beaucoup d’autres présents utiles et curieux, au moyen desquels on espérait exciter l’admiration et concilier l’amitié des Barbares. Le nouvel évêque fit avec succès, pendant plusieurs années, des visites pastorales aux Églises de la zone torride[2249].

La puissance irrésistible des empereurs romains se manifesta dans l’importante et dangereuse opération de changer la religion nationale. La terreur qu’inspira une force militaire imposante réduisit au silence, les faibles murmures des païens sans appui, et on avait lieu de compter sur le prompte obéissance que le devoir et la reconnaissance obtiendraient du clergé et du peuple chrétiens. Les Romains avaient adopté depuis longtemps, comme une maxime fondamentale de leur constitution, que tous les citoyens, quels que fussent leur rang et leurs dignités, devaient également obéir aux lois, et que les soins et la police de la religion appartenaient aux magistrats civils. Il ne fut pas aisé de persuader à Constantin et à ses successeurs qu’ils avaient perdu, par leur conversion, une partie des prérogatives impériales, et qu’il ne dépendait plus d’eux de faire la loi à une religion qu’ils avaient protégée, établie et professée. Les empereurs continuèrent à jouir de la juridiction suprême sur l’ordre ecclésiastique et le seizième livre du Code de Théodose détaille sous un grand nombre de titres l’autorité qu’ils exerçaient sur l’Église catholique.

L’esprit indépendant des Grecs et des Romains n’avait jamais connu la distinction entre la puissance spirituelle et la puissance temporelle[2250] ; mais elle fut introduite et confirmée par l’établissement légal de le religion chrétienne. La dignité de souverain pontife, toujours exercée depuis Numa jusqu’à Auguste, par les plus illustres des sénateurs, fut enfin unie à la couronne impériale. Le premier magistrat de  la république faisait lui-même les fonctions sacerdotales, toutes les fois que la superstition ou la politique les rendait nécessaires[2251] ; et il n’existait ni à Rome, ni dans les provinces, aucun ordre de prêtres qui réclamassent un caractère plus sacré que le sien, ou qui prétendissent à une communication plus intime avec les dieux. Mais dans l’Église chrétienne, qui confie le service des autels, à une succession de ministres consacrés, le souverain, dont le rang spirituel est moins vénérable que celui du moindre diacre, se trouvait placé hors du sanctuaire, et confondu avec le peuple des fidèles[2252]. On pouvait regarder l’empereur comme le père de ses sujets, mais il devait un respect et une obéissance filiale au père de l’Église ; et la vénération que Constantin n’avait pu refuser aux vertus des saints et des confesseurs, fut bientôt exigée comme un droit, par l’orgueil de l’ordre épiscopal[2253]. Le conflit secret des juridictions ecclésiastiques et civiles, embarrassait les opérations du gouvernement romain ; et la piété de l’empereur s’effrayait à l’idée criminelle et dangereuse de porter une main profane sur l’arche d’alliance. La distinction des laïques et du clergé avait eu lieu, à la vérité, chez beaucoup de nations anciennes. Les prêtres des Indes, de la Perse, de l’Assyrie, de la Judée, de l’Éthiopie, de l’Égypte et de la Gaule, prétendaient tous tirer d’une origine céleste leur puissance et leurs possessions temporelles ; et ces respectables institutions s’étaient insensiblement adaptées aux mœurs et au gouvernement de ces différents peuples[2254]. Mais la discipline de la primitive Église était fondée sur une résistance dédaigneuse à l’autorité civile. Les chrétiens avaient été obligés d’élire leurs propres magistrats, de lever et de distribuer un revenu particulier, et de faire, pour régler la police intérieure de leur république, un code de lois ratifié par le consentement du peuple et par une pratique de trois cents ans. Lorsque Constantin embrassa la foi des chrétiens, il sembla contracter une alliance perpétuelle avec une société indépendante et les privilèges accordés ou confirmés par cet empereur et par ses successeurs, furent acceptés non pas comme des grâces précaires de la cour, mais comme les droits justes et inaliénables de l’ordre ecclésiastique.

L’Église catholique était gouvernée par la juridiction spirituelle et légale de dix-huit cents évêques[2255], dont mille étaient répandus dans les provinces grecques, et huit cents dans les provinces latines de l’empire. L’étendue et les bornes de leurs différents diocèses dépendirent d’abord du succès des missionnaires, et variaient relativement à ces succès, au zèle des peuples et à la propagation de l’Évangile. Les églises épiscopales étaient places très proche les unes des autres, sur les rives du Nil, sur les côtes de l’Afrique, dans le proconsulat de l’Asie, et dans toutes les provinces orientales de l’Italie. Les évêques de la Gaule et de l’Espagne, de la Thrace et du Pont, gouvernaient un vaste territoire, et envoyaient leurs suffragants dans les campagnes pour remplir les fonctions subordonnées du devoir pastoral[2256]. Un diocèse chrétien pouvait comprendre toute une province, ou être réduit à un village ; mais tous les évêques avaient un rang égal et un caractère indélébile. Ils étaient tous censés successeurs des apôtres ; le peuple et les lois leur accordaient à tous les mêmes privilèges. Tandis que Constantin séparait par politique les professions civile et militaire, un ordre perpétuel de ministres ecclésiastiques, toujours respectable et souvent dangereux s’établissait dans l’Église et dans l’État. L’important tableau de sa situation et de ses attributions peut se diviser de la manière suivante : 1° élection populaire ; 2° ordination du clergé ; 3° propriétés ; 4° juridiction civile ; 5° censures spirituelles ; 6° prédication publique ; 7° privilège d’assemblées législatives.

1° La liberté des élections[2257] subsista longtemps après l’établissement légal de la foi chrétienne[2258], et les sujets de Rome jouissaient dans l’Église du privilège qu’ils avaient perdu dans la république, de choisir les magistrats auxquels ils s’engageaient d’obéir. Aussitôt après la mort d’un évêque, le métropolitain donnait à un de ses suffragants la commission d’administrer le diocèse vacant, et de préparer, dans un temps limité, la future élection. Le droit de suffrage appartenait au clergé inférieur, qui était à portée de reconnaître le mérite des candidats, aux sénateurs ou nobles de la ville, à tous ceux qui avaient un rang ou une propriété, et enfin à tout le corps du peuple, qui accourait en foulé au jour de la cérémonie, de l’extrémité du diocèse[2259], et imposait quelquefois silence par des tumultueuses acclamations, à la voix de la raison et aux lois de la discipline. Il pouvait bien fixer par hasard son choix sur le plus digne des concurrents, sur un ancien curé, sur quelque saint religieux, ou sur un prêtre séculier, recommandable par son zèle et sa piété. Mais, en général, surtout dans les grandes et opulentes villes de l’empire, la chaire épiscopale était moins recherchée comme une charge spirituelle que comme une dignité temporelle. Les vues intéressées des passions haineuses ou personnelles, les artifices de la dissimulation, de la perfidie la corruption, les violences ouvertes et même les scènes sanglantes qui avaient déshonoré les élections des républiques de la Grèce et de Rome, ont trop souvent influé sur le choix des successeurs des apôtres. Tandis qu’un candidat s’enorgueillissait du rang que tenait sa famille, un autre tâchait de séduire ses juges en leur offrant les délices d’une table somptueusement servie. Un troisième, plus coupable, promettait de partager les dépouilles de l’Église avec les complices de ses espérances sacrilèges[2260]. Les lois ecclésiastiques et civiles s’occupèrent de concert à réprimer ces désordres en excluant la populace du droit de suffrage ; et les canons de l’ancienne discipline,  en soumettant les candidats à certaines conditions d’âge, de rang, etc., arrêtèrent en partie le caprice aveugle des électeurs. L’autorité des évêques de la province, qui s’assemblaient dans l’église vacante pour consacrer le choix du peuple, fut souvent employée à calmer ses passions, et à redresser ses erreurs. Les évêques pouvaient refuser l’ordination à un candidat qu’ils en jugeaient indigne, et la fureur des factions opposées, acceptait quelquefois leur médiation. La soumission ou la résistance du peuple et du clergé dans plusieurs occasions, établirent différents exemples qui peu à peu se changèrent en lois positives et en coutumes locales[2261]. Mais ce fut partout une foi fondamentale de la police religieuse, qu’un évêque ne pouvait pas prendre possession d’une chaire chrétienne sans avoir été agréé par les membres de cette Église. Les empereurs, comme protecteurs de la tranquillité publique, comme, premiers citoyens de Rome et de Constantinople, pouvaient exprimer leur désir sur le choix d’un métropolitain, et le faisaient sans doute avec succès ; mais ces monarques, absolus respectaient la liberté des élections ecclésiastiques ; et, tandis qu’ils distribuaient et reprenaient à leur gré les dignités civiles et militaires, ils souffraient que les suffrages libres du peuple nommassent dix-huit cents magistrats perpétuels à des emplois importants[2262]. Il paraissait juste que ces magistrats n’eussent pas la liberté de s’éloigner du poste honorable dont on ne pouvait pas les priver. Cependant la sagesse des conciles essaya, sans beaucoup de succès, de les forcer à résider dans leurs diocèses et de les empêcher d’en changer. La discipline se relâcha moins, à la vérité, dans les diocèses de l’Occident que dans ceux de l’Orient ; mais les passions qui avaient nécessité les précautions, les rendirent insuffisantes. Les reproches véhéments dont s’accablèrent réciproquement des prélats irrités, ne servirent qu’à faire connaître leur fautes réciproques et leur mutuelle imprudence

2° Les évêques étaient seuls en possession de la génération spirituelle ; et ce privilège compensait en quelque façon les privations du célibat[2263], qui fut d’abord recommandé comme une vertu, ensuite comme un devoir, et enfin imposé comme une obligation absolue. Celles des religions de l’antiquité qui ont établi un ordre de prêtres distingué des citoyens, dévouaient une race sacrée, une tribu ou une famille, au service perpétuel des dieux[2264]. De telles institutions avaient plutôt pour objet d’assurer la possession que d’exciter la conquête. Les enfants des prêtres, plongés dans une orgueilleuse indolence, jouissaient de leur saint héritage avec sécurité ; et la brûlante énergie de l’enthousiasme s’éteignait au milieu des soins, des plaisirs et des sentiments de la vie domestique. Mais le sanctuaire de l’Église chrétienne s’ouvrait à tous les candidats  ambitieux qui aspiraient aux récompenses du ciel ou à des possessions dans ce monde. Les emplois du clergé étaient exercés, comme ceux de l’armée et de la magistrature, par des hommes qui se sentaient appelés par leurs talents et par leurs dispositions, à l’état ecclésiastique, ou qui avaient été choisis par un évêque intelligent, comme les plus propres à étendre la gloire et à servir les intérêts de l’Église. Les évêques jusqu’au moment où cet abus fut réprimé par la prudence des lois[2265], jouirent du droit de contraindre les opiniâtres et de défendre les opprimés ; et l’imposition des mains : assurait pour la vie la possession de quelques-uns des plus précieux privilèges de la société civile. Les empereurs avaient exempté le corps entier du clergé, plus nombreux peut-être que celui des légions, de tout service public ou particulier, des offices municipaux[2266], et de toutes les taxes ou contributions personnelles qui écrasaient leurs concitoyens d’un poids intolérable. Les devoirs de leur sainte profession étaient censés remplir suffisamment toutes leurs obligations envers la république[2267]. Chaque évêque acquérait un droit indestructible et absolu à l’éternelle obéissance des prêtres qu’il avait ordonnés. Le clergé de chaque Église épiscopale et des paroisses dépendantes formait une société régulière et permanente, et celui des cathédrales de Constantinople[2268] et de Carthage[2269], entretenu à leurs frais, comprenait cinq cents ministres ecclésiastiques. Leur rang[2270] et leur nombre furent multipliés par la superstition des temps ; elle introduisit dans l’Église les cérémonies fastueuses des Juifs et des païens. Une longue suite de prêtres, de diacres, de sous-diacres, d’acolytes, d’exorcistes, de lecteurs, de chantres et de portiers, contribuèrent, dans leurs différents postes, à augmenter  la pompe et la régularité du culte religieux. Le nom de clerc et ses privilèges s’étendirent aux membres de plusieurs confréries pieuses qui aidaient dévotement au soutient du trône ecclésiastique[2271]. Six cents parabolani, ou aventuriers, visitaient, les malades d’Alexandrie, onze cents copiatæ, ou fossoyeurs, enterraient les morts à Constantinople ; et les nuées de moines qui s’élevaient des bords du Nil, couvraient et obscurcissaient la surface du monde chrétien.

3° L’édit de Milan assura les revenus aussi bien que la paix de l’Église[2272]. Les chrétiens ne recouvrèrent pas seulement les terres et les maisons dont les avaient dépouillés les lois persécutrices de Dioclétien ; mais ils acquirent un droit légal à toutes les possessions dont ils ne jouissaient encore que par l’indulgence du magistrat. Aussitôt que l’empereur et l’empire, eurent embrassé la religion chrétienne il aurait paru juste de donner au clergé national une existence décente et honorable. Le paiement d’une taxe annuelle aurait pu délivrer le peuple des tributs abondants et abusifs que la superstition impose à ses prosélytes. Mais comme les dépenses et les besoins de l’Église augmentaient avec sa prospérité, l’ordre ecclésiastique continuât d’être soutenu et enrichi par les oblations volontaires des fidèles. Huit ans après l’édit de Milan Constantin permit à tous ses sujets sans restriction de léguer leur fortune à la sainte Église catholique[2273], et leur dévote libéralité, qui avait été arrêtée pendant leur vie par le luxe ou par l’aisance se livrait, au moment de leur mort, à l’excès de la prodigalité. Les chrétiens opulents étaient encouragés par l’exemple de leur souverain. Un monarque absolu, riche sans patrimoine, peut être charitable sans mérite ; et Constantin crut trop aisément qu’il obtiendrait la faveur du ciel en faisant subsister l’oisiveté aux dépens de l’industrie, en répandant parmi les saints les richesses de ses États. Le même messager qui porta en Afrique la tête de Maxence, fut chargé d’une lettre de l’empereur à Cécilien, évêque de Carthage, où  le monarque lui annonce qu’il a donné ordre aux trésoriers de la province de lui payer trois mille folles ou environ dix-huit mille livres sterling, et de lui fournir le surplus dont il pourrait avoir besoin pour secourir les Églises d’Afrique, de Numidie et de Mauritanie[2274]. La libéralité de Constantin croissait dans une juste proportion avec sa ferveur et avec ses vices. Il fit faire du clergé de toutes les villes une distribution régulière de grains, pour suppléer aux fonds de la charité ecclésiastique ; et les personnes des deux sexes qui embrassaient la vie monastique, acquéraient un droit particulier à la faveur de leur souverain. Les temples chrétiens d’Antioche, d’Alexandrie, de Jérusalem, de Constantinople, etc., attestaient la fastueuse piété d’un prince qui ambitionnait, dans le déclin de son âge, d’égaler les plus superbes monuments de l’antiquité[2275]. La forme de ces pieux édifices était d’ordinaire simple et oblongue ; bien que quelquefois ils s’élevassent en dômes, ou prissent, par des extensions latérales, la figure d’une croix. On se servait presque toujours des cèdres du Liban pour les bois de charpente, et de tuiles où peut-être de Mmes de cuivre doré, pour la couverture, les colonnes, les murs et le pavé étaient incrustés d’une superbe variété des marbres les plus rares ; les riches ornements consacrés au service de l’autel étalaient avec profusion la soie, l’or, l’argent et les pierres précieuses ; et cette magnificence extérieure avait pour base solide et assurée une vaste propriété de terres. Dans l’espace de deux siècles, depuis le règne de Constantin jusqu’à celui de Justinien, les dix-huit cents églises de l’empire romain s’enrichirent des dons multipliés et inaliénables du prince et de ses sujets. On peut évaluer à six cents livres sterling le revenu des évêques, placés à une distance égale de l’opulence et de la pauvreté[2276] ; mais, il augmentait insensiblement eu proportion de la puissance et de la richesse des villes qu’ils gouvernaient. On trouve dans un registre authentique, mais imparfait[2277], l’énumération de quelques maisons, boutiques, jardins et fermes situés dans les provinces d’Italie, d’Afrique et d’Orient, qui dépendaient des trois basiliques de Rome, Saint-Pierre, Saint-Paul ; et Saint-Jean-de-Latran. Elles produisaient, outre une réserve d’huile, de toile, de papier et d’aromates, un revenu net de vingt-deux mille pièces d’or, environ douze mille livres sterling. Dans le siècle de Constantin et de Justinien, les évêques ne possédaient plus et peut-être ne méritaient plus la confiance aveugle des citoyens et du clergé. On divisa les revenus ecclésiastiques de chaque diocèse en quatre parts ; la première pour l’évêque, la seconde pour le clergé inférieur, la troisième pour les pauvres, la dernière pour les dépenses du culte public ; et l’abus qu’on usait de ce dépôt sacré fut souvent et sévèrement réprimé[2278]. Le patrimoine de l’Église était encore assujetti à toutes les impositions publiques[2279]. Le clergé de Rome, d’Alexandrie et de Thessalonique put solliciter et obtenir quelques exemptions partielles, mais le fils de Constantin repoussa la tentative prématurée du concile de Rimini, qui tendait à faire accorder à tous les biens ecclésiastiques une franchise entière et universelle[2280].

Le clergé latin, qui a élevé son autorité sur les ruines du droit civil et coutumier, a modestement reconnu pour un don de Constantin[2281] la juridiction indépendante, qui fut pour lui le fruit du temps, du hasard et de l’industrie. Mais, dès ce temps même, les ecclésiastiques jouissaient déjà légalement, par la libéralité des empereurs chrétiens, de privilèges honorables qui assuraient et ennoblissaient les fonctions sacerdotales[2282]. 1° Sous un gouvernement despotique, les seuls évêques obtinrent et conservèrent le privilège inestimable de n’être jugés que par leurs pairs et même dans une accusation capitale, la connaissance de leur crime ou de leur innocence était réservée à un synode composé de leurs confrères. Devant un tel tribunal, à moins qu’il ne fût enflammé par un ressentiment personnel ou par la discorde religieuse, l’ordre ecclésiastique devait trouver de la faveur ou même de la partialité ; mais Constantin semblait convaincu qu’une impunité secrète était moins dangereuse qu’un scandale public[2283] ; et le concile de  Nicée fut édifié de lui entendre déclarer publiquement que s’il trouvait un évêque en adultère, il couvrirait le pécheur de son manteau impérial. 2° La juridiction domestique des évêques servait également de privilège et de frein à l’ordre ecclésiastique, dont les procès civils étaient décemment dérobés à la connaissance du juge séculier. Les fautes légères des prêtres n’entraînaient ni une information ni une punition publique, et la sévérité mitigée des évêques se mesurait dans leurs douces corrections à la faiblesse d’un élève châtié par les parents ou le maître  qui dirige sa jeunesse. Mais lorsqu’un membre du clergé se rendait coupable d’un crime qu’on ne pouvait suffisamment punir en le dégradant d’une profession honorable et avantageuse, le magistrat tirait le glaive de la justice, sans aucun égard pour les immunités ecclésiastiques. 3° L’arbitrage des évêques fût reconnu par une loi positive, et les juges devaient exécuter, sans appel et sans délai, les décrets épiscopaux, dont la validité avait dépendu jusque-là du consentement des deux parties. La conversion des magistrats eux-mêmes et de tout l’empire diminua sans doute peu à peu les craintes et les scrupules des chrétiens ; mais ils s’adressaient toujours de préférence au tribunal de l’évêque, dont ils respectaient l’intelligence et l’intégrité. Le vénérable Austin se plaignait avec complaisance d’être sans cessé interrompu dans ses fonctions spirituelles par l’occupation délicate, de décider sur la propriété de sommes d’or ou d’argent, de terres, ou de troupeaux en litige. 4° L’ancien privilège des sanctuaires fut transféré aux églises chrétiennes, et  la pieuse libéralité de Théodose le jeune l’étendit à toute l’enceinte des terrains consacrés[2284]. Les fugitifs et même les criminels pouvaient implorer la justice ou la miséricorde de la Divinité ou de ses ministres ; la violence précipitée du despotisme se trouvait suspendue par la bienfaisante interposition de l’Église, et la puissante médiation des évêques pouvait défendre la fortune et la vie des plus illustres citoyens.

5° L’évêque était le censeur perpétuel des mœurs de son troupeau. La discipline de pénitence formait un système de jurisprudence canonique[2285], qui définissait avec soin les devoirs publics et particuliers de la confession, les conditions de l’évidence, les degrés des fautes et la mesure des punitions. Le pontife chrétien, chargé de cette tâche, ne pouvait en punissant les fautes obscures de la multitude respecter les vices éclatants et les crimes destructeurs du magistrat ; mais il ne pouvait examiner et blâmer la conduite du magistrat, sans contrôler en même temps l’administration du gouvernement civil. Quelques considérations de religion, de fidélité ou de crainte, mettaient la personne sacrée des empereurs à l’abri du zèle et du ressentiment des évêques ; mais les prélats censuraient et excommuniaient hardiment les tyrans subordonnés qui n’étaient point décorés de la pourpre. Saint Athanase excommunia un ministre de d’Égypte ; et l’interdiction du feu et de l’eau qu’il prononça contre lui fut solennellement proclamée dans les églises de la Cappadoce[2286]. Sous le règne de Théodose le Jeune, l’éloquent et élégant Synèse, un des descendants d’Hercule[2287], remplit le siège épiscopal de Ptolémaïs, prés des ruines de l’ancienne Cyrène[2288], et le prélat philosophe soutint avec dignité un caractère qu’il avait revêtu avec répugnance[2289]. Il vainquit le monstre de Libye, le président Andronicus, qui, abusant de l’autorité d’une charge vénale, inventait chaque jour de nouvelles tortures, de nouveaux moyens d’exaction et aggravait ainsi le crime de l’oppression par celui du sacrilège[2290]. Après avoir inutilement essayé de corriger le magistrat par des remontrances pieuses et modérées, Synèse lança la dernière sentence de la justice ecclésiastique[2291], qui dévoue Andronicus, ses complices et leurs familles, à la haine de la terre et du ciel. Les pécheurs impénitents, plus cruels que Phalaris ou Sennachérib, plus destructeurs que la guerre, la peste ou une nuée de sauterelles, sont privés du nom et des privilèges du chrétien, de la participation aux sacrements, et de l’espoir du paradis. L’évêque exhorte le clergé, les magistrats et le peuple, à cesser toute société avec les ennemis du  Christ, à les exclure de leurs tables et de leurs maisons, à leur refuser toutes les nécessités de la vie et tous les honneurs de la sépulture. L’Église de Ptolémaïs, quelque obscure et peu importante qu’elle puisse paraître, écrit à toutes les Églises du monde, ses sœurs que les profanes qui rejetteraient ses décrets seraient enveloppés dans le crime et dans le châtiment d’Andronicus et de ses imitateurs impies. Le prélat soutint la terreur de ses armes spirituelles en s’adressant adroitement à la cour de Byzance, et le président, épouvanté, implora la miséricorde de l’Église. Le descendant d’Hercule eut la satisfaction de relever de terre un tyran prosterné[2292]. De tels principes, de pareils exemples préparaient insensiblement le triomphe des pontifes romains destinés à poser un jour le pied sur le cou des rois.

6° Le pouvoir de l’éloquence naturelle ou acquise s’est fait sentir dans tous les gouvernements populaires ; l’âme la plus froide se sent animée, et la plus saine raison est ébranlée par la communication rapide de l’impulsion générale. Chaque auditeur est agité par ses propres passions et par celles de la multitude qui l’environne. La peste de la liberté avait réduit au silence les démagogues d’Athènes et les tribuns de Rome. L’usage de la prédication qui semble constituer une partie de la religion chrétienne, ne s’était point introduit dans les temples de l’antiquité, et les oreilles délicates des monarques n’avaient pas encore été frappées du son choquant de l’éloquence populaire, quand les chaires de l’empire se trouvèrent occupées par de pieux orateurs qui jouissaient de plusieurs avantages inconnus à leurs profanes prédécesseurs[2293]. Les arguments des tribuns étaient sur-le-champ repoussés par des antagonistes habiles et déterminés, combattant à armes égales. La cause de la justice et de la vérité pouvait tirer quelque avantage du conflit des passions ennemies. L’évêque, ou bien quelque prêtre distingué auquel il déléguait avec précaution les pouvoirs de prêcher, haranguait sans craindre une réplique ou même une interruption, une multitude soumise dont l’esprit avait été préparé et subjugué par les cérémonies révérées de la religion. Telle était la subordination  sévère de l’Église catholique, que toutes les chaires d’Égypte ou d’Italie pouvaient retentir au même instant du concert des mêmes paroles entonnées par la voie suprême des primats de Rome ou d’Alexandrie[2294]. Le dessein de cette institution était louable, mais les effets n’en furent pas toujours salutaires. Les prédicateurs recommandaient la pratique des devoirs de la société, mais ils exaltaient la perfection de la vertu monastique, aussi pénible à l’individu qu’inutile au genre humain. Leurs charitables exhortations tendaient visiblement à donner au clergé le droit de disposer de  la fortune des fidèles au profit des pauvres. Les plus sublimes représentations des lois et des attributs de la Divinité étaient défigurées par un mélange de subtilités métaphysiques, de cérémonies puériles et de miracles fabuleux ; et ils appuyaient avec le zèle le plus ardent, sur le pieux mérite d’obéir aux ministres de l’Église et de détester tous ses adversaires. Lorsque la tranquillité publique fut troublée par le schisme et par l’hérésie, ils firent éclater la trompette de la discorde ou peut-être de la sédition. Ils embarrassaient la raison de leurs auditeurs d’idées mystiques, enflammaient les passions par des invectives, et sortaient des temples d’Antioche et d’Alexandrie également propres à recevoir ou à faire souffrir le martyre. La corruption du langage et du goût se fait fortement sentir dans les déclamations véhémentes des évêques latins ; mais les discours éloquents de saint Grégoire et de saint Chrysostome ont été comparés aux plus sublimes modèles de l’éloquence attique ou du moins asiatique[2295].       

7° Les représentants de la république chrétienne s’assemblaient régulièrement tous les ans dans le printemps et dans l’automne, et ces synodes répandaient l’esprit de la discipline et de la législation ecclésiastique dans les cent vingt provinces qui composaient le monde romain[2296]. L’archevêque ou métropolitain était autorisé par les lois à faire comparaître les évêques suffragants de son diocèse, à examiner leur conduite, à attester leur croyance, à défendre leurs droits, et à peser le mérite des candidats que le peuple, et le clergé avaient choisis pour occuper les siéges vacants du collège épiscopal. Les primats de Rome, d’Alexandrie, d’Antioche, de Carthage, et ensuite de Constantinople, qui exerçaient une juridiction plus étendue ; assemblaient tous les évêques dépendants de leur diocèse, mais l’empereur seul avait le droit de convoquer extraordinairement les conciles généraux. Quand les affaires de l’Église l’exigeaient, le souverain ajournait les évêques de toutes les provinces. On leur payait la dépense de leur voyage, et les postes impériales recevaient un ordre de leur fournir les chevaux qui leur seraient nécessaires. Dans les premiers temps où Constantin était plutôt le protecteur que le prosélyte de l’Église chrétienne, il fit juger les débats religieux de l’Afrique par le concile d’Arles, dans lequel les évêques d’York, de Trèves, de Carthage et de Milan, vinrent, comme amis et comme frères, discuter ensemble, dans leur langue nationale, les intérêts généraux de l’Église latine ou occidentale[2297]. Onze ans après, il se tint une assemblée plus nombreuse et plus célèbre à Nicée en Bithynie, pour éteindre, par une sentence définitive, les subtiles discussions qui s’étaient élevées en Égypte au sujet de la sainte Trinité. Trois cent dix-huit évêques se rendirent aux ordres de leur indulgent souverain, et on fait monter à deux mille quarante-huit le nombre des ecclésiastiques de tous les rangs, de toutes les sectes et de toutes les dénominations qui s’y trouvèrent[2298]. Les ecclésiastiques grecs vinrent en personne, et les légats du pontife romain se chargèrent d’exprimer l’assentiment du clergé latin. Les séances durèrent deux mois ; et l’empereur les honora souvent de sa présence. Il laissait ses gardes à la porte, et s’asseyait (avec la permission du concile) sur un tabouret bas, au milieu de la salle. Constantin écoutait avec patiente et parlait avec  modestie ; et, tout en dirigeant les débats, il protestait humblement qu’il n’était que le ministre et non le juge des successeurs des apôtres établis comme ministres de la religion et de Dieu sur la terre[2299]. Un si profond respect de la part d’un monarque absolu, pour un petit nombre de sujets faibles et désarmés, ne peut se comparer qu’à la vénération qu’avaient montrée au sénat les princes romains qui avaient adopté la politique d’Auguste. Dans l’espace de cinquante ans, le témoin philosophe des vicissitudes humaines aurait pu contempler l’empereur Tacite dans le sénat de Rome, et Constantin dans le concile de Nicée. Les pères du Capitole et ceux de l’Église avaient également dégénéré des vertus de leurs fondateurs ; mais comme le respect pour les évêques était plus profondément enraciné dans l’opinion publique, ils soutinrent leur dignité avec plus de décence, et s’opposèrent quelquefois avec une mâle vigueur aux volontés de leur souverain. Le laps du temps, et les progrès de la superstition ont effacé le souvenir des faiblesses, de l’ignorance et des passions, qui déshonorèrent ces synodes ecclésiastiques ; et le monde catholique s’est unanimement soumis[2300] aux décrets infaillibles des conciles généraux[2301].