3

Joachim ne savait plus où il en était. La journée avait été bonne. Nathan l’avait traîné dans les magasins de la ville et l’avait habillé comme il le faisait depuis quinze ans, choisissant et payant pour lui. Joachim s’était laissé faire avec plaisir puisque, de toute façon, ils partageaient les mêmes goûts. Ensuite, ils avaient retrouvé Suzanne et Juliette puis étaient remontés chez eux, dans le camion, avec des rires de gamins tout au long de la route.

À sept heures, Nathan avait fait un signe à Joachim et ils étaient partis chercher Marie chez elle, comme convenu. Le restaurant que tenait Sylvain était dépourvu de luxe mais très accueillant avec ses lambris de bois clair et sa vieille cheminée centrale. Dans l’arrière-salle, loin du bar, ils s’étaient installés tous trois à une table ronde, avaient commandé du gibier, des apéritifs pour patienter, et s’étaient réchauffés devant le feu de bois.

Très vite, Nathan et Marie s’étaient bien entendus, tombant d’accord sur tous les sujets. Joachim en avait été heureux. C’était la première fois de son existence qu’il se sentait amoureux, et l’approbation de son frère lui était indispensable. Nathan, qui n’était pas aveugle, constatait à la fois les sentiments évidents de Joachim et l’attitude équivoque de la jeune fille. Elle était adorable, petite et fragile entre les deux géants, mais son plus beau sourire était pour Nathan. Au début, il crut qu’elle voulait seulement lui plaire et se faire accepter. Mais très vite il remarqua l’insistance avec laquelle elle le regardait, et ne regardait que lui. Il en fut aussi amusé qu’irrité. Il raffolait des femmes, brièvement, dans l’espace du désir qu’elles provoquaient en lui. Il les culbutait avec entrain, sans honte et sans histoire, sans faire de tort à Suzanne, pensait-il. Cependant, ce soir-là, un démon auquel il ne pouvait pas donner de nom le poussait à accepter les avances de Marie.

Incrédule mais confiant, Joachim les observait sans comprendre. Nathan avait envie de se lever et de quitter la table, écœuré par la naïveté de son frère. Quelque chose, pourtant, l’en empêchait et lui donnait envie de poursuivre le jeu. Orgueil ? Rivalité ? Plutôt la peur de perdre Joachim mais il n’en savait rien.

Et cette fille allait faire leur malheur, malgré le peu de place qu’elle occupa dans leur vie.

Lorsqu’ils se retrouvèrent dans la nuit glacée, ils marchèrent silencieusement tous les trois jusqu’à la ferme de Marie. Sans se concerter, les deux frères déclinèrent l’invitation au dernier verre de la jeune fille. Ils s’éloignèrent à grands pas dès qu’elle fut entrée chez elle. Alors qu’ils étaient presque arrivés, Joachim demanda sourdement :

— Pourquoi fais-tu ça, Nathan ?

La question était si directe qu’elle prit le colosse au dépourvu. Il dut réfléchir avant de répondre, pour trouver une parade.

— Je ne fais rien, bougonna-t-il. C’est elle qui fait. Tu t’es entiché d’une garce, je n’y suis pour rien.

Nathan s’était arrêté pour allumer un cigare. Il n’avait pas menti. Il ne voulait pas tromper Joachim, qu’il entendait respirer tout près de lui mais qu’il ne voyait pas dans la nuit épaisse.

— Une fille capable de se conduire comme ça ne mérite pas que tu t’y intéresses cinq minutes. Tu sais ce que tu devrais faire, Joa ? La pousser dans une grange et…

— Non ! coupa Joachim en criant.

Nathan remit son briquet dans la poche de son blouson fourré et attendit la suite. Il sentit la main de son frère sur son épaule.

— Viens, il fait froid, Nathan… Je n’y peux rien, je l’aime. Mais c’est toi qui lui plais, ça se voit ! Ou alors… Elle fait ça pour me rendre jaloux ? Ou parce que…

— Parce qu’elle a le feu au cul.

— Arrête ! C’est normal qu’elle te… Tu es tellement plus…

Joachim cherchait ses mots d’une voix triste, et un éclat de rire de Nathan l’interrompit.

— Plus quoi, petit frère ? Tu es le plus beau mec de la région ! Il n’y a que toi pour ne pas le savoir ! Si j’étais une fille…

Nathan riait tellement qu’il dut à nouveau s’arrêter de marcher. Joachim patienta en silence. Nathan le chercha, dans le noir, et l’attira contre lui.

— Tu es drôle, Joa, vraiment drôle. Fais donc ce que tu veux. Moi, je te dis que cette Marie ne vaut pas cher. Mais tu peux t’accrocher après elle si ça ne te gêne pas qu’elle s’offre au premier venu !

— Tu n’es pas le premier venu, murmura Joachim le nez dans le cou de son frère. Et je ne suis pas du tout certain qu’elle s’offre, comme tu dis…

Avec douceur, Nathan repoussa son frère, le tint à bout de bras et lui demanda :

— Tu veux que je t’en donne la preuve ? Demain ou n’importe quel autre jour, derrière n’importe quel sapin et par n’importe quel temps…

Joachim resta immobile quelques instants puis il se détourna et s’éloigna en trébuchant vers leur maison.

En installant Sixte chez lui, Nathan en avait fait un homme désœuvré. Les sacro-saints chevaux étant intouchables, les vaches sous la responsabilité de Suzanne, et les deux frères abattant en une heure de quoi décourager un honnête travailleur pour la semaine, Sixte n’avait plus rien d’autre à faire, depuis qu’il avait marié sa fille et quitté sa maison, qu’observer son gendre. Et, éventuellement, surveiller Justin. Cette continuelle attention lui permettait de savoir et de comprendre beaucoup de choses. Jamais il ne contrariait Nathan, jamais il ne se mettait devant lui. Il accompagnait Suzanne et Juliette à la messe le dimanche, glissait parfois une pièce à Justin. Pour tout le reste, il se conformait sans rechigner à la manière de vivre des Desroches. Les déjeuners tardifs, les colères de Nathan, la passion qui liait les deux frères, les yeux suppliants de sa fille à l’heure du coucher : rien de tout cela ne dérangeait Sixte. Après tout, Suzanne avait eu ce qu’elle voulait. Nathan, d’abord, qu’elle avait désiré – et qu’elle désirait encore – comme une folle. Et puis une belle maison, des terres, un enfant. Elle vivait, presque heureuse, sur un baril de dynamite : très bien ! Mais, plus ennuyeux, Sixte venait de reconnaître dans les yeux de Marie Guérard le même feu que celui qui avait dévoré Suzanne dès qu’elle avait rencontré Nathan.

Sixte trouvait ces femelles idiotes. Joachim lui paraissait bien plus intéressant que Nathan malgré sa jeunesse. Car il tenait Nathan pour fou et pour beaucoup plus dangereux que Justin lui-même.

L’hiver était bien là, et les problèmes allaient commencer pour le travail des chevaux. Nathan, comme chaque année, entamait sa lutte contre le sol gelé. Peut-être la glace de la terre leur donnerait-elle un répit ?

Sixte aimait ces mois durs qui les réunissaient tous devant les feux d’enfer de la cuisine. Il aimait surtout sentir Justin dans sa chambre de la tour, tout occupé à confectionner ses poupées de chiffon. Il avait beau se torturer, il n’arrivait pas à voir d’où viendrait le danger. Mais, en tout état de cause, Justin l’inquiétait moins que Nathan.

 

— Trop dur, constata Nathan avec rage en frappant le talon d’une de ses bottes sur le sol. Ce serait trop risqué, Joa, rentre-le…

Il regarda son frère qui peinait à maîtriser Noé. Le travail de ces dernières semaines sur le parcours de cross avait beaucoup excité le cheval qui ne pouvait plus venir dans cette partie de la forêt sans s’énerver.

— La carrière doit être praticable. Au besoin, je ferai venir un camion de sable. Bon Dieu, Joa, fais-le tenir tranquille !

Soudain dressé, Noé battait l’air de ses antérieurs. Nathan évita les sabots et tendit la main vers le cheval qui fit un écart brusque.

— Rentre-le au trot, il en a assez d’attendre et il va finir par gicler…

Sans inquiétude pour son frère, Nathan souriait. Ils ne s’attardèrent pas dans l’écurie et, après les soins indispensables, regagnèrent la maison en courant. Leur arrivée intempestive dans la cuisine faisait toujours sursauter la veuve.

— Ce n’est que nous, madame Joux ! vociféra Nathan.

Ils s’écroulèrent ensemble sur le banc et tendirent leurs verres à Suzanne d’un même geste.

— Je vous ai fait des poulets au vin jaune, dit-elle. Et Marie est passée tout à l’heure pour me donner un lièvre de la part de son père. Elle était déçue de ne pas vous trouver.

Un silence pesa quelques instants et Nathan le rompit.

— Joa ira les remercier dans l’après-midi…

Joachim regarda son frère.

— Vas-y avec Tempo, suggéra Nathan, tu ne l’as pas encore sorti. Mets des crampons et passe par la route.

La tête penchée de côté, Joachim demanda :

— Il n’y a rien de plus urgent à faire ?

— Rien d’urgent par ce putain de temps, gronda Nathan.

Bien entendu, Joachim n’eut qu’une hâte, ce fut d’expédier son déjeuner. Il mit les bouchées doubles pour se lever plus vite. Nathan le guettait, ironique.

— N’oublie pas les guêtres ! enjoignit-il encore à son frère.

La porte claqua et Suzanne risqua un coup d’œil vers son mari. Il lui désigna son verre.

— Tu bois beaucoup, Nathan, dit-elle sans faire un geste pour saisir la bouteille.

D’un revers de main, Nathan balaya tout ce qui se trouvait devant lui. Le fracas de la vaisselle brisée fit fuir Justin qui disparut en courant dans l’escalier.

— Je lui fais peur, à celui-là ? demanda Nathan d’une voix calme.

— Tu fais peur à tout le monde, répliqua Suzanne qui s’était baissée pour ramasser les morceaux de verre et de porcelaine. Tu as dû réveiller Juliette…

Nathan donna un violent coup de poing sur la table, ce qui provoqua la chute du pichet d’eau.

— Alors, tu me le sers, ce vin ?

Suzanne se redressa lentement et le dévisagea. Mais Sixte avait déjà empli un verre et le poussait vers son gendre. Nathan but d’un trait.

— Merci, dit-il en toisant son beau-père.

Il y eut un nouveau silence. Puis Nathan se leva, s’étira.

— Je monte. J’ai des comptes à faire et des coups de fil à donner. Je jetterai un coup d’œil à la petite, en passant.

Il gagna sans hâte le premier étage, ouvrit la porte de la chambre où dormait sa fille et la regarda un moment. Il arrangea la couverture, remit en place l’ours en peluche et se sentit soudain très malheureux.

Il passa la fin de l’après-midi absorbé dans ses papiers. Son bureau – assez étroit et qu’il n’aimait donc pas – séparait sa chambre de celle de Juliette. Il travailla en guettant le réveil de la petite. Il alla lui-même l’aider à se lever, à mettre ses chaussures. Pour Joachim, autrefois, il l’avait fait si souvent ! Il l’embrassa plus tendrement que d’habitude et retourna à ses affaires. Il pensait à son cadet. Il l’entendit rentrer alors que la nuit tombait, vers cinq heures. Il prêta l’oreille un moment mais, de leur chambre, aucun bruit ne lui parvenait. N’y tenant plus, il finit par aller voir.

La porte de la salle de bains était ouverte. Nathan s’approcha doucement et découvrit Joachim assis sur un tabouret, dans un coin de la pièce. Il regardait au-dehors par la fenêtre. Il semblait un peu voûté et il ne tourna pas la tête à l’arrivée de son frère. Au bout de cinq minutes, Nathan se contenta d’ouvrir les robinets de la baignoire.

— Bonne promenade ?

— Oh, ça glisse…

La voix un peu voilée de Joachim le surprit. Comme il faisait très sombre, il tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Il observa son frère encore un moment puis déclara :

— Déshabille-toi, Joa. Je t’ai fait un bain bouillant, tu vas aimer.

Docile, l’autre enleva son pull puis se leva enfin et fit face à Nathan.

— Des soucis, petit frère ?

Sans attendre la réponse, Nathan prit le tabouret et l’approcha de la baignoire. Joachim s’était allongé dans l’eau trop chaude avec une grimace. Nathan commença à lui masser les épaules avant de répéter sa question.

— Des ennuis, Joa ?

De ses énormes mains, il pétrissait la nuque de Joachim qui finit par gémir.

— Nathan…

— Oui ?

— Oh, Nathan…

— Oui, ça va aller…

Lentement, Joachim se détendait. Depuis quinze années, Nathan avait toujours réussi à calmer les chagrins et les angoisses du petit avec son inépuisable patience, sa tendresse sans bornes, et des bains chauds. Lorsque Joachim avait dix ans de moins, le massage était toujours suivi d’une histoire que Nathan lisait avec d’indiscutables dons d’acteur. Et il fallait remettre de l’eau chaude, et encore une histoire Nathan, s’il te plaît. À présent, ils avaient remplacé les contes de fées par des discussions, tout aussi longues, sur leurs chevaux.

— Elle est tellement jolie ! Je ne suis pas jaloux de toi, Nathan, non, je suis jaloux d’elle, c’est si difficile…

Joachim renversa la tête en arrière et son frère lui massa alors les tempes.

— Je la veux, souffla Joachim.

— Prends-la ! C’est une putain.

Joachim voulut se redresser mais Nathan l’en empêcha.

— Ne bouge pas, reste là. Ce n’est pas grave, Joa.

D’un mouvement brusque qui éclaboussa tout le carrelage, Joachim se retourna et saisit les mains de son frère.

— Qu’est-ce que je peux faire, dis ?

— À mon avis, la baiser. Tu serais libéré. Ou même… l’épouser ? Quitter la maison si tu en as envie.

— Quitter la maison ?

Il s’était levé, ruisselant.

— Nathan ! cria-t-il d’une voix déchirante.

— Je plaisantais, voyons…

Nathan prit un drap de bain et enroula Joachim dedans.

— Sors de là, essuie-toi, viens ici…

Le spectacle incongru de ce géant, en bottes de cheval, qui ébouriffait les cheveux de son frère avec un séchoir en main, n’avait rien que de très habituel. La voix de Suzanne leur parvint. Elle appelait, du rez-de-chaussée, pour le dîner.

— Laisse-moi mes illusions, Nathan. Laisse-moi rêver, tu veux ?

— Bon sang, Joa, ne sois pas si con ! Tu as besoin de te raconter des craques ? Regarde-toi.

Brutalement, il poussa Joachim devant le miroir en pied.

— Regarde-toi ! répéta-t-il. Tu peux les avoir toutes. Celles que tu veux. Marie comme les autres.

Nathan voyait, lui aussi, l’image de ce superbe jeune homme, presque aussi grand que lui et aussi musclé, mais si fin, et dont le sourire était absolument irrésistible.

— C’est toi qu’elle veut, pas moi, murmura Joachim. Même si elle n’ose pas le dire pour de bon, à cause de ta femme, de ta fille… Alors…

— Alors elle se sert de toi, la salope ! C’est ça ?

— Possible.

Nathan le bouscula, le fit pivoter face à lui et le regarda bien en face, sans indulgence.

— Tu laisses tomber, Joa. Tu m’entends ? Ou bien tu ne m’en parles plus, compris ? Jamais.

— À qui veux-tu que j’en parle ?

Ils s’affrontèrent, une seconde, puis Nathan haussa les épaules.

— Viens dîner…

Tandis qu’il se rhabillait, Nathan observait toujours son frère. Il essaya d’imaginer une vie dont Joachim aurait disparu. Il serra les mâchoires, et cette idée lui donna une expression tellement farouche que Joachim lui demanda :

— Tu vas bien, Nathan ? C’est moi qui t’emmerde, hein ?

— Toi ? Tu es bête… Pas toi, non. Viens, descendons.

Une odeur de cuisine flottait dans l’escalier, et Joachim s’aperçut qu’il mourait de faim. Instantanément, il oublia ses soucis.

 

Ainsi, Nathan n’avait toujours pas reposé Joachim par terre. Il continuait de le tenir serré contre son cœur et rien ne pourrait jamais le lui faire lâcher. Dans cette maison que Nathan avait fait construire avec son goût de la démesure, tout était prévu pour que quiconque puisse trouver sa place, toute la place dont il avait besoin. Mais, bien entendu, les deux frères n’avaient jamais eu l’idée de se séparer. Ce n’était même pas pour ne pas peiner l’autre, c’était bien le plaisir égoïste de chacun. Ils étaient heureux ensemble et, si on leur avait dit que ce bonheur n’était pas normal, ils ne l’auraient pas cru.

Ils ne vivaient que dans leur chambre, leur salle de bains, et la cuisine. Ils mettaient rarement les pieds dans une autre pièce et elles paraissaient toutes inhabitées. D’ailleurs ils se plaisaient davantage au-dehors. Ils passaient autant de temps sur leurs chevaux que dans leur lit et, dès les beaux jours, bavardaient plus volontiers dans l’écurie qu’à la cuisine. Le salon, sommairement meublé, ne servait que pour traiter des affaires avec des clients de passage.

Une ou deux fois par an, Nathan montait jusqu’à la chambre de Justin, dans la tour, et la fouillait de fond en comble. Terrifié, Justin se réfugiait près de Suzanne, tandis que le géant éventrait les tiroirs, retournait le matelas, roulait les tapis, sondait les lattes du parquet, décapitait les poupées de chiffon. Lorsqu’il redescendait enfin, il toisait Justin et lui ordonnait d’aller ranger. Suzanne, la première année de son mariage, s’était scandalisée, avait pleuré. Nathan lui avait fait comprendre, sans s’énerver pour une fois, que Justin, tout comme Joachim ou les chevaux, c’était son problème à lui et qu’il ne permettrait à personne de s’en mêler. Sixte avait consolé Suzanne, l’avait prise à part et mise en garde. On ne pouvait pas en vouloir à Justin de n’avoir pas toute sa raison, soit, mais la haine de Nathan remontait à l’incendie, à la mort atroce de leurs parents, et il valait mieux les laisser se débrouiller entre eux.

Sixte se souvenait parfaitement de la conversation qu’il avait eue avec Nathan, des années plus tôt. Nathan avait des défauts, pensait Sixte, mais il était franc. Il avait carrément exposé la situation sans chercher à l’enjoliver. Sixte entendait encore ses paroles : « Il y a Joachim, d’abord, dites-le bien à votre fille. Rien au-dessus de lui. Ma maison est la sienne. Il sera toujours là, avec ou sans Suzanne. Personne n’y peut rien. Elle n’est pas obligée d’accepter. La place de Joachim n’est pas à prendre, il faudra qu’elle s’en fasse une autre, à elle. Et ce n’est pas le pire. Il y a Justin ! Oui, vous savez, mais vous ne savez pas tout, Sixte. Justin n’est pas seulement imbécile, il est dangereux. Je me charge de lui, il ne l’ennuiera pas. Mais Justin, c’est mon affaire. » Éberlué, Sixte avait écouté ces avertissements sans en saisir tout le sens. À présent, il avait compris, oui. Et il comprenait davantage chaque fois qu’il découvrait Nathan redescendant de ses fouilles chez l’idiot avec une boîte d’allumettes à la main. Alors il pardonnait à Nathan au nom de cette fatalité qui pesait sur les Desroches. Il pardonnait les colères et les brutalités. Parce que, en regardant Nathan haïr Justin, il le voyait aussi adorer Joachim. Pour cet amour-là, on pouvait bien lui pardonner tous les enfers.

Noël approchait. Sixte contemplait toujours, de sa fenêtre, le labeur des chevaux sur la carrière sablée. Il savait qu’au pire du froid Nathan serait capable de la couvrir de fumier mais que les chevaux travailleraient quand même. Il souriait parfois de voir Joachim s’amuser comme un gamin en récréation avec son Tempo. Mais Sixte devenait beaucoup plus rêveur en regardant Noé. Les deux frères avaient trouvé là un cheval qui leur ressemblait : orgueilleux, sauvage, violent. Sixte ne connaissait rien aux chevaux mais, celui-là, il le sentait. Sur Noé, Joachim paraissait moins à l’aise, moins heureux, et plus vigilant. Nathan, sans même en avoir conscience, suivait le cheval pas à pas. Tout cela, Sixte le constatait et en tirait leçon. Car c’était justement sur Noé et sur le gris que Nathan fondait ses plus grandes espérances. Pas question de vendre ces animaux avant de les avoir parfaitement mis au point. Ils représentaient le capital de l’année à venir.

Vers le 15 décembre, Nathan vendit Glacier, un petit bai brun très habile que Joachim sut présenter au mieux. Traditionnellement, Nathan se séparait d’une de ses bêtes à l’approche des fêtes de fin d’année. Les deux frères n’avaient plus reparlé de Marie. Lorsque Joachim s’absentait, Nathan semblait n’y prêter aucune attention. Et, durant toute cette période, ce fut Joachim le plus malheureux des deux.

 

Sixte leva les yeux, étonné de voir sa fille en robe de chambre faire irruption dans l’office à minuit passé.

— Je ne peux pas dormir, expliqua-t-elle en s’asseyant.

La petite pièce, aveugle, était contiguë à la grande cheminée de la cuisine et restait chaude tout l’hiver. Sixte était occupé à cirer consciencieusement les bottes de Joachim.

— Tu n’en as jamais assez de faire ça ? demanda-t-elle.

— Qui d’autre le ferait ? Toi ? J’aime le cuir, va, ça m’amuse…

Comme il était toujours calme et conciliant, elle lui sourit.

— Tu es gentil, papa… Mais tu te couches de plus en plus tard.

— Je ne suis jamais fatigué, répondit-il. Je n’ai rien à faire, tu sais. Et toi ? Pourquoi ne dors-tu pas ?

En fait il n’aimait pas monter trop tôt, pour ne pas l’entendre, à croire que Nathan faisait exprès de la rendre folle chaque soir. À cette idée, il eut une moue ironique.

— Ton mari n’est pas allé te voir, pour une fois ?

— Oh si, bien sûr !

Elle ne se rendait pas compte de l’indécence de son sourire. Mais elle redevint triste tout de suite, en précisant :

— À l’heure qu’il est, ils doivent ronfler, emmêlés tous les deux…

Il n’ajouta rien, brossant vigoureusement le cuir pour le faire briller.

— Je te fais chauffer de la soupe, papa ?

Elle se sentait toujours un peu coupable, vis-à-vis de son père. Elle lui avait fait quitter sa maison et ses terres où, à présent, paissaient les chevaux de Nathan.

— Seulement si tu en prends aussi, ma fille.

Elle revint au bout de cinq minutes avec deux bols fumants. L’office était rangé, par les soins de la veuve, avec des placards pleins, du haut en bas, de conserves et de confitures maison. Sixte aimait bien s’y tenir et s’y livrait parfois à de menus bricolages.

— Qu’est-ce qui te tracasse, Suzanne ?

— Rien de précis. Nathan est sombre. Tu crois qu’il s’inquiète pour Joachim et Marie ?

— C’est probable.

Sixte reposa une botte et en choisit une autre qu’il commença à décrotter.

— Qu’en penses-tu, papa, de cette fille ?

— Je pense que ton mari l’intéresse, répondit Sixte sans feinter.

— Nathan ?

Suzanne ouvrait de grands yeux, abasourdie.

— Oui, Nathan… Enfin, peut-être… Ou peut-être pas. Comment savoir ? Mais elle lui fait du charme chaque fois qu’elle le voit. Tu n’as rien remarqué ?

— Mais non, rien ! Tu en es sûr ? Écoute, papa, pour une fille de l’âge de Marie, un Joachim, ça ne se rate pas !

— Ah bon ? C’est lui que tu choisirais, toi, aujourd’hui ?

— Papa ! Sois sérieux ! J’aime Nathan, tu sais bien. Il est tellement solide, tellement fort, tellement…

— Eh bien, tu vois, coupa Sixte.

— Mais je n’ai plus vingt ans ! Il y a tout un tas de filles qui se damneraient pour Joachim, je t’assure. Si tu les entendais !

— C’est vrai qu’il est beau gosse, admit Sixte. Calme, doué, généreux, droit, tout ce que tu veux ! Et pourtant, à côté de son frère, il ne pèse pas lourd. Il est trop gentil, trop dans l’ombre de l’autre. Il se sentira toujours un petit garçon, et ce n’est pas la bonne manière pour séduire les filles, je suppose…

— Et tu crois que… que Marie… ?

— Je sais seulement que ton Nathan, elle le regarde d’une drôle de façon ! C’est bien dommage…

— D’autant plus que Joachim en est enragé.

— J’ai vu.

— Ce serait bien qu’il se marie et qu’il…

Jusque-là, ils avaient parlé très vite, se coupant la parole. Mais Suzanne s’était arrêtée sur un mot dangereux et Sixte mit du temps à enchaîner.

— Qu’il parte ? Tu es folle ?

— Pourquoi ?

Avec insistance, Sixte dévisagea sa fille.

— Parce qu’il ne partira jamais, Suzanne… Marié ou pas, il ne partira pas. Il en crèverait. Et Nathan avant lui !

Elle se mordit les lèvres, anxieuse.

— Aucune autre femme n’acceptera ça, papa.

— Tu l’as bien accepté, toi ! Oh, si Joachim veut se marier, Nathan dira oui ! Mais ils installeront sa femme ici et vous serez deux à tenir la maison pendant qu’ils resteront ensemble pour travailler et pour dormir. Vous ne comptez pas dans leur univers, tu peux te mettre ça dans la tête ? Personne ne compte !

Elle poursuivit, bravement :

— Le jour où Joachim aura des enfants…

— Il demandera à Nathan comment les élever !

Ils avaient parlé un peu fort et ils se turent, écoutant avec crainte les bruits de la maison. Suzanne finit par empiler les bols d’un geste las.

— Il t’avait prévenue, ma fille… Il ne t’a pas prise en traître, chuchota Sixte. En épousant Nathan, tu les as tous épousés, Joachim et Justin avec !

— Je les aime bien, protesta-t-elle à voix basse. Pourquoi les met-il entre nous ?

— Il ne met rien du tout.

Elle soupira, vaincue.

— Je sais, dit-elle lentement. On peut rêver…

Il avait achevé son travail. Il tapota la main de sa fille d’un geste rassurant.

— Laisse faire, Suzanne. Ne pousse ni d’un côté ni de l’autre, pour cette Marie. C’est à Joachim de s’arranger. Mais si Nathan devient enragé, un de ces jours, je ne veux pas que tu y sois pour quelque chose.

Elle resta un moment à méditer le sens de ces paroles puis éteignit et monta se coucher. Seule.

 

Ce fut tout à fait par hasard que Nathan la rencontra. Il remontait de Jarrigue avec son camion chargé de paille jusqu’au toit. Il avait laissé Joachim travailler seul les chevaux, ce matin-là, et il sifflotait en conduisant, pressé de rentrer.

Marie suivait la route, emmitouflée dans sa doudoune, coiffée d’un bonnet à pompon. Comme il l’avait reconnue de loin, il freina pour s’arrêter juste à sa hauteur et proposa de la déposer chez elle. Dès qu’elle se fut hissée dans la cabine, il démarra brusquement, ce qui la fit rire.

— Tu mènes ton poids lourd comme tes chevaux, on dirait !

Au lieu de rire avec elle, il lui jeta un regard agacé. Il se retenait de l’interroger sur Joachim, car il avait une autre idée en tête. Dès qu’il atteignit le bois, il s’arrêta. Il n’eut vraiment rien à faire. Il se contenta de couper le contact et d’attendre. Ce fut elle qui glissa près de lui. Elle posa sa tête sur son épaule, murmurant :

— Tu veux bien ?

D’une main, il descendit la fermeture Éclair de la doudoune. Les yeux fermés, elle fut parcourue d’un long frisson. Il n’avait pas très envie de lui faire l’amour mais, dès qu’il toucha la peau douce, sous le pull, il n’eut plus à se forcer. Il prit son temps, comme à son habitude, pour lui donner du plaisir et surtout pour qu’elle s’en souvienne. Il ne courut aucun risque, l’abandonnant à temps. Quelques instants plus tard, reprenant son souffle, il eut la sensation d’avoir accompli quelque chose d’irrémédiable mais d’indispensable, comme lorsqu’il vendait un cheval qu’il aimait. Il la repoussa vers son siège, sans brutalité, l’empêchant de s’accrocher à lui. Les vitres du camion s’étaient couvertes de buée et il remit le moteur en marche, actionnant le ventilateur. Il n’avait pas prononcé un mot. Il savait ce qu’il voulait savoir. D’une part qu’il n’était pas le premier homme qu’ait connu Marie, d’autre part qu’elle se moquait pas mal de Joachim. Tout de même, il demanda :

— Tu n’en préférerais pas un de ton âge pour faire ça tous les soirs dans un bon lit ?

Elle haussa les épaules, finissant de s’arranger.

— Tu parles de ton frère ?

— Par exemple…

— Il est gentil, ton frère. Mais si je lui dis oui, un de ces jours, ce sera uniquement pour vivre sous ton toit, Nathan.

Mâchoires crispées, il fit craquer la boîte de vitesses.

— Si tu l’épouses, petite, tu me deviens sacrée, railla-t-il. Même en te promenant toute nue sous mon nez, je ne te verrai plus ! Et puis, tu sais, chez moi il y a du monde… Ma femme, ma fille, mon beau-père…

Il se concentra sur la route, quelques instants, parce que le camion patinait. Enfin il ajouta :

— Tu joues un drôle de jeu, Marie.

— Je t’aime !

— Oh, les grands mots, ben voyons ! Tu ne me connais pas. Et puis je m’en fous, tu n’as pas idée…

Elle se tourna vers lui, hérissée de fureur. Elle rassembla son courage pour lancer, d’une traite :

— Je vois bien ce que tu vas me demander maintenant, Nathan. De laisser tomber, pour Joachim ? De ne plus le voir, de l’envoyer promener au besoin ? Et tu vas me rayer de ta vie, hein ? N’y compte pas ! En le tenant, lui, c’est toi que je tiens.

Nathan ne répondit rien. À son expression, à sa façon de conduire trop vite, Marie mesurait sa colère. Il ne s’arrêta pas devant chez elle. Accélérant encore, il prit le chemin qui menait à la ferme Desroches et freina brutalement devant la carrière. Joachim, qui travaillait là Noé, faillit se faire jeter à terre par le cheval effrayé. Mais Nathan, d’une seule main, avait déjà sorti Marie du camion et l’avait poussée vers la carrière où elle s’était étalée. Il ne l’aida même pas à se relever. Il saisit au vol la bride de Noé qu’il immobilisa net et il apostropha son frère.

— Demande-lui des comptes, Joa ! Je te l’amène à domicile ! Et c’est pour ça que tu te ronges ? Pour cette traînée ?

Terrifiée, Marie avait reculé vers la barrière. Nathan continuait à vociférer.

— Moi, je n’en veux plus ! Et toi, si tu en veux encore, fais-toi donc raconter l’histoire !

Joachim était descendu de cheval, livide. Il dévisagea son frère puis s’approcha de la jeune fille.

— N’aie pas peur, dit-il à mi-voix. Qu’est-ce qu’il y a ?

Il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre. Marie pleurait sans retenue, trop humiliée pour les regarder.

— Il est dur, ton frère, dit-elle à Joachim.

Nathan, qui était resté près du cheval, reçut son cadet de plein fouet.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? criait Joachim en le secouant par les épaules, de toutes ses forces.

Instantanément, la colère de Nathan retomba. Il se dégagea de l’emprise de Joachim, toujours sans lâcher Noé.

— Demande-le-lui à elle, Joa. Au point où elle en est, elle peut bien dire la vérité ! Le chantage, avec moi, il faudrait être plus fort qu’elle… Je l’étranglerais d’une main, et pour moins que ça, si tu n’y tenais pas tant !

Nathan étouffa un bref soupir et regarda ailleurs.

— Explique-toi avec elle et fous-la dehors, dit-il. Elle ne met plus les pieds ici, jamais. Je rentre Noé. Je suis désolé, petit frère.

Il s’éloigna vers l’écurie et, après avoir soigné le cheval, il s’octroya un cigare qu’il alla fumer assis sur une caisse à grain. Il n’eut pas longtemps à attendre, Joachim le rejoignit très vite.

— Vraiment désolé, Joa, vraiment…

Il y avait tant de tristesse dans la voix de Nathan que Joachim vint s’asseoir par terre, à ses pieds.

— Non, ça devait arriver… Tu l’as…

Il n’osait pas finir et Nathan leva les yeux au ciel.

— Vous n’avez pas parlé ?

— Je lui ai seulement dit de rentrer chez elle. Réponds-moi, Nathan.

— Mais oui ! Bien sûr que je l’ai baisée ! Je n’ai rien eu à faire. Elle le voulait, c’est tout.

— Ah… C’est normal… J’ai toujours connu les filles folles de toi…

Joachim parlait avec tendresse, comme si c’était à lui de consoler son frère, mais une larme roulait sur sa joue.

— Tu pleures, Joa ?

Stupéfait, accablé, Nathan se pencha vers lui.

— Tu pleures pour ça ? Toi ?

Joachim appuya son front contre le genou de Nathan et il y eut un long silence avant que celui-ci se décide à bouger.

— Tu peux tout me demander, Joa, tout avoir. Même elle ! Je n’ai jamais pu supporter de te voir pleurer. Tu as passé l’âge, tu sais… Si elle vivait ici, on n’aurait que des ennuis… Mais si c’est ça ton bonheur, tu ne me trouveras pas sur ton chemin. Je ne veux pas qu’on finisse par se détester.

Quand Joachim releva la tête, Nathan vit son sourire incrédule.

— On se détesterait ? Nous ?

— Qui sait…, dit Nathan très doucement.

Dépliant ses longues jambes, Joachim se mit debout. Il tendit la main à son frère.

— Viens, il y a le camion à décharger… Pour tout ça, c’est toi qui avais raison, on n’en parlera plus jamais !

 

Ils n’en parlèrent plus, non. Joachim disparaissait de nouveau, de temps à autre, et Nathan le laissait aller sans poser de question. Ils ne pouvaient pas vivre en n’étant pas d’accord : ils firent semblant de l’être.

Le froid était devenu insupportable pour tout le monde mais, bien entendu, les deux frères sortaient encore leurs chevaux, qui avaient trop de sang pour rester à l’écurie. Nathan cassait les mottes de terre gelée, à l’aube, avec une pioche, en traçant un cercle qu’il recouvrait ensuite de fumier encore tiède. Sur cette piste précaire, chaque animal avait droit à quelques minutes de détente, en longe. C’était un travail harassant, quotidien, mais qui ne les rebutait même pas. Joachim avait abandonné ses promenades sur les routes avec son Tempo, car les crampons n’empêchaient pas les glissades. Juliette n’allait plus à l’école. Personne n’allait plus nulle part, d’ailleurs. Janvier, dans cette montagne, était toujours une sorte d’hibernation pour les gens.

Suzanne aimait ces temps rudes parce que Nathan restait davantage à la maison. Elle savait les occuper, lui et son frère. Il y avait toujours quelque chose à réparer. Puisque Nathan avait voulu une grande maison, à lui de l’entretenir.

Dans la gentille rivalité qui opposait Nathan et Joachim chaque fois qu’il s’agissait de démontrer sa force, Sixte crut percevoir, cet hiver-là, une certaine agressivité. Il lui sembla que Nathan défiait son frère et le provoquait sans raison. Il faillit y avoir un accident avec une des poutres de la charpente que les deux hommes remettaient en place, et que Nathan décida soudain d’abandonner aux bras de Joachim. Suffoquant, injuriant son frère, Joa parvint à s’en sortir, et Nathan se contenta de rire, comme s’il s’était agi d’une simple plaisanterie.

Sixte surveillait tout ça avec intérêt. Il observait Justin, aussi. Pauvre Justin ! Dans sa bêtise, dans son monde rudimentaire, il avait vaguement conscience d’avoir fait quelque chose de mal. Il aurait dû l’oublier, sans mémoire et sans remords, mais Nathan le lui rappelait sans cesse par son mépris et sa brutalité. Alors Justin faisait ses poupées de chiffon. Pas vraiment vilaines, d’ailleurs, et Sixte les vendait par lots à la mairie, pour les kermesses ou les arbres de Noël de la commune. Le produit de la vente – oh, pas grand-chose ! –, Justin ne voulait pas y toucher, semblant ne même pas comprendre à quoi ça servait. Nathan avait conseillé à Sixte de ranger cet argent dans une boîte, personne n’ayant envie de se l’approprier. C’était quelque chose de marginal et d’un peu irréel, comme des billets de Monopoly.

Justin aurait bien voulu, sans doute, que Nathan l’aime. Mais, avec ses idées embrouillées, il n’était même pas jaloux de Joachim. Il lui arrivait de lever un regard de chien battu sur son frère aîné mais, le plus souvent, il le fuyait. Sixte savait que Nathan ne pardonnerait jamais, qu’aucune excuse au monde, fût-ce l’évidente folie de Justin, ne parviendrait à le fléchir. Nourrir Justin, le loger, avoir l’œil sur lui, Nathan s’en était fait un devoir. Mais l’aimer ? Non.

Joachim, lui aussi, traitait Justin comme un animal familier en lui passant parfois une main amicale dans les cheveux. Pour soulager Nathan, et comme on aurait fait pour le chien de la maison, chacun veillait sur Justin à sa manière. Mais cela ne faisait que doubler la surveillance, car Nathan ne relâchait jamais la sienne.

Suzanne était la seule à lui montrer un peu d’affection. Une fois par semaine, hiver comme été, elle le lavait, changeait ses vêtements et ses draps. Justin la laissait faire, la tête ailleurs. Mais lorsqu’elle tentait de lui parler ou de le câliner et qu’il semblait s’éveiller, Nathan surgissait toujours et Suzanne devait s’éclipser. Plus sûrement que les médecins eux-mêmes – ceux qui n’avaient pas voulu le prendre en charge –, Nathan avait condamné Justin sans appel.

Sixte comprenait son gendre. C’est qu’il était limpide, Nathan ! Et pour lui qui tenait toujours Joachim sur son cœur et ses chevaux à bout de bras, le reste du monde n’existait pas.

Par la suite, Sixte raconta que, cet hiver-là, tout était déjà consommé dans le drame que Nathan construisait sans le savoir. Pourtant la vie ne changeait pas, en apparence. Nathan faisait des feux d’enfer, le soir, dans leur chambre, pour plaire à Joa. Et ils parlaient chevaux, inlassablement. Nathan évitait avec soin toute allusion à Marie. Joachim ne semblait pas ressentir le besoin d’en parler. Après tout, il avait promis de se taire. Ses disparitions ponctuelles laissaient Nathan indifférent : tant mieux. Avait-il donc une telle envie de voir cette fille ? Personne n’en était certain. Peut-être était-ce important, pour lui, de se mesurer à l’image de Nathan dans le cœur d’une autre, plutôt qu’à Nathan lui-même. Cependant, inconsciemment, plus ses escapades étaient longues, plus il cherchait, le soir venu, une sorte de consolation ou de rédemption près de son grand frère.

Allongé par terre, devant la cheminée de leur chambre, Joachim regardait Nathan des heures entières, lui parlait, le faisait rire. Nathan se pliait avec un plaisir évident mais peut-être pas sans mélange à ce besoin que Joachim avait de lui. Il le choyait comme lorsque Joa était enfant.

Suzanne se voyait de plus en plus expédiée, la nuit, par un mari pressé de regagner son antre et de retrouver son frère. Car Nathan s’était mis à lui faire l’amour avec une sorte de brutalité rapide qu’elle taxait de sauvagerie. Comme toujours lorsqu’il était trop enfermé, l’hiver, Nathan resserrait sa poigne et faisait peser sur sa famille un joug de plus en plus lourd.

Un soir, il y eut un incident. Suzanne, excédée d’être traitée en accessoire, en fille, déclara crûment que Joachim pouvait bien s’endormir seul, que ses exigences devenaient pires que celles d’une maîtresse ou d’une vieille mère. Lorsqu’elle lui jeta ces phrases sans réfléchir, Nathan s’apprêtait à quitter la chambre. Il sembla littéralement cloué sur place par l’énormité de ce qu’elle venait de lui assener. Elle n’eut pas le temps de regretter ses paroles ou d’avoir peur que Nathan, revenu près du lit, l’avait saisie par les cheveux. Elle crut sa dernière heure arrivée, cependant il ne la toucha pas. Il se contenta de la regarder, longtemps, de très près, comme s’il la voyait pour la première fois. Lorsqu’il la rejeta loin de lui, il avait des mèches de cheveux dans les mains. Elle s’était mise à pleurer en silence, se frottant la tête, mal remise de sa frayeur, et il s’assit pesamment au bord du matelas.

— Joa, je l’aime, dit-il d’une voix neutre. Rien de nouveau sous le soleil. Je te donne ton plaisir tous les jours, tu ne peux pas me mentir là-dessus, tu bêles comme une chèvre en chaleur !

Elle remonta le drap jusqu’à son menton, malade de ce qu’il lui disait, mais elle n’avait pas encore entendu le pire.

— Ne me marchande pas le temps ou la tendresse, je n’en ai pas pour toi. Pour personne. Il n’y a que lui. Si tu l’insultes une seule fois, je te mets dehors. Toi, ta fille, ton père. Je m’en fous. Tu comprends ça, Suzanne ?

Il l’avait reprise par les cheveux et elle cria de douleur. Mais il l’abandonna, indifférent. Après cette soirée, elle ne parla plus jamais de Joachim à Nathan. Pas pour s’en plaindre, en tout cas.

Sixte avait droit aux confidences de Suzanne, tandis qu’il cirait immuablement les bottes, le soir. Il n’essayait pas de la calmer. Il avait constaté que, loin de s’apaiser, la passion des deux frères empirait, se teintait même d’une nervosité de gens pressés par le temps. Lorsque Suzanne lui rapporta sa dispute avec Nathan, il sentit une angoisse plus lancinante, bien que toujours imprécise, mais il ne fît aucun commentaire.

Chaque soir, dans leur grande chambre, Joachim s’endormait en posant sa tête sur le bras de Nathan. Parfois, dans son sommeil, il s’accrochait désespérément à son frère. Celui-ci, toujours réveillé au moindre mouvement de Joachim, le rassurait avec des gestes d’une infinie douceur, d’une tendresse qui n’avait plus de nom. Mais le poids de ce frère, que Nathan gardait décidément sur son cœur, se faisait de plus en plus lourd.

 

Le gel de la terre avait persisté plusieurs semaines et, dès qu’il céda, Nathan et Joachim se précipitèrent sur leurs chevaux avec une joie qui ressemblait à de la rage. Le gris dansait de mieux en mieux. Noé s’envolait sur la piste de cross et Tempo emmenait chaque jour Joachim vers la ferme de Marie.

Nathan s’était incliné, il laissait son frère libre et se contentait de sourire lorsqu’il le voyait rentrer l’après-midi. Joachim attendait que Nathan parle et Nathan ne parlait jamais de Marie. Il se bornait à observer, par exemple, que Tempo se musclait, ou bien encore que les jours rallongeaient. Joachim brûlait du désir de se confier, de raconter, d’être absous, et peu à peu il perdait sa gaieté. Mais il avait promis. Nathan avait dit : « Jamais plus. » Joachim se taisait donc et sombrait dans la mélancolie.

Un après-midi de février, alors qu’il bouchonnait Tempo dans son box et que Nathan distribuait l’avoine, Joachim eut un geste de révolte. Il jeta la poignée de paille dont il se servait pour éponger le cheval, tendit la main par-dessus la porte du box et arrêta son frère qui passait dans l’allée avec des seaux.

— Tu ne peux rien pour moi, tu es sûr ? demanda-t-il d’une voix pitoyable.

Nathan prit son temps pour poser les seaux, fit signe à Joachim de sortir et, lorsqu’ils furent face à face, répondit seulement :

— Je peux ce que tu veux ! Demande…

Il y avait quelque chose de presque menaçant dans son attitude, que perçut Joachim.

— Je n’ai que toi, Nathan, murmura-t-il.

Son frère sourit et l’attira à lui.

— Demande, répéta-t-il.

— J’ai besoin…, commença Joachim, mais il s’arrêta net pour secouer la tête.

— Besoin de quoi ?

Joachim se recula, outré.

— De toi ! explosa-t-il. Que tu sois d’accord ! Et même, tiens, que tu sois content !

— De quoi me parles-tu, Joa ? Ou de qui ?

— Nathan…, gronda Joachim.

Il était crispé, ramassé sur lui-même, et Nathan choisit d’en rire.

— Demande, dit-il pour la troisième fois.

Joachim planta son regard clair dans celui de son frère.

— Tu as dit plus jamais.

— Peu importe !

— Je l’aime pour de bon, Nathan.

Il y eut un silence, comme un blanc. Ils se dévisageaient avec attention, presque avec curiosité.

— C’est bien, dit enfin Nathan.

— Non, ce n’est pas bien ! Je ne peux pas l’aimer si tu ne l’aimes pas, tu le sais très bien. Je ne peux pas la vouloir si tu la rejettes. Je ne peux pas être heureux si tu fais la gueule !

Pour finir, Joachim avait crié. Nathan l’attrapa par l’épaule. Joachim n’avait pas peur, il se serait laissé tuer avec plaisir par le colosse. Nathan le devina et il lâcha son frère comme s’il s’était brûlé.

— Tu l’épouseras en juin, dit-il lentement. Je vais vous faire construire une maison sur…

— Arrête ! hurla Joachim. Arrête, salaud ! Mais c’est infect ! Tu fais tout pour me rendre fou ! Tu me la donnes et tu me mets dehors, c’est ça le marché ? Tu es méchant, Nathan, vraiment méchant.

C’était bien la première fois que Joachim jugeait son frère. Nathan était devenu tout pâle. Les veines saillaient sur son cou et sur ses mains, attestant des efforts qu’il faisait pour se maîtriser.

— Tu es grand, Joa. Il est temps que je te lâche.

L’aveu lui coûtait cher mais ne servit à rien, car son frère riposta aussitôt :

— Si tu me lâches, je tombe.

Pauvre Nathan qui croyait au travail et à l’amour, qui ne savait rien d’autre, et que Joachim crucifiait avec sa confiance aveugle.

— Tu veux tout, hein, petit ?

— Oui, dit Joachim déjà joyeux.

— Et il faut que ce soit moi qui te le donne ?

Son frère était si amer, d’un coup, que Joachim ne supporta pas cette expression qu’il ne lui connaissait pas. Il se jeta contre lui.

— Je t’aime, Nathan, s’exclama-t-il en le serrant avec une force qui fit grimacer le géant. Je t’aime, répéta-t-il encore une fois, plus bas, avec une sorte de sensualité animale.

Doucement, Nathan obligea son frère à reculer. Il le regarda comme s’il cherchait à se convaincre de quelque chose. Mais Joachim ne voulait pas s’éloigner.

— Nathan…

— Je sais, soupira-t-il. Tu vas dire s’il te plaît, Nathan, s’il te plaît… et je ne pourrai rien faire… Qu’est-ce que tu veux, Joa ?

— Je veux… attends, ne bouge pas…

La bouche dans le cou de son frère, Joachim parlait avec difficulté. Il s’appuyait de tout son poids sur l’autre qui était comme un roc.

— Je veux faire comme toi. Être comme toi. J’ai envie d’elle, de Marie, c’est plus fort que moi… Elle ne m’aime pas, je le sais très bien… Quand elle fait l’amour avec moi, c’est à toi qu’elle pense… moi aussi…

Cherchant toujours ses mots, il resserra son étreinte, essayant de se fondre dans son frère. Il répéta :

— Ne bouge pas, Nathan… Écoute-moi… Je voudrais qu’elle soit à la maison, je voudrais vivre sans être attiré ailleurs, coucher avec elle et lui faire des enfants, et pouvoir dormir avec toi en paix, sans les mauvais rêves…

Nathan fit un mouvement mais Joachim le tenait si étroitement et avec tant de force qu’il ne put se dégager.

— Arrête, grogna Joachim, laisse-moi finir… Il me la faut, mais seulement si c’est toi qui me l’offres. Pas autrement.

J’ai besoin d’elle, oui, mais toi… Oh, toi… Je n’y peux rien, tu es partout dans ma tête… Sors-moi de là. Tu crois que je peux vivre sans te parler, dis ? Et tu m’obliges à quitter la maison pour aller la retrouver à la sauvette… C’est chez moi, ici ! Tu m’entends ?

Il eut un sanglot sans larmes et lâcha son frère d’un coup.

— Tu me fais mal, dit Nathan en passant sa main sur ses côtes endolories. Tu as toujours été un chien fou. J’irai parler à Marie et à son père demain. Je ferai ta demande. Pour le reste, tu te débrouilleras ou il faut que je leur explique aussi ?

Joachim s’épanouit dans un sourire de pur bonheur.

— Tu arranges tout !

— Comme d’habitude ! dirent-ils ensemble.

Ils se mirent à rire pour se débarrasser de la tension qu’ils avaient eu du mal à supporter. Ils étaient encore hilares en pénétrant dans la cuisine.

— Suzanne ! tonna Nathan. Va chercher du champagne à la cave, on a quelque chose à fêter !

Éberluée, elle attendait la suite.

— Joa va épouser Marie ! Si nous tombons d’accord, le vieux Guérard et moi, la noce sera pour juin. Qu’en dis-tu ?

Elle ne pouvait rien dire, la malheureuse, la nouvelle la laissant muette et immobile. C’est surtout la joie de Nathan qui l’étonnait. Marie, elle s’attendait à en entendre parler un jour ou l’autre, mais pas comme ça. Elle tourna la tête vers Sixte et ils échangèrent un long regard que surprit Nathan.

— Et vous, beau-père ? Qu’en pensez-vous ?

Il y avait trop de défi dans la question et Sixte n’était pas fou. Il répondit simplement :

— Je vous trouve bien gai, Nathan.

Oui, et cette gaieté ressemblait beaucoup à celle qu’avait manifestée Joachim lors du mariage de son grand frère. Très inquiet, Sixte comprit que Nathan et Joachim avaient décidé de ne rien changer à leur vie et d’expédier Marie sur le même chemin que Suzanne.

Bien des années plus tard, il racontait encore cette conversation en affirmant que, ce soir-là, tout s’était joué. Et il prétendait même qu’il avait su, dès ce moment, quand et pourquoi ça finirait.