4
Il ne l’avait pas fait exprès, Joachim. Il ne l’avait pas dit pour avoir Marie ou fléchir son frère, mais il avait prononcé la formule magique avec ces trois mots : je t’aime. Et Nathan repoussa ses démons un moment encore.
Oh, il n’était pas lâche, Nathan, tant s’en fallait ! Mais il avait une telle passion pour Joa que tout ce qui les menaçait le rendait fou. L’autre avait rappelé : « Je t’aime », se mettant à nu pour avouer à son tour le même délire. Nathan était obligé d’accepter, il accepta.
Le lendemain les trouva sur leurs chevaux dès l’aube. Ils avaient dormi d’un sommeil lourd de champagne, de bonheur. Puis ils s’étaient mis en selle avec le jour. Nathan sortit Maréchal et Lorient, tandis que Joachim montait trois jeunes chevaux tour à tour. Ensuite Nathan regarda son frère travailler le gris. Vers midi, il abandonna la barrière où il s’était assis et enjoignit à Joachim de longer Noé pour en finir plus vite, bousculant un peu la fin de leur matinée de travail. Ils déjeunèrent à une heure normale, pour une fois, et Nathan quitta la maison juste après le café, en sifflant à tue-tête.
Il n’avait pas changé de vêtements, sciemment. Il n’avait aucune envie de manifester un quelconque respect pour Marie ou pour son père. Il se rendit chez eux dans son camion, comme en passant. Il ne rata pas son effet.
Dès qu’elle le vit, Marie sembla tétanisée. Elle n’avait pas oublié la sévère leçon qu’il lui avait infligée. Il venait d’entrer dans la salle de la ferme après avoir frappé mais sans avoir attendu la réponse. Gigantesque et déplacé, dans cette cuisine qui n’était pas à sa mesure, Nathan proféra quelques banalités d’usage puis s’assit sans y avoir été invité. Il alluma un cigare et, ignorant Marie, il s’adressa à son père :
— Je vous dérange ? Je passais… et comme je dois vous parler… Mais, si vous préférez, je reviendrai…
— Non, non ! Vous êtes le bienvenu, Nathan, protesta Guérard en hâte. Tout va bien, là-haut ? Vos chevaux ?
— Au mieux ! Vous devez le savoir par Joa, non ? Il vient souvent chez vous…
— Oui, oui, dit l’autre très vite. Marie, sers-nous du café et débarrasse un peu cette table !
Gêné du désordre et du silence de sa fille, le fermier s’agitait.
— C’est de Joachim que je suis venu parler…
Père et fille s’immobilisèrent aussitôt. Nathan la regarda enfin, elle, bien en face.
— Je prendrais volontiers un alcool, avec le café…
Elle hocha la tête sans relever l’insolence. Il lui faisait peur. Dès qu’il la sentit docile, il se désintéressa d’elle.
— Bon, vous vous en doutez, je suis là pour demander la main de Marie au nom de Joachim.
Il y eut un silence épais.
— C’est… c’est… Vous me flattez, dit enfin Guérard.
Il se sentait misérable devant cet homme-là. Son frère, à la rigueur, n’était pas désagréable. Mais Nathan avait quelque chose d’inquiétant et, depuis que sa fille fréquentait Joachim, il tremblait pour elle. Il y avait des semaines qu’il dormait mal à l’idée de voir Nathan débarquer chez eux. Sa petite ferme allait cahin-caha. En plus il y avait cette dernière fille qu’il fallait marier avant qu’elle ne tourne mal. Il était veuf et n’aspirait qu’à se retirer chez un de ses aînés. Un Desroches pour gendre, c’était peut-être une aubaine, mais Nathan le terrifiait. Sa taille, sa force, sa morgue : Guérard détestait tout en bloc.
— Marie ? interrogea-t-il, pour la forme.
La jeune fille vint s’asseoir avec eux, après avoir posé doucement sa cafetière sur la table. Nathan avait un regard impossible à déchiffrer. Elle lui sourit quand même.
— Je suis très heureuse, dit-elle.
— Donc tu es d’accord ?
— Bien sûr !
Guérard se détendit un peu et poussa la bouteille de gnôle vers Nathan.
— C’est un beau jour, souligna-t-il.
Nathan mit sa main sur son verre, empêchant Guérard de le servir.
— Il y a quelques détails…
Il parlait sans regarder personne, avec un sourire ironique.
— Quand j’ai demandé Suzanne à Sixte, il y a quelques années, je lui ai exposé la situation un peu… spéciale de ma famille.
— Oh, je sais bien, commença Guérard, mais Nathan l’interrompit.
— Il y a Justin, qui est idiot mais dont je m’occupe. Il y a Suzanne, avec qui Marie devra s’entendre. Il y a Sixte, qui est très gentil. Bref, c’est une maison… organisée. Marie devra y faire son trou.
Guérard hochait la tête comme un automate pendant que Nathan poursuivait, impitoyable :
— En ce qui concerne Joachim, nous avons notre façon de vivre, lui et moi, avec nos habitudes et aucune envie de les changer.
Tandis que Marie remuait son café, Guérard fixait le sol. Nathan insista, presque goguenard.
— Je me fais bien comprendre ? Après, il sera trop tard pour en discuter de nouveau. Marie aurait peut-être préféré une maison bien à elle ? Chez moi, elle n’aura qu’une chambre. Et il faudra qu’elle arrête de travailler. Aucune femme, dans ma famille, n’a jamais été s’employer ailleurs. Enfin, nous avons des horaires pénibles parce que les chevaux sont notre gagne-pain. Et puis… mais ça, c’est connu je pense, chez moi il n’y a que moi qui commande.
C’était un bien long discours, pour Nathan, mais il n’avait rien laissé dans l’ombre. Guérard releva la tête et jeta un coup d’œil vers sa fille. Malgré tout ce que l’attitude de Nathan avait d’arrogant et d’humiliant, il avait envie qu’elle accepte ce mariage insensé. Il n’eut pas à attendre, elle se décida tout de suite.
— Je suis très contente de devenir ta belle-sœur, Nathan !
Reprenant confiance en elle, elle lui tendait la main, par-dessus la table. Il la serra en y mettant de la force et elle étouffa un cri.
— Je voudrais parler à votre fille en tête à tête, dit Nathan.
— Je te raccompagne…
Il se leva et se planta devant Guérard.
— Puisque tout le monde est d’accord, ce sera le premier samedi de juin.
Soulagé, le fermier se mit debout à son tour. Il arrivait à peine à l’épaule de Nathan. Il voulut dire quelque chose mais l’autre s’était déjà détourné et passait le seuil, suivi de Marie. Ce n’est qu’arrivé à son camion qu’il parla.
— Donc, tu acceptes ? Eh bien, il viendra sans doute te voir demain… puisqu’il vient tous les jours ! Est-ce que tu as tout entendu, petite ?
— Oui. Justin et Suzanne, vos chevaux et vos habitudes.
— C’est ça… Et puis une dernière chose… J’espère que tu aimes dormir seule ? Que tu n’as pas froid la nuit ? Parce que Joa ne quittera pas sa chambre, tu sais, il n’ira chez toi que s’il a besoin de compagnie…
Le dédain de Nathan la fit se hérisser.
— Chambre à part ? La veuve raconte ça partout, c’est donc vrai ? Je suis logée à la même enseigne que Suzanne ?
Elle en grinçait des dents, mais il haussa les épaules avec indifférence.
— Rien de changé pour nous parce que tu débarques… T’as dû rater quelque chose mais je te réexplique : j’offre un beau jouet à Joachim, je ne chamboule pas ma vie ! Tu verras, ça ne vous empêchera pas d’avoir des enfants.
À bout de patience, elle explosa :
— Tu as toujours traité tout le monde comme ça ?
— Sais pas. Je n’y ai jamais fait attention…
Cette fois elle était devenue pâle et elle se fâcha pour de bon.
— Il va falloir compter avec moi, Nathan !
— Je ne compte que sur moi, ça m’évite les soucis.
— Je ne suis pas une oie blanche, je ne suis pas ta femme, moi ! Regarde autour de toi, Nathan, le monde a changé et les filles aussi ! Pourquoi crois-tu que j’accepte de l’épouser, ton frère ? Dis ?
— Pour le rendre heureux, cette blague !
Il posa sa grande main sur l’épaule frêle de Marie et se pencha vers elle.
— Donne-moi une autre version et tu n’auras pas assez de toute ta vie pour le regretter. Tu l’épouses parce que tu l’aimes. C’est ce que je vais lui dire. Tu as intérêt à le lui faire croire, même si ce n’est pas vrai.
Comme il était presque doux, soudain, elle demanda :
— Mais toi ? Tu n’as pas envie de savoir la vérité, toi ?
— Surtout pas.
La tête levée, elle le regardait sans crainte.
— Tu me plais, Nathan… C’est fou ce que tu me plais ! J’accepterais n’importe quoi pour vivre près de toi. Tu ne peux pas m’empêcher de penser à toi.
— Oh non, soupira-t-il. Ce qu’il y a dans ta tête… qu’importe ! Vis avec tes rêves, je m’en fous. Seulement si tu ne le rends pas heureux, lui, tu vas te retrouver en enfer…
Ses yeux clairs semblèrent se voiler, une seconde, lorsqu’il ajouta à mi-voix, avec un certain plaisir :
— Pour lui, petite, je peux tuer, mettre le département à feu et à sang, changer de nom et de pays, rien ne me fait peur quand c’est pour lui. Ne te mets pas sur ma route…
Il était froid, inaccessible, il n’avait même pas besoin d’être menaçant. Elle recula, horrifiée par ce qu’elle venait de deviner.
— Je l’aime bien, tu sais, bafouilla-t-elle. Il est beau, il est gai, il est gentil, ses enfants seront superbes, tu verras…
Satisfait, il se détourna.
— Je n’en doute pas, murmura-t-il en grimpant dans son camion.
— Ne le laisse pas dans le vide ! hurla Nathan. Ah, il est beau, ton abord !
Noé venait d’effectuer un saut maladroit, sur une barre d’un mètre quarante placée au milieu de la carrière. Nathan secoua la tête, excédé.
— Tu le laisses passer, tu tends et tu le suis, c’est facile, quand même !
Joachim paraissait fatigué, mais Nathan refusa d’en tenir compte.
— Recommence…
— Il en a marre, Nathan. Et moi aussi.
Noé était en sueur, s’acharnant contre la main de Joachim qui ne parvenait pas à le calmer.
— Tu n’arrives à rien ! Il dépense une énergie folle en pure perte. Il te gagne toujours de vitesse, il te connaît par cœur ! En plus, tu le reprends trop tard. Tu t’en rends compte, au moins ? Hein ? Hé, Joa, je te parle !
Comme Joachim ne lui répondait pas, Nathan se buta.
— Reviens là-dessus gentiment, allez ! Tends-le et fais des demi-arrêts s’il t’emmerde, compris ?
Joachim remit Noé au galop.
— Trop de main ! cria son frère.
De plus en plus souvent, Joachim se sentait maladroit sur Noé. La petite taille de l’anglo-arabe interdisait à Nathan de le monter et c’était dommage, car de lui seulement ce cheval de feu aurait pu s’accommoder. Avec Joachim, il jouait. Et il gagnait souvent. Mais Nathan ne voulait pas le vendre avant de l’avoir conduit à son meilleur niveau. Il estimait que Joachim pouvait y arriver. Ou du moins aurait pu si le cheval lui avait plu. Seulement Joachim s’épuisait, sans aucun plaisir, à le combattre sans le dominer.
— Fous-lui la paix, Joa, bon sang !
Énervé, Joachim s’arrêta de nouveau.
— C’est terrible de voir ça ! tonnait Nathan. Laisse-le aller, mets-le sur une volte au besoin… Tu le reprendras juste une fois quand il sera droit, et puis tu ne touches plus à rien… Tu montes comme un cochon, ce matin ! Allez, vas-y…
Nathan, les yeux plissés, regarda Noé s’envoler bien au-dessus de l’obstacle.
— Pas mal, apprécia-t-il.
Il n’en avait que pour le cheval et ne voyait pas la fatigue de son frère. Il monta la barre d’un trou.
— Reviens…
Noé, sous pression, était couvert d’écume. Il donna deux ou trois coups de tête désordonnés. Il détestait son cavalier.
— Joachim ! Merde ! Arrête-le ! Tu ne peux pas présenter un cheval sur un droit de cette hauteur avec la gueule en l’air ! Ou alors vous vous tuerez tous les deux ! Ne viens pas s’il n’est pas placé, s’il n’est pas prêt…
Levant enfin les yeux vers son frère, Nathan fronça les sourcils.
— Tu as l’air crevé, Joa…
— Oui.
— Pourquoi ?
— Il me rend fou ! Je ne comprends plus rien aux chevaux quand je suis sur son dos…
Buté, amer, Joachim ruisselait de sueur lui aussi.
— Tu en as peur, Joa ?
— Non.
Un « non » à peine audible, trop vite jeté à contrecœur. Nathan hésita puis se borna à grogner :
— Alors en route.
Joachim eut un bref soupir puis remit Noé au galop. Le cheval, par jeu ou par vice, lui décocha un superbe coup de cul et tenta une accélération immédiate. Joachim, résigné, le plaça sagement en cercle, lui fit baisser la tête, l’amena sur sa main et rompit la volte pour se présenter devant l’obstacle. La foulée était croissante et le saut fut impeccable.
— Bien, très bien ! cria Nathan.
Il était surexcité, moitié admiratif devant la persévérance de son frère et moitié déçu qu’il n’y ait pas eu bagarre.
— Une dernière fois et on le rentre ! Vas-y !
De nouveau, Noé se défendit avec violence, secouant ses mors, puis il s’arrêta net et se dressa sur ses postérieurs. En deux enjambées, Nathan les rejoignit.
— C’est fini, oui ? C’est fini, ce cirque ?
Il atteignit l’animal à la volée, sur les naseaux. Joachim eut du mal à se maintenir en selle lorsque Noé fit demi-tour et se jeta en arrière.
— Il s’amuse avec toi, regarde-le ! criait Nathan. Bientôt il sera impossible à monter ! Un vrai cheval sauvage ! C’est ça que tu veux ?
— Mais tu ne vois donc pas la force qu’il faut pour en obtenir quelque chose ? riposta Joachim.
— Tais-toi et avance.
— Je veux bien, mais pousse-toi, alors…
Dans sa fureur, Nathan s’était emparé de la bride de Noé. Il lâcha prise, vexé.
— Écoute, Nathan, une martingale lui ferait du bien…
— Jamais ! Débrouille-toi sans ça. Galope !
Joachim reprit l’exercice, de plus en plus mal à l’aise. Il ne s’était jamais senti aussi impuissant qu’avec cet animal rétif. Et il ne s’était jamais disputé avec Nathan. Les mains et les épaules douloureuses, il se sentait lourd, inapte, à contretemps. Il banda toute sa volonté pour réussir un ultime passage correct.
— Magnifique ! s’extasia Nathan derrière lui.
Après avoir remis Noé au pas, Joachim se laissa aller, au bord de l’épuisement. Nathan s’approcha, souriant.
— Pardon, Joa, je t’ai parlé comme à un débutant… Mais vous êtes tellement pénibles à diriger, tous les deux… Tu es si différent, sur lui…
Embarrassé, Nathan guettait l’approbation de son petit frère.
— Je le déteste, dit Joachim entre ses dents.
— Non, ça passera, tu verras… C’est le plus cabochard de l’écurie, je sais bien, mais c’est aussi le plus doué, non ? Si tu trouves le truc pour t’entendre avec lui, c’est une bête sans limites. Un champion.
— Peut-être… Mais il profite de la moindre erreur, de la plus petite distraction… Il cherche à mal faire, tout le temps…
— Il faut que tu prennes le dessus, Joa !
— J’essaie…
Joachim enlevait ses gants pour masser ses doigts engourdis. Nathan l’observa quelques instants.
— Change-le d’embouchure si tu veux, mais pas question de martingale. Tu es fatigué ?
— Mort.
Avec légèreté, malgré son épuisement, il sauta à terre, juste devant Nathan.
— Joa… Je t’en demande trop ?
Ils échangèrent un regard où toute leur douceur mutuelle avait retrouvé sa place.
— Ces jours-ci, on va le travailler au ralenti, sans le faire sauter. Après ça, on le mettra sur les gros du cross, d’accord ?
— Si tu veux, accepta Joachim. Tu sais ce que tu fais.
Ce fut Marie qui vint, ce jour-là, sans attendre que Joachim se manifeste à la ferme. Elle arriva, souriante et enjouée, apportant des truffes de la part de son père. Elle rencontra les deux frères alors qu’ils sortaient de l’écurie. Le premier mouvement de Joachim fut de la soulever pour l’embrasser. Nathan, débonnaire, la retint à déjeuner.
Durant tout le repas, Joachim afficha sa satisfaction. Assis entre son frère et sa future femme, il semblait vouloir ménager l’un et l’autre et les faire participer, fût-ce malgré eux, à sa joie. Dès qu’ils eurent bu le café, alors que, le vin aidant, Joachim commençait à regarder Marie avec trop d’insistance, Nathan se leva.
— Au travail, Joa ! Il faut examiner la piste de la forêt, nous allons prendre des outils…
Il tendit la main à Marie.
— À bientôt, petite. Vous aurez tout le temps, allez !
Elle lui abandonna sa main à regret, avec crainte, mais il se contenta de l’effleurer.
Sixte prétendrait toujours qu’à ce moment-là ce qui était le plus dur à supporter, pour Nathan, n’était pas l’air bête de Joachim à l’égard de Marie mais, au contraire, l’air mi-extasié, mi-chien battu que la jeune fille affectait devant Nathan.
Peut-être. Peut-être Nathan trouvait-il terrible de voler à son frère l’admiration et l’amour de Marie. Même s’il pensait être le seul à le voir. Ce qui était faux puisque Sixte, inlassable, les épiait et comprenait tout. Il est certain que durant cette période – elle l’a avoué plus tard – Marie aimait Nathan, brûlait pour lui. Avec la folie imbécile de la jeunesse, elle espérait quelque chose de cette union. Oui, elle l’aimait, et lui seul alors. Plus tard, après le drame, elle avait parfois du mal à ne pas les confondre dans ses souvenirs mais, ce jour-là, à la ferme Desroches, elle ne voyait que Nathan.
Lorsqu’ils furent partis, leurs sacoches pleines d’outils, Marie se retrouva avec Suzanne. Sixte avait préféré s’éclipser et il était monté surveiller Justin. La veuve ressentit le besoin de sortir et elle gagna le lointain salon sous prétexte de ménage. Alors Suzanne offrit des cerises à l’eau-de-vie. Elles les dégustèrent un temps en silence puis Marie murmura :
— Nathan m’a parlé, hier… Il m’a dit des choses… des choses qui… vous allez sans doute pouvoir m’aider ?
— On se tutoie, Marie !
Suzanne souriait, bienveillante devant cette jeunesse.
— Tu as peur de rentrer dans la famille, hein ? J’ai vécu ça avant toi. On s’y fait !
— Joachim et Nathan partagent la même chambre ?
Elle était venue à l’essentiel sans détour. Suzanne décida d’être franche.
— La même, oui. Grande comme une salle de bal et gaie comme une église ! Avec une cheminée pour cuire des sangliers entiers et un lit où on tiendrait à quinze ! Tu la verras bien assez tôt. La voir comme ça, vite fait, parce que Nathan n’est pas Barbe-Bleue mais quand même, c’est son antre, son territoire…
— Et toi ?
— J’ai la mienne. Tu en auras une aussi. Mais Joachim n’y dormira pas.
— C’est donc vrai ?
— Tout ce que dit Nathan est vrai. Il a bien fait de te prévenir.
Marie hocha la tête, boudeuse.
— Ce n’est pas vraiment normal.
— Non. Si tu veux le voir comme ça, ce n’est pas normal. Un homme devrait dormir près de sa femme et partager son lit honnêtement. Mais eux, non… Ils ont laissé passer le temps où ils auraient dû se séparer. Si Nathan avait mis Joachim dans un lit d’enfant il y a quinze ans… Seulement il ne l’a pas fait. On ne peut plus rien contre ça, toi ou moi.
Suzanne voulait raconter pour aider l’autre et la mettre en garde. Elle poursuivit :
— Il y a longtemps que je les ai sous les yeux. Il vaut mieux les accepter comme ils sont que de se désespérer en pure perte. Tiens, si Juliette est malade, eh bien ils la veillent ensemble, sans bouger et sans parler. Si tu dis que tu as envie d’une robe à fleurs, ils te donnent de l’argent pour en acheter six ! Et avec eux au bras, tu te sens fière.
Renversant la tête en arrière, Suzanne se mit à rire. Elle n’était pas sans charme, et Marie, à sa grande surprise, ressentait de la sympathie pour elle.
— Je t’ai dit le bon, reprit Suzanne, maintenant voilà le mauvais. Ils sont sans pitié, je te préviens. Inutile de prétendre qu’on est fatiguée, ils ne savent pas ce que c’est ! Il faut que les bottes soient cirées et les marmites pleines. Il faut que ça tourne, quoi… Et vite !
— Tu parles d’eux comme s’ils n’étaient qu’un, fit remarquer Marie.
Suzanne se rembrunit.
— C’est tout comme, admit-elle. À une différence près. Nathan est coléreux. Il peut devenir féroce : c’est un loup. Fais-toi oublier quand il est en rogne. Joachim est plus calme, tu n’auras pas de soucis. Mais Joachim n’affronte jamais Nathan, alors ne compte pas sur lui pour te protéger.
Marie médita les paroles de sa future belle-sœur en prenant son temps. Elle suçait les cerises et crachait les noyaux dans sa main fermée. De drôles d’images tournaient dans sa tête d’écervelée.
— Il vient souvent te voir le soir, Nathan ?
— Tous les soirs !
En une seconde, Marie sentit toute sa gentillesse s’envoler. Quand Suzanne insista, elle faillit se mettre les mains sur les oreilles.
— Jamais une défaillance ! Si Joachim est comme lui, tu ne vas pas t’ennuyer…
Marie se détourna et regarda au-dehors. Elle ne voulait pas penser à Nathan de cette manière. Elle eut envie de dire une méchanceté.
— Vous vivez comme des sauvages…
— Mais non, se défendit Suzanne, pas du tout ! Oh, je ne suis pas de ta génération, mais je t’assure que je ne me sens pas brimée ou quoi que ce soit de ce genre… La maison est grande et il n’y manque rien. Personne ne t’obligera à aller à la messe le dimanche !
Elle voulait plaisanter mais Marie la toisait, sérieuse, un peu ivre.
— Et la musique ? demanda-t-elle soudain.
— La musique ?
Abasourdie, Suzanne cherchait à comprendre.
— Mais… oui, sans doute… Il y a la télé, la radio, ce que tu veux… Nous, on ne s’en occupe pas, mais ce n’est pas interdit que je sache !
Marie haussa les épaules. Elle était persuadée, la malheureuse, qu’elle allait tout changer. Elle supposa, agacée, qu’elle aurait tout de même Joachim à supporter tous les soirs. Au lieu de Nathan.
— J’ai du travail, petite, dit Suzanne qui s’était levée. Reviens quand tu veux…
Sans même avoir à se forcer, Marie l’embrassa de bon cœur.
Nathan prit appui sur un pied, solidement, et souleva un peu le tronc d’arbre.
— Celui-là fera l’affaire, décida-t-il. On va le caler sur l’autre.
Sourcils froncés, Joachim évalua le poids de la pièce de bois.
— Je t’aide ?
Depuis deux heures, ils arrangeaient à leur idée la piste du grand cross. Ils avaient dégagé les fossés comblés d’humus, mis du fil de fer pour consolider des haies artificielles, relevé un talus, multiplié les difficultés et les pièges du parcours. Pour le dernier obstacle, Nathan voulait ajouter un tronc sur celui qui était déjà en place, afin de rendre le saut plus technique, plus délicat. Ils avaient d’abord scié un arbre, en bons bûcherons qu’ils étaient. Puis ils l’avaient couché exactement où ils avaient voulu avant de l’élaguer. À présent, il restait à le soulever pour le poser sur l’autre.
— À trois, dit Nathan.
Il compta lentement et ils levèrent ensemble la charge. Joachim vacilla, une seconde. Nathan le sentit, sans avoir besoin de regarder son frère.
— Lâche pas, Joa, gronda-t-il entre ses dents.
Ils avancèrent de quelques pas, avec précaution.
— On y est presque ! On va faire ça en deux temps… On le pose… attention tes doigts… à trois…
Ils lâchèrent ensemble. Nathan passa le revers de sa main sur son front et observa Joachim.
— Un peu lourd pour toi, non ?
— Un peu, admit l’autre.
En temps normal, Nathan aurait ri. Là, il se contenta de bougonner :
— Tu as de la force quand tu veux. Pense donc… tu seras bientôt un homme marié !
Joachim haussa les épaules, ignorant l’agressivité de son frère.
— On y va ? demanda-t-il.
Il se penchait déjà mais Nathan l’arrêta.
— Attends, tête brûlée ! On le prend, on avance d’un pas, on assure et on le hisse sur l’autre. La fourche va le caler, il ne roulera pas. D’accord ?
Comme Joachim hochait la tête en silence, Nathan s’énerva.
— Si tu ne t’en sens pas capable, Joa, ne nous embarquons pas là-dedans, c’est un coup à se faire écraser…
Ils avaient préparé l’endroit avec soin. Une fois le tronc en place, il ne pourrait plus bouger. Encore fallait-il l’y mettre.
— Allons-y, Nathan, dit Joachim.
Ils échangèrent un bref coup d’œil pour s’assurer de l’autre, et ils se penchèrent en même temps. Il fallait leur force herculéenne et leur habitude l’un de l’autre pour prétendre y arriver à deux. Joachim pâlit brusquement sous l’effort. Nathan soufflait avec bruit.
— On avance… là… c’est bien… stop… Tu tiens ? Tu as une bonne prise, Joa ? Vas-y, on lève !
Joachim, les poumons brûlants, titubait sous la charge.
— Courage, grogna Nathan d’une voix rauque.
Le tronc était presque en place, juste à la bonne hauteur.
— Lâche d’abord, Joa !
Nathan grinçait des dents, lèvres retroussées. Joachim lâcha d’un coup, une fraction de seconde avant son frère. Le bois craqua et tint bon, comme prévu. Joachim se laissa glisser au sol, les bras en croix, une jambe repliée sous lui, et il regarda son frère d’en bas.
— Avec toi, je pourrais soulever la Terre, dit-il enfin.
Nathan se sentait vidé. Il avait déployé toute sa force, ce qui lui arrivait rarement, pour protéger Joachim d’une éventuelle faiblesse. À son tour, il tomba à genoux, le dos douloureux. Ses yeux se posèrent par hasard sur les mains de Joachim. Une profonde entaille saignait sur une des paumes.
— Tu t’es fait mal, Joa !
— C’est sans importance, je ne sens rien. Je ne pourrai jamais bouger d’ici, je suis mort.
Nathan examina la main de son frère.
— C’était dur ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Terrible, dit Joachim en souriant.
— Je n’aurais pas cru que tu pouvais le faire…
— Mais tu me l’as demandé.
Nathan eut un rire bref.
— Viens, il fait presque nuit.
Après quelques efforts pour se redresser, Joachim renonça.
— Encore cinq minutes.
— Non, tu vas attraper la crève.
Nathan s’était mis debout. Il se pencha et prit son frère par les épaules, tendrement. Il le souleva sans aucun effort.
— Tu es une vraie plume, dit-il en lui brossant son pull.
Titubant, Joachim dut s’appuyer sur Nathan.
— Comment fais-tu, toi ?
— Je suis ton grand frère.
Trois fois de suite, Joachim respira à fond.
— Bon, ça va maintenant, rentrons.
Ils se mirent en route, le long de cette allée qu’ils avaient déboisée eux-mêmes bien des années plus tôt. Nathan, que Joachim ne pouvait plus distinguer dans l’obscurité, se laissa aller à une sorte d’accablement. Il entendait encore la phrase de son frère : « Avec toi, je pourrais soulever la Terre. » Et Nathan réalisait, horrifié, qu’il avait presque eu envie de faire mal à Joachim, quelques instants plus tôt, de laisser peser ce tronc sur les bras de son petit frère pour le voir plier. Il ne comprenait rien à cette pulsion quasi meurtrière qu’il venait de ressentir, et il s’en voulait affreusement. Au bout de quelques pas, n’y tenant plus, il s’arrêta.
— Attends, Joa…
Aussi malheureux que coupable, Nathan enfonça ses mains dans ses poches.
— Tu es fatigué, Nathan ?
— Moi ? Tu es bête, répondit Nathan que cette idée parut amuser une seconde. Non, écoute, je voulais te dire… Tout à l’heure, cet arbre…
— Oui, oui, je sais ! Tu te moques toujours de moi, chaque fois, parce que je suis obligé de me surpasser pour te satisfaire !
— Ce n’est pas ça… Je voulais te dire…
— Nathan, supplia Joachim, j’ai froid, je suis à plat, et j’ai mal…
Nathan tâtonna pour saisir la main de son frère.
— Celle-là ?
— Oui.
— Qu’est-ce que je faisais, quand tu étais petit ?
— Tu soufflais dessus et tu disais que c’était fini.
Très lentement, Nathan baissa la tête et souffla sur la paume de Joachim.
— C’est fini, dit-il d’une voix étranglée par l’émotion.
Ils se remirent en marche, Nathan gardant la main de Joachim dans la sienne. Le moment de vérité était passé.
Bien sûr, Sixte ne voyait pas tout. Mais ce qu’il voyait lui suffisait. Nathan avait demandé à Guérard la main de Marie, pour Joachim, comme il l’avait fait naguère avec lui pour Suzanne. Inutile d’être devin ou d’écouter aux portes, c’étaient bien les mêmes exigences, la même brutalité dépouillée. Pire, sans doute, car Nathan s’était durci avec les années. De plus, il n’aimait pas Marie, il ne l’avait jamais désirée. Elle a pu penser, par la suite, que Nathan l’avait fuie pour ne pas déposséder Joachim. Pauvre fille !
Oui, on peut dire après tout qu’elle ne compta pas. Elle fut, à son insu, comme un révélateur entre eux. Seulement cela : mais ce fut suffisant. Sixte, à la fin de sa vie, racontait encore :
— J’en étais bleu de les voir, tous ! Ce fou de Nathan au milieu de sa tempête, et les autres, ballottés, imbéciles ! Joachim ne savait pas où il allait mais il s’y laissait conduire par son frère, avec cette soumission des bêtes qu’on mène à l’abattoir. Suzanne se voilait la face. Justin devenait peu à peu comme un animal qui sent l’orage. Et Marie, avec ses extravagances, qui vint là pire qu’une étrangère… Oh, quelle ménagerie c’était quand j’y repense ! Des bêtes, oui, des bêtes aveugles poussées par ce géant que l’amour rendait féroce…
Il ne riait pas, Sixte, en débitant son discours. Parfois même, il était au bord des larmes. Bien sûr, c’était sa fille qu’il pleurait mais, à sa manière, il avait aimé Nathan.
L’ambiance se détériorait, petit à petit, imperceptiblement, à l’approche du printemps. Les allusions de Nathan au prochain mariage de Joachim étaient toujours plus nombreuses et de moins en moins drôles. Ses exigences concernant les chevaux augmentaient sans cesse. Parfois, le soir, lors de ses visites chez sa femme, il avait des questions plein les yeux mais il ne lui demandait rien. Il allait retrouver Joachim. Il avait du mal à accepter l’évidence, Nathan ! Que son frère puisse avoir besoin de quelqu’un d’autre que lui, ou seulement de quelque chose que lui, Nathan, ne pouvait pas donner, avait de quoi le rendre fou.
Une nuit où Joachim, à son habitude, lisait au lit, Nathan ne put s’empêcher de lui parler. Il arrivait de chez Suzanne et, tout en ôtant sa robe de chambre, il risqua une question.
— Tu penses à Marie ?
Étonné, Joachim baissa son ouvrage.
— Non, bien sûr ! Je pense à ce que je lis !
Nathan s’allongea près de son frère avec un sourire de mauvais augure.
— Tu n’es donc pas impatient d’être marié ?
— Si… non… je ne sais pas…
La main de Nathan, par jeu, s’abattit sur la nuque de Joachim.
— On sait toujours, petit frère !
— Masse-moi les épaules, tu veux ? Eh bien oui, j’aimerais qu’elle soit là, je pourrais me lever et aller lui faire l’amour. Comme toi !
À plat ventre, le nez dans son oreiller, Joachim riait. Il ajouta :
— Lui offrir des fleurs. La regarder boire son café le matin. Être au chaud pour se déshabiller… Tu m’as condamné à l’amour barbare depuis des mois ! En plein hiver… Tu me fais mal, Nathan ! Oui, j’ai dû me contenter de granges glacées ou de sous-bois couverts de neige ! Je m’en moque, mais pas elle. Elle fait toutes sortes d’histoires. C’est pour ça que je suis content, je pense que ça ira mieux ici.
— Mieux que quoi ?
— Oh, jusqu’à présent ce n’était pas… pas vraiment formidable ! Tu vois ?
— Non, je ne vois pas.
— Si, si… Tu imagines très bien… Doucement, Nathan !
Joachim grimaçait sous la poigne de son frère.
— C’est Noé qui te crispe à ce point ? Tu as les épaules complètement nouées. Détends-toi. Alors comme ça, tu as des problèmes ? Et tu as besoin de conseils, peut-être ?
Nathan s’amusait mais Joachim grogna :
— Parce que tu pourrais m’en donner, c’est ça ? Après tout, tu la connais aussi, n’est-ce pas ?
— Tu m’en veux encore ?
— De quoi pourrais-je t’en vouloir, hein ?
Cette fois, Joachim avait tort de vouloir ironiser. Nathan choisit la réponse la plus directe.
— De l’avoir baisée dans le camion, tiens ! Oui, tu m’en veux…
Échappant aux mains brutales de Nathan, Joachim se retourna pour lui faire face.
— Même pas, dit-il d’un air triste.
Nathan ne parvint pas à soutenir le regard de son frère.
— J’ai oublié, ajouta Joachim. Oublie aussi. J’espère qu’elle en fera autant.
Incapable d’ajouter quelque chose, Nathan se rallongea. Il resta les yeux au plafond un moment avant de tendre la main pour éteindre la lumière. À l’autre bout du lit, Joachim n’avait pas bougé. Ils attendaient, immobiles. Enfin Nathan sentit les cheveux de Joachim qui frôlaient son bras, puis la tête de son petit frère pesa contre lui.
— Ce mariage t’ennuie. Je sais ce que tu penses d’elle. Tu n’avais pas envie qu’elle entre dans la famille. On ne pourrait pas tout rayer et repartir de zéro ? Si seulement tu étais gentil avec elle, comme si rien n’était arrivé, comme si tu la voyais pour la première fois…
— Pas facile.
— Et pour moi, tu crois que c’est facile de toujours passer derrière toi ?
Joachim parlait très bas, dans l’oreille de son frère.
— Passe devant, Joa ! Passe devant…
— Je ne peux pas ! Tu as toujours été et tu seras toujours plus grand, plus fort, plus sage, plus… tout ! Mais ça ne me déplaît pas, c’est vrai. Souvent, ça m’arrange. Et ça me flatte… Seulement, pour une fois, fais comme si…
— Quoi ?
— Comme si je l’avais trouvée seul, comme si j’étais seul à lui plaire. Non, n’allume pas !
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas.
Ils se turent quelques minutes puis Nathan se racla la gorge.
— Tu serais mieux loin de moi, Joa, loin d’ici.
Joachim s’était dressé d’un bond dans l’obscurité. Il frappa Nathan, lui donna deux ou trois coups de poing, au jugé, en y mettant toute sa fureur et en criant :
— Mais pourquoi es-tu comme ça ? Pourquoi ? Tu veux me pousser dehors, dis ?
Nathan restait rigoureusement immobile. Joachim s’arrêta de cogner une seconde, essoufflé, puis il articula très bas :
— Je veux que tu m’aimes pareil, pas que tu me rejettes !
Il s’acharna de nouveau sur Nathan qui, dur comme un chêne, n’avait aucune réaction. Enfin il abandonna, aussi soudainement qu’il avait commencé. Ce fut lui qui ralluma. Il considéra, incrédule, l’arcade sourcilière ouverte de son frère qui saignait en abondance sur les draps. Nathan le regardait, de son œil intact, avec l’air de quelqu’un qui s’amuse. Joachim fondit en larmes, tel un gamin.
— Nathan, je ne voulais pas !
— Oh si, tu voulais !
Nathan s’était mis à rire pour de bon.
— Ne sois pas ridicule, Joa. Je ne suis pas une image pieuse ! Arrête de pleurer, voyons… Tu tapes fort quand tu veux, mon salaud… Viens là et calme-toi… Reprends ta place, on va dormir…
— Tu pisses le sang !
— Je m’en fous pas mal. Tu es un vrai bébé, on ne peut rien te dire. Te pousser dehors ! Que tu es bête, Joa, c’est à ne pas croire…
Toujours secoué d’un rire énorme, Nathan obligea Joachim à se rallonger et à éteindre.
— Tu ne recommences pas tes conneries, hein ? Je veux pouvoir dormir sans que tu me sautes dessus toutes griffes dehors. C’étaient des mots en l’air, juste pour parler, histoire que tu te sentes libre. Mais en réalité…
Nathan hésita avant de se décider à conclure, honnêtement :
— En réalité, si tu pars, je te tue.
Il neigeait. De beaux flocons épais qui tombaient dru, en rangs serrés, pour dire adieu à l’hiver. De quoi ensevelir la vallée en deux heures.
Marie recula pour se mettre davantage à l’abri du sapin. D’où elle était, elle voyait très bien Nathan, au-dessous d’elle, qui travaillait depuis un moment. Ses coups de hache résonnaient sourdement au milieu des tourbillons de neige. Elle ne pouvait pas s’arracher à la contemplation du géant qui, torse nu, absorbé dans sa tâche, indifférent au changement de temps, poursuivait sa coupe.
Elle l’avait trouvé un peu par hasard, un peu parce qu’elle le cherchait. Elle se promenait souvent dans la forêt. Sans doute parce qu’elle savait que Nathan n’était jamais loin, toujours occupé à ses chevaux ou à ses arbres. Elle connaissait tous les endroits d’où elle pouvait apercevoir la carrière et elle pénétrait sur les terres des Desroches sans aucune gêne. Parfois, quand même, elle se demandait ce qui se passerait s’il la surprenait. Mais elle avait besoin de le voir, toujours dévorée d’un désir qu’il avait rendu muet.
Nathan avait dû quitter d’abord son anorak car, lorsqu’elle était arrivée, il était déjà en pull. Puis il avait eu chaud, à force de taper sur son épicéa, et il s’était interrompu pour se débarrasser du lainage. La chemise n’avait pas tardé à suivre.
Fascinée, immobile, elle le couvait d’un regard troublé. Il était beau de toute sa taille, de tous ses muscles, de toute sa force hors du commun. Beau de ses yeux gris, rivés à l’entaille du tronc, beau d’une joie puissante qu’il puisait dans ce travail harassant, beau d’une maturité pleine de bientôt quarante ans.
Elle respirait par la bouche, un peu trop vite. Elle se souvenait de ses mains sur elle, ce jour-là, dans son camion. Malgré la honte infligée par la suite devant Joachim, elle l’aimait pour de bon. Ce n’était plus un simple rêve de jeune fille ; sa passion pour Nathan comportait des souvenirs bien précis, à présent, puisqu’il lui avait donné sa bouche, ses bras, son odeur.
Malgré le froid, elle ne se décidait pas à partir. Elle vit, au loin, Joachim qui arrivait par le sentier. Sa voix lui parvint, affaiblie :
— Tu es fou, Nathan ! Habille-toi !
Un rire tonitruant monta jusqu’à elle.
— J’ai presque fini, Joa. Encore cinq minutes…
Déjà, Joachim bousculait son frère, lui jetait son anorak sur le dos, voulait lui prendre sa hache. Il y eut une brève discussion.
— Pour le plaisir ! exigeait Joachim. Laisse-moi le finir pour le plaisir…
Nathan haussa les épaules et, finalement, s’écarta pour enfiler son pull. Joachim était un bon bûcheron, même si ses coups étaient un peu moins puissants. Au bout de quelques instants, il s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulait sur son front. Le rire de Nathan, de nouveau, troua la forêt. Joachim reprit alors la hache à deux mains et accéléra la cadence. Enfin, il y eut un silence. Marie vit les deux frères poser, en même temps, leurs mains sur le tronc. Ils se regardaient en souriant et semblaient appuyer à peine. Il y eut un craquement, une hésitation de l’arbre, puis un sifflement furieux et la terre trembla sous les pieds de Marie. Ils l’avaient couché, c’était fini.
Ils considérèrent l’épicéa en silence, tous les trois, Marie là-haut qui les épiait toujours, et eux deux, côte à côte, vainqueurs et satisfaits.
La couche de neige épaississait. Marie songea qu’il lui fallait rentrer. D’ailleurs la présence de Joachim avait rompu le charme. Elle attendit de les voir disparaître pour quitter son abri. Dès qu’elle fut assez loin, elle se mit à courir, soudain consciente du froid.
Mathieu Guérard secoua la tête à plusieurs reprises.
— Oui, oui, je suis content, répéta-t-il à sa fille. Content pour toi, d’accord, un Desroches, c’est une aubaine ! Et puis il est gentil, ce garçon, poli et travailleur, je ne dis pas… Mais sa famille ! Tu te sens de taille à supporter Nathan, toi ? Tu l’as entendu, l’autre jour ?
Assise devant la cheminée, elle souriait. Elle avait les joues rouges d’avoir tant couru sous la neige, depuis la forêt. Il trouva soudain qu’elle était bien jolie, sa dernière fille, et il se sentit triste à l’idée de la perdre, de l’abandonner aux frères Desroches. Il ne pardonnait pas à Nathan son mépris, la façon dont il les avait traités.
— Il n’est pas méchant, Nathan, répondit Marie. Il est un peu brutal, comme ça, dès qu’il est question de Joachim. C’est pire que si c’était son fils ! Il a peur pour lui, il le défend d’avance… Tout ira très bien, papa, je sais comment les prendre, l’un et l’autre…
— Mais leur maison, insista Mathieu, tu vas t’y faire à cette bâtisse ?
— La maison ? Elle est drôle ! On dirait un château, avec sa tour, je vais l’adorer. Si tu savais comme c’est grand, à l’intérieur ! C’est la maison des ogres, quoi… Allez, papa, souris…
Il n’était pas convaincu mais n’avait rien à rétorquer. Il avait donné son accord. De toute façon, il voulait la paix. Un gendre Desroches, avec Nathan pour chef de famille, c’était sûrement la paix. La paix armée.
Marie, enfin réchauffée, s’était approchée d’une fenêtre. Un camion pénétrait dans la cour de la ferme. Elle attendit, pleine d’espoir, puis constata d’une voix déçue :
— Tiens, Joachim…
Mathieu fit signe à sa fille.
— Va l’accueillir, va…
Elle s’exécuta sans hâte, faisant languir le garçon qui attendait près de la cabine.
— Je passais…
Sa timidité avait quelque chose d’agaçant. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Songeant à l’arbre qu’il venait d’abattre avec son frère, elle soupira.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Oh oui ! Si tu as le temps…
Elle l’entraîna jusqu’à la cuisine. Son père avait dû monter, sans doute pour les laisser seuls.
— Installe-toi. Café ?
Il se posa au bord d’une chaise et l’observa tandis qu’elle s’affairait. Il trouvait toujours difficile de parler avec elle, ne voulant pas la contrarier ou la brusquer. Il but en silence un café brûlant qui le fit grimacer. Elle vint tout de même à son secours.
— C’est gentil d’être venu, avec toute cette neige…
Spontanément, il tendit la main vers elle.
— Envie de te voir, dit-il en l’attirant.
Elle sentait bon et il n’avait pas l’habitude des parfums.
— Si on allait dans la grange ? murmura-t-il.
— Oh, je vois !
Il souriait, gêné mais charmant, tandis qu’elle repensait à Nathan, torse nu devant son arbre, tout à l’heure, et aux muscles qui roulaient sur son dos, aux coups sourds de la hache, aux tourbillons de neige.
— Viens, dit-elle soudain. Viens…
Derrière un tas d’outils mal nettoyés, dans la grange glacée des Guérard, ils firent l’amour avec précipitation. Il fut très étonné de la satisfaire aussi vite. Il avait culbuté assez de filles pour avoir un peu d’expérience mais avec Marie, il se savait maladroit. Alors il n’en revenait pas de l’avoir vue se tordre sous lui dès qu’il l’avait touchée.
Obstinément, elle gardait les yeux fermés, continuant d’imaginer Nathan à la place de Joachim. C’est donc à Nathan qu’elle finit par chuchoter :
— Je t’aime…
Abasourdi d’une telle déclaration et d’une victoire aussi facile, Joachim voulut la garder serrée contre lui, mais elle le repoussa pour se relever. Elle se rajusta n’importe comment, l’air furieux.
— Tu dois avoir du travail, non ? demanda-t-elle de façon plutôt agressive.
Le charme était rompu, Joachim redevenait celui qu’il fallait épouser sans joie. Elle le précéda jusqu’au camion.
— Mon père va finir par se demander ce que nous faisons dehors, dit-elle durement.
Elle le regarda escalader le marchepied puis s’installer dans la cabine. Il neigeait toujours et il dut mettre en route les essuie-glaces.
— À un de ces jours, Joachim !
— Marie !
Il l’avait rappelée d’une voix grave et elle se retourna.
— C’est ta façon de me dire au revoir ?
Il y avait de la tristesse mais aucun reproche dans son intonation. Agacée, elle lui fit signe de partir.
— Je n’ai même pas de manteau ! jeta-t-elle en guise d’explication.
Elle entendit craquer la boîte de vitesses du camion, dans son dos, l’embrayage patiner et les pneus crier sur les cailloux glacés de la cour.
— Oh, va doucement ! hurla-t-elle pour couvrir le bruit.
Elle venait de se souvenir que, si Joachim avait un accident à cause d’elle, Nathan la tuerait avec plaisir.
Assis sur une balle de paille, Joachim contemplait Noé qui s’agitait dans son box. Il détestait ce cheval. Cela ne lui était jamais arrivé. La simple idée de le monter le mettait mal à l’aise et il ne comprenait pas cette aversion de plus en plus marquée. L’important était que Nathan ne s’en rende pas compte. Son frère fondait trop d’espérances sur Noé pour que Joachim l’inquiète.
Il se leva et s’approcha de la porte du box. Lentement, il passa la main, de haut en bas, devant les yeux du cheval qui se mit à secouer furieusement la tête. Pensif, Joachim recula. Cet animal présentait une bizarrerie, oui, mais laquelle ? Au-dehors, Suzanne appelait Justin. Sans doute pour l’aider à fermer l’étable.
Nathan s’était immobilisé à la porte de l’écurie. Il souriait en regardant son frère. Au bout de toutes ces années de vie commune, il avait toujours du plaisir à le rencontrer au détour d’un bâtiment. Il chercha, un instant, comment le surprendre. Puis il observa avec plus d’attention, soudain, son manège devant Noé. Bien sûr, Nathan savait que quelque chose n’allait pas entre Joachim et le cheval. Mais c’était encore trop imprécis. Il se sentit un peu coupable et il pensa qu’il lui fallait se dépêcher de vendre Noé. Ou bien il finirait par lui demander de sauter les étoiles ! Seulement voilà, c’étaient les réticences mêmes de Joachim qui le poussaient à en exiger toujours plus. Il se demanda pourquoi il agissait ainsi et s’il en aurait fait autant avant. Avant Marie, par exemple. Il chassa cette idée absurde et s’approcha.
— Tu rêves, Joa ? demanda-t-il en envoyant une bourrade amicale à son frère qui se retrouva projeté contre le mur.
Joachim s’ébroua en riant, ravi que Nathan veuille chahuter.
— Attends, attends ! Laisse-moi respirer !
— Pourquoi ça ? s’esclaffa Nathan en marchant sur lui.
Prenant la fuite, Joachim escalada l’échelle qui menait au grenier à foin. Nathan le regardait d’en bas, hilare, les poings sur les hanches.
— Allez, j’arrête… Descends, je ne t’embêterai pas…
Joachim attendit un peu mais Nathan avait l’air honnête. Il hésita, du haut de sa trappe, cherchant le bon angle, puis il se laissa tomber de tout son élan. Le choc fit à peine chanceler Nathan qui parvint à rattraper son frère au vol.
— Et c’est moi qui suis brutal ! s’exclama-t-il, aux anges.
— Tu es comme un arbre, lui dit Joachim.
Noé tapait du sabot sur les cloisons de son box et Nathan éleva la voix.
— La paix, toi !
Il se tourna vers Joachim et l’enveloppa d’un regard tendre.
— Tu es fou de sauter de là-haut. Si je ne te reçois pas, tu te casses une cheville, c’est sûr. Et alors, qui montera les chevaux, hein ?
— Toi !
— Pas tous, tu sais bien. Et je le regrette ! Si Noé avait quinze centimètres de plus, ah, je t’en remontrerais !
Joachim éclata d’un rire aigu, désagréable.
— J’ai dit quelque chose de drôle ? s’enquit Nathan.
— Très ! Prends-le, rien qu’une fois, et tu verras ! Ça ne va pas le tuer de te porter une heure !
À l’extérieur, Suzanne appelait pour le repas.
— Oh, qu’elle perde cette habitude, soupira Nathan. Je n’ai pas envie qu’on me sonne ou qu’on crie pour la soupe !
Il avait sauté sur l’occasion pour changer de sujet et Joachim n’insista pas.
— J’ai faim, pas toi ?
Clignant les yeux dans la lumière du couchant, ils quittèrent l’écurie. Nathan retint cependant Joachim par le bras, une seconde.
— Si quelque chose n’allait pas, tu me le dirais ?
Il y avait beaucoup de sollicitude dans sa voix, presque de la supplication. Joachim le toisa :
— Évidemment !
Peut-être auraient-ils pu se parler, ce jour-là, mais ils ne le firent pas. Au contraire, ils reprirent le chemin de la maison en silence.
Sixte se le reprocha, plus tard. Il prétendit que, s’il avait eu plus de courage, il aurait alerté Nathan. Un Nathan qui ne se rendait pas compte des dangers qu’il faisait courir à son frère.
— Il était comme ses chevaux, Nathan, tout d’instinct et de sensations. Il frémissait d’angoisse, c’est vrai, mais aussi de plaisir en regardant Joachim se débattre aux limites de ses possibilités. Si quelqu’un lui avait dit ses vérités, il se serait peut-être secoué de ce cauchemar, qui sait ?
Mais aussitôt après, Sixte se reprenait, soutenait le contraire, affirmait que c’était écrit, que leur rivalité avait eu le temps de mûrir et qu’elle était à terme, que tôt ou tard Nathan aurait cédé au vertige. C’était leur heure. Marie ou le cheval, n’importe quoi pouvait servir de prétexte. Sixte avait peur pour eux, si peur, se demandant de quel côté le coup viendrait.
Hors d’haleine, Joachim se laissa rouler sur le côté. Il s’appuya sur un coude pour regarder Marie. Les yeux fermés, elle ne cherchait même pas à se rhabiller malgré le froid.
— Couvre-toi, dit-il.
Il baissa le pull sur les seins, referma le blouson fourré. Elle ouvrit les yeux, comme si les gestes de Joachim l’avaient dérangée. Elle semblait lasse et l’observait sans trace de tendresse.
— On attendra qu’il fasse plus chaud pour recommencer, si tu veux bien…
Elle le provoquait de plus en plus souvent, s’abandonnait au mensonge un court moment, serrait les dents sur le prénom de Nathan qui lui brûlait les lèvres, puis finissait toujours par redécouvrir Joachim avec dégoût.
— Va, dit-elle sans se lever. Ton frère doit se demander où tu es !
— Il connaît sûrement la réponse, répliqua-t-il en riant.
Comment faisait-il pour ne pas voir ce qu’elle lui cachait si mal ? Après tout, peut-être y trouvait-il son compte. Elle se mit debout, remonta son jean en regardant autour d’elle. Il y avait les chevaux, dans le pré escarpé, et quelques vaches un peu plus bas dans la vallée. Elle détesta toute cette sérénité, une seconde.
— Nathan a commencé à embûcher, s’excusait Joachim, je ne peux pas lui laisser tout le travail…
Elle ne lui avait rien demandé et elle haussa les épaules. Elle le jugeait mal, à tort.
— Je te raccompagne un bout de chemin ? proposa-t-il.
— Non, laisse, va vite…
Il se méprit, la trouvant gentille de vouloir lui faire gagner du temps. Elle l’embrassa avant de se détourner. Tout de même, un peu plus loin, elle agita la main. Il la suivit des yeux un moment, sur le sentier, mais il ne pensait plus vraiment à elle. Il avait envie de parler à son frère. Il coupa à travers les taillis de la forêt qu’il connaissait par cœur. Comme il sifflait en marchant, quelques oiseaux l’imitèrent. Les premiers de la saison. Sans raison, il se mit à rire. Il se sentait bien dans sa peau de jeune homme heureux. Il avait la vie devant lui pour faire savoir à Marie qui il était. L’ombre de Nathan ne le gênait nullement : il avait grandi avec elle, il s’était fondu en elle.
Il rejoignit la piste de cross qu’il s’amusa à suivre en courant, escaladant les obstacles et trébuchant. Lorsqu’il déboucha, essoufflé, derrière l’écurie, il aperçut la silhouette de son frère qui descendait de la sapinière, sa hache sur l’épaule.
— Nathan ! hurla-t-il. Nathan !
Il y avait une telle joie guerrière dans son cri que l’autre s’immobilisa. Il regarda venir Joachim qui s’était remis à courir. Il reçut tout le poids de son petit frère contre lui, vacilla une seconde, puis lui passa la main dans les cheveux.
— D’où viens-tu, chien fou ? Tu as débusqué des lièvres ?
— Non, non ! Je… Je…
Il haletait, le regard plein de lumière, et Nathan sourit, tout attendri.
— C’est seulement une très belle journée, dit gravement Joachim.