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Du temps pour la contemplation
Je ne pensais pas que Chuzzlewit était un roman populaire, et j’avais tort. Aucun d’entre nous n’avait soupçonné le tollé que l’assassinat allait déclencher dans le public et les médias. L’autopsie de Mr. Quaverley a fait l’objet d’un classement dans les Archives nationales ; 150 000 fans de Dickens venus des quatre coins du globe ont assisté à ses obsèques. Braxton Hicks nous a dit de ne pas parler du rôle joué par les LittéraTecs, mais, très vite, il y a eu des fuites.
BOWDEN CABLE,
interviewé par La Chouette
Le commissaire Braxton Hicks jeta le journal sur le bureau devant nous. Puis il arpenta la pièce et enfin s’effondra lourdement dans son fauteuil.
— Je veux savoir qui a informé la presse, déclara-t-il.
Jack Maird, adossé au chambranle de la fenêtre, nous observait en fumant une petite cigarette turque à l’odeur pestilentielle. Le gros titre était sans équivoque :
LE MORT DE CHUZZLEWIT : UNE BAVURE DES OPSPECS
Il était spécifié notamment que, selon des « sources anonymes » au sein des OpSpecs de Swindon, une remise de rançon ratée était à l’origine de la mort de Quaverley. L’histoire ne tenait pas debout, mais sur le fond, ils avaient raison. Soumis à une pression considérable, Hicks avait dû dépasser – au-delà de tout entendement – son précieux budget pour tenter de démasquer Hadès. L’avion espion qu’on avait poursuivi, Bowden et moi, avait été retrouvé, épave calcinée, dans un champ du côté anglais de Hay-on-Wye. La mallette remplie de faux billets était là aussi, de même que le prétendu Gainsborough. Pas une seconde Achéron ne s’était laissé prendre au piège. Nous étions tous convaincus qu’il était au pays de Galles, mais même l’intervention politique au plus haut niveau s’était heurtée à un mur : le ministre de l’Intérieur gallois avait juré que jamais ils n’hébergeraient de leur plein gré un criminel de cette envergure. En l’absence de toute juridiction du côté gallois de la frontière, les recherches s’étaient axées sur nos régions frontalières – sans aucun succès.
— Si la presse l’a su, ça ne vient pas de nous, dit Victor. Nous n’avons rien à gagner d’une couverture médiatique, au contraire.
Il jeta un coup d’œil en direction de Jack Maird qui haussa les épaules.
— Ce n’est pas la peine de me regarder, fit-il d’un ton dégagé. Je ne suis qu’un observateur envoyé par Goliath.
Se levant, Braxton se remit à faire les cent pas. Bowden, Victor et moi le suivions des yeux en silence. Nous le plaignions ; il n’était pas méchant, il était juste faible. Toute cette affaire était un calice empoisonné1 ; s’il ne se faisait pas débarquer par son supérieur hiérarchique, nul doute que Goliath allait s’en charger.
— Quelqu’un a une idée ?
Nous le regardâmes. Des idées, nous en avions, mais pas question de les formuler devant Maird ; depuis qu’il s’était montré prêt à nous sacrifier l’autre soir chez Archer, nous n’étions pas disposés à consacrer une minute de notre temps à Goliath.
— A-t-on retrouvé Mrs. Delamare ?
— Absolument, répondis-je. Elle était ravie d’apprendre qu’une station-service portait désormais son nom. Voilà cinq ans qu’elle n’a pas vu son fils, mais son domicile a été placé sous surveillance, au cas où il reprendrait contact.
— Bien, murmura Braxton. Quoi d’autre ?
Victor prit la parole.
— Nous pensons que Felix7 a été remplacé. Un jeune homme nommé Danny Chance a disparu à Reading ; son visage a été retrouvé dans une poubelle au troisième étage d’un parking. Nous avons distribué les photos de Felix7 prises à la morgue ; elles devraient correspondre au nouveau Félix.
— Archer n’a rien dit d’autre que « Felix7 » avant de mourir, vous en êtes sûrs ? demanda Hicks.
— Affirmatif, assura Bowden avec la conviction du parfait menteur.
Nous regagnâmes le bureau des LittéraTecs, le cœur en berne. La destitution de Braxton risquait de provoquer de dangereux remous dans le service, or moi je devais penser à Mycroft et Polly. Victor suspendit son pardessus et interpella Finisterre pour savoir s’il y avait du nouveau. Finisterre leva les yeux d’un exemplaire tout écorné de Chuzzlewit. Lui, Bailey et Herr Bight se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour le relire depuis l’évasion d’Achéron. Apparemment, rien n’avait bougé. C’était un peu déroutant. Les frères Forty travaillaient sur la seule information que Goliath ou OS-5 ne possédaient pas. Avant d’expirer, Sturmey Archer avait fait allusion à un certain Dr Müller ; une recherche minutieuse avait été lancée à travers les bases de données de la police et des OpSpecs.
— Alors, Jeff ? demanda Victor en retroussant ses manches.
Jeff toussota.
— Il n’y a aucun Dr Müller fiché en Angleterre ou sur le continent, que ce soit en médecine ou en philosophie…
— Donc, c’est un faux nom.
— … parmi les vivants, sourit Jeff. Toutefois, il y a eu un Dr Müller qui exerçait entre autres à la prison de Parkhurst en 1972.
— Je vous écoute.
— C’était au moment où Delamare a été bouclé pour escroquerie.
— De mieux en mieux.
— Et Delamare avait un compagnon de cellule nommé Félix Tabularasa.
— On a le visage qui va avec, murmura Bowden.
— Exact. Le Dr Müller faisait déjà l’objet d’une enquête judiciaire pour avoir vendu des reins de donneurs. Il s’est suicidé en 74 peu de temps avant l’audience. Il a nagé dans la mer après avoir laissé un billet. Le corps n’a jamais été retrouvé.
Victor se frotta les mains avec délectation.
— On dirait une mort bidon. Et comment fait-on pour traquer un défunt ?
Jeff brandit un fax.
— J’ai dû faire jouer toutes mes relations au sein du Conseil de l’ordre des médecins. Ils n’aiment pas divulguer les renseignements personnels, que l’intéressé soit vivant ou mort, mais toujours est-il que j’ai obtenu ceci.
Victor prit le fax et lut les informations pertinentes tout haut.
— Théodore Müller. Diplômé de physique avant d’avoir embrassé une carrière médicale. Rayé de l’ordre en 1974 pour faute professionnelle grave. Belle voix de ténor, un bon Hamlet à Cambridge, Frère du Très Honorable Ordre du Wombat, amateur de trains et membre fondateur des Transterrestres.
— Hmm, marmonnai-je. Il y a des chances qu’il continue à s’adonner à ses anciennes passions, même s’il vit maintenant sous un nom d’emprunt.
— Et que suggérez-vous ? s’enquit Victor. Attendre la prochaine exhibition d’un train à vapeur ? Il paraît que le Col-Vert doit défendre son record de vitesse dans un mois.
— C’est trop long.
— Les Wombats ne dévoilent jamais l’identité de leurs membres, observa Bowden.
Victor hocha la tête.
— Eh bien, voilà qui règle le problème.
— Pas tout à fait, dis-je lentement.
— Allez-y.
— Je pensais davantage à infiltrer la prochaine réunion des Transterrestres.
— Les Transterrestres ? fit Victor sans cacher son incrédulité. Vous n’y songez pas, Thursday. Une bande d’allumés se livrant à des rituels loufoques sur des collines désertes ? Savez-vous par quoi il faut passer pour être admis dans leur cénacle ?
Je souris.
— C’est réservé à des professionnels respectables et distingués d’âge mûr.
Victor nous regarda tour à tour, Bowden et moi.
— Votre tête ne me dit rien qui vaille.
Bowden s’empressa d’aller chercher un exemplaire de L’Almanach de l’Astronome.
— Bingo. C’est écrit là qu’ils se retrouvent après-demain à Liddington Hill à deux heures de l’après-midi. Ça nous laisse cinquante-deux heures pour nous préparer.
— Pas question, décréta Victor, indigné. Il n’est pas question, je répète, et je ne le dirai pas deux fois, que j’aille jouer les Transterrestres, me suis-je bien fait comprendre ?
- Allusion à Macbeth, acte I, scène 7. (N.d.T.)↵