PREMIÈRE PARTIE

 

Il y a beaucoup d’Anglais et surtout d’Anglaises qui ont pudeur quand on leur raconte les actes d’effrontée piraterie dont les écrivains français sont victimes en Angleterre. Sa Très Gracieuse Majesté Victoria reine a signé jadis un traité avec la France dans le but louable de mettre fin à ces vols tant de fois répétés. Le traité est fort bien fait : seulement, il contient une petite clause qui en rend la teneur illusoire. Sa Très Gracieuse Majesté, en effet, défend à ses loyaux sujets de nous prendre nos drames, nos livres, etc., mais elle leur permet d’en faire ce qu’elle a la bonté d’appeler « une blonde imitation ».

C’est joli, ce n’est pas honnête. Le cher, l’excellent Dickens me disait un jour, en manière d’apologie :

– Je ne suis pas beaucoup mieux gardé que vous. Quand je passe à Londres et que j’ai par hasard une idée sur moi, je ferme à clef mon portefeuille, je le mets dans ma poche et je tiens mes deux mains dessus. On me vole tout de même.

Le fait est que la « blonde imitation » en remontrerait aux pickpockets les plus subtils.

Aussi, l’amie si charmante de Dickens, Lady B…, du château de Shr…, me répète, depuis vingt ans, la même question, chaque fois que j’ai le bonheur de la voir :

– Pourquoi ne volez-vous pas les Anglais à votre tour ?

– Ce n’est pas assurément, madame, qu’il n’y ait des choses adorables à prendre dans vos livres, mais peut-être que notre caractère national ne nous porte pas vers le « blond » escamotage.

Cette réponse a le don de faire rire Mylady aux éclats. Elle va même jusqu’à me citer des noms très français et particulièrement recommandables… Mais chut !

 

Vers la fin de l’année dernière (1873), Mylady me fit l’honneur de me surprendre, un matin.

– Je vous emmène, me dit-elle. Tout est arrangé avec votre chère femme. Nous partons ce soir.

– Et nous allons ?

– Chez moi.

– Rue Castiglione ?

– Non, château de Shr…, comté de Stafford.

– Miséricorde !

Il faisait un temps odieux : de la neige qui fondait, du vent qui hurlait, même à Paris : jugez du tapage entre Douvres et Calais !

Mylady, élève de Byron, chérit la tempête :

– Il ne s’agit pas de savoir, me dit-elle, si vous avez peur des rhumes de cerveau. Je me suis mis en tête de vous rendre d’un seul coup tout ce que l’Angleterre vous a pris. Or, l’occasion brûle. M. X… et Miss Z… sont déjà sur la piste de l’affaire, et d’ailleurs, à l’âge de Mlle 97, on n’a pas le temps d’attendre.

M. X… et Miss Z… sont deux romanciers anglais à forte sensation. Il s’agissait donc d’un sujet de roman. Je demandai des explications, elles me furent refusées ; seulement, Mylady employa l’éloquence extraordinaire, qui est chez elle un don de Dieu, à exaspérer ma curiosité.

– Avez-vous confiance en Walter Scott ? me dit-elle. C’était un admirateur passionné des Mystères d’Udolphe. Il a écrit la biographie de Mme Anne Radcliffe. Vous entendez : Walter Scott ! Dickens vint voir une fois Mlle 97. En ce temps-là, elle s’appelait Mlle 94, car elle change de nom tous les ans, le jour de Noël. Je connais bien des aventures, mais celle-là est tellement extraordinaire…

Ma foi, je cédai, nous partîmes. La traversée fut hideuse ; j’éternue encore en y songeant. Tous les démons de l’air et de la mer jouaient avec notre paquebot comme si c’eût été un ballon en caoutchouc. Le lendemain, nous prîmes à Londres le North Western Railway et nous couchâmes à Stafford. Le lendemain encore, le landau de Mylady nous conduisit, à travers une plaine blanche de neige, jusqu’à la partie montagneuse du comté qui avoisine le Shropshire. Le soir, nous dînâmes au château.

Voici ce que j’avais appris pendant le voyage :

Nous étions dans le pays même habité par M. et mistress Ward, père et mère de celle qui devait être si célèbre sous le nom d’Anne Radcliffe. Miss Ninety-Seven (97) était une petite-cousine des Ward. Il ne lui manquait plus que trois ans pour être centenaire. Elle habitait un cottage, situé dans la montagne, à une lieue et demie du château de Mylady. Ce cottage avait été longtemps la demeure de son illustre parente.

Je n’emploie pas le mot illustre au hasard : et je suis disposé à le maintenir contre tout reproche d’exagération. La gloire d’Anne Radcliffe remplit un instant le monde, et ses noires fictions obtinrent une vogue que nos plus grands succès contemporains sont loin d’égaler. On peut dire qu’elle charmait à la fois le château et la chaumière. Les Mystères d’Udolphe eurent plus de deux cents éditions en Angleterre. En France, ce livre fut traduit plusieurs fois et une seule de ces versions fut réimprimée quarante fois à Paris. Et ce ne fut pas l’engouement d’un jour. À l’heure où nous sommes, la fièvre est tombée, mais les Mystères d’Udolphe et le Confessionnal des pénitents noirs épouvantent encore des milliers de jeunes imaginations sous le soleil.

Or, Mlle 97 savait une histoire personnelle à Anne Radcliffe et qu’Anne Radcliffe elle-même lui avait racontée quelque soixante-dix ans auparavant. Il était de tradition dans le pays que cette histoire contenait les motifs qui avaient tourné l’esprit placide et plutôt gai d’Anne Radcliffe vers le genre terriblement sombre qui caractérise son œuvre.

Walter Scott avait eu vaguement connaissance de cette histoire, comme le prouve sa lettre du 3 mai 1821 à son éditeur Constable, qui contient ce passage : Quant au manuscrit de la Vie d’Anne Radcliffe, j’en retarde la livraison jusqu’après ma prochaine entrevue avec Miss Jebb, de qui j’espère tirer des détails excellents et de la nature la plus particulière. Cette dame est, dit-on, dépositaire, non pas d’un secret, mais d’une « curiosité importante » qui ajouterait un grand intérêt à notre récit…

Miss Jebb n’était autre que notre demoiselle 97, qui comptait déjà quarante-cinq printemps à la date de la lettre de Sir Walter Scott. Comme tous les Anglais, elle avait un faible pour la noblesse, et Mylady comptait là-dessus pour écarter Miss Z… et M. X…, qui étaient des romanciers « du commun ».

Le lendemain de notre arrivée, et par un froid gris, Mylady me fit monter en voiture après le premier déjeuner. Nous roulâmes pendant une demi-heure, puis nous mîmes pied à terre devant une grille de bois, peinte en vert, qui servait d’entrée à une vieille petite maison d’aspect tout à fait respectable. La montagne l’entourait de trois côtés. Au midi, elle regardait un riant paysage.

Nous fûmes introduits dans un parloir assez grand, eu égard surtout à l’exiguïté de la maison. Plusieurs portraits ornaient les murailles où l’on voyait aussi quelques dessins, encadrés de bois jaune.

Une vieille femme maigre et longue était assise au coin de la cheminée-poêle. Elle me parut avoir la figure d’un oiseau, je ne sais lequel, mais je suis sûr de l’avoir vu chez les marchands qui vendent le règne animal empaillé. Son nez coupait comme un rasoir et ses yeux ronds avaient une apparence endormie.

– Comment vous portez-vous, Jebb, ma chère ? demanda Mylady affectueusement.

– Pas mal ; et Votre Seigneurie ?

Je regardai tout autour de la chambre pour voir qui avait parlé. Nous étions seuls tous les trois. Mlle 97 était ventriloque naturellement. Sa voix faisait le tour des gens, et on l’entendait par-derrière. Elle avait dû être laide autrefois et restait fort bien conservée.

Quand Mylady m’eut présenté, nous nous assîmes, et la voix de Mlle 97, parlant à l’autre bout du parloir, me dit avec bienveillance :

– Le Français, monsieur, est brave et léger, l’Italien astucieux, l’Espagnol cruel, l’Allemand lourd, le Russe brutal, l’Anglais joyeux et remarquable par sa générosité. Elle aimait les Français.

Mlle 97 leva les yeux au plafond en prononçant le mot Elle qui, dans sa bouche, et ponctué par ce pieux regard, désignait toujours Anne Radcliffe.

La phrase qui précède, je l’ignorais malheureusement, était extraite du Roman sicilien, second ouvrage d’Elle.

– Quel style ! s’écria Mylady. Et que de profondeur !

– J’ai l’honneur, répliqua Mlle 97, de remercier Votre Seigneurie.

Mylady tira de dessous son cachemire-waterproof, qu’elle avait déposé en entrant, un paquet contenant quatre volumes in-12. C’était la traduction française, publiée par Charles Gosselin, Paris, 1820, de la Biographie des Romanciers célèbres de Sir Walter Scott.

– Vous voyez qu’Elle est aimée en France, prononça gravement Mylady en ouvrant le volume qui contenait la Vie d’Anne Radcliffe.

Je pense qu’un ressort existait à l’intérieur de cette pauvre vieille tête. Il dut se détendre tout à coup. Nous vîmes les dents de Miss Jebb, qui étaient encore au complet, mais très jaunes et d’une longueur étrange. En même temps, un rire sec et strident se fit entendre je ne sais où, et la voix de Miss Jebb qui parlait, cette fois sous la table, nous dit :

– Eh bien ! eh bien ! puisque le gentleman est venu de loin et que Votre Seigneurie le protège, il ne faut pas qu’il ait fait pour rien un si long voyage. J’espère bien que je m’appellerai Miss Hundred(Mlle 100) un jour ou l’autre, mais j’ai eu le mal de tête à l’automne pour la première fois de ma vie. On peut mourir, malgré tout, et je ne voudrais pas emporter avec moi cette incroyable histoire.

Nous nous arrangeâmes aussitôt pour écouter. Miss Jebb éloigna d’elle sa tasse et parut se recueillir. À deux ou trois reprises, pendant le silence qui suivit, elle eut des tressaillements courts. Cela produisait un son comme si on eût ramené des noisettes dans un sac de parchemin.

– Jamais il n’y a rien eu de pareil, murmura-t-elle enfin en serrant à deux mains ses genoux pour les empêcher de frissonner. J’ai froid, quand j’y pense, jusque dans le milieu de mon cœur. Je ne sais pas si je fais bien de rompre le silence, mais tant pis ! Je veux que la foule parle d’Elle encore une fois. Et on en parlera, car c’est terrible… terrible !

 

L’enfance de Miss Anna s’était passée dans la maison de commerce de ses parents, M. et mistress Ward. Ce n’étaient pas des gens riches, mais ils avaient de très belles alliances. Quand M. Ward vendit son établissement, vers l’an 1776, il vint habiter avec sa femme et sa fille le cottage où nous sommes présentement.

L’adolescence d’Anna s’écoula, heureuse et tranquille, dans cette retraite où régnait la « médiocrité d’or » dont parle le poète, l’aisance modeste qui est, dit-on, le bonheur.

Pendant les vacances surtout, le cottage s’animait. Nous avions alors Cornelia de Witt avec sa gouvernante, la signora Letizia, et le joyeux jeune homme Édouard S. Barton, accompagné de son répétiteur Otto Goëtzi.

Anna, Édouard et Cornelia étaient unis par les liens de l’amitié la plus tendre. On avait pensé d’abord que Ned Barton épouserait Anna quand il aurait l’âge, et je me souviens que mistress Ward avait commencé à broder (dix ans d’avance) une superbe paire de rideaux en mousseline des Indes où le chiffre d’Anna et celui d’Édouard s’entrelaçaient. Mais l’homme propose et Dieu dispose. Il se trouva que Ned Barton et notre Anna s’aimaient seulement comme frère et sœur. Je suis sûre de cela pour Ned ; peut-être qu’il y avait quelque petite chose de plus dans le cher cœur d’Anna, mais William Radcliffe n’en fut pas moins le plus heureux des époux. Sir Walter Scott l’a dit dans sa notice.

Depuis que le monde est monde, on ne vit jamais un si doux naturel que celui d’Anna. Et une gaieté ! Partout où Elle entrait, il y avait dans l’air des sourires. Son unique défaut était une excessive timidité. Jugez donc les auteurs par leurs ouvrages ! Ce n’est pas cent fois ni mille fois non plus qu’on m’a demandé où elle avait pris les sombres audaces de son génie. Vous, du moins, après m’avoir entendue, jamais plus vous ne ferez cette question.

Le mois de septembre 1787 vit les dernières vacances de nos trois jeunes amis. William Radcliffe était déjà en quatrième avec eux. Il avait demandé la main de Miss Ward au mois de juillet, cette même année. Ned et Cornelia étaient fiancés depuis le dernier hiver. Ils s’aimaient d’un grand amour et la vie s’annonçait pour eux sous l’aspect le plus favorable.

Cette fois, M. Goëtzi n’avait point accompagné son ancien élève, qui portait bien galamment, en vérité, l’uniforme de la marine royale. De son côté, la Letizia était restée en Hollande où elle tenait la maison du comte Tiberio, le tuteur de Cornelia. Pour vous dire comme celle-ci était belle, il faudrait l’éloquence de ma pauvre Anna, qui, du reste, a immortalisé les charmes de son amie dans les Mystères d’Udolphe : Corny est l’original du portrait d’Émilia.

Ah ! ce sont de vivants souvenirs ! J’étais encore enfant, mais je me rappelle nos longues promenades dans la montagne. M. Radcliffe n’avait rien en lui de précisément romanesque ; il était propre, bien couvert et obligeant avec les dames. Chaque fois que Ned et Cornelia s’égaraient ensemble dans les grands bois, William Radcliffe essayait d’entamer avec notre Anna des conversations d’un genre agréable et tendre, mais Elle m’appelait aussitôt et tournait l’entretien vers des sujets de littérature classique. Sur sa prière, M. Radcliffe lui récitait des passages de poètes grecs et latins. Quoiqu’Elle ne comprît point le texte, Elle était folle de cette savante musique. Et parfois, pendant que le licencié d’Oxford déclamait Homère ou Virgile, les doux regards de notre Anna se perdaient dans le lointain, où passait comme un rêve ce couple charmant : Ned, le midshipman, et la blanche Cornelia…

Elle soupirait alors et priait M. Radcliffe de lui traduire la tirade mot à mot, ce qu’il faisait de très bonne grâce, étant fort obligeant.

Les adieux furent tristes, cette année. On ne devait se revoir, en effet, qu’après les deux mariages accomplis, savoir : celui de M. Radcliffe et d’Anna au lieu même où nous sommes, celui de Ned et de Cornelia à Rotterdam, où le comte Tiberio faisait sa résidence.

Par suite d’une pensée délicate et sentimentale, il avait été convenu que les deux noces se feraient le même jour, à la même heure, l’une en Hollande, l’autre en Angleterre. Comme cela, malgré la distance, une sorte de communion devait s’établir entre deux jeunes bonheurs.

Depuis la fin des vacances jusqu’à l’époque du double mariage, une correspondance assez active fut échangée. Les lettres de Cornelia respiraient la joie la plus pure. Quant à Ned, il était amoureux comme tout un bataillon de fous. Je ne voyais pas les réponses de notre Anna, qui me semblait un peu triste.

À la Noël, on commença à comploter les toilettes de la mariée. Pendant tout le mois de janvier 1787, il ne fut question que du trousseau. Le grand jour était fixé au 3 mars.

En février, une lettre de Hollande arriva qui mit toute la maison en émoi. La comtesse douairière de Montefalcone, née de Witt, venait de mourir en Dalmatie. Cornelia, unique héritière, allait tout d’un coup se trouver à la tête d’une énorme fortune.

La lettre était de Ned, qui semblait inquiet et plutôt triste de cet événement.

Quoique son message fut très court, il trouvait la place d’y relater ce fait singulier que le comte Tiberio se trouvait être, par rapport à la riche succession de la douairière de Montefalcone, l’héritier immédiat de sa propre pupille.

Après cette lettre, on ne reçut plus aucune nouvelle de Hollande jusqu’à la fin de février. Il n’y avait rien de trop étonnant à cela. Le mauvais temps régnait dans le canal, et le vent, qui soufflait constamment de l’ouest, rendait la traversée difficile. Vous avez maintenant les paquebots à vapeur qui se moquent du vent debout. De notre temps, on était parfois des semaines sans entendre parler du continent.

L’excellent M. Ward avait coutume de dire en regardant la girouette du cottage tous les matins :

– Dès que ce coq va tourner, nous recevrons en une fois toute une rame de papier à lettres !

Les deux premiers jours de mars passèrent encore sans nouvelles. La noce devait avoir lieu le lendemain ; la maison était pleine de mouvement et de bruit.

Vers le soir, une heure après le dîner, on apporta la robe de noce, et presque au même instant, la cloche de la grille ayant tinté, on entendit la joyeuse voix de M. Ward qui criait dans l’escalier :

– Je vous l’avais bien dit avant-hier : le coq a tourné ! Voici le facteur qui apporte toute une brassée de correspondances !

En vérité, les lettres arrivaient mal dans cette maison bouleversée. Le paquet en contenait beaucoup et de dates très variées. On ouvrit les plus récentes, on constata que les chers amis de Rotterdam allaient bien, et chacun reprit son ouvrage.

Notre Anna était, dans toute la rigueur du terme, captive de ses couturières qui lui essayaient sa robe. Je lui portai moi-même son paquet, composé de cinq lettres, trois de Cornelia, deux de Ned Barton. Sur son ordre, j’ouvris celle qui me parut être la dernière, et j’allai tout de suite au bout de la quatrième page.

– Tout va bien, dis-je, après avoir parcouru quelques lignes.

– Dieu soit loué ! s’écria notre Anna.

– Alors, petite Jebb, mon ange, ajouta la maîtresse couturière, je vous prie de tourner les talons, car vous nous gênez beaucoup, cher trésor.

Elle me sourit comme pour adoucir la dureté de cet ordre qui me chassait. Elle avait l’air d’une martyre entre ces quatre harpies qui avaient des épingles plein la bouche et qui la clouaient dans sa chasse de mousseline blanche. Je mis le paquet sur le guéridon auprès d’elle et je sortis.

Je dois vous faire observer ici une chose importante : c’est qu’à partir de cette minute, exactement, je cesse de parler en qualité de témoin oculaire. C’est désormais Anna Radcliffe elle-même que vous allez entendre, car je tiens de sa bouche tout le restant de l’aventure. Je ne la revis plus, en effet, qu’après les événements.

Il était à peu près sept heures du soir quand la couturière et ses aides quittèrent la maison, emportant une dernière fois la robe de mariée pour lui faire subir les suprêmes corrections. Quand elle fut seule, notre Anna se sentit fatiguée si profondément par les émotions de cette journée qu’elle n’eut pas le courage de rentrer au parloir où l’attendaient son père, sa mère et son fiancé. Elle se donna à elle-même ce prétexte qu’il fallait bien lire les lettres de Rotterdam ; mais le sommeil la prit avant qu’Elle eût achevé la première phrase d’une joyeuse épître signée : Édouard S. Barton. Le sommeil de notre Anna fut fiévreux et plein de rêves. Elle vit une petite église, bâtie en un style singulier, au milieu d’une campagne riante qui était toute pleine d’arbres et de plantes que l’Angleterre ne produit pas. Il y avait surtout du maïs dans les champs et les bœufs avaient des robes couleur tourterelle. Auprès de l’église était un cimetière dont les tombes étaient toutes blanches. Il y en avait deux qui semblaient jumelles. De chacune de ces tombes (cette chose niaise, mais touchante, se rencontre souvent dans nos cimetières anglais), un bras sortait, sculpté en une matière plus blanche que le marbre. Les deux bras allaient l’un vers l’autre et se donnaient une poignée de main. Elle ne savait pas bien, dans son rêve, pourquoi la vue de ces deux sépultures la faisait frissonner et pleurer amèrement. Elle voulait lire les inscriptions gravées sur les tables de marbre, mais c’était chose impossible. Les caractères se mêlaient ou fuyaient devant son regard.

Vers dix heures, le bruit des couturières qui rentraient l’éveilla tout en larmes. Elle avait dormi trois heures. Il y avait dans sa pensée le poids d’un terrible malheur.

– Je ne vous demande pas pourquoi vous avez les yeux rouges, Miss Ward, lui dit la maîtresse ouvrière ; les jeunes filles qui vont se marier pleurent toujours, et je suppose que c’est de plaisir. Essayons la robe.

On essaya la robe. Elle lui allait bien. Et on la laissa seule. Elle se baigna les yeux. Les paroles de la couturière venaient de réveiller l’impression de son rêve. Son regard étant tombé par hasard sur les lettres de Rotterdam qu’elle avait presque oubliées, un grand cri jaillit de sa poitrine.

Ce fut comme si on lui eût dit tout à coup les noms inscrits sur le marbre des deux tombes jumelles : Cornelia ! Édouard !

Elle rompit un cachet au hasard. Son regard trop avide ne vit d’abord que des points noirs qui dansaient sur du blanc. Quand Elleput lire enfin, Elle se sentit bien soulagée. C’était une lettre du 13 février, écrite et signée par Cornelia, qui faisait des projets charmants pour les prochaines vacances. D’ici là, on aurait certes le temps de régler la succession de la comtesse douairière. Cornelia comptait venir au cottage, non point pour y rester comme à l’ordinaire, mais pour emmener toute la famille à son beau château de Montefalcone, dans les Alpes Dinariques, de l’autre côté de Raguse. Elle avait là un domaine immense avec des mines de marbre et d’albâtre. Elle ne se possédait pas de joie. Ned l’avait aimée pauvre fille, et elle allait faire de lui tout d’un coup un riche seigneur…

« Que lui aurais-je pu donner, moi ? pensa notre Anna en refermant la lettre. Il vaut mieux que cela soit ainsi. Et William est un digne cœur, après tout. »

Comme Elle avait dormi trois heures, le sommeil ne la pressait point. Elle s’établit bien commodément dans une bergère et résolut de lire d’un bout à l’autre toute sa correspondance.

Le bonheur de sa chère Cornelia l’enchantait, et croyez bien que si quelques soupirs soulevaient parfois la mousseline de son corsage, ce n’était pas l’envie qui les provoquait. Anna envieuse ! quel blasphème ! non, mais il est certain que Corny s’étendait un peu trop sur ses richesses nouvelles, sur ses parures, et principalement sur les folies que notre étourdi de Ned faisait pour elle. Il y avait des pages entières qui chantaient comme des psaumes. Et par-dessus les psaumes de Miss Corny arrivait le dithyrambe d’Édouard Barton. Bonheur ! amour ! amour ! bonheur ! Cela devenait monotone. Vous avez en France un dicton assez joli : « Si vous êtes si riche, dînez deux fois ! » Notre Anna pensait peut-être : « Qu’ils s’épousent deux fois, puisqu’ils s’aiment tant ! »

Elle en arriva à être quelque peu fière en comparant la modération de sa propre tendresse avec le délire de Cornelia. Puis, comme Elleétait philosophe et tout imprégnée de la pensée des sages, tant chrétiens que païens, Elle en vint à se dire que ces excès de bonheur pourraient bien avoir leurs revers. Ainsi est la vie humaine : action, réaction. Quiconque gagne perdra. Et derrière l’horizon, il y a toujours des nuages qui sont en route pour couvrir le plus radieux ciel.

Aussitôt que cette pensée eut germé dans le cerveau de notre Anna, elle s’y établit avec une autorité extraordinaire. Cela lui rendit toute l’excellence de son naturel. Elle se mit à déplorer, par avance, les chagrins qui pourraient bien succéder, dans un avenir plus ou moins prochain, à ce déluge de félicités. Cher Ned ! Pauvre Corny ! le deuil est si cruel après la joie ! Je crois que notre Anna versa quelques larmes, avant même d’avoir découvert le serpent qui se cachait sous les roses de la volumineuse correspondance.

Car il y en avait de ces lettres, ah ! il y en avait. J’ai dit cinq, et je n’ai point menti ; mais elles se dédoublaient comme ces boîtes de la Chine qui s’encastrent l’une dans l’autre et procurent d’inépuisables surprises aux petits enfants. Les lettres de Cornelia contenaient des lettres de Ned Barton, les lettres de Barton laissaient sourdre des lettres de Cornelia, et notre Anna lisait toujours. Elle était éveillée comme une souris. Il lui semblait qu’Elle aurait pu lire ainsi éternellement. Et au moment où l’idée philosophique lui vint, l’idée que les gens de bonne éducation traduisent ainsi : « La roche Tarpéienne est bien près du Capitole », il arriva que la correspondance se mit à tourner aussi, comme la pensée de notre Anna. Un nuage, lointain encore, apparut dans le ciel bleu. Elle le vit grossir, avancer, s’assombrir, recelant dans ses flancs… Mais n’anticipons pas. L’orage éclatera toujours assez vite.

 

(Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais chaque fois que, dans ses incomparables récits, Elle emploie cette formule, positivement inventée par Elle : « N’anticipons pas », j’ai la chair de poule.)

 

La correspondance des chers fiancés de Rotterdam changeait peu à peu de caractère.

Par hasard, notre Anna avait décacheté d’abord les messages les plus anciens. Le nuage se montra à l’horizon quand Elle ouvrit la moins fraîche en date des deux dernières enveloppes.

Ce fut d’abord une lettre de Ned : le cantique baissait d’un ton. Jusqu’alors, le comte Tiberio, modèle des tuteurs n’apparaissait jamais sous la plume de Ned que comme un vivant rayon d’indulgence, de bonté, de générosité. Aujourd’hui, ce nom presque auguste arrivait tout nu et sans épithète. Symptôme plus grave : Ned ne parlait pas beaucoup d’amour.

Vaguement, très vaguement, il donnait à entendre que la succession de la comtesse douairière susciterait peut-être des embarras. Le comte Tiberio avait changé d’allure. M. Goëtzi, qui était à Rotterdam en passant, insinuait de singulières choses…

Ce fut ensuite une lettre de Corny, qui avait évidemment « ses nerfs ». Elle appelait Letizia Pallanti « cette personne ». Letizia ! l’ange d’hier ! la parfaite créature ! Et pourquoi ? On ne savait encore. Mais, entre les lignes irritées de cette missive, la perspicacité de notre Anna devinait une chose absolument choquante : Letizia, oubliant non seulement la morale éternelle, mais encore les plus simples convenances, devait entretenir avec le comte Tiberio des rapports qu’il est superflu de caractériser.

Et ce M. Goëtzi (c’était une autre lettre plus récente) quel rôle jouait-il ? Il parlait très mal du comte Tiberio, disant que sa conduite scandaleuse avait fort dérangé ses affaires, et il passait des demi-journées entières enfermé sous clef dans le cabinet du comte Tiberio ! Il était de toutes les orgies (le mot se trouvait écrit en toutes lettres), et quand « cette créature », Letizia, sortait chargée de diamants, M. Goëtzi lui servait de cavalier !

Pensez s’il devait être tard ! Il y avait déjà longtemps qu’Elle avait entendu sonner minuit ; mais le besoin de sommeiller ne venait point. Notre Anna se sentait dévorée par une envie de savoir qui prenait sa source dans son bon cœur. Elle lisait, elle lisait ! Étrange nuit pour une veille de noces !

Et, à mesure que la lecture avançait, il s’en dégageait comme une vague menace… Le bonheur et la sécurité amènent l’ennui ; mais, dès que l’orage s’amasse au lointain de l’horizon, l’intérêt se réveille.

Elle bondit tout à coup sur son fauteuil ; c’était le premier son du tonnerre. Un billet de Ned parlait de « retards », et c’était le mariage qu’on retardait ! On expliquait cela en disant que la succession était une affaire splendide, mais un peu embrouillée, et qu’il fallait se rendre sur les lieux…

Pourquoi ne pas unir auparavant les jeunes époux ?

C’était justement la question que posait ce pauvre Ned.

Elle dépliait feuilles sur feuilles, trouvant les moyennes dans les grandes et dans les moyennes les petites. Elle lisait toujours, toujours. L’enveloppe du dernier envoi était ouverte, puisque M. Ward en avait extrait la lettre positivement rassurante qui avait motivé ses cris de joie.

 

Mais savez-vous ce qu’il avait lu, le brave homme ?

Et moi aussi, du reste, car j’y avais été trompée comme lui.

Nous avions lu çà et là deux ou trois fragments de phrases où le mot bonheur revenait à chaque instant, mais, hélas ! c’était pour exprimer le regret du bonheur perdu !

Au moment où tout nous sourit, disait en effet le pauvre Ned, où l’avenir se présente à nous sous les plus charmantes couleurs : bonheur, richesse, amour…

M. Ward n’en avait pas demandé davantage, ni moi non plus.

Mais la phrase s’achevait ainsi :

l’orage éclate, oui, juste à ce moment ; la foudre nous frappe et nous renverse ; nous sommes perdus !

Perdus ! Vous représentez-vous l’état de notre Anna ?

Et malheureusement, il n’y avait point d’exagération dans ce mot funeste ! Un billet de l’infortunée Cornelia disait :

Au milieu de la nuit, on m’arrache de mon lit. M. Goëtzi me serre la main en bas de l’escalier et me dit : « Courage ! vous avez un ami… » Dois je le croire ? On m’entraîne… Cette nuit est horrible et la tempête empêche mes cris d’être entendus…

Elle laissa échapper le papier et tomba sur ses genoux.

– Ô Maître de toutes choses ! cria-t-Elle parmi ses sanglots, se peut-il que tu permettes de semblables forfaits ? Où es-tu maintenant, Cornelia ? Où es-tu, ma meilleure amie ?

Les autres femmes s’évanouissent généralement en de pareilles conjectures, mais Elle était supérieure à son sexe.

Sans quitter la posture de la prière, Elle saisit de nouveau les lettres et continua sa lecture à travers ses larmes.

Ned semblait répondre à la dernière question qui avait jailli du cœur de notre Anna.

M. Goëtzi m’avait averti, disait-il en quelques lignes à peine lisibles, je ne voulais pas le croire. Quel rôle joue cet homme ? Ce matin, j’ai trouvé la maison du comte Tiberio déserte. Dans la rue, les voisins assemblés criaient : « Ils ont pris la fuite comme des voleurs ! la banqueroute sera énorme !Vous n’y êtes pas ! a répondu M. Goëtzi, qui est en quelque façon sorti de terre. Il n’y aura point de banqueroute, et le comte Tiberio payera tout, car il va épouser l’héritière de l’immense fortune des Montefalcone ! »

Une lettre restait : un chiffon de papier griffonné péniblement.

Ce soir, disait ce billet qui était de Ned, M. Goëtzi est venu chez moi. Il semblait compatir à ma peine. Il m’a appris que ma bien-aimée Cornelia, enlevée par son infâme tuteur, était en route pour le château de Montefalcone, en Dalmatie. Il m’a conseillé de courir à sa poursuite. Un cheval tout sellé était préparé par ses soins à la porte de ma demeure. Je suis parti, quoique mes forces fussent épuisées. À peine hors de la ville, j’ai été entouré et attaqué par quatre hommes qui portaient des masques impénétrables. Néanmoins, à la lumière de la lune et par les trous du masque de l’un d’eux, j’ai cru reconnaître cette lueur verdâtre qui rayonne dans les prunelles de M. Goëtzi. Est-ce possible ? Un homme qui a été mon précepteur !… Ils m’ont laissé pour mort sur la grande route. Je suis resté là jusqu’au matin, perdant mon sang par vingt blessures. Au petit jour, des villageois qui portaient leurs denrées à la ville m’ont relevé sans connaissance et conduit à l’auberge voisine, qui est à l’enseigne de La Bière et l’Amitié. Que Dieu les récompense ! Non pas que je tienne à la vie ; mais Cornelia n’a plus que moi pour défenseur. Mon lit est bon. Ma chambre est grande. Elle est ornée d’estampes qui représentent les batailles de l’amiral Ruyter. Les rideaux sont à ramages. L’aubergiste ne me paraît pas méchant, mais il ressemble à M. Goëtzi par-derrière. Il n’a pas de visage, cela produit un singulier effet. Il amène toujours avec lui un chien énorme qui a, au contraire, une figure humaine. Juste en face de mon lit, dans la muraille, à huit pieds du sol, environ, s’ouvre un trou de forme ronde comme ceux qui donnent passage aux tuyaux de poêle. Mais il n’y a pas de poêle. Dans le noir, qui est au-delà du trou, je distingue quelque chose de vert : des prunelles qui m’observent sans cesse… J’ai, Dieu merci, tout mon sang-froid. On a fait venir de Rotterdam un chirurgien qui me soigne. Sa pipe et lui doivent peser trois Anglais. Il y a un peu de vert dans ses yeux. Est-il à votre connaissance que M. Goëtzi eût un frère ?…

… Un petit garçon de cinq ou six ans vient d’entrer dans ma chambre en roulant son cerceau. Il m’a demandé d’un air effronté : « Est-ce toi qui es l’homme mort ? » Et il a jeté un pli sur ma couverture. C’était une lettre de Cornelia… Je n’ai eu que le temps de cacher le papier. Une femme chauve est entrée, suivie par le chien qui est venu me regarder avec les yeux de M. Goëtzi. Jamais il n’aboie. L’aubergiste a un perroquet qu’il porte partout sur son épaule et qui dit sans cesse : « As-tu déjeuné, Ducat ? » Les yeux verts me fixent du fond du trou noir. L’enfant rit à gorge déployée dans la cour en criant : « J’ai vu l’homme mort ! » Autour de moi, tout est vert. Anna, ma chère Anna, au secours !…

Elle se leva toute droite, parce que ce dernier mot ne fut pas lu seulement, mais entendu.

Au-dehors d’Elle et au-dedans, une voix qui était double, et qui sonnait comme les voix réunies de Cornelia de Witt et d’Édouard Barton, prononçait distinctement : « Au secours ! au secours ! »

Elle se mit à parcourir sa chambre à grands pas, en proie qu’Elle était à une fiévreuse détresse.

Puis, encore, sa pensée s’élança vers Dieu. Elle se sentit plus calme.

On l’appelait, que faire ? Aller.

Aller au secours.

Comment ? Elle ne savait, assurément. La conscience de sa faiblesse l’écrasait, mais il y avait en elle quelque chose de grand et d’indomptable, c’était sa volonté.

Elle voulait sauver Édouard et Cornelia.

Un puissant effort calma sa fièvre. Elle put tenir conseil avec Elle-même. À qui demander aide ? M. Ward était vieux et remarquable par sa prudence, William Radcliffe, son prétendu, était jeune, il est vrai ; mais c’était un avocat. Il y a, me direz-vous, des avocats qui sont braves comme des lions. Sans doute. Néanmoins, ce n’est pas leur métier. Enfin, notre Anna ne crut pas devoir s’adresser à M. Radcliffe.

Il en fut de même pour les autres amis de la maison, gens paisibles, et pour la plupart adonnés au jeu de trictrac. Elle eut la bonté de songer à moi un instant, mais j’étais, en vérité, trop petite.

Et pourtant, il fallait agir. Les premières lueurs de l’aube blanchissaient les rideaux des croisées. Elle traîna une petite valise au milieu de sa chambre et y entassa pêle-mêle les objets nécessaires. Je ne suis pas bien sûre qu’elle eût déjà, en ce moment, l’idée arrêtée de partir secrètement pour un si long voyage, le matin même de ses noces. Non, Elle était particulièrement décente, réservée et attachée aux convenances. Mais il y a des choses qu’on fait sans le penser, c’est certain.

Il pouvait être quatre heures et demie ou cinq heures du matin. Tout dormait encore au cottage, Elle se glissa le long des corridors, traînant sa valise.

Grey-Jack, le factotum, couchait dans une chambre du rez-de-chaussée, à côté de l’office. Elle frappa doucement à sa porte et lui dit :

– Éveillez-vous, Jack, mon ami ; j’ai à vous parler d’affaires importantes.

Le bon serviteur sauta aussitôt hors de son lit et vint ouvrir en se frottant les yeux.

– Qu’y a-t-il, demoiselle ? dit-il, et c’est aujourd’hui qu’on va commencer à vous appeler madame. Ah ! le beau jour ! Pourquoi diable êtes-vous levée à cette heure, demoiselle ?

Elle répondit :

– Habillez-vous vitement, bon Jack, mon ami, on a besoin de vous.

Il eut frayeur en l’écoutant parler. Quand la lampe fut allumée, il put la voir et il eut terreur. Elle était plus pâle que les morts. Il balbutia :

– Serait-il arrivé du mal dans la maison ?

– Oui, répondit-Elle, il est arrivé un bien grand mal, mais non point dans la maison. Habillez-vous, Jack, au nom de Dieu !

Le vieil homme se mit à trembler, mais il passa ses vêtements en toute hâte. Pendant qu’il s’habillait, Elle poursuivait :

– Grey-Jack, vous souvenez-vous de votre ami Ned Barton, qui jouait sur vos genoux, et de Corny, qui nous vint de Hollande si petite ?

– Si je me souviens de M. Édouard et de Miss Cornelia ! s’écria le vieux. Ne se marient-ils pas ce matin de l’autre côté de la mer ?

– Vous les aimiez tendrement tous les deux, n’est-il pas vrai, bon Jack ?

– Oui, sur ma foi, demoiselle, et je les aime encore.

– Eh bien ! Jack, il faut atteler Johnny à la carriole et partir sur-le-champ pour la ville.

– Qui ça ? moi ? s’écria le bonhomme stupéfait. Que je quitte la maison un jour de noces ! Et vous vous marieriez sans moi, demoiselle ?

– Je ne me marierai pas sans vous, bon Jack, car je vais partir avec vous.

Il voulut répliquer, mais Elle ajouta :

– C’est pour affaire de vie et de mort !

Grey-Jack, tout éperdu, courut à l’écurie sans demander d’autres explications.

Il allait bien à contrecœur. De temps en temps, il regardait aux fenêtres pour voir si quelqu’un ne s’y montrerait pas.

On s’était couché tard, et tout le monde dormait.

Elle prit place dans la carriole.

Grey-Jack monta sur le siège ; Johnny prit le trot ; rien ne s’éveilla dans la maison. Elle avait le cœur bien serré. Quoiqu’elle n’eût encore composé aucun de ses admirables ouvrages, Ellepossédait déjà ce style brillant et noble que sir Walter Scott élève jusqu’aux nues dans sa notice biographique, car Elle s’écria involontairement :

– Adieu, douce retraite ! Heureux asile de mon adolescence, adieu ! Vertes campagnes, monts sourcilleux, forêts pleines d’ombre et de mystère, me sera-t-il donné de vous revoir jamais !

Grey-Jack n’était pas de bonne humeur, il se retourna et lui dit :

– Au lieu de causer toute seule, demoiselle, vous feriez mieux de m’apprendre ce que nous allons faire à Stafford si matin.

– Grey-Jack, dit-Elle solennellement, ce n’est pas à Stafford que nous allons.

Grey-Jack se retourna pour la regarder bouche béante :

– Demoiselle, demanda-t-il, tandis que ses gros sourcils se rapprochaient, vous avez été pendant vingt-trois ans plus blanche que les agneaux ; mais si vous vous servez de moi pour fuir la maison de votre père et de votre mère, je veux être damné…

Elle l’interrompit d’un geste et dit :

– Je vous engage à ne pas jurer, Grey-Jack. À Lightfield !

 

La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Je vous raconte l’aventure comme elle me fut contée. Elle ne prenait pas souci de s’arrêter à certains détails. En outre, la division régulière du temps en jours et en nuits n’apparaissait point dans son récit. Elle passait par-dessus ces bagatelles vulgaires. Elle allait, emportée par ses souvenirs qui galopaient comme ce coursier ailé symbole de l’imagination des poètes : je fais allusion à Pégase.

Elle mangeait ; vous êtes autorisé à le supposer, car son estomac était de qualité supérieure comme les diverses portions de son être. Elle dormait aussi, et même assez bien, mais ces diverses fonctions et généralement toutes celles qui avilissent notre nature seront passées sous silence.

Un autre point au sujet duquel notre Anna dédaigna toujours positivement de me fournir la moindre lumière, c’est la question d’argent. À cet égard, Mylady et vous, gentleman, vous établirez toutes les hypothèses que vos esprits ingénieux pourront vous suggérer. Le voyage fut long et contrarié par les obstacles les plus extraordinaires. Les occasions de bourse délier se présentèrent à chaque instant. Dans quelle caisse puisa-t-Elle ses ressources ? Je l’ignore et m’en lave les mains. Le fait est qu’Elle paya comptant et revint au bercail sans avoir laissé nulle part aucune dette.

Entre Stafford et Lightfield, Grey-Jack qui avait fait un copieux repas, devint plus communicatif.

– Je pense bien, dit-il, demoiselle, que Miss Corny et ce luron de Ned vous attendent là-bas avec un troisième gaillard ? Est-ce que je le connais ? William Radcliffe ne s’attend pas à cela, hé ? Ce n’est pas l’embarras, chez nous, en Angleterre, il ne manque pas de vicaires pour marier deux jeunes gens sur le pouce et sans façon. Mais qui aurait cru cela de vous, Miss Anna ? Ce n’est pas moi.

Au lieu de répondre, Elle demanda :

– Que pensez-vous de cet Otto Goëtzi, vous, Grey-Jack ?

Le bonhomme faillit tomber de son siège à force de surprise.

– Quoi ! demoiselle ! s’écria-t-il, ce serait pour ce démon mal peigné que vous méprisez un homme si propre ! Certes, maître William est un oiseau de chicane, mais…

– Parlez de mon mari avec plus de respect, je vous prie, Jack !

– Votre mari ! alors, je n’y comprends plus rien !

– Je vous ai demandé ce que vous pensiez de M. Goëtzi.

– Je pense, répondit le bonhomme avec mauvaise humeur, que je voudrais être à Lightfield pour voir clair au fond de tout cela. Quant à M. Goëtzi, ce n’est pas le premier gredin que je vois bien nourri et bien habillé dans les familles, sous prétexte d’instruire des jeunes garçons.

Le cheval broncha. Grey-Jack se signa.

– Voyez ce qui arrive dès qu’on prononce son nom, murmura-t-il. Personne n’ignore que c’est un mâle de vampire.

– Je ne crois pas aux vampires, mon ami Jack, dit notre Anna avec dédain.

Car Elle était bien au-dessus de toutes les superstitions qui courent dans nos montagnes, entre les comtés de Stafford et de Shrop.

– Si fait bien, répondit le bonhomme ; il faut croire aux vampires. Ils viennent du pays turc, tout là-bas, sous la ville de Belgrade. Seulement, je ne sais pas au juste ce que c’est. Vous qui n’ignorez de rien, voulez-vous me l’apprendre, demoiselle ?

Elle aimait enseigner, comme toutes les personnes savantes.

– Les vampires, dit-Elle, à supposer qu’il en existe, sont des monstres à figure humaine, qui naissent, en effet, dans la basse Hongrie, entre le Danube et la Save. Leur nourriture est le sang des jeunes filles…

– Eh bien, demoiselle, s’écria Grey-Jack impétueusement, je l’ai vu de mes yeux !

– Boire le sang d’une jeune fille ! fit notre Anna avec horreur : M. Goëtzi !

– Il ne lui manquait que la parole ! C’était Jewel, la petite épagneule de Miss Corny. Quel amour ! Vous souvenez-vous ?… Il but le sang de la petite bête comme une méchante fouine qu’il est, poursuivit-il. Et il volait les côtelettes crues à la cuisine ! et il se levait la nuit pour causer avec les araignées ! et on sait bien de quoi est morte Polly Bird, de la Haute-Ferme, qui fut trouvée endormie au bord de l’eau, et qui jamais ne s’éveilla. Et quand il entrait quelque part, la lueur de toutes les lampes devenait verte. Pouvez-vous dire non, pour le coup ? Et les chats lui sautaient sur le dos, car il répandait la même mauvaise odeur que les chattes au mois de mars ? Et la blanchisseuse le disait à qui voulait l’entendre : toutes ses chemises avaient une tache de sang pâle à la place du cœur !

– Mon ami, lui dit-Elle, ce sont là des rumeurs qui courent dans le bas peuple. Je souhaiterais quelque chose de plus positif. Ne sauriez-vous pas me dire pourquoi M. Goëtzi fut congédié de la maison du squire Barton ?

– Parbleu ! les petits enfants pourraient vous répondre. Ce fut à cause de Miss Corny. Le squire Barton aimait beaucoup M. Goëtzi, qui est un savant homme, et il était comme vous : il ne croyait pas aux vampires. Il y a donc que Miss Cornelia se plaignait de la poitrine et commençait à voir vert… Et quelle drôle de chose, Miss Anna ! regardez donc la lune !

La lune presque ronde se levait derrière un rideau de peupliers défeuillés. Notre Anna possédait la bravoure d’un héros, mais Ellene put s’empêcher de frémir.

Elle voyait la lune verte.

– Achevez, dit-Elle pourtant, je le veux !

– C’est comme ça, murmura Grey-Jack, dès qu’on parle de lui. On trouva un matin Miss Cornelia évanouie dans son lit. Elle avait au-dessous du sein gauche une petite piqûre noire, et Fancy, votre fille de chambre, vit une araignée verte de taille exceptionnelle, qui se glissait sous la porte. Elle la suivit. L’araignée courait si vite dans le corridor que Fancy ne put l’atteindre, mais elle l’aperçut qui entrait dans la chambre de M. Goëtzi… On alla chercher Ned Barton, le cher jeune homme, qui n’aimait pas beaucoup son précepteur, il est vrai. Ned entra dans la chambre de M. le docteur Goëtzi et le rossa si vigoureusement…

– Malheureux ! interrompit notre Anna, qui joignit les mains, dites-vous vrai ? Ned a-t-il vraiment frappé cette pernicieuse et vindicative créature ?

– À coups de poing, oui, demoiselle, à coups de pied aussi, et avec sa canne, et avec les chaises. Et M. Goëtzi alla se plaindre au squire, qui lui compta une somme d’argent…

 

Ils arrivèrent à Londres le soir. Elle assista, ainsi que Grey-Jack, à la représentation du cirque olympique de Southwark. Elle n’aimait pas naturellement ces représentations frivoles.

Mais les bateaux du passage ne partaient pas si souvent qu’aujourd’hui, et l’idée d’aller au cirque olympique leur fut suggérée par une circonstance particulière.

Un mot les avait frappés sur l’affiche où nombre d’exercices extraordinaires étaient annoncés :

Le mot vampire.

Entre l’article de l’affiche qui annonçait le cheval physicien, habile à marcher sur sa queue, et l’article qui promettait le clown Bod-Big, lequel devait avaler une taupe et la rendre vivante, on pouvait lire en caractères verts :

CAPITAL EXCITEMENT ! ! !

DÉVORATIOND’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED ! ! !

Quand ils entrèrent tous les deux, Elle et Jack, l’immense cirque était plein de spectateurs qui regardaient une vieille dame peinte en jaune, galopant debout sur un cheval et perçant des cercles de papier, à la joie immodérée d’un grand peuple. C’était la fameuse Lily Cow. Après quoi on éteignit toutes les chandelles, car on était encore loin du gaz, en ce temps-là. La nuit se fit, à laquelle succéda une lueur phosphorescente qui rendit livides autour de l’amphithéâtre tous les visages des spectateurs. La foudre éclata dans le lointain, et l’on entendit le vent qui gémissait de toute part. La musique grinça. Une énorme araignée, qui avait le corps d’un homme et des ailes de chauve-souris, se mit à descendre le long d’un fil qui partait des frises et s’allongeait sous son poids.

Au même instant, une jeune fille tchèque, presque une enfant, habillée de blanc et montée sur un cheval noir, entra dans l’enceinte en balançant au-dessus de sa tête une guirlande de roses. Elle était belle et douce, cette jeune fille, elle ressemblait un peu à Miss Cornelia de Witt, et, chose assez bizarre, elle lui ressemblait davantage à mesure qu’on la regardait mieux.

L’araignée s’était pelotonnée au bout de son fil ; elle ne bougeait plus, elle guettait. Pendant qu’elle était immobile ainsi, on pouvait voir très distinctement autour d’elle un rayonnement de couleur verte, assez intense au centre, et qui allait s’affaiblissant comme font les auréoles.

La jeune fille tchèque jouait avec ses fleurs et dansait.

Tout à coup, l’araignée se laissa tomber de son fil, et ses longues pattes hideuses marchèrent sur le sable du cirque. La jeune fille l’aperçut et manifesta son effroi par diverses poses de caractère qui lui valurent de nombreux applaudissements.

L’araignée poursuivait la jeune fille qui fuyait de toute la vitesse de son cheval noir. Le monstre allait par bonds inégaux. Voyant qu’il ne gagnait pas suffisamment de terrain, il s’avisa d’un expédient particulier à ses pareils.

Je ne sais trop comment vous dire la façon dont il s’y prit, mais il porta de-ci de-là des fils qui sortaient en apparence de sa gueule, et il fabriqua en un clin d’œil une toile… une toile d’araignée !

La jeune fille se mit à genoux sur le dos de son cheval. Elle jeta sa guirlande, elle jeta ses voiles, elle resta en maillot couleur de chair pour être plus touchante.

Tout à coup, l’araignée la saisit dans sa toile. Ce fut horrible. Le cheval libre galopa de droite à gauche. Il y eut un bruit d’os broyés.

Ce n’était pas une araignée, mais bien un homme qu’on voyait boire à longs traits le sang rouge à travers un incendie de vertes lueurs.

Le cirque faillit crouler sous les applaudissements, mais notre Anna tomba évanouie en criant :

– Goëtzi ! C’est M. Goëtzi ! je l’ai reconnu !

 

Il n’y a point de pays au monde où le principe de liberté soit aussi splendidement appliqué qu’en Angleterre. Néanmoins, je ne pense pas que nos lois permettent d’exposer publiquement sur la scène un vrai vampire écrasant les os et buvant le sang d’une vraie jeune fille. Ce serait un excès.

Je crois donc pouvoir vous affirmer que l’administration du cirque de Southwark produisait cette illusion au moyen de procédés habiles. Ce qui le prouve, c’est que la jeune fille écuyère, dévorée par le vampire, était ainsi broyée et vidée tous les soirs depuis plusieurs semaines, et ne s’en portait pas plus mal.

Quant à la question de savoir si le monstre était véritablement M. Goëtzi, je ne le crois pas, bien que les créatures exceptionnelles appelées vampires ou errants possèdent, assure-t-on, le don d’ubiquité ou du moins d’alibité, s’il m’est permis d’employer ce mot. On peut expliquer l’erreur de notre Anna par le seul fait d’une de ces ressemblances si communes dans la nature.

Outre que la plupart des auteurs constatent que tous les vampires ont entre eux un air de famille, comme étant les fils ou neveux du même Harasz-Nami-Gul.

Il serait fort téméraire de penser, vous l’allez bien voir tout à l’heure, que M. Goëtzi eût pris la peine de quitter, pour se livrer à des exercices de saltimbanque, les occupations importantes qui le retenaient en Hollande.

 

Aucun incident ne marqua la traversée. Grey-Jack mangea et dormit. Elle, au contraire, appuyée contre le bastingage dans une de ces poses nobles et correctes qu’Elle prenait naturellement, regardait l’écume fuir le long des flancs du navire. Ses yeux essayaient de percer l’immense profondeur de la mer. Les flots suggèrent l’idée de l’infini.

Une fois passée l’embouchure de la Tamise, Grey-Jack s’éveilla, et demanda à boire. On apercevait la terre à l’horizon. Elle le fit asseoir auprès d’Elle et lui raconta avec une clarté qui tenait du miracle les choses incohérentes qu’Elle avait lues la veille des noces.

– Tel est le résumé, reprit-Elle, de cette douloureuse correspondance. Il en ressort que le comte Tiberio, tuteur de ma cousine Cornelia, est un débauché, outre que sa maison de commerce se trouve dans le plus fâcheux état. Quant à Letizia Pallanti, une jeune personne bien née évite de mentionner ces sortes de créatures. Ils ont enlevé tous les deux Cornelia pour la conduire dans les montagnes de l’antique Illyrie. Pensez-vous que ce puisse être dans un honorable dessein ? L’infâme Tiberio est l’héritier de ma cousine. Ô ciel ! je n’ose m’arrêter à la pensée de ce qui peut arriver à ma chère Cornelia dans ces solitudes de la Dalmatie, où la civilisation pénètre avec tant de lenteur !

– Le fait est, dit Grey-Jack, que plus on réfléchit, plus on est content d’être anglais. Mais qui fera les semis de mars au cottage si vous m’emmenez ainsi à tous les diables ? Voulez-vous avoir la bonté de répondre à cela ?

– Pendant que vous m’adressez ces questions frivoles, Édouard Barton, poignardé par quatre bandits à gages, est livré à des soins mercenaires. Sa dernière lettre ne me parle même pas de Merry Bones…

– Le gredin d’Irlandais ! interrompit Grey-Jack avec une soudaine violence.

– Les Irlandais sont des chrétiens comme nous, mon ami, fit observer notre Anna avec douceur.

Mais persuadez donc cela à un Anglais du Centre ! Jack avait fermé ses deux poings au seul nom de ce Merry Bones, qui était tout uniment le valet d’Édouard Barton.

Ce Merry Bones, ennemi du vieux Jack, ressemblait un peu à un fagot de broussailles. Sa figure était faite de bons gros os, mais il n’y avait pas de chair dessus, et il riait avec une bouche fendue jusque par-derrière les oreilles. Ah ! le gai compère ! Il avait un œil droit magnifique et un tout petit œil gauche qui semblait le fils de l’autre. Ses cheveux crépus lui rendaient impossible l’usage du chapeau ; il les portait câblés, comme le crin brut arrive de Chicago. C’était un ancien matelot, mais il remplissait surtout, par vocation, l’état de « tête de clou » au cabaret de Whitefriars, à Londres.

On appelle « têtes de clou » les Irlandais qui consentent, pour un demi-shilling, à prêter leurs crânes pour essayer les poings et les cannes des gentlemen. Le prix est d’un shilling entier pour un gourdin. Quand on voulait, Merry Bones allait jusqu’au coup de sabre pour une demi-couronne.

 

Le navire fit escale à Ostende et repartit pour Rotterdam. En côtoyant cette terre, si originale et si célèbre, notre Anna aurait voulu réfléchir aux grands événements historiques qui lient le passé de l’Angleterre à celui de la Hollande ; mais à mesure que le navire montait vers le nord, dépassant tour à tour les deux bouches de l’Escaut, l’importance des événements présents prenait le dessus.

La nuit approchait quand le navire entra dans l’embouchure de la Meuse ; au moment où il atteignait le port de Rotterdam, l’obscurité était complète. L’empressement des hôteliers existait déjà, quoiqu’il fût moins fatigant qu’aujourd’hui. Aux sollicitations qui lui furent adressées notre Anna répondit :

– Je ne veux descendre à aucune auberge de la ville, mais quelqu’un pourrait-il me dire où est située une hôtellerie campagnarde connue sous le nom de La Bière et l’Amitié ?

Parmi les gens qui étaient sur le port, il y eut un soudain silence.

Puis une voix dit :

– Jeune dame, l’heure n’est pas bonne pour aller en un lieu pareil !

Et comme si toutes les langues se fussent déliées à la fois, il y eut une grande rumeur qui n’était composée que de ces mots :

– Pourquoi choisir justement l’auberge où l’Anglais a été égorgé ?

C’était un tableau flamand d’apparence bien paisible, quoiqu’on parlât de gens assassinés. Il y avait là une douzaine d’honnêtes figures, éclairées à la Rembrandt par les lanternes des courtiers d’hôtellerie. Au centre du cercle, Elle se tenait debout, drapée dans sa mante et appuyée au bras de Grey-Jack. À quelques pas était la Meuse, où les galiotes se berçaient lourdement dans le clapotis.

Elle répéta froidement :

– Quelqu’un saurait-il m’enseigner la route de ce lieu sinistre qu’on appelle La Bière et l’Amitié ?

Dans le silence qui suivit ces fermes paroles, on entendit un bruit sec qui ressemblait à un ricanement.

– Qu’est-ce que cela ? demanda notre Anna sans rien perdre de sa sérénité intrépide.

Au lieu de lui répondre, on se signa.

– On entend rire le vent, depuis que l’Anglais a été égorgé…

– Au nom de Dieu, jeune étrangère, n’allez pas sur la chaussée de Gueldre cette nuit, il vous arriverait malheur !

– La grande marée d’hier a rompu les digues.

– La route est éboulée en plus de dix endroits.

– Il n’y passe plus ni voitures ni chevaux.

– Entendez-vous, demoiselle ? s’écria Jack : ni voitures, ni chevaux ! Voyez cela !

– J’irai par eau, dit notre Anna.

– Le grand éboulement a comblé le Kil de Hoër. Les bateaux ne peuvent plus entrer dans le canal.

– J’irai donc à pied, dit-Elle. Il n’y a pas d’obstacle qui puisse me barrer le chemin du devoir ! Si quelqu’un de vous consent à me conduire à l’auberge de La Bière et l’Amitié, je payerai le prix demandé, quel qu’il soit.

Le cercle resta muet, et l’on put entendre comme un écho lointain de ce rire qui avait déjà percé la nuit.

En même temps, il y eut une poussée parmi l’assistance et un paysan de l’Ysselmonde, en trousses et pourpoint de toile blanche, parut tout à coup dans le champ de lumière. Il portait un grand chapeau flamand qui lui retombait jusque sur les yeux. La lueur des lanternes essaya de glisser sous les larges bords de sa coiffure, mais de ses traits, rien ne se vit. Rien ! Et comment exprimer cela ? ce rien faisait trembler.

– Qui est celui-là ? se demanda-t-on tout bas à la ronde.

Personne ne répondit.

Le paysan traversa le cercle et vint prendre la valise des mains de Grey-Jack dont les dents claquaient.

– Marché conclu, dit-il d’une voix que notre Anna elle-même n’a jamais réussi à décrire ; je vais devant, suivez-moi !

Et il se mit à marcher, roide comme un homme de pierre, mais il faisait beaucoup de chemin.

Elle le suivit, malgré les supplications de Grey-Jack.

La nuit profonde envahit le rivage, et l’on put voir au loin, dans un rayon pâle, le groupe composé du paysan, de notre Anna et du vieux Jack, qui fuyait avec une extrême rapidité.

Il semblait que le rayon sortait du paysan : il était vert. Les représentants des diverses auberges sentirent que la chair de poule leur montait et se dispersèrent comme une volée de canards.

Il allait sans se détourner, franchissant les canaux et les clôtures ; tant mieux quand il y avait des ponts. Cela semblait tout simple à notre Anna, qui passait où il passait. Et Grey-Jack suivait.

La ville fut traversée en un clin d’œil.

On sortit de la ville du côté de l’est par l’Alt-ost-thor. À travers une contrée où la terre et l’eau se succédaient et même se mêlaient dans une confusion extraordinaire, le voyage se poursuivait sans difficulté aucune. Certes, les obstacles ne manquaient pas : canaux, rivières et bras de mer s’enchevêtraient de tous côtés comme des chevelures, mais il y avait sans doute un excellent système de ponts, car on passait partout à pied sec.

Au bout de quelques minutes, la scène changea. Je vous prie de vouloir bien vous figurer trois personnes emportées dans un linceul presque noir, mais traversé de lueurs sourdes. Un brouillard épais s’était élevé qui cachait à la fois la terre et le ciel.

Dans ce brouillard, le paysan brillait faiblement comme s’il eût été frotté de phosphore. Il n’avait pas encore dit une parole depuis le départ. Il allait.

Il allait. Son chapeau flamand n’était plus sur sa tête. Le vent prenait ses cheveux et les tordait en leur arrachant des étincelles.

Puis ce fut tout à coup une nuit claire. Toutes les étoiles au complet pendaient au ciel. La route courait droite et plate à perte de vue entre des prairies, coupées de flaques d’eau, polies comme des miroirs.

D’où pouvait tomber un son de cloche en ce lieu où il n’y avait ni clocher ni paroisse ? Distinctement, on entendit tinter les douze coups de minuit. Au douzième, la chevelure du paysan s’éteignit et il y eut des ricanements dans l’air.

– À l’aide ! cria Grey-Jack lamentablement.

La terre s’était ouverte soudain pour les engloutir, donnant ainsi raison aux pressentiments de notre Anna. S’il vous répugnait de croire à la formation instantanée d’un gouffre, je confesserais volontiers que l’opinion personnelle de notre Anna était que l’éboulement avait eu lieu d’avance, par suite des grandes marées de la nouvelle lune de mars. Le charme d’une histoire comme la nôtre est principalement dans la vraisemblance. Et d’ailleurs, chemin faisant, nous ne rencontrerons que trop d’incidents hyperphysiques.

Elle affectionnait ce mot qui veut dire, je crois, surnaturel.

Il faisait noir comme l’encre au fond du trou qui était plein de fange marine à l’odeur étouffante et âcre. En haut, une silhouette sombre se détacha qui donnait des marques de gaieté cruelle, et la valise, précipitée, tomba dans l’abîme en faisant jaillir des torrents de boue.

Grey-Jack, qui n’était, après tout, qu’un homme du commun, saisit cette occasion pour adresser des reproches amers à sa jeune maîtresse.

– Nous voici dans de beaux draps, demoiselle ! dit-il. Ce n’est pas faute par moi de vous avoir donné de sages conseils. J’étais sûr que ce coquin de paysan était, sinon M. Goëtzi lui-même, du moins quelqu’un de sa famille. Et maintenant, nous allons périr dans ce cloaque !

Dans le grand silence de la nuit, le rire démoniaque grinça encore, mais si loin qu’on eut peine à le distinguer.

D’autant mieux que, presque au même instant, d’autres sons d’une nature bien différente se firent entendre. Les notes d’une musique douce et champêtre traversèrent les airs, mêlées aux éclats d’une aimable gaieté. Au premier instant, notre Anna n’en pouvait croire ses oreilles, et Grey-Jack pensait être en proie aux fantasmagories qui précèdent la mort.

Mais bientôt, le doute cessa d’être possible. Un bruit de pas, de chevaux et de roues s’approchait rapidement. La nuit en même temps s’éclairait de lueurs grandissantes.

Enfin, sur le rebord du gouffre, opposé à celui qui avait cédé sous les pas de notre Anna et du vieux Jack, une vision du caractère le plus agréable se montra. Ce furent d’abord des jeunes filles néerlandaises en habits de fête et couronnées de fleurs et dont la souriante beauté brillait aux lueurs d’une grande quantité de torches. Des jeunes garçons en nombre à peu près égal les suivaient. Puis vint un homme respectable qui portait le costume ecclésiastique : non pas la robe des prêtres papistes, mais l’habit austère, si digne et si décent, de nos clergymen de l’Église anglicane.

Puis enfin, un jeune membre de la noblesse, j’entends de la noblesse anglaise, supérieure aux aristocraties diverses du monde entier.

Cet inconnu, blond de cheveux, blanc de peau, rose de teint, avec des yeux bleus comme l’azur du ciel, était positivement comparable à un dieu.

Elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam le très honorable Arthur ***, c’est certain, et pourtant, elle le reconnut tout de suite d’abord pour un Anglais, parce que l’Anglais « saute aux yeux » partout où l’on a le bonheur de le rencontrer, comme Vénus dévoilait en elle la déesse par sa démarche ; en second lieu pour un membre du gentle people, parce que chaque catégorie de fleurs a son parfum ; enfin pour un fils de famille titrée, parce que les aveugles seuls sont privés du bonheur qui consiste à classer un astre d’après ses rayons.

Il voyageait incognito, couronnant sa belle éducation militaire par l’étude des champs de bataille historiques des Pays-Bas et de l’Allemagne.

Les jeunes filles couronnées de fleurs et les villageois endimanchés regardaient le précipice d’un air assez penaud et se disaient :

– Nous voilà bien ! nous arriverons en retard pour la noce !

L’ecclésiastique, calme et serein, arrivait derrière son élève :

– Soyez assez bon, dit-il, pour examiner à fond le terrain. Il faut profiter de tout, dans la vie. Demain matin, vous me ferez comme devoir le dessin complet du pont de campagne qu’il faudrait pour permettre à une armée de traverser commodément cette lagune : trente mille hommes de pied, huit mille chevaux et soixante-douze pièces d’artillerie de divers calibres. Bagages et ambulances, ad libitum.

Aussitôt, le jeune inconnu comparable à un dieu se pencha au-dessus du gouffre, et prit des notes à la lueur d’une torche.

Notre Anna serait bien restée toute sa vie à contempler ce spectacle véritablement attachant. Mais Grey-Jack, nature plus grossière, supportait impatiemment le fait d’être plongé jusqu’aux hanches dans la boue.

– Ohé ! cria-t-il, est-ce que vous allez nous laisser là, de par le diable ?

Il y eut une soudaine rumeur parmi les villageois. L’ecclésiastique et notre Anna, se rencontrant dans la même pensée, dirent ensemble :

– Il n’était pas besoin de jurer.

Puis l’ecclésiastique reprit :

– Soyez assez bon, mylord, pour bien peser les termes de ma question : étant donné la position des personnes en nombre indéterminé qui se trouvent dans l’embarras, ici dessous, par suite d’un accident, je le suppose, quel moyen mécanique emploierez-vous pour les hisser en terre ferme, si vous possédez une corde, à la vérité, mais si vous manquez de poulie ?

– Je tirerai ma bourse, répondit le jeune adolescent qui joignit le geste à la parole, et je dirai aux braves gens qui sont là : je vais vous donner dix pistoles argent de France si vous voulez m’amener ici sains et saufs ce vieil homme et cette jeune dame.

Je ne sais pas quel succès cette réponse aurait eu aux examens militaires de l’école d’Eton, mais les garçons de la noce ne se la firent pas répéter. En un clin d’œil, ils descendirent la lèvre de l’éboulement, et nos deux amis furent transportés sur la chaussée.

Elle put voir alors la berline de voyage magnifiquement attelée qui avait amené le jeune nobleman et son estimable précepteur jusque-là, venant de Nimègue et se rendant à Rotterdam. Les gens de la noce, arrêtés comme eux par l’éboulement, se chargèrent de leur montrer une autre route. Mais comme il fallait revenir sur ses pas, le jeune inconnu comparable à un dieu la fit monter galamment dans sa chaise et se sépara de notre Anna à la porte même de l’auberge connue sous ce singulier nom : La Bière et l’Amitié.

 

C’était une grande maison toute noire, située au point d’intersection de quatre chaussées et bâtie sur pilotis. Il n’y avait à l’entour ni arbres, ni haies ; vous l’eussiez dite perdue au milieu d’une grève. Au-dessus de la porte, le vent nocturne balançait une lanterne-enseigne où le lumignon s’était éteint.

Elle souleva le marteau avec un serrement de cœur, car elle pensait : « Entre ces murailles et loin de la patrie, Édouard Barton, le frère de mes jeux, a rendu le dernier soupir ! »

Je ne saurais rien dire de Grey-Jack, sinon qu’il grelottait, enduit de boue jusqu’aux aisselles, et qu’il était en détestable humeur.

Bien qu’il n’y eût aucune lumière apparente dans l’auberge, la porte s’en ouvrit au premier appel. Notre Anna et Grey-Jack se trouvèrent au milieu d’une salle basse qui puait la pipe follement.

Il y avait une longue table, garnie de bancs et chargée de cruches vides dont le pied baignait dans la bière répandue ; un comptoir élevé de trois marches et défendu comme une forteresse, et une horloge de bois dans sa caisse fauve, incrustée de jaune. L’horloge marquait une heure moins deux minutes après minuit. Son cadran était surmonté d’un oiseau maigre.

On ne voyait ni lampe allumée ni chandelle, et pourtant les objets apparaissaient directement, comme s’il eût été possible d’emmagasiner un rayon de lune dans cette pièce dont portes et fenêtres étaient fermées. C’était une lueur terne et limpide à la fois, qui semblait tamisée à travers quelque chose de vert.

Un groupe se tenait immobile au pied de l’horloge. Il était composé d’un gros homme qui n’avait que le cadre d’un visage, c’est-à-dire une chevelure et une barbe. Un perroquet de grande taille perchait sur son épaule ; à sa droite un petit garçon à l’air méchant s’appuyait sur un cerceau ; à sa gauche, un monstrueux chien couleur de chair qui avait une figure presque humaine et se tenait raide sur ses quatre pattes écartées.

Enfin, dans l’enceinte du comptoir, une femme chauve et très grasse dormait en rendant des ronflements aigus. Avec le tic-tac de l’horloge qui retentissait d’une façon profonde et singulière, c’était le seul bruit qu’on pût entendre dans l’auberge.

Elle éprouvait un sentiment indéfinissable, mais qui n’était pas de la frayeur. Et voulez-vous savoir une chose singulière ? En dehors de son émotion si grave, Elle se disait que tous ces gens-là étaient probablement les accessoires de la pendule et faisaient partie d’un système mécanique comme les personnages de l’horloge de Strasbourg.

– S’il vous plaît, dit Grey-Jack, du feu pour nous sécher, du pain, du bœuf et de l’ale !

Elle lui imposa silence d’un geste sévère, quoique ces prétentions fussent excusables, et dit à son tour :

– Nous demandons à voir sur-le-champ Édouard S. Barton, esq., sujet anglais, qui demeure ou a demeuré dans cette maison publique, s’il est encore vivant ; si, malheureusement, il est décédé de mort naturelle ou violente, ce que la justice éclaircira, nous réclamons son cadavre pour qu’il ait, par nos soins, des funérailles chrétiennes.

Les gens de l’auberge ne répondirent pas plus à ces paroles qu’à la requête de Grey-Jack. Tout resta muet. Mais au milieu de ce silence et de cette immobilité, une voix s’éleva qui venait de quelque part dans l’hôtellerie, loin, très loin, en haut ou en bas, et qui criait comme font les Irlandais quand ils se battent :

– Je vais t’arracher l’âme et te manger le cœur ! musha ! arrah ! begorrah ! Coquine d’araignée ! Crois-tu qu’on pompe le sang d’un garçon du Connaught comme celui d’un Anglais ? Attends voir !

– C’est Merry Bones, le valet de notre Ned ! murmura-t-Elle avec un étonnement mêlé d’espoir ; il faut aller à son aide.

Grey-Jack haussa les épaules et grommela :

– Que le diable emporte la sale créature !

Il y eut un grand cri poussé en irlandais, soit au grenier, soit à la cave, et notre Anna, qui était la vaillance même, allait se précipiter hors de la salle basse, lorsque l’horloge, grondant au plus profond de ses rouages, se mit à sonner bruyamment.

Elle sonna treize coups, et à mesure que le timbre tintait, tout le personnel engourdi de l’auberge se mettait en mouvement. La femme chauve du comptoir ouvrit les yeux, l’aubergiste se dandina d’un pied sur l’autre, le perroquet, disant : « As-tu déjeuné, Ducat ? », lui peigna la moustache avec son bec, le petit garçon fit tourner son cerceau en criant : « J’ai vu l’homme mort », et l’oiseau maigre, au-dessus du cadran, ouvrit ses ailes énormes en chantant treize fois coucou.

En même temps, une porte s’ouvrit entre le comptoir et l’horloge. Dans la baie, un long corps osseux s’encadra, surmonté d’une chevelure hérissée, semblable à ces brosses emmanchées au bout d’une lance et qu’on nomme des « têtes-de-loup ». Derrière Merry Bones (c’était le pauvre Irlandais) venait une seconde édition exacte et complète des divers êtres qui étaient dans la salle basse, à savoir : l’aubergiste sans visage, le perroquet, le chien avec des traits d’homme, le petit garçon au cerceau et la grosse femme chauve.

Seulement, ceux du dehors étaient un peu plus pâles que ceux du dedans, et l’aubergiste n° 2 avait à la main une énorme massue. Son regard (car à la place où auraient dû être ses yeux il y avait un regard) était sensiblement vert.

Mais quand notre Anna reporta les yeux vers l’aubergiste n° 1, Elle vit qu’une massue lui était venue aussi à la main et que son regard luisait vert.

Ce fut une terrible bataille. Merry Bones, le pauvre diable, était entre deux feux. La ménagerie qui était là d’avance et la ménagerie qui arrivait se ruèrent ensemble sur lui avec une férocité enragée. Les deux chiens et les enfants tirèrent à ses jambes, les deux perroquets à ses yeux, les deux mégères à son cou, pendant que les deux aubergistes, levant et abaissant leurs massues en mesure lui martelaient le crâne, à la façon des forgerons qui battent le fer.

Elle assistait, paralysée par une horreur sans bornes, à ce hideux assassinat. Quant à ce vieux pécheur de Jack, dans la stupidité de sa rancune nationale, il se croisait les bras en grommelant :

– Que l’Irlandais s’arrange ! ça le regarde.

Et, vraiment, l’Irlandais s’arrangeait de son mieux. Il n’avait pas d’armes, mais son crâne valait du canon. Chaque fois que les massues le touchaient, elles rebondissaient comme sur une enclume. Les broussailles de sa chevelure n’en étaient pas même aplaties. Je ne saurais trop dire comment il défendait ses jambes, sa gorge et ses yeux, mais pendant une minute entière que dura cette prodigieuse bataille, notre Anna ne lui vit point de blessure. Au contraire, les deux perroquets battaient de l’aile, les grosses femmes tiraient la langue, les petits drôles gigotaient sur le dos comme des crabes qu’on aurait retournés, et les deux dogues grognaient à distance en boudant le danger. Quant aux deux aubergistes, voici ce qui arriva. Merry Bones leur planta tour à tour son crâne dans l’estomac et les envoya se coller à la muraille, l’un au nord, l’autre au midi.

Alors, le digne garçon, splendide à voir, quoiqu’il n’appartînt pas à la noblesse et qu’il eût reçu le jour dans une contrée méprisable, franchit la table au moyen d’un saut périlleux, traversa la salle avec la rapidité d’une flèche et disparut par la porte extérieure.

En passant, il eut le temps d’envoyer un baiser à notre Anna et un cadeau d’un autre genre à Grey-Jack, dont la joue enfla comme si on lui eût arraché trois dents.

Au moment de disparaître dans la nuit du dehors, Merry Bones dit, en s’adressant à notre Anna :

– À bientôt ! Je vais chercher le cercueil de fer !…

 

Si Elle eût composé un de ses chefs-d’œuvre sur le sujet qui nous occupe, vous eussiez eu, dans les chapitres explicatifs placés à la fin du récit, des renseignements particuliers sur cette classe sociale, redoutée mais peu connue : les vampires. Elle avait rassemblé à cet égard des notes considérables, et M. Goëtzi, qui (sous une de ses espèces) était un homme d’une vaste érudition, lui avait fourni des éclaircissements précieux.

Ces réflexions me viennent à propos du personnel de La Bière et l’Amitié : bêtes et gens, car les bêtes étaient manifestement ici des personnes aussi bien que les gens.

J’aurai à vous dire des choses très frappantes ayant trait à ces créatures qui participent à certaines conditions de l’humanité, mais qui ne sont pas humaines.

Pour le moment, je me borne à indiquer en passant une des anomalies les plus singulières de ce peuple : la divisibilité de l’animal, ou, si vous aimez mieux, sa dividualité. Elle employait ce terme plus scientifique.

Chaque vampire est un groupe, représenté par une forme principale, mais possédant d’autres formes accessoires en nombre indéterminé. Le fameux vampire de Gran, qui effraya les rives du Danube jusqu’à la ville d’Ofen, au XIVe siècle, était homme, femme, enfant, corbeau, cheval et brochet. L’histoire de Hongrie l’atteste. Mme Brady, la vampiresse de Szeged, qui passait aussi pour eupire, était coq, militaire, avocat et serpent.

En outre de cette particularité déjà fort énigmatique, dans l’état actuel de la science, il paraîtrait que chaque sous-forme, aussi bien que la forme maîtresse elle-même, a la faculté de se dédoubler.

Ainsi, vous avez pu remarquer que la famille de l’aubergiste était à la fois en dedans et en dehors de la salle basse, ce qui avait rendu la position de Merry Bones beaucoup plus périlleuse.

Il me reste à exprimer un fait qui est peut-être le plus étrange de tous : la famille de l’aubergiste sans visage, soit que vous la considériez comme un groupe vivant (jusqu’à un certain point), soit qu’elle ne soit pour vous qu’un pur système mécanique mû par les ressorts de l’horloge, était composée de figures accessoires en totalité. Il y manquait la forme capitale.

Vous saurez tout quand j’aurai ajouté que le chef de ce clan, l’âme unique de ce groupe, était… oui, vous avez deviné ! l’aubergiste, sa femme, son chien, son perroquet, son petit garçon et peut-être le coucou de l’horloge, tout cela était M. Goëtzi !

Je vous en fournirai bientôt des preuves accablantes…

Il est nécessaire pour vous de savoir que ce faisceau d’êtres à la fois singulier et pluriel, qui semble réaliser grossièrement le plus incompréhensible des mystères de notre foi chrétienne, ne naît pas tout d’une pièce. Il s’agrège et s’arrondit par la conquête comme fait le gagnant à ce jeu de cartes aimé des enfants : la bataille. C’est la boule de neige, et cet infâme M. Goëtzi, par exemple, avait dû boire le sang de tous les habitants de La Bière et l’Amitié avant de se les incorporer. Vous avouerez que ce privilège est d’une commodité incalculable.

 

Je continue, en vous demandant la permission de remonter un peu le cours du temps pour vous présenter ceux qui sont, par le fait, les principaux personnages de cette histoire : Édouard S. Barton, Cornelia, le comte Tiberio et Letizia Pallanti.

 

De l’autre côté du Rhin, à l’est de la ville d’Utrecht et déjà loin de ces plates campagnes qui doivent leur existence à la victoire de l’homme sur la mer, le château de Witt s’élevait dans un riant pays de bois et de collines. C’était là que vivait Tiberio Palma d’Istria, des comtes Montefalcone, qui était entré dans l’illustre maison de Witt par son mariage avec la comtesse Greete, tante propre de notre chère Cornelia.

La comtesse Greete était belle, instruite dans les lettres et dans les sciences, et surtout bonne comme on se représente les saintes du ciel. Mais, malheureusement, son éducation n’avait pas été poussée aussi loin en ce qui regardait la musique, la danse et la langue italienne qui était alors la mode suprême.

Il résulta de là que, les parents de Cornelia étant venus à mourir et la tutelle de la chère enfant étant échue au comte Tiberio, on fut obligé de songer au choix d’une institutrice.

L’Italie en fournissait alors presque autant que l’Angleterre en produit aujourd’hui. Je ne sais pas sur quelles références on se décida en faveur de la signora Pallanti, mais il est certain que, dans l’univers entier, on n’aurait pu trouver une jeune personne si merveilleusement accomplie. Elle était presque d’égale force avec la comtesse Greete sur les auteurs latins et grecs, elle connaissait à fond l’algèbre et la trigonométrie ; elle récitait les tragédies françaises, y compris celles de Voltaire, avec un charme surprenant ; elle dansait comme Terpsichore, elle jouait de la guitare, de la harpe, du clavecin et de la lyre à trois cordes ; elle pouvait réciter la Jérusalem délivrée tout entière en commençant par le dernier vers et en remontant successivement jusqu’au premier.

On dit que, pour les amateurs, entendre ainsi ce divin poème à rebrousse-poil est un plaisir incomparable.

La signora Letizia Pallanti pouvait avoir vingt-cinq ans à peu près. Les renseignements qu’on eut sur son passé étaient assez vagues ; mais elle se recommandait d’elle-même, et son arrivée au château de Witt fut une véritable fête. La bonne comtesse Greete l’embrassa plus de cent fois.

Seul le comte Tiberio l’accueillit d’un visage assez froid, malgré sa remarquable beauté. Il n’aimait pas, disait-il, les dames douées de trop d’embonpoint (le fait est que Letizia pouvait passer pour bien nourrie), et les prodiges lui faisaient peur. En outre, il trouva que la belle étrangère n’avait pas assez de cheveux.

La Letizia était brune. Ses cheveux noirs étaient en effet assez clairsemés, et le comte Tiberio était gâté à cet égard par la splendide chevelure blonde de sa femme qui aurait pu se faire un manteau de ses boucles dénouées.

Letizia, en apparence du moins, ne s’inquiétait guère des goûts du comte Tiberio. Elle se donnait entièrement à sa tâche d’institutrice, tout en trouvant le loisir de répondre aux bontés de la comtesse Greete, qu’elle comblait de mille soins. Cornelia, entre ses mains, faisait des progrès qui tenaient du miracle. Tous les soirs, il y avait concert de famille, et parfois, Greete et Letizia se livraient de savants combats sur le terrain de la poésie grecque ou latine. Bref, le château de Witt présentait l’image du bonheur.

Cornelia adorait sa belle institutrice. Elle voulut l’emmener dans un des voyages qu’elle faisait en Angleterre, tous les ans, à l’époque des vacances, et la famille Ward tomba aussitôt amoureuse de la charmante jeune femme.

Moi, j’étais alors bien enfant, mais il me semble la voir encore. En ma vie entière, je n’ai jamais rencontré femme plus séduisante que Letizia.

Notre Anna était enthousiaste d’elle. Pourtant, après les événements, Elle m’a avoué plus d’une fois qu’il se mêlait de vagues et mystérieuses terreurs au sentiment qui l’entraînait vers la belle Italienne.

Un fait dont je puis témoigner personnellement, c’est que M. Goëtzi, qui était alors le précepteur d’Édouard Barton, manifestait pour elle, en toute occasion, un éloignement extrême. De son côté, Letizia détournait les yeux chaque fois que M. Goëtzi entrait dans l’appartement.

Et pourtant, un soir, je les surpris ensemble dans la vieille allée de châtaigniers. J’étais curieuse comme tous les enfants. Je m’approchai à pas de loup. Quand j’arrivai à l’endroit où j’avais cru les voir de loin, il n’y avait plus personne. J’eus peur…

Letizia nous quitta avec son élève à la fin de l’automne. Elle fut reçue au château de Witt avec transport. La comtesse Greete avait compté les jours de son absence. Tiberio lui-même lui fit meilleur visage, et un soir qu’elle avait chanté : Il pleut, il pleut bergère, M. le comte dit à sa femme :

– En vérité, comtesse, cette jeune personne serait une merveille, si elle avait seulement vos cheveux.

On dit de ces choses-là. Elles n’ont rien d’extraordinaire. Mais je ne sais pourquoi, la comtesse Greete devint très pâle.

Vers ce temps-là, le comte Tiberio cessa de faire des gorges chaudes au sujet des dames qui ont la taille un peu trop opulente.

Et en caressant les cheveux de la comtesse Greete, il lui arrivait de dire par manière de plaisanterie :

– En vérité, vous pourriez partager avec la signora Pallanti.

Je suis bien sûre que la bonne comtesse n’aurait pas demandé mieux, mais ce que la Letizia voulait, ce n’était pas le partage.

 

Un matin arriva au château de Witt notre vieille connaissance Goëtzi, qui se garda bien de dire qu’il avait été remercié en sa qualité de précepteur de Ned Barton. Au contraire, il prétendit s’être détourné de sa route pour apporter à Cornelia des nouvelles de ses parents du comté de Stafford. On le reçut parfaitement, et il accepta l’hospitalité qui lui était offerte, parlant à la journée des Ward et des Barton comme s’il eût conservé leur amitié et leur estime.

C’était, en somme, un gentleman instruit, aimable, et connaissant supérieurement le monde. Il jouait, en outre, fort bien le whist, le trictrac et les échecs. Sa compagnie aurait dû apporter dans la vie du château une gaieté nouvelle. Il n’en fut pas ainsi, cependant. Sans qu’il fût possible d’attribuer ce résultat à aucune cause appréciable, le comte Tiberio devint soucieux. On ne peut pas dire qu’il s’éloigna de sa femme ; mais il y eut un refroidissement dans leurs rapports.

La bonne comtesse Greete, de son côté, perdit un peu de sa chère égalité de caractère. Elle était inquiète, elle avait des vapeurs. On la voyait en quelque sorte de jour en jour pâlir, maigrir, – et vieillir.

Et sa merveilleuse chevelure diminuait à vue d’œil.

C’est là, j’en conviens, un accident qui n’est pas rare, à l’âge de la bonne comtesse Greete, car elle n’avait plus vingt ans ; mais, d’ordinaire, quand une belle dame perd ses cheveux, il en reste au peigne, et, chaque matin, ses chambrières s’apitoient sur la déroute des boucles qui s’en vont. Ici, rien de pareil. Pas un cheveu ne demeurait engagé entre les dents d’écaille à l’heure de la toilette, et, pourtant, ils s’en allaient… Ah ! ils s’en allaient !

Et voyez ! ceux de la Letizia choisissaient justement ce temps pour repousser. On eût dit que le souhait badin du comte Tiberio avait sa réalisation et que la bonne comtesse partageait avec la signora Pallanti.

Ce n’était pas possible, puisque l’une était blonde et l’autre brune ; mais enfin, comme quantité du moins, c’était rigoureusement exact : ce que perdait Greete, Letizia le gagnait.

Je dois spécifier ici que, depuis l’arrivée de M. Goëtzi, Letizia se servait d’une eau philocome, préconisée par ce savant homme. Mais la pauvre comtesse voulut en user aussi, et ce fut inutile. Malgré ce préservatif qui réussissait si parfaitement à la gouvernante, la comtesse Greete voyait avec désespoir son crâne se dépouiller. J’hésite à écrire le mot, mais enfin il le faut bien : elle devenait chauve !

Et elle commençait à avoir horriblement conscience de ce fait que la Pallanti lui volait ses cheveux.

Comment expliquer cela ? Impossible. La comtesse Greete ne l’essayait même pas. Elle savait trop qu’au premier mot prononcé tout le monde la jugerait folle, tant l’absurdité d’une pareille idée sautait aux yeux. D’ailleurs, à qui se confier ? Cornelia était entichée de sa gouvernante, et la pauvre Greete entendait d’avance les éclats de son rire enfantin, quand on lui ferait cette communication extravagante.

Et puis, quelle forme donner à sa plainte ? quelle certitude mettre en avant ?

Il y avait bien le comte Tiberio. On peut tout dire à l’homme aimé. Nulle parole ne saurait être insensée entre amoureux. Mais Tiberio l’aimait-il encore ? Tiberio restait jeune et beau ; elle avait vieilli de dix ans en quelques mois. Tiberio ne savait plus la regarder qu’avec pitié. Il faisait des absences. À mesure que les masses des admirables cheveux de Greete couvraient les tempes de Letizia, Tiberio oubliait de mieux en mieux le chemin de la chambre nuptiale.

Le soupçon entra dans le cœur de la comtesse comme la pointe d’un poignard. Je ne sais vraiment sous quelle image glisser l’idée fixe de ce pauvre esprit blessé. Elle vit Letizia, devenue sa rivale, la combattre et la tuer en se servant d’une partie d’elle-même comme d’une arme. C’était encore sa magnifique chevelure que Tiberio aimait, mais il l’aimait sur un autre front.

Un soir qu’elle était seule dans sa chambre, écoutant les sons lointains de la harpe, car il y avait concert au salon, une force irrésistible l’entraîna. Elle descendit l’escalier, et, pour la première fois depuis bien des jours, elle vint jusqu’à la porte du parloir de famille.

Que de joie elle avait goûtée entre ces chers lambris qui racontaient l’histoire de son bonheur !

Elle n’entra pas. Cornelia était au clavecin. Derrière elle, Tiberio et Letizia causaient, assis sur le sofa. Les doigts de Tiberio se baignaient dans les masses bouclées qui retombaient maintenant à flots sur les épaules de la Pallanti.

La comtesse Greete prit à deux mains son cœur qui voulait se briser… Sans dire une parole, elle essaya de regagner sa chambre, où elle put arriver par le secours de la vieille Loos, rencontrée en chemin.

Comme elle se sentait frappée au plus profond de son cœur, elle dit :

– Nourrice, quand j’étais une petite enfant, je te confiais mes peines ; écoute aujourd’hui le grand malheur dont je vais mourir.

Elle parla longtemps d’une voix faible qui pleurait. Loos l’écoutait les mains jointes. Ce qui la frappa, ce ne fut pas l’intrigue nouée entre le comte Tiberio et la Letizia, tout le château la savait, à l’exception de Cornelia, qui avait la pureté d’un ange ; ce qui la frappa, dis-je, ce fut cette circonstance, rapportée par la malheureuse comtesse :

Toutes les nuits, aux environs de la douzième heure, son insomnie prenait fin pour quelques instants. Elle tombait tout à coup dans un assoupissement lourd qui était un vrai supplice.

Alors, en effet, un rêve, le même rêve venait toutes les nuits : elle sentait entrer un homme qui s’approchait de son lit doucement, et commençait à l’épiler avec une pince d’acier, arrachant ses cheveux un à un.

Elle ne savait pas qui était cet homme, parce qu’elle n’avait jamais pu ouvrir les yeux en sa présence. Une fois, qu’il était parti, la tête de la comtesse Greete gardait une sensation de brûlure, et la lumière de la veilleuse jetait aux objets des reflets verts.

Ce n’était pas tout. Quelques minutes après, des cris lointains s’élevaient dans le silence : des cris de femme qui semblaient partir de l’aile où reposait la signora Letizia.

La comtesse Greete, après avoir conté cette bizarre histoire, s’endormit de douleur et de fatigue entre les bras de la vieille Loos.

Au lieu de se retirer comme c’était sa coutume, celle-ci se glissa dans la ruelle du lit et s’enveloppa, bien cachée derrière les plis des rideaux.

Vers onze heures, les bruits harmonieux du salon s’éteignirent, et peu après la respiration de la comtesse Greete devint bruyante comme celle d’une personne qui dort profondément.

En ce moment, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit sans bruit, et M. Goëtzi parut sur le seuil. Loos le vit parfaitement traverser la chambre et s’approcher du lit avec précaution. Loos aurait cent quarante ans et la comtesse Greete cent dix-huit. M. Goëtzi, croyant qu’on ne l’observait point, se laissait être vampire tout à son aise. Il rayonnait une belle couleur verte, et sa lèvre inférieure brillait rouge comme un fer chaud. Ses cheveux hérissés tremblaient en ondulant comme des flammes de punch. Il était beau vampire.

Il se pencha d’abord au-dessus du lit. À l’aide d’une longue épingle d’or qu’il tenait entre l’index et le pouce, il piqua la comtesse Greete derrière l’oreille gauche, et, appliquant aussitôt ses lèvres à la blessure, il téta pendant dix minutes, montre à la main. C’était là ce qui faisait pâlir et vieillir la malheureuse dame. Sa santé générale en était cruellement affectée, comme vous pouvez le croire en réfléchissant que la même opération se renouvelait toutes les nuits.

M. Goëtzi buvait, du reste, sans plaisir et pour faire son état. Par goût, ils ne s’enivrent qu’avec du sang de jeune fille. Quand il eut pris sa pitance ordinaire, il serra l’épingle d’or et atteignit une petite pince à épiler au moyen de laquelle il arracha un à un des cheveux sur la tête de la comtesse. À mesure qu’il les tirait, il les arrangeait en bouquet comme font les glaneuses pour les épis.

Greete gémissait faiblement dans son sommeil. La vieille Loos, pétrifiée par l’horreur, n’en pouvait croire ses yeux. Aussitôt que le docteur Goëtzi eut achevé sa besogne, il se retira tout gaillard, en fredonnant un refrain en langue serbe, dont les vampires font généralement usage entre eux.

La première idée de Loos fut d’éveiller la comtesse, d’éveiller Tiberio, d’éveiller tout le monde et de faire jeter M. Goëtzi dans le four chauffé à blanc. Les personnes peu instruites se figurent qu’on peut se débarrasser d’un vampire en le cuisant, ce qui est une erreur. Mais, pendant que la pauvre vieille s’étirait, car sa terreur l’avait engourdie, elle entendit au loin ces cris de femme dont la comtesse Greete lui avait parlé.

La curiosité la saisit. Et qu’importaient quelques minutes de plus ou de moins ? Elle sortit de sa cachette, quitta la chambre et suivit tout doucement le corridor, guidée qu’elle était par les cris.

Elle arriva ainsi jusqu’à l’appartement de la signora Letizia dont elle reconnut très bien la voix. La Pallanti criait et pleurait comme quelqu’un qu’on écorche. La vieille Loos mit bien vite son œil à la serrure pour voir ce qu’on lui faisait.

Par le trou, elle aperçut la Letizia couchée sur son lit et se tordant à force de souffrir. M. Goëtzi était debout auprès d’elle et tenait à la main sa longue épingle d’or. Vous n’avez pas été sans voir piquer des choux ? C’était absolument cela. M. Goëtzi faisait des petits trous avec son épingle d’or et plantait, un à un, les cheveux de la comtesse sur le crâne de la signora Pallanti.

Pour le coup, la fureur de la vieille Loos ne connut plus de bornes.

– Ah ! paire de démons ! dit-elle, on va vous payer votre compte, et le four chauffera dur !

Elle avait parlé sans précaution dans sa colère, M. Goëtzi l’entendit et cessa de travailler. Cela n’effraya point la vieille, qui se dit qu’en prenant sa course, elle aurait toujours assez d’avance. Mais au moment où elle se relevait pour fuir, elle se trouva en face de M. Goëtzi qui lui barrait la route. Elle recula stupéfaite et se disant : « Comment le monstre a-t-il fait le tour de moi ? »

M. Goëtzi riait et marchait sur elle, qui tournait maintenant le dos à la porte de Letizia. La porte s’ouvrit derrière elle et le bruit la fit retourner.

C’était M. Goëtzi qui sortait, riant et marchant aussi sur elle.

Ils étaient deux ! Elle s’affaissa, écrasée par l’excès de sa stupeur.

 

Ils étaient deux, et cela ne vous étonne pas trop, je suppose, puisque vous êtes déjà quelque peu familiarisés avec les mystères de la vie vampirale, mais la stupéfaction de la vieille Loos se conçoit. Le M. Goëtzi qui sortait de la chambre et le M. Goëtzi qui arrivait par le corridor étaient si exactement pareils qu’on eût dit, en les voyant aller l’un vers l’autre, un homme qui se rapproche de sa propre image, réfléchie dans un miroir.

L’épingle d’or était double aussi. Chacun d’eux la tenait à la main.

Du reste, l’infortunée nourrice de la comtesse Greete n’eut pas le temps d’admirer beaucoup ce prodige. Elle en savait trop long désormais. Les deux épingles d’or touchèrent à la fois ses tempes, l’une à droite, l’autre à gauche, et elle expira sans pousser un cri.

Les deux monstres n’eurent garde de goûter son sang, qui était trop vieux.

– Mon cher docteur, dit l’un d’eux, que ferons-nous du corps, je vous prie ?

– Ce qu’il vous plaira, mon cher docteur, répondit l’autre.

Ils étendirent les mains, et le cadavre se releva sur huit pattes. C’était un chien double : deux chiens, si vous voulez, qui avaient la même figure, presque humaine. Chacun d’eux alla se ranger docilement auprès de l’un des deux docteurs Goëtzi, qui dirent ensemble :

– Il s’appellera Fuchs. Reprenons notre besogne.

Alors, ils s’embrassèrent et se confondirent pendant que les deux chiens entraient l’un dans l’autre.

Ainsi naquit cet animal étrange que nous vîmes à l’auberge de La Bière et l’Amitié.

M. Goëtzi revint au lit de Letizia et acheva la plantation des cheveux.

 

Ce fut pendant la saison des vacances que la comtesse Greete mourut abandonnée dans le château désert. Cornelia était ici, chez M. et mistress Ward, où l’on terminait les derniers arrangements de son mariage avec Édouard S. Barton. Cette fois, sa gouvernante Letizia ne l’avait point accompagnée, sous prétexte d’affaires de famille qui l’appelaient en Italie.

On sut plus tard qu’elle avait tout bonnement suivi le comte Tiberio à Paris, où il menait un train d’enragé, jouant, festoyant et se livrant aux plus extravagants excès. Ce goût pour la débauche lui était venu tout d’un coup et sur le tard. Il donna une grande fête, le soir du jour où M. Goëtzi lui avait notifié le décès de sa malheureuse femme. Celle-ci était morte, désespérée, et n’ayant plus sur la tête une seule mèche de ses admirables cheveux. Le lendemain, M. Goëtzi loua à la porte d’Utrecht une maisonnette où il plaça la femme chauve que nous avons retrouvée au comptoir de La Bière et l’Amitié. Cette femme, qui lui obéissait comme une esclave, était le restant de la comtesse Greete. Elle avait la garde de Fuchs, le chien à face humaine, et s’appelait Mme Fiole en hollandais.

Quand le comte Tiberio revint, il y eut un grand conseil au château, tenu ente la Letizia, M. Goëtzi et Tiberio. Il y fut parlé de la mort récente du grand comte de Montefalcone, l’homme le plus riche des pays d’Istrie et de Dalmatie, qui font face à la république de Venise, de l’autre côté de l’Adriatique.

Montefalcone laissait une veuve et un fils unique. En cas de décès de celui-ci, Cornelia de Witt devenait l’héritière unique de la comtesse douairière.

Et, en cas de décès de Cornelia, tout l’héritage de Montefalcone revenait au comte Tiberio lui-même.

Par nature, le comte Tiberio n’était pas ce qu’on appelle un méchant homme, mais la Pallanti le dominait désormais, et M. Goëtzi dominait la Pallanti.

Le conseil dura toute une nuit. Il y fut décidé que M. Goëtzi ferait le voyage de Vienne pour les affaires de la maison, – non pas la maison de commerce.

Il s’agissait du petit Montefalcone, le fils de feu le grand comte et de la comtesse douairière, qui était capitaine au service de l’Autriche, dans le régiment de Liechtenstein, et vivait à la cour de l’empereur Joseph II. C’était un mauvais sujet.

M. Goëtzi se mit en route avec Fiole, la femme chauve, et le chien Fuchs. Notre Anna ne m’a pas raconté leur voyage. Je sais seulement qu’en arrivant à Vienne ils se logèrent chez un usurier qui prêtait de l’argent à Mario Montefalcone. Ce Juif avait déjà des signatures du jeune comte pour plus d’un million de florins. Son nom était Moïse.

Il demeurait au troisième étage d’une grande maison du Graben, avec la fille de sa fille, la belle Débora, qui attachait toutes les nuits une échelle de soie à son balcon pour prendre la collation dans sa chambre avec le capitaine Mario.

Le vieux Moïse avait une poche de cuir à sa houppelande, et y portait toujours les signatures de Montefalcone qui étaient le meilleur de sa fortune. Il couchait avec sa houppelande. Le balcon où la belle et coupable Débora nouait son échelle de soie était tout en fer.

Un jour qu’il y avait fête militaire entre les charmilles du château impérial de Schönbrunn, qui sont les plus hautes de l’univers, Débora tourmenta son aïeul si bel et si bien qu’il consentit à la mener voir la revue. Elle mit ses plus beaux atours et tous les bijoux que son capitaine lui avait donnés. Elle était superbe. Ses perles et ses rubis représentaient juste le montant des signatures du Montefalcone, sauf le bénéfice de Moïse. Le Montefalcone, de son côté, avait un uniforme tout neuf et des plus brillants. Ils furent si contents l’un de l’autre au défilé que leurs regards échangèrent promesse d’un rendez-vous pour la nuit qui venait. Moïse avait la main sur sa poche de cuir et la sentait contre son cœur. Tout le monde était heureux.

Mais M. Goëtzi, Fiole et Fuchs étaient restés à garder la maison du Graben. Ils passèrent tout le temps de la fête dans la chambre de la belle Débora, dont on avait baissé les jalousies. M. Goëtzi et Fiole se relayaient au balcon avec une pierre à aiguiser. Fuchs montait la garde dans l’escalier.

Quand M. Goëtzi et Fiole cessèrent de travailler, la barre de fer qui servait d’appui au balcon était tranchante comme un couteau à ses deux arêtes supérieures.

La nuit suivante, à l’heure où la place du Graben est déserte, le petit comte Montefalcone, gai comme pinson, arriva, enveloppé dans son manteau d’aventure. Aussitôt qu’il parut, l’échelle de soie tomba du balcon de Débora.

Et le petit comte se mit à monter. L’échelle était bien bonne, car la barre de fer du balcon, changée en rasoir, mit du temps à la trancher. L’échelle ne se rompit qu’au moment où le capitaine dépassait le second étage.

Il y eut deux grands cris, un de femme et un de capitaine. Puis le silence des nuits régna de nouveau, comme un fleuve se referme sur le noyé qui tombe du parapet du pont.

Au même instant, M. Goëtzi éveillait le vieux Moïse pour lui apprendre qu’un malfaiteur escaladait les balcons de sa maison. Le bonhomme sortit, portant un tromblon d’une main et pressant de l’autre sa poche de cuir.

Fuchs, le chien à figure humaine, l’étrangla sur le pas de sa porte.

M. Goëtzi n’avait plus rien à faire à Vienne. Après avoir vidé la poche de cuir, il se remit en route au clair de lune, le cœur léger, en chantant des refrains populaires.

L’escorte de M. Goëtzi, cependant, s’était augmentée. Outre le chien Fuchs et Fiole, la femme chauve, ou si mieux vous aimez Greete et Loos, il avait un perroquet et un petit garçonnet qui jouait au cerceau tout le long du chemin. Le perroquet était Moïse : bec puissant, griffes crochues ; le bambin était le capitaine. On n’avait pas trouvé de quoi faire mieux sous son brillant uniforme.

Au lieu de reprendre le chemin des Pays-Bas, M. Goëtzi dirigea ses pas vers le sud-est, à travers l’archiduché d’Autriche, la Carinthie et la Carniole. Elle ne m’a jamais spécifié s’il fit la route à pied ou en voiture ; mais il y a un détail assez curieux touchant la façon dont les vampires et leurs accessoires s’y prennent pour franchir les cours d’eau. Toute la famille se presse contre le maître vampire et entre en lui. Quand le tour est fait, le maître se couche sur l’eau et vogue, les pieds les premiers comme une planche. Aucun courant, si fort qu’il soit, ne l’arrête.

Chaque fois que vous trouverez une personne allant ainsi, les pieds en avant, sur les rivières, ne négligez aucune précaution, car il est certain que ce sera un vampire.

M. Goëtzi obliqua un peu vers l’est à la hauteur de Trieste, coupa l’Istrie, traversa la Croatie, entra en Dalmatie et s’engagea dans les Alpes Dinariques jusqu’à la frontière de l’Albanie où est situé le château de Montefalcone, un des plus imposants qui soient au monde, et qui servira de théâtre aux faits les plus dramatiques de notre histoire.

Tout y était hérissé, tumultueux, sinistre, depuis le gazon du sol jusqu’aux nuages du ciel. Les pics de la montagne escaladaient les derniers plans avec une sauvage fureur, puis c’était un tohu-bohu de tours, de créneaux, de beffrois, laissant pendre des chevelures de lianes énormes par des centaines de crevasses. On voyait des pins qui croissaient dans les murs, et les murs semblaient jaillir de précipices sans fond.

L’idée qui surgissait au-dessus de toute autre, c’était l’impossibilité absolue d’entrer là-dedans malgré la volonté du maître. Derrière les fenêtres étroites et longues, on devinait l’embuscade du guetteur ; les meurtrières menaçaient ; les ponts-levis, armés de leurs herses, pendaient au-dessus du vide comme autant de gigantesques pièges.

Nulle sentinelle sur les remparts ; mais, à l’angle d’une courtine, éclairée par les cornes de la lune demi-noyée dans un nuage, écailleux et plat comme le dos d’un crocodile, la carcasse carrée d’un gibet auquel tenait encore un squelette et autour duquel tournoyaient des corbeaux.

M. Goëtzi arriva quelques instants avant le coucher du soleil, et s’arrêta au sommet d’un pic très élevé d’où son regard dominait tout le pays. De là, il apercevait non seulement le château, mais beaucoup de villes et de villages, des gorges incultes, des campagnes fertiles, les îles de la mer. Il contempla longtemps toutes ces choses qui sont très belles et principalement le domaine de Montefalcone, véritable apanage de prince.

Un sourire indéfinissable jouait autour de ses lèvres, ardentes comme des charbons de feu.

Tout à coup, il dit : « Allez ! » et aussitôt les spectres esclaves qui l’entouraient le quittèrent. Le perroquet s’envola, le chien bondit sur la pente de la montagne, suivi par la femme chauve et le garçonnet qui faisait rouler son cerceau.

Quand ils furent partis, M. Goëtzi se dédoubla pour avoir avec qui causer. Il alluma un feu, et ceux qui levèrent les yeux, ce soir, du fond de la vallée, virent au sommet du pic inaccessible, où nul pied humain n’avait jamais imprimé sa trace, deux formes glauques, accroupies dans la neige, et qui se chauffaient à un brasier livide.

Il était nuit quand ses émissaires revinrent. Le château de Montefalcone n’apparaissait plus que comme une masse grandiose entre les montagnes. Çà et là, derrière la ceinture des créneaux, des lueurs brillaient.

Quoique M. Goëtzi n’eût rien dit à ses esclaves au moment du départ, chacun d’eux avait emporté ses instructions. Ils revinrent tous, mais en même temps, ils étaient tous restés là-bas, aux différents postes qui leur avaient été assignés. Cette faculté de dédoublement leur rend des services incontestables.

Toutes ces moitiés de démons s’assirent en rond autour du foyer, excepté le perroquet qui se percha sur l’épaule de Fiole, et M. Goëtzi écouta les rapports. Fiole parla la première et dit :

– Souverain maître, je suis entrée au corps de garde de la grand-porte avec mon baril de kirschwasser. Il paraît que je ne suis pas encore trop détériorée, car tous les soudards ont voulu m’embrasser en m’appelant mon cœur. Voici ce que j’ai appris : le château est sur le pied de guerre à cause d’une bande de brigands qui infeste la montagne. La garnison est assez nombreuse pour défendre une ville. Il y a une importante artillerie. Bien malin sera celui qui entrera là-dedans !

– Où est ton baril ? demanda M. Goëtzi.

– Souverain seigneur, répondit Fiole, il est au corps de garde, où je continue de verser à boire aux soldats qui m’appellent mon cœur.

Le chien Fuchs éclata de rire et le perroquet picota le crâne nu de l’horrible vieille.

– C’est bien, dit M. Goëtzi ; à toi, caniche.

– Souverain seigneur, répliqua Fuchs, j’ai fait le tour des fortifications. Il n’y a qu’un seul endroit faible, et encore il faudrait la sape et la mine pour entrer par là. C’est une courtine où il n’y a pas de sentinelle, mais on y avait mis un chien aussi gros qu’un bœuf. Il s’est trouvé que nos sexes étaient variés…

– Tu as joué de la guitare sous sa croisée ? interrompit M. Goëtzi, qui était en belle humeur.

– Oui, souverain seigneur. Il est venu tout brûlant de tendresse, je l’ai étranglé, et c’est moi qui monte la garde, à l’heure qu’il est, dans le préau.

– C’est bien, dit encore M. Goëtzi en lui accordant un coup de talon caressant. À vous, capitaine.

Le bambin essuya sa bouche où restaient des traces de confitures.

– Mon colonel, dit-il en faisant le salut militaire, j’ai été, avec mon cerceau, donner dans les jupes de trois belles demoiselles qui sont les filles de chambre de cette vieille comtesse. Elles m’ont bourré de friandises en me racontant qu’elles allaient avoir des robes noires toutes neuves parce que la nouvelle est arrivée de Vienne que le fils de la maison, le fils unique, s’il vous plaît, s’est cassé le cou comme un sot en escaladant le balcon d’une Juive…

Si j’ai oublié de vous le dire, vous saurez que ces misérables ne conservent qu’un très vague souvenir de leur premier état.

– Est-ce tout ? demanda M. Goëtzi.

– Non, mon colonel. Les trois soubrettes m’ont versé du marasquin. Il me semblait que je les connaissais ; mais du diable si je peux deviner où je les ai vues. Voici les cancans de la garnison : la vieille dame aimait beaucoup son innocent de fils. Elle ne veut plus rester dans ce château qui lui rappelle son malheur. Demain, elle partira pour la Hollande chercher une petite demoiselle qui est maintenant son unique héritière et qu’elle veut avoir avec elle. Les soubrettes m’ont offert aussi du rosolio.

– Et as-tu laissé ton double avec elles ?

– Oui, il était un peu gris. Elles l’ont mis dans un coin avec une bouteille d’anisette.

– C’est bien, dit pour la troisième fois M. Goëtzi. À toi, Harpagon.

Il s’adressait au perroquet, qui lissait ses plumes en faisant le gros dos.

– Moi, souverain seigneur, repartit l’ancien Moïse, j’ai mon double en ce moment auprès de la comtesse douairière qui est folle de moi. Quand elle m’a vu entrer tantôt par la fenêtre ouverte, elle a cessé de crier et de pleurer. Elle était presque consolée. J’aurais pu vous rapporter en meilleur style tout ce que les autres vous ont appris, mais puisque c’est désormais de l’histoire ancienne, je peux vous faire un cadeau plus solide. Tenez !

Ce disant, le perroquet tira de dessous son aile un trousseau de clefs guillochées et dorées, qu’il plaça respectueusement entre les mains de M. Goëtzi en ajoutant :

– C’est l’anneau de sûreté de la vieille dame. Avec cela, vous pouvez arriver commodément jusque dans sa chambre à coucher.

M. Goëtzi donna une tape d’amitié à Jacquot et se mit sur ses jambes en disant :

– Tout va bien. À la besogne !

Et il descendit les pentes abruptes de la montagne, suivi par sa domesticité. La nuit était déjà fort avancée quand ils arrivèrent au pied des murailles. Pour traverser les douves larges, profondes et remplies d’eau, M. Goëtzi se servit du procédé décrit au précédent chapitre. Aucune sentinelle ne cria qui vive. Les soudards étaient au corps de garde, occupés à vider le baril de kirschwasser en bavardant avec le double de la femme chauve. Dans le préau, le double du chien Fuchs n’eut garde d’aboyer. On ouvrait toutes les portes fermées avec le propre trousseau de la comtesse, et quand on passa auprès de l’antichambre où étaient les trois soubrettes, elles se divertissaient si bien à faire boire du curaçao au double du bambin qu’elles n’entendirent aucun bruit.

La pauvre douairière elle-même n’entendit pas davantage, assourdie qu’elle était par le babil du double de Jacquot.

Elle fut étranglée de la propre main de Fiole, la femme chauve. Et quand on pense que c’était la bonne comtesse Greete qui se conduisait ainsi ! Le chien Fuchs (précédemment la douce Loos) fut chargé de manger le visage de la douairière, et M. Goëtzi y sema de la barbe.

Je vous donne comme un fait assez extraordinaire que le bambin éprouva une sorte de léger malaise en voyant infliger un si indigne traitement aux restes de celle qui avait été sa mère.

M. Goëtzi, alors, se retira, après avoir mis le feu aux rideaux du lit pour expliquer la disparition du cadavre, car j’ai à peine besoin d’ajouter qu’il emmena avec lui la malheureuse dame de Montefalcone, qui devint l’aubergiste sans visage.

Au moment où M. Goëtzi quitta le château, Fiole et son baril disparurent du corps de garde. De leur côté, les trois soubrettes cherchèrent vainement le garçonnet au cerceau qui s’était évanoui.

Tout ce lugubre monde, augmenté de maître Haas (tel était le nom de l’aubergiste), voyageait maintenant vers la mer. Une fois dans la plaine, M. Goëtzi se retourna et put jouir d’un imposant spectacle. Les rideaux avaient communiqué le feu au lit, le lit à la chambre, la chambre au corps de logis dont elle faisait partie. C’était splendide. Les gorges, bizarrement illuminées, offraient partout l’énigme de leurs mystérieuses profondeurs, les pics neigeux avaient des reflets de pourpre et au milieu de la scène, la flamme s’échevelait comme une torche colossale. Notre amie m’a dit bien souvent que rien n’était beau comme un incendie dans la montagne. Moi, je n’en puis parler savamment.

M. Goëtzi, malgré son indifférence habituelle pour les séductions de la nature, s’arrêta un instant, mais il reprit bientôt sa route, traversa l’Adriatique dans une élégante tartane, et ne s’arrêta qu’à Venise : je ne vous en décrirai pas le carnaval ; Elle l’a fait en quelques pages d’une étonnante magnificence. Je vous dirai seulement que M. Goëtzi, pour se reposer, attira dans un piège infâme la fille d’un gondolier du Lido, et se désaltéra avec le sang de cette jeune personne. Cela le remit complètement.

Ce fut vers le temps où M. Goëtzi entreprenait son voyage de Dalmatie que Ned Barton vint en Hollande pour les préparatifs de son mariage. Le comte Tiberio habitait alors le bel hôtel qu’il avait acheté à Rotterdam depuis la mort de sa femme. Il ignorait encore, au moment où Ned débarqua aux Boompies, la fin malheureuse de son cousin, le jeune comte de Montefalcone.

Je ne vous étonnerai peut-être pas beaucoup en vous disant que Cornelia, tout occupée d’elle-même ou plutôt d’Édouard Barton, ne s’était pas encore aperçue des relations qui existaient entre Tiberio et Letizia Pallanti.

On peut bien dire que, dans Rotterdam entier, Cornelia était seule à ignorer la conduite de son tuteur. Letizia, depuis son voyage de Paris, s’affichait franchement en public, et sa tenue orgueilleuse disait tout haut : « Je suis chez moi dans la maison de mon ancien maître ! »

Cependant, les choses changèrent un peu à l’arrivée de Ned. Je vous prie de remarquer que c’était un Anglais ; tout jeune, il est vrai ; mais l’âge n’y fait rien. Il y a dans l’Anglais une suprématie. Sa présence commande le respect et impose la convenance.

Pensez ce que vous voudrez : devant lui, Tiberio eut honte et Letizia eut peur.

Les choses rentrèrent dans l’ordre à cause de lui, et le scandale fit trêve parce qu’il était là.

Mais Ned Barton avait amené son domestique, un pauvre étourneau d’Irlandais, hâbleur, paresseux, mal peigné, mal tenu, improper depuis les pieds jusqu’à la tête, et qui n’avait pas dans son étroite cervelle pour six pence du plus vulgaire sens commun.

Curieux à l’excès, indiscret et n’ayant que très peu le sentiment de sa dignité, il barbota tant et si bien dans les cancans de l’office et du dehors qu’au bout de quelques jours il fut au fait de toute l’histoire, mieux que les témoins de l’histoire eux-mêmes.

Merry Bones ne pouvait pas souffrir la Pallanti. C’est assez l’ordinaire entre valets et institutrices. Il avait essayé déjà plus d’une fois de vider ce qu’il avait dans son sac contre elle en rasant son jeune maître ; mais Ned ne l’avait point voulu écouter.

Un matin du mois de janvier, après avoir savonné les deux joues de Ned, il tint son rasoir en suspens et dit :

– Votre Honneur, la Hollande n’est pas un mauvais pays, à cause du schiedam, mais la bière y est trop plate. La Meuse charriera plus d’un chien mort d’ici le mois de mars, et votre mariage n’est pas encore fait, ma bouchal, c’est moi qui vous le dis !

Il passa rapidement le rasoir sur la peau du creux de sa main.

– Fais vite, ordonna Édouard, je suis pressé.

– La coquine est pressée aussi, répondit l’Irlandais, pressée de mal faire et de vous jouer un vilain tour, ou que Dieu me punisse par le feu éternel ! Avez-vous remarqué comme elle vous regarde, Votre Honneur ?

– Fais vite ! répéta Ned.

– Elle a déjà mangé je ne sais combien de cent mille ducats à son imbécile : j’entends le comte Tiberio. Et ce n’est plus Miss Cornelia qui a la première place à table.

– Tiens ! c’est vrai ! fit Édouard.

– Ni la chambre d’honneur non plus, musha ! Mais c’est un drôle de pays que la Hollande, puisque les maîtresses d’école y ont des girandoles de diamants ! Voulez-vous parier deux pièces de six pence, qui font un shilling, que je vais vous apprendre une nouvelle ? Car, Dieu soit loué, Votre Honneur ne sait jamais rien. Voilà un gros héritage qui tombe à Miss Corny, le cher ange. Son cousin de Montefalcone, je crois bien que c’est ce nom-là, qui était capitaine, vient de mourir là-bas, je ne sais où. Et c’est l’institutrice qui en a reçu la première dépêche.

Édouard écoutait enfin.

– Es-tu sûr de cela, garçon ? demanda-t-il.

– Et la dépêche est de ce scélérat de Goëtzi.

– Tu l’as donc vue ?

– On regarde un peu partout, n’est-ce pas ? c’est le moyen de s’instruire.

– En tout cas, reprit Ned, c’est la comtesse douairière qui hérite de son fils le capitaine.

Merry Bones essuya son rasoir et secoua ses grands cheveux.

– Sans doute, sans doute, Votre Honneur, répliqua-t-il, mais voulez-vous mon idée ? Désormais, la comtesse douairière ne fera pas de vieux os. Et quand la comtesse douairière sera partie, gare à Miss Corny, entendez-vous ! La maison du comte Tiberio est aux trois quarts mangée, et l’institutrice a encore faim. Tâchez de comprendre.

 

Ce fut vers cette époque que les lettres de Ned et de Corny, adressées à notre Anna, commencèrent à perdre leur caractère de joyeuse insouciance.

À la fin de février seulement, on apprit la mort de la grande douairière de Montefalcone qui faisait de Cornelia une opulente héritière. M. Goëtzi était de retour ; mais il ne se montrait point. Il y avait un complot, on essayait de pousser Édouard à quelque acte de violence pour avoir prétexte de rompre le mariage.

Édouard Barton ne tomba point dans le piège qui était tendu sous ses pas, il s’abstint de témoigner à la signora Pallanti tout le mépris qu’elle lui inspirait, et garda même vis-à-vis d’elle une telle mesure qu’elle put se faire illusion sur ses sentiments. Ceci fut un malheur.

Quant au comte Tiberio, Ned continua d’aller dans sa maison où seulement il pouvait se rencontrer avec Cornelia. Tiberio devenait chaque jour vis-à-vis de lui plus hautain, j’allais presque dire méprisant.

L’accord concernant le mariage avait été si public qu’on ne pouvait guère le briser, mais il devenait évident qu’on susciterait des délais équivalents à une rupture. Ainsi, il fut question de faire, avant la cérémonie, un voyage au château de Montefalcone, voyage dont Édouard Barton devait être exclu.

Et Édouard Barton ne protesta point.

Telle était, du moins, l’impression qui ressortait des lettres, reçues toutes ensemble par notre Anna, la nuit de ses noces.

Je dois dire tout de suite que ces lettres n’étaient pas complètement sincères. Elles reculaient devant l’expression de la vérité. C’est ici un scrupule anglais. En Angleterre, nous avons horreur du scandale appelé un enlèvement. Plus nous donnons de liberté à la jeune fille dans nos familles, plus nous exigeons d’elle que jamais elle ne rompra le lien des convenances. La décence est une vertu anglaise. Je ne crois pas que notre Anna ait mis un seul enlèvement dans ses livres ; j’entends un enlèvement consenti par la jeune personne, car le rapt est un cas de force majeure moins choquant.

Eh bien ! dans l’excès de leurs craintes, hélas ! trop motivées, Édouard Barton et Cornelia de Witt, après avoir cherché en vain un meilleur expédient, s’étaient déterminés à commettre cette action aussi répréhensible que dangereuse, et qui ne peut être approuvée dans la gentry sous aucun prétexte. La basse classe fait ce qu’elle veut. Se sentant coupables intentionnellement d’une impropriété, Ned et Corny gardaient le silence vis-à-vis de leurs amis.

Ne me croyez pas capable d’excuser à aucun degré une chose qui n’est pas « reçue ». Seulement, je vous fais observer qu’ils avaient affaire à un banqueroutier peu scrupuleux, à une femme de mauvaise vie et à un vampire. Leur position était difficile, il n’y a pas à dire non.

L’Irlandais Merry Bones contribua beaucoup à les entraîner vers la mauvaise voie, et plût à Dieu, en définitive, qu’ils eussent réussi à la suivre ; car d’effrayantes catastrophes auraient été évitées.

S’ils avaient cru ce garçon, qui avait, au demeurant, quelque bon sens, ils n’auraient pas attendu au dernier moment, et une fois à Londres, sous la protection de la loi anglaise, ils se seraient bien moqués des ignobles bandits qui menaçaient à la fois leur bonheur, leur fortune et leur vie.

Quand ils se déterminèrent enfin, il était trop tard. La veille du jour fixé, Letizia Pallanti traita de parti pris Mlle de Witt avec une telle hauteur que la pauvre noble fille, perdant prudence et patience, la remit à sa place fièrement. Ce même jour, qui était le dernier de février, le comte Tiberio parvint enfin à se procurer une querelle avec Édouard Barton. Le contrat avait été signé la veille. Rien ne fut rompu expressément ; mais le soir, quand Ned se présenta à l’hôtel, on lui refusa la porte.

Et quand Cornelia voulut sortir le lendemain matin, on la retint prisonnière.

Sur ces entrefaites, M. Goëtzi reparut, jouant un rôle en apparence secourable ; mais vous vous garderez bien de vous y fier. Il avertit vaguement Ned d’un danger qu’il ne spécifia point. Il conseilla à Corny de prendre courage ; mais, par le fait, Merry Bones, qu’il tenta de noyer traîtreusement dans la Meuse, pendant que ce bon garçon gardait la barque, à l’heure fixée pour la fuite d’Édouard Barton et de Cornelia, vous donnera bientôt de ses nouvelles.

Vous savez d’avance comment se termina cet épisode du mariage rompu et de la fuite manquée. Au milieu de la nuit, Cornelia fut jetée dans une chaise de poste et enlevée, non plus par Ned, mais par ce couple infâme, Tiberio et la Pallanti, qui prirent la route de terre pour gagner le domaine de Montefalcone.