CHAPITRE PREMIER
Il était une fois, à Jaligny-sur-Besbre, un bredin qui s’appelait Goubi.
Un bredin, en bourbonnais, est cet être, tout de confusions, qu’on nomme fada ou jobastre dans le Midi. Comme l’aigle est royal et le cheval de course, Goubi était à coup sûr et royal et de course au petit monde ébaubi des simples, des demeurés, des innocents, des faibles d’esprit et des idiots de village.
De bons Samaritains l’avaient pourtant traîné une fois à la débredinoire de Saint-Menoux (Allier) afin que le saint du lieu, spécialiste des maladies mentales, le débredinât pour de bon et lui rendît le sens commun, la maturité politique, l’aspiration aux choses de la pensée, l’appétit de culture et le goût de la grandeur qui caractérisaient ses contemporains.
La peine du bon saint Menoux fut perdue. Il était, en son église, un trou. Un trou sobre, sans prétention aucune, dans un mur. Il y est toujours. Le crétin qui y enfourne la tête doit, en cas de miracle, la ressortir emplie de vérités premières, bourdonnante de sagesse et de raison, voire même embuée de spiritualité si tout va bien. Il advint que la tête de Goubi s’extirpa dudit trou telle qu’elle s’y était engouffrée : vide. Au pays, on le trouva plutôt moins ouvert qu’avant son pèlerinage. De fait, la perspective d’acquérir en un clin d’œil une intelligence de docteur ou de député avait perturbé le pauvre garçon. Il oublia, Dieu merci, cette fâcheuse tentative au fond des chopines de la Saint-Hippolyte, jour de la fête patronale, et demeura bredin comme devant.
On lui donnait quarante-cinq ans, il les acceptait volontiers, n’en ayant jamais rien su. L’Assistance publique l’avait placé ici et là, à Jaligny pour finir, et il était resté à Jaligny. S’il y avait du soleil, eh bien, c’est qu’il ne pleuvait pas, et vice versa. Et la Terre tournait avec Goubi sur son dos, et Goubi, pas fâché de tourner avec elle, la trouvait bien aimable.
Il travaillait au domaine des Patouilloux depuis trente ans et davantage. Un sacré domaine, pas loin du château des Lanzats. Avec un étang de cinq hectares duquel il avait souvent vu surgir, le soir en rentrant les vaches, des femmes sans bas ni culotte, même que personne n’avait jamais voulu le croire. « Si je suis bredin, persiflait-il, alors faut croire que les bredins ça voit des affaires où que les autres y voient rien. » Et il concluait par un catégorique : « Goubi ? Rusé comme un renard ! » qui faisait se tordre ses interlocuteurs au-dessus de leur soupe aux pois. Des grossiers, des vilains, ces domestiques et ces commis de ferme, des frustes, des balourds. Et voilà que le père Catolle, le patron, beuglait de rire, et la mère Catolle avec, et la fille, et le gendre, et les gosses. Alors, pour être agréable en société, pour montrer son bon caractère, Goubi riait aussi.
Il riait moins quand Bébert, le gamin, lui retirait sa chaise dès qu’il allait s’asseoir dessus. Il ne se méfiait jamais de cette innocente espièglerie répétée cinq ou six fois par semaine avec le même succès. Régulièrement – ce qui en faisait tout le charme – il se mettait dans des colères, hurlant qu’en sa personne on ridiculisait le grand Clemenceau son père. Né de parents inconnus, il s’était en effet choisi pour auteur de ses jours un glorieux personnage, lequel avait l’avantage de changer fréquemment d’identité et de s’intituler – quand Goubi chantait – Maurice Chevalier ou – quand il pédalait – Henri Pélissier.
— Sûr que vous êtes que des bourriques ! gueulait-il, les fesses sur le carrelage, plus tressautant de rage qu’un sac empli de chats, que des voyous, que des bandits et que de la vermine !
S’estimant alors insulté, le père Catolle regrimpait au galop sur le plus haut barreau de l’échelle des valeurs et proférait en écrasant son poing sur la table de dix mètres de long :
— La paix, Goubi ! Ça suffit ! Cesse de faire l’andouille par terre, et mange ta soupe !
Goubi calmé s’ébrouait, se relevait et grommelait, son torchon de casquette enfoncé par-dessus les oreilles : « Les patrons, n’en faut plus ! » phrase passe-partout entendue au hasard d’une réunion politique de café gauchisant. Le père Catolle – qui n’était que métayer aux Patouilloux – approuvait, sans songer une seconde qu’il était concerné par cet aphorisme révolutionnaire. Fier de son bredin, infiniment plus bredin qu’Hilaire Grillon, le pâle imbécile du domaine des Pédouilles, commune de Chavroches, le père Catolle prétendait volontiers qu’il n’était pas plus bredin que Goubi d’ici à Montluçon.
Quoi qu’il en fût de son degré de bredinerie, Goubi rassurait tous les habitants de Jaligny et des villages limitrophes. Les plus cruchons, les plus nuls d’entre eux s’estimaient par rapport à Goubi rangés dans une catégorie incontestablement supérieure : par exemple, ils votaient, Goubi, non. Le curé avait, un jour, affirmé – machinalement, pour dire quelque chose – que le royaume des cieux lui appartenait. Parole malheureuse. Depuis, Goubi se prenait pour un cosmonaute et se rendait parfois aux champs un réveille-matin en bandoulière et le chef recouvert d’un casque de motocycliste déniché dans la décharge publique. Jean-Marie Laprune, le gendre de Catolle, lui avait incidemment révélé un moyen fort simple pour cingler vers la Lune : il suffisait, selon cet expert, de s’introduire quelque part un pétard de 14-Juillet et d’allumer la mèche. Sollicitant l’aide du père Catolle pour mener à bien cette fière entreprise, Goubi s’était vu rabroué, raillé, et en avait enfin conçu des doutes quant aux connaissances scientifiques de Jean-Marie Laprune.
Il lui était resté de cette expérience avortée l’habitude de contempler la lune chaque soir avant de s’endormir, par la lucarne de sa soupente, et d’ensemencer de luzerne ou d’avoine, au gré des saisons, ces hectares lointains qui lui appartenaient un peu, le curé dixit.
Les quatre murs de sa mansarde étaient, bien qu’il ne sût pas lire, tapissés de coupures de journaux pour qu’on le prît, malgré les apparences, pour un intellectuel. Pour son agrément personnel, il leur avait joint des photos d’actrices en déshabillé – il songeait parfois à des fêtes galantes où papillonnaient de merveilleuses combinaisons en indémaillable –, le portrait de Mme de Gaulle – il était patriote –, et celui d’André Verschuren – il aimait l’accordéon. Il avait en effet du goût pour la musique, ce langage accessible à tout être pourvu d’oreilles qu’il avait, pour sa part, plutôt vastes et décollées. Il avait un faible entre toutes les stations de radio pour celle de Radio-Luxembourg, les Catolle n’en pouvant capter d’autre sur leur TSF d’avant-guerre. Il entamait volontiers ses discours, fussent-ils neuf fois sur dix solitaires, par un sonore « Ici, Radio-Luxembourg ! » qui alarmait les pies plantées sur les haies et mettait sur l’aile, dans les betteraves, les compagnies de perdreaux.
Ne possédant pas d’accordéon, il jouait du bidon. Il s’était procuré un bidon à essence de type ancien, en forme de parallélépipède rectangle, et tapait dessus des heures entières, non sans l’avoir au préalable « accordé » en soufflant à l’intérieur et en le cabossant selon des canons musicaux dont il détenait le secret. Les familles Catolle et Laprune allergiques à ses rythmes, Goubi s’en allait jouer du bidon sur la route ou dans les bois. Ce tam-tam, crépusculaire le plus souvent, intriguait l’étranger, le touriste.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ça ? Ce n’est rien. C’est Goubi.
— Goubi ?
— Oui. Le bredin.
Il était la victime toute désignée des farces les plus pendables, celle du puits étant un modèle du genre. Un jour qu’il tirait un seau d’eau d’un puits, Goubi aperçut Dudusse Grafouillère, marchand de porcs, occupé à lui faire un double pied de nez. Goubi s’empressa de rendre à l’envoyeur cette malpolitesse. Il ne pensa pas que la manivelle du treuil, ainsi libérée, ne serait arrêtée dans son élan que par son propre menton et ce des plus vigoureusement, ce qui arriva. « Vingt dieux, expliquait-il, je suis tombé raide mort ! Heureusement, quand je me suis relevé, point de mal ! » Les enfants couraient à ses trousses. Les conscrits jetaient de la cendre de cigarette dans son verre. Les filles, au bal, refusaient bien sûr de danser avec lui. Il dansait tout seul, alors, des nuits entières, tout près des musiciens, tout près de l’accordéon.
Il avait tout pour être triste, mais il était heureux comme seul pouvait l’être un bredin qui aimait voir se lever ou se coucher le soleil sur la terre des Patouilloux depuis des millions d’années.
Car Goubi ne savait compter que jusqu’à dix. Juste le nombre de ses doigts.